La régionalisation en Tunisie

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Jean Poncet
La régionalisation en Tunisie
In: Tiers-Monde. 1973, tome 14 n°55. pp. 597-614.
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Poncet Jean. La régionalisation en Tunisie. In: Tiers-Monde. 1973, tome 14 n°55. pp. 597-614.
doi : 10.3406/tiers.1973.1948
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1973_num_14_55_1948
LA
RÉGIONALISATION EN
TUNISIE
par Jean Poncet*
DIFFICULTÉS DE LA RÉGIONALISATION
L'échec des politiques de régionalisation est patent, jusqu'à ce jour, dans
les plus grands pays « développés » du système « occidental ». En France part
iculièrement,
de grandes régions historiques ou géographiques comme la
Bretagne, le Centre ou le Midi entre autres, sont le thème de maintes études
et programmes, sans pour autant qu'ait été inversé aucun des processus majeurs
par lesquels se traduit l'inégalité du développement national en leur défaveur.
A un niveau moins général, l'analyse démographique ou économique
décèle aussi bien le poids excessif de certaines zones urbaines et industrielles
que l'ankylose et l'abandon relatif d'arrondissements administratifs, voire
de départements entiers... Le gouvernement et les grands partis politiques font
de la régionalisation un de leurs principaux chevaux de bataille parce qu'il n'est
plus possible de nier l'importance ni la gravité des pressions et des déséquil
ibresengendrés, dans tous les domaines, beaucoup moins par l'inégale répar
tition des ressources naturelles ou des chances historiques mal dominées que
par l'essor d'un mode de production qui concentre au maximum les moyens
et les forces productives accaparés par de puissants monopoles. Le système
s'avère incapable de redistribuer et de répartir produits et richesses créés
à l'intérieur d'un espace rationnellement aménagé, au profit de toutes les
populations qui y vivent.
On pourra évoquer aussi l'exemple de l'Italie, qui a poussé beaucoup plus
loin et jusqu'à un certain point rendu effective une politique de régionalisation,
jusque sur le plan de la gestion politique, administrative et financière. Malgré
un effort exceptionnel de l'Etat, le Mezzogiorno n'a pas cessé d'être un ensemble
régional peu industrialisé, relativement aux régions septentrionales du pays,
et les zones pauvres des montagnes et des collines méridionales surtout, un
foyer d'émigration, de sous-emploi et de basse productivité...
Sans aller plus loin dans cette évocation des problèmes posés par l'inégal
développement régional, dans tels pays dits « développés », où existent du
* Chargé de Recherche au C.N.R.S., docteur es lettres.
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TIERS MONDE
moins de larges aires urbanisées et industrialisées capables d'absorber les
populations qui proviennent des régions en voie de déclin, nous ne pouvons
que constater le caractère bien plus aigu de la même crise dans les pays dits
« sous-développés ». Le propre de ces derniers n'est-il pas de constituer
globalement d'ailleurs une vaste zone incomplètement industriaHsée et urba
nisée, dans la dépendance des véritables maîtres du système où ils sont intégrés ?
Il ne faut pourtant pas s'y tromper : les pays « sous-développés », en réalité
pays ex-coloniaux ou dépendants, sont eux-mêmes, et au plus haut point, le
théâtre d'une désintégration régionale et interrégionale, qui est l'un des plus
sûrs indices de la crise générale du développement de ce type de société.
C'est une telle destruction de l'unité économique ou plus exactement des
rapports et des échanges plus ou moins équilibrés d'une part, de la cohérence
sociale d'autre part, qui est la principale caractéristique des pays « sousdéveloppés ». Bien que cette définition du pays « sous-développé » reste
confuse et sujette à grandes variations, comme toutes les définitions du sousdéveloppement qui ne se réfèrent qu'à des critères propres aux pays considérés
et omettent l'essentiel, c'est-à-dire la dépendance et l'exploitation dont ils
sont l'objet du fait des puissances monopolistes, elle permet de reconnaître la
situation de sous-développement. Elle souligne, en effet, cette dislocation
et cette ruine des activités productives traditionnelles, qui ne peuvent plus
alimenter ni soutenir un ordre social et politique satisfaisant tant bien que mal
les besoins ressentis.
LE PROBLÈME EN TUNISIE
La Tunisie est un de ces pays qui ont cessé de constituer des formations
sociales, économiques et politiques assez équilibrées et cohérentes pour occuper
leurs forces productives et répondre aux besoins éprouvés par leur population.
Celles-ci ne ressentent pas seulement des « manques » traditionnels — la
faim, le désarroi devant des calamités exceptionnelles, etc. — qui entraient,
si l'on peut dire, dans la « normale » de sociétés insuffisamment évoluées
techniquement pour dominer tout à fait leur milieu physique en particulier.
Le propre des peuples sous-développés n'est pas de se trouver aux prises avec
des difficultés connues, qui ont toujours été à la base du progrès, de la format
ion
des liens sociaux, de la structuration collective des cités et des Etats —
et qui peuvent être mieux résolues dans une société ou un Etat plus évolué.
Il est de ne plus pouvoir y faire face avec leurs propres ressources, avec leur
force de travail, leur organisation sociale, de se trouver au contraire empêchés
de prendre part à cette tâche commune de la société et de la civilisation nouv
elles dans lesquelles ils ont été intégrés malgré eux ou sans eux. Ainsi le
peuple tunisien, qui était resté un peuple de petits paysans, jardiniers, arbori598
DOCUMENTATION
culteurs, céréaliculteurs, éleveurs, de familles indivises, de communautés vill
ageoises
ou semi-nomades, sécrétant ses petites villes artisanales et commerç
antes,son aristocratie et son Etat, depuis des siècles innombrables, au travers
de toutes les péripéties d'une longue histoire, s'est trouvé relié, puis subor
donné à une sphère économique, financière, industrielle et moderne, qui a
concurrencé et ruiné ses activités, annexé son Etat, exploité enfin ses ressources.
Ses forces productives ont cessé d'évoluer dans leur sphère propre et n'ont pu
tirer le profit des progrès techniques réalisés en dehors d'elles.
Le problème fondamental apparu et ressenti dès lors est celui de la réadap
tation de tout l'ensemble national à un nouveau stade historique, dont les
conditions d'apparition n'ont pas été réunies par un processus évolutif normal.
Il y a bien eu sans doute apparition d'un secteur moderne, importé et initial
ementcommandé, si ce n'est entièrement constitué par un élément étranger,
colons, techniciens, cadres, fournisseurs de biens d'équipement et de consomm
ation, entrepreneurs et investisseurs. Ce mouvement, localisé essentiellement
dans les zones littorales, urbaines et portuaires, les plus favorables, lançant
seulement vers l'intérieur du pays quelques antennes destinées à en drainer
les matières premières et les productions agricoles les plus importantes, ne
suscitait qu'une modernisation restreinte et localisée de l'équipement productif;
il n'entraînait qu'une amélioration plus lente et limitée encore du niveau social
et culturel — quand il ne provoquait pas, au contraire, par sa seule présence,
la ruine ou la disparition des anciennes structures. L'aménagement du terri
toire était orienté en fonction d'intérêts et d'optiques étrangers à la population
« traditionnelle », considérée comme frappée d'incapacité permanente... De
ce fait, toute croissance, toute « modernisation » des infrastructures et des
moyens de production, tout « progrès » social et culturel, toute accumulation
de richesse se réalisaient non point à partir des niveaux antérieurement exis
tants dans le pays, mais aux dépens de ceux-ci. Non seulement cette croissance
excluait, en effet, par la force des choses, une proportion constamment accrue
de petits producteurs « traditionnels » ruinés par une concurrence écrasante et
laissés sans aide ni moyens de défense contre celle-ci, mais ses origines et son
orientation étrangères, son caractère « extraverti » expliquent la désarticula
tion
et le déséquilibre généralisés dans tous les domaines, en particulier dans le
domaine de la répartition spatiale des populations et des activités majeures.
l'évolution régionale du pays tunisien
Le caractère colonial de la croissance tunisienne sous le protectorat a été
suffisamment analysé, qu'on en veuille faire l'éloge ou la critique, pour qu'il
ne soit pas besoin d'y revenir très longuement. Après le retour à l'indépen
dance,
lorsque les promoteurs des premiers programmes nationaux de dévelop599
TIERS MONDE
pement ont voulu justifier ceux-ci et les demandes d'aide internationale qu'ils
présentaient aux organismes spécialisés et aux gouvernements « amis », ils
ont vigoureusement souligné les anomalies et les conséquences néfastes
du mode de croissance introduit à l'époque coloniale : la paupérisation et la
prolétarisation des masses rurales, l'industrialisation insuffisante ou absente,
les besoins élémentaires non satisfaits dans le cadre d'une forte natalité et
d'une pénétration accentuée des influences nouvelles, le sous-emploi général
isé,l'inégalité criante des équipements régionaux de base eux-mêmes...
Pratiquement, le secteur économique et social modernisé et influencé par
l'étranger se situait dans les villes du littoral, Tunis en premier lieu, Bizerte,
Sousse et Sfax, ainsi que dans les bassins et plaines colonisés du Tell surtout;
le Haut-Tell et la Dorsale restaient en grande partie « traditionnels », le centre
et le sud du pays renfermaient de vastes espaces peu équipés, sans activités
ni villes modernes; dans l'intérieur du pays, les voies de communication
étaient axées sur quelques centres administratifs ou miniers isolés au milieu
de régions appauvries ou repliées sur elles-mêmes et dépourvues de tout
dynamisme.
Les grandes lignes du tableau esquissé sont donc bien connues. Pour
autant, une première question se pose : le système colonial est-il seul respon
sablede cette situation ou, plus exactement, quels changements sont-ils sur
venus,
à l'époque du protectorat en particulier, et du point de vue qui nous
intéresse, dans les structures régionales tunisiennes ?
Il ne fait pas de doute que, bien avant 1881, la Tunisie présentait déjà
de grandes disparités régionales, du point de vue économique, social, poli
tique ou démographique, comme on peut s'y attendre de tout pays marqué
par de grandes différences morphologiques et climatiques, d'une part, ayant
déjà traversé de longues séries de mutations historiques, d'autre part. Deux
points essentiels doivent être soulignés : 1) Le fait qu'à certaines époques
anciennes, le pays — 1' Africa « punique », puis « romaine » ou « arabe » (musul
mane) — avait connu des développements urbains et régionaux considérables,
donnant au pays une physionomie très différente et vraisemblablement mieux
structurée qu'au xixe siècle ; 2) Cet autre fait, constaté par tous les voyageurs
des xvine-xixe siècles, que la ruine et le dépeuplement du pays, sa « désurbanisation » si l'on peut dire, s'étaient généralisés à un rythme presque catastr
ophique depuis une date très récente — second tiers du xixe siècle approxi
mativement.
La prospérité démographique et économique de l'ancienne Afrique,
relativement au moins à ce qu'étaient le niveau des forces productives et les
antiques civilisations méditerranéennes, se mesure aisément au rôle politique
et à la dimension des grandes cités-capitales qui la commandaient. Les deux
Carthages, la « punique » et la « romaine », puis Kairouan dirigèrent de puis600
DOCUMENTATION
sants empires, colonisèrent ou défrichèrent, aménagèrent et urbanisèrent le
Maghreb entier, la Tripolitaine, la Sicile; à certains moments elles dominèrent
une partie même de l'Espagne et d'autres côtes du Bassin méditerranéen occi
dental (Sardaigne, Sicile, Baléares...). Elles diffusèrent une civilisation faite
d'influences et d'apports multiples, parfaitement assimilés et une civilisation
originale à maints égards, comme le firent toutes les grandes cités maîtresses
du monde antique. Par leurs grands ouvrages, voies, ports, citadelles, sanc
tuaires et marchés, par leurs productions artisanales et culturelles, elles créèrent
ou rassemblèrent de nombreuses régions humaines différentes, coordonnant
ou drainant leurs échanges et leurs relations politiques et religieuses, diffusant
mœurs et langage, créant ou développant d'autres villes-centres, hiérarchisées
et hiérarchisantes. Il suffira de citer ici la région d'Utique et son arrière-pays
mejerdéen, celle de Vaga-Béjà, les « Grandes Plaines » de Bulla Regia (Fahs
Boll), les pays de Dougga-Sicca-Ebba (Obbos), Laribus (Lorbos), Zama,
Tuburbo, Oudna, dans le Tell, la région du cap Bon (bled Bachou) aux cent
bourgades, les célèbres échelles portuaires de la grande région sahélienne, où
aboutissaient, par le sud, les routes caravanières d'Egypte et du Sahara central,
et, par le centre, celles du Maghreb intérieur et du Sahara occidental, la région
de Kairouan, du Qamouda, de Gafsa et du Qastiliya-Jerid, la région centrale
surtout où la civilisation de l'huile et les grands échanges intermaghrébins
firent fleurir entre autres Hammaedara (Haïdra), Althiburos (Medeïna), Cillium (Kasserine), l'immense Thelepte (Feriana), Théveste (Tébessa), Madaure,
Suffetula (Sbéitla), Sufes (Sbiba), Maktar, etc. Historiquement et géographiquement, cette ancienne Africa s'est incontestablement formée régionalement
et coordonnée économiquement, socialement et politiquement à maintes
reprises, durant un millénaire — au moins du ier-ne aux xe-xie siècles. Et il
ne s'agit pas de relations formelles et temporaires, de vagues liens tutélaires,
encore que ce type de relations ait longtemps subsisté dans les zones monta
gneuses et les plus difficilement pénétrables. Mais d'une civilisation et d'une
société qui étendent leur influence en profondeur, multiplient les activités
économiques, les échanges, les rapports culturels et politiques, sur le plan
religieux, administratif, gouvernemental, urbanistique, technique, qu'on soit
sous l'Empire romain s'africanisant, se christianisant, se latinisant, et même
avant cette époque, au temps de la Carthage « punique » dont les techniques
hydrauliques ou arboricoles, les cultes, la langue, l'art de construire ou l'art
naval jouèrent un rôle immense dans tout le bassin occidental de la Méditerr
anée...L'Afrique islamisée des dynasties kairouanaises n'a pas tenu moins de
place dans la progression ou la diffusion de nouvelles cultures importées,
de nouvelles activités artisanales et commerciales, de nouvelles conceptions
cultuelles et religieuses — y compris des hérésies ou des schismes —, dans la
construction de nouvelles cités-capitales. Les itinéraires maritimes et cara601
TIERS MONDE
vaniers par où cheminent marchandises, esclaves, mais aussi connaissances,
techniques et idées, et au long desquels naissent ou grandissent marchés,
sanctuaires, forteresses, puissance des seigneuries et des rois, sont restés
pratiquement les mêmes pendant de nombreux siècles, quitte à être réorientés
en fonction des nouveaux foyers urbains dominants — Carthage ou Kairouan,
Mahdia, Tunis, la Qala, Bougie, Tripoli, Constantine, Biskra, Tozeur... Ce qui
a changé, ce sont les techniques de transport et surtout les modes de product
ion
et les rapports sociaux et politiques fondamentaux. Mais on reconnaît
jusque dans le réseau des chemins, des « routes », des « points d'eau » et des
étapes, tel que les officiers et les cartographes français les relèveront à la fin
du xixe siècle, la trame directionnelle fixée depuis un ou deux millénaires.
La Tunisie des xvnre-xixe siècles, si elle n'est plus que l'ombre de son
passé, n'était cependant pas un pays complètement dépourvu d'unité, désurbanisé et déstructuré. Tunis y jouait encore le rôle d'une véritable capitale,
attirant ou répartissant les principaux produits, rassemblant le plus grand
nombre d'activités, établissant des relations économiques et politiques régul
ières avec l'intérieur et l'extérieur. La dynastie husséinite a restauré l'Etat
tunisien, rejeté les tributs et la vassalisation turcs, rétabli un ordre administratif
et fiscal, même s'il offrait des aspects semi-féodaux ou semi-tribaux. Tunis
n'était pas seulement une capitale nominale, mais une grande ville sur les
marchés de laquelle confluaient en temps normal moutons et grains, bois et
gros bétail du centre et du Tell, fruits et légumes du cap Bon, poissons de
Bizerte; ses activités artisanales (textiles et surtout chéchias, cuirs et chaussures,
outils et ustensiles de métal, orfèvrerie et parfums) n'étaient pas négligeables.
Bizerte, Nabeul et Soliman, Zaghouan, Tébourba, Porto-Farina, constituaient
un réseau de petites villes étroitement unies économiquement à la capitale;
Béjà et Le Kef servaient de relais à ses intérêts et à son influence tout en tenant
la place de véritables chefs-lieux pour de grandes provinces; au sud, Kairouan
demeurait la capitale religieuse et urbaine des steppes centrales moutonnières
et chamelières; le Sahel conservait au moins deux villes-centres véritables,
Sousse et Sfax; Jerba et le Jerid restaient d'importants foyers commerciaux
et artisanaux. De grandes caravanes unissaient plusieurs fois dans l'année
Tunis au Maghreb central et méridional, à la Tripolitaine et à l'Egypte; l'or
et les épices du Soudan, les esclaves noirs n'ont cessé de parvenir sur les marchés
du Nefzaoua par Ghadamès, de Gabès (Jara) et de Jerba (Houmt-Souk) qu'au
xixe siècle également; un cabotage actif se poursuivait tout au long des côtes
orientales vers les pays du Levant et la Grèce, au moins aussi longtemps que
l'Empire turc maintint cet ensemble sous une même domination. C'est ainsi
qu'u xvnie siècle toute l'huile de Tunisie était monopolisée par la Porte
ou que la grande industrie des chéchias, fixée à Tunis par les Andalous depuis
le xvne siècle, fournissait au Levant turc entier sa coiffure populaire. Même vers
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DOCUMENTATION
l'Europe, la ruine des fabrications textiles et des exportations tunisiennes (toiles
et draps célèbres de Sousse et de Sfax) ne date que de la fin du xvne siècle (i).
Le déclin économique s'est accéléré très rapidement au xixe siècle, avec
les progrès de l'industrie et de la puissance navale et commerciale des pays
européens. Après la ruine des industries textiles, des principaux trafics exté
rieurs et de toute l'économie « traditionnelle » basée sur des relations villescampagnes qui redevenaient, dans ce contexte général, de plus en plus élément
aires(prédominance des éleveurs et des céréaliculteurs, difficultés accrues des
jardiniers-planteurs), après l'appauvrissement des villes, ce sont les rapports
interrégionaux qui se dissolvent ou se restreignent. C'est la trame régionale et
la relative unité du pays qui se défont d'autant plus vite que joue avec plus de
force contre elles toute l'évolution internationale : depuis la décomposition
de l'Empire ottoman, à l'intérieur duquel la Tunisie avait pu conserver un
rôle économique propre, jusqu'à la conquête coloniale de la France et de
l'Angleterre commençant à placer l'Afrique du Nord (Algérie, Egypte) sous
leur emprise. Les échanges inégaux du type colonial se substitueront désormais
totalement aux échanges traditionnels entre pays méditerranéens et musulmans
de niveau économique et social comparable; cela signifie la décentration
et l'extraversion de tous les courants qui contribuent à faire d'un pays, même
peu évolué et diversement évolué, une certaine communauté d'intérêts
complémentaires. Le Sahel s'endette auprès des Marseillais et des Maltais;
les régions du Haut-Tell et du Centre font passer en Algérie troupeaux et popul
ations fuyant les prélèvements fiscaux et douaniers de Tunis; le pouvoir
beylical et les fermiers de l'Etat se mettent au cou le lacet des banquiersprêteurs et usuriers occidentaux.
C'est donc bien un pays désorganisé par une longue crise qui va être intégré
au système colonial français. Mais ces années de crise 1860-18 80, imputables
surtout à des causes majeures étrangères au pays, ne peuvent pas non plus
être prises comme point de référence valable pour apprécier une situation qui,
dans les premières années du xixe siècle même, paraissait encore relativement
stable. La Tunisie d'ailleurs récupérera assez vite, sous le protectorat, un certain
équilibre économique, financier et administratif, dont les nouveaux maîtres
du pays tireront pendant longtemps vanité et profit. Des infrastructures
modernes — routes, ports, voies ferrées — sont créées sans qu'il soit fait
appel à l'aide financière extérieure; les régions administratives sont réorganis
ées
sur la base de l'ordre préexistant dans la plupart des cas (contrôles civils
doublant les caïdats). Le protectorat n'a en somme pas eu besoin d'innover
beaucoup ; le régime colonial a pu se borner, dans un premier temps, à revêtir
(1) Sur tous ces points, voir notre étude Naissance et évolution des villes en Tunisie, Tunis,
Groupe Huit, 1971, 72 p.
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TIERS MONDE
de son autorité un pouvoir d'Etat, des institutions maintenues dans leur prin
cipe, même si leur dépérissement graduel ou leur transformation progressive
devenaient inéluctables. Le contenu de ces formes et leur nature même allaient
changer en effet, puisque toute la structure politico-sociale se transformerait
au profit des « prépondérants ». Mais l'important, de notre point de vue, c'est
qu'au départ on avait un pays déjà organisé régionalement en fait ou en puis
sance, quoiqu'à un stade très appauvri, un pays qui conservait le souvenir et,
jusqu'à un certain point, les restes d'une très vieille armature urbaine hiérar
chisée, d'une complémentarité régionale et interrégionale, d'un Etat millénairement édifié à partir des villes — d'une grande capitale — englobant,
centralisant et parfois aménageant de larges espaces ruraux. Cette interdépen
dance
et cette complémentarité sont si vraies qu'il nous faut souligner avec
force le caractère lié de leur évolution historique et, ce qui n'a pas été suff
isamment
dit, l'inexistence d'une coupure villes-campagnes et d'une disloca
tion
interrégionale comparables en rien à ce qu'elles sont devenues pendant
l'ère coloniale.
En d'autres termes et pour conclure sur ce point, ce trait fondamental du
sous-développement qu'est, avec la dépendance à l'égard de l'étranger, la
division de l'économie et de la société en deux secteurs principaux tendant à
évoluer contradictoirement, l'un se développant, se modernisant, absorbant
et drainant les forces productives et la richesse, l'autre s'archaïsant, s'ankylosant, conservant des modes de production peu évolués et une nombreuse
population vouée au sous-emploi et dépouillée plus ou moins rapidement de ses
moyens de production et de ses ressources vivrières, cette dichotomie, désor
mais classique, du « Tiers Monde » intégré au système dominant des pays
« occidentaux », n'existait pas dans la Tunisie précoloniale. A des villes ruinées
correspondaient des campagnes ruinées; à un Sahel rétréci et appauvri une
steppe perdant ses tribus et ses troupeaux; à une Tunisie centrale dévastée
par les colonnes fiscales, affamée et dépeuplée, répondaient une capitale inactive,
désindustrialisée et un Etat en faillite. Le moment de crise générale que le pays
atteint à la veille de l'intervention française est aussi sensible à Tunis, à Soliman
ou à Bizerte qu'à Béja ou au Kef, à Sousse, à Sfax, à Gabès qu'à Gafsa, Tozeur
ou Kairouan... Il n'y a pas de prospérité régionale dans le cap Bon, en BasseMejerda ni sur le littoral sahélien, pendant que dépérissent les hautes et basses
steppes de l'Ouest, du Centre et du Sud ou les populations « jebali ». L'aristo
cratiebeylicale ou caïdale, les notabilités maraboutiques, les grands patrons
de khammès, les commerçants en huile, en grains, en laine et cuirs, les maîtres
artisans des souks sont entraînés dans la ruine collective, en même temps que la
masse des fellahs et de tous les travailleurs besogneux. C'est précisément ce qui
explique la faible résistance offerte par le régime beylical à l'instauration du
protectorat.
604
DOCUM ENTATION
LA NOUVELLE POLITIQUE REGIONALE ET SES EFFETS
Ce rapide tour d'horizon nous permet de répondre à la question précise
que nous posions : le développement inégal des régions, tel que nous le cons
tatons à époque récente, n'est pas plus un fait inscrit dans la nature des choses
que le développement inégal des populations ou des classes sociales; il ne
saurait être confondu avec l'existence de disparités dans les ressources natur
elles ni avec les fatalités d'une inévitable tendance historique. C'est l'inverse
qui est vrai. Jusqu'à une date récente, qu'on doit situer postérieurement même
à l'avènement du protectorat, puisque celui-ci, pendant deux ou trois décennies,
peut être considéré comme ayant effectivement créé les conditions d'une nouv
elle évolution du pays, la Tunisie n'était pas le théâtre, comme elle l'est
aujourd'hui, d'une croissance sectorielle et régionale violemment déséquilibrée,
contrastée et inégale, même si l'on considère le seul aspect géographique du
sous-développement. Sans doute doit-on aller plus loin et dire que cette iné
galité
apparue en recouvre une autre plus profonde, la croissance inégale
des groupes sociaux et des classes, possédante ou prolétaire, longtemps mas
quée et déformée par la prépondérance coloniale de l'étranger. On ne saurait
évidemment aménager le territoire national tunisien, l'équiper, le mettre en
valeur harmonieusement, en restaurant ou en protégeant ce qui peut l'être
du patrimoine vivant de la collectivité, sans rendre à celle-ci la disposition et
la gestion démocratique des ressources accaparées par une minorité, étrangère
ou non, soucieuse avant tout de son propre enrichissement. C'est d'ailleurs
ce que montre parfaitement l'évolution même de la politique suivie en matière
de « lutte contre le sous-développement », de régionalisation et d'aménagement
du territoire tunisien.
Ainsi que nous le faisions remarquer plus haut, les responsables de la plani
fication de l'économie nationale amorcée dans les années 60 ont voulu achever
la « décolonisation », moderniser les équipements, relever le niveau de la
production et réaménager le pays, en particulier grâce à la création de nouveaux
« pôles de croissance » régionaux dans les secteurs géographiques les plus
désavantagés par le mode de développement inégal du système colonial.
L'industrie moderne devait s'installer non seulement à Tunis, Sousse, Sfax
et Bizerte - Menzel Bourguiba, mais à Béja (sucrerie-raffinerie), à Kasserine
(pâte à papier et cellulose), dans d'autres villes du Sahel (textile, montage)
et du cap Bon (jus de fruits, vitamines à Grombalia), plus tard à Gabès (indust
rie
chimique lourde). Retards et semi-échecs se sont multipliés; les prévisions
de production comme celles concernant les coûts de création et de fonction
nementn'ont pu être tenues, même de loin, sauf en ce qui concerne le cas
du pétrole — dont quelques gisements ont fini par être découverts et
т. M. 55
605
39
TIERS MONDE
exploités alors qu'ils n'entraient pas dans les calculs initiaux. Et surtout
l'industrialisation tentée a suivi un cours imprévu par les programmateurs,
l'investissement privé et l'affairisme des spéculateurs se tournant vers des
branches à rentabilité plus facile, moins contrôlées par l'Etat que les sociétés
nationales mixtes, instrument préférentiel de la planification. On assista
ainsi à un véritable boom de la construction et de l'entreprise immobilière et
surtout de l'hôtellerie et du tourisme, qui attirèrent trois et quatre fois plus
de capitaux que prévu au départ (durant les deux premières périodes plani
fiées : 1962- 1964 et 196 5 -1968). Dès la fin de cette première phase caractérisée
par un effort étatique largement assisté (à plus de 50 %) par l'étranger (Banque
internationale, crédits et dons publics, crédits privés), il se dessine une situa
tion nouvelle peu conforme aux espoirs des réformateurs et des planificateurs,
en ce sens notamment que, si la croissance du pays semble avoir repris et si
l'indépendance a permis de « tunisifier » et de moderniser jusqu'à un certain
point, de scolariser l'ensemble de la population, on est resté très loin des
résultats attendus en matière de production et de régionalisation. La tendance
générale de l'économie et de la société à se dichotomiser, à concentrer ses
progrès sur la capitale et la frange littorale, à abandonner les régions centrales,
occidentales et méridionales, pour ne considérer que cet aspect du problème,
n'a pas été brisée.
Il y a cependant des changements qui surviennent et des nuances import
antes à observer. Les mouvements démogaphiques en particulier reflètent
et révèlent l'existence de ces régions hyperattractives que sont les principaux
centres urbains littoraux et avant tout la capitale, excessivement gonflée et
de moins en moins capable de résoudre aucun des problèmes soulevés par cet
afflux de population fuyant la misère rurale sans trouver à Tunis emploi,
ni logement, ni perspective d'avenir. Ils révèlent le déclenchement d'un véri
table exode rural, c'est-à-dire le dépeuplement de régions rurales ne possédant
aucun centre urbain véritable et ayant perdu leurs structures traditionnelles;
ces régions ne peuvent plus faire vivre leurs habitants comme autrefois dans
une économie d'autoconsommation détruite par la pénétration des modes de
production et de consommation nouveaux, par la disparition de leurs ressources
complémentaires (travail saisonnier, semi-nomadisme). Et ils montrent qu'entre
ces deux extrêmes typiques d'une croissance désarticulée et inégale se main
tiennent
encore des régions intermédiaires, caractérisées par un certain taux
de modernisation et d'urbanisation, mais aussi par le maintien de populations
nombreuses, agglomérées ou non, possédant quelques ressources vivrières,
pratiquant des activités complémentaires, conservant une petite capacité de
production agricole ou artisanale. On trouve même, de façon exceptionnelle
il est vrai, quelques secteurs « traditionnels » surpeuplés vivant encore sur les
ressources locales pour l'essentiel, mais à la limite de leurs possibilités.
606
DOCUMENTATION
LA RÉGIONALISATION DU SOUS-DÉVELOPPEMENT
II devient ainsi possible de régionaliser moins le développement que le
sous-développement, c'est-à-dire de déterminer un certain nombre de zones
géographiques humaines, aux limites nécessairement confuses pour autant
que ce sont ici des limites naturelles, là des limites historiques ou administrat
ives
traditionnelles, et ailleurs enfin des limites économiques plus conformes
à ce qu'on trouve dans un pays modernisé et urbanisé, où des centres attract
ifs
commandent les relations humaines, se hiérarchisent et se complètent
les uns les autres... Des régions dépeuplées et ruinées surtout, comme il
s'en crée dans un pays soumis à la pénétration désintégratrice d'une puissance
extérieure monopolisant les richesses et les grands moyens de production;
ce sont par exemple en Tunisie les anciennes régions du Centre et du Sud,
qui ne possèdent pas de centre urbain capable de les structurer économique
ment
et socialement, et dont les relations intérieures et extérieures ne forment
pas un ensemble cohérent, si ce n'est dans la mesure où elles ne font que faciliter
le drainage des ressources et le départ des populations actives. Aussi les critères
sur lesquels s'établit le découpage régional deviennent-ils des critères naturels
ou historiques traditionnels : le milieu domine ici les hommes qui continuent
à y vivre; l'économie et la société y sont désorganisées ou passivement liées
à un faisceau de forces qui font, au mieux, de ces régions, des périmètres d'une
agriculture très extensive. Quelques points d'impact de l'industrie extractive
ou quelques relais administratifs seulement coïncident alors plus ou moins
avec les rares survivances-oasis, « cellules de mise en valeur », centres de
cueillette (alfa), petits marchés. De même que dans le plus lointain passé,
mais cette fois au travers d'une nature dévastée et usée, parmi des terroirs
abandonnés et déséquipés, la route ou rarement la voie ferrée constituent,
avec une administration et des services très lâches (école, dispensaire, P.T.T.,
police), la seule emprise véritable de la civilisation dominante et la seule infra
structure
humaine réelle de la région. Celle-ci ne peut plus guère être indivi
dualisée ni représentée que par ses traits physiques ou par la tradition historicoadministrative. Il peut même apparaître dans certains cas une contradiction
ultime entre la tendance (i) à ce qu'on pourrait appeler une nouvelle régional
isation ou une intégration de l'ancienne région morte à un ou à plusieurs
ensembles nouveaux tout à fait excentriques par rapport à elle, d'une part,
et ce qui, d'autre part, conserve à la région sa physionomie propre : ses parti
cularités
morphoclimatiques (massif montagneux, bassin versant, isolât oasien
(i) Tendance, mais non manifestation achevée, comme il se passe dans les pays « déve
loppés » urbanistiquement et industriellement. Il n'y a en effet aucun flux en retour qui
permette de donner corps à la nouvelle formation régionale.
607
TIERS MONDE
ou littoral) ou le poids d'une survivance : ville ruinée, ancien terroir tribal
ou fractionnel, sanctuaire religieux...
a) Au nord de la Dorsale^ les régions tunisiennes les plus sous-développées
se définissent ainsi, comme celles de la Siliana ou du Kef-Mellègue, non par la
cohésion de leurs liens internes et externes, autour d'un centre organisateur,
mais par leurs caractéristiques physiques ou historiques. L'exode rural y est
déclenché en relation avec un taux élevé de sous-emploi déclaré (20 à 40 %)
et un important excédent de forces actives dans les campagnes. Il n'y aurait
d'emploi « moderne » (salariat, fonction publique) qu'à un niveau extrême
ment
bas et localisé : mines, transports, exploitation agricole mécanisée et
semi-extensive, services publics et administration, se regroupant dans des
agglomérations incomplètement urbanisées (pas d'industries et très peu
d'artisanat). Au Kef même, à Téboursouk, à Ebba-Ksour, à Tajerouine, à
Maktar, à Kalaat es Senam, à Siliana... l'emploi « tertiaire » dépasse en impor
tance l'emploi « secondaire » et à eux deux ils ne représentent qu'une faible
proportion des forces actives recensées (environ 20 %, souvent moins). Dans
le Tell septentrional et moyen, les régions montagneuses encore boisées et les
2ones collinaires fertiles sont sensiblement moins abandonnées et conservent
même parfois un réel pouvoir fixateur (Kroumirie, Nefza, pays de Béjà,
Mogod), bien que les riches régions agricoles de plaine (Jendouba, Krib et
Kralled, Mateur...), où l'exploitation s'est très modernisée, ne procurent plus
de ressources complémentaires aux populations les plus nombreuses, refoulées
dans les secteurs « traditionnels ». La structuration régionale répond davan
tagecependant aux critères économiques modernes, car il existe là un ensemble
de petites villes jouant le rôle de centres véritables, organisant et influençant
le paysage rural et les activités humaines dominantes : Jendouba et Béjà surtout,
Mateur, Ghardimaou, Tabarka et Aïn-Draham très secondairement.
Comparativement à ces ensembles régionaux souvent désintégrés et
souffrant plus qu'ils n'ont tiré parti de la pénétration des techniques et des
modes de vie modernes, les régions du Tell oriental et maritime apparaissent,
surtout en ce qui concerne la vaste zone tunisoise, comme violemment mar
quées par une croissance urbaine excessive. Forces actives et moyens de pro
duction
modernes — d'ailleurs très insuffisants — s'y concentrent sans par
venir à constituer un « pôle de développement » réel. Malgré l'importance du
sous-emploi déclaré (près du quart des forces actives masculines) et l'insuff
isante
industrialisation (l'emploi tertiaire l'emporte de beaucoup sur le second
aire), c'est l'ensemble régional tunisois qui répondrait le mieux à la définition
d'une région moderne centralisée autour d'une ville majeure. Le conglomérat
urbain et suburbain de Tunis approche le million d'habitants et aspire les
forces vives de la plus grande partie du pays, sans pouvoir leur procurer les
608
DOCUMENTATION
débouchés ni les cadres de vie nécessaires. C'est donc aussi le plus important
relais de l'émigration vers l'extérieur, qui s'est puissamment propagée depuis
deux lustres, alors qu'elle était restée sans grand poids pendant la période
coloniale.
Une grande région en pays sous-dêveloppê. — A défaut de posséder toutes les
bases d'une industrie cohérente, et placée de ce fait dans la dépendance de
l'étranger, la capitale tunisienne organise et détermine les relations majeures,
l'administration et les échanges du pays, le réseau des communications; elle
crée autour d'elle, à partir d'elle, un ensemble de zones complémentaires,
rurales et urbaines, qui concourent directement à sa croissance. Régions agri
coles différenciées, en grande partie modernisées, horticoles, viticoles, arbor
icoles,
céréalicoles, formant de véritables auréoles de grandes dimensions :
banlieues maraîchères et fruitières de la Manouba, la Soukra, zones jardinées
et irriguées de la Basse-Majerda et du cap Bon, voire même arrière-pays
bizertin; au-delà commence une vaste ceinture céréalière (Zaghouanais,
Miliane, Mejez...) qui a dénudé le paysage et refoulé sans contrepartie la petite
paysannerie « traditionnelle ». Subsistent pourtant, mais étouffés, des noyaux
villageois anciens typiquement « sahéliens » ou « andalous », dans la région
de Bizerte (remarquables survivances du secteur Raf-Raf, Ras Jebel, Metline,
El Alia, Menzel Jemil et M. Abderrahmane) et en Basse-Mejerda (Kalaat elAndless, Ghar el-Melah) ou même, plus en amont (Sloughia-Testour)... Dans
certains cas, la population de ces noyaux agglomérés fort anciens peut entre
tenir des relations particulièrement importantes avec Tunis : c'est ainsi
d'ailleurs que Tébourba-Jedeïda se sont développées. Ce phénomène, où se
conjuguent les effets de la survivance d'une économie et d'une société « tradi
tionnelles
» utilisant à fond les ressources d'un terroir travaillé, équipé, mis
en valeur de façon intensive, morcelé et densifié à l'extrême, et ceux d'une
« modernisation » et d'une « urbanisation » intenses, quoique incomplètes,
semble lié à la proximité de Tunis plus qu'à l'existence et à la croissance des
anciens centres locaux (Bizerte, Nabeul, Hammamet, Soliman, Zaghouan)
qui lui doivent cependant leur vitalité. On le retrouve à une échelle subrégio
nale
plus importante dans le cap Bon, véritable réserve de populations actives
et productrices qui n'alimente encore qu'un exode limité vers Tunis, à partir
des zones les plus ouvertes sur l'extérieur et les plus affectées par la colonisation
et la « modernisation » (Menzel bou Zelfa, Nabeul). A noter, sous ce dernier
rapport, l'effet plutôt négatif de l'essor touristique et hôtelier récent, qui porte
le coup de grâce aux activités de subsistance bien plus qu'il ne développe
l'emploi et la ressource permanents. L'incontestable « modernisation » du
paysage bâti qu'il entraîne ne se traduit par des activités très accrues que durant
une période d'aménagement et d'installation des infrastructures ou de l'habi
tat
étranger; le profil ultérieur des changements introduits échappe entière609
TIERS MONDE
ment aux populations locales, dépouillées de leurs plus constantes richesses
(l'eau et le littoral).
Le seul foyer urbain qui se soit vraiment développé en se modernisant
et qui puisse apparaître comme une ville-satellite de réelle importance possé
dant les premiers éléments d'une vie industrielle (pétrole, sidérurgie) ainsi
que son propre entourage rural structuré complémentairement, c'est la double
agglomération de Bizerte - Menzel Bourguiba (ex-Ferryville) avec son arrièrepays de plaines et de collines fertiles, de villages « sahéliens » et de quasibanlieues, de jardins, de vergers, de vigne, d'olivettes, de céréales et même de
prairies fourragères...
b) Ли sud de la Dorsale et dans les hautes steppes centrales, le sous -développement
atteint des creux rarement égalés en Afrique du Nord, puisqu'il existe là
des régions qui perdent leur population rurale — comme les secteurs prédé
sertiques
de Gafsa-Metlaoui, les Matmata et la Jeffara méridionale — au profit
d'une émigration massive vers Tunis et vers l'étranger. Bien que les agglomér
ationslocales de toutes ces régions à sols pauvres ou détruits par l'érosion
anthropique se soient gonflées d'un important flux de ruraux sans ressources
et de chômeurs, en fonction surtout des efforts d'équipement et de dévelop
pement faits depuis l'indépendance — habitat, écoles, construction administ
rative, chantiers de « plein emploi » — , comme on aurait déjà pu le noter
dans le Haut -Tell et le Tell moyen, on ne peut parler de régions vraiment struc
turées ni urbanisées. Le milieu naturel n'est pas aménagé ni dominé; les
anciennes structures économiques et sociales ont pratiquement disparu et les
principales relations intérieures ou extérieures sont déséquilibrées et excentrées.
Pour autant que la région conserve quelque signification, c'est de région
naturelle ou historico-administrative qu'il faut parler; l'activité humaine
s'enkyste (phénomène oasien) ou se disloque au profit d'une lointaine capitale
qui ne concourt qu'insuffisamment ou exceptionnellement à sa réanimation.
Le plus bel exemple de phénomène oasien récent est constitué par la ville
de Kasserine, création industrielle et urbaine artificielle qui a vigoureusement
contribué à la désertisation de son environnement rural; la population de
Kasserine a été multipliée par dix en une quinzaine d'années (20 000 habitants
actuellement), cas unique en Tunisie, tandis que l'agriculture ni l'élevage ne
faisaient de progrès sensibles dans un entourage effroyablement dégradé.
Ni la restauration des boisements, ni celle des pâtures, ni même l'entretien
et la rénovation indispensables de la nappe d'alfa fournisseuse de l'usine n'ont
été conduits et poussés avec la vigueur nécessaire. Dans tout cet immense
ensemble très aridifié du centre et de la haute steppe, les moyens modernes
n'ont jamais été mis en œuvre suffisamment pour protéger et restaurer un
milieu détruit par l'homme. La constante dégradation de ce milieu provoque,
610
DOCUMENTATION
avec le déchaînement de l'érosion, une transformation accélérée de paysages
autrefois humanisés et urbanisés en déserts de cailloux, de graviers et de sables
(on Га encore vu au cours de la crise cataclysmique du Kairouanais, à l'a
utomne
1969). Rien qui montre mieux les conséquences physiques de ce déve
loppement
inégal, qui aboutit, à l'échelle de régions et de pays entiers, à ruiner
le support vivant de l'économie et de la société, après avoir détruit les condi
tions humaines de la mise en valeur et de la maîtrise de l'environnement.
Le meilleur type de région historique ayant conservé de son passé un
souvenir urbain assez vivace pour justifier le maintien de l'armature administ
rativecorrespondante, quoique son rôle économique ait bien diminué, c'est la
région de Kairouan. Ville religieuse, ville de commerce et d'artisanat liés
aux échanges de la steppe, capable, à une époque récente encore, d'aménager
en partie pour l'agriculture les cônes d'épandage de grands oueds, Kairouan
risque de se trouver complètement dépossédée de son rang régional, si le
processus d'appauvrissement et de désorganisation de ses activités product
ives
ne fait pas place à une énergique action de restauration et de sauvegarde
des pâturages et de l'élevage, et à un effort beaucoup plus considérable en
faveur des périmètres irrigables.
On peut d'ailleurs en dire autant, à des nuances près, de ces vieilles régions
administratives de Gafsa ou du Jerid, dont les chefs-lieux, bien plus que millé
naires, ont survécu grâce au maintien des pratiques oasiennes et d'un faisceau
de relations régionales et interrégionales qui ont traversé les âges. L'énorme
accélération des inégalités de croissance véhiculées par l'économie et la société
« modernes » (depuis la « libre concurrence jusqu'au règne des monopoles »)
pourrait achever à bref délai la désintégration complète des anciennes combi
naisons de vie et de production régionales.
c) Le Sahel et la région de Sfax. — Ce n'est que sur le littoral sahélien et
méridional que l'on a l'habitude de reconnaître de véritables régions humaines
aménagées et groupées autour de villes-centres jouant un rôle essentiel dans
le développement d'activités rurales complémentaires de l'industrie et des
services urbains. Encore faut-il y regarder de près, car la principale de ces
« régions » est elle-même désignée en général non point en fonction de son
unité économique et administrative, de la structure hiérarchisée de ses relations
internes et externes, de sa polarisation urbaine, mais en fonction de son origi
nalité humaine et historique, de la permanence de ses activités et du rôle
jadis joué par ses principaux foyers portuaires et urbains, aujourd'hui très
déchus. Le Sahel, si peuplé et si vivant, à certains égards, ne constitue cepen
dantpas aujourd'hui une grande région économique et urbaine centralisée,
dynamique, aménageuse de l'environnement; il s'y dessine même des lignes
de démarcation sensibles, sinon des fractures et des distorsions graves, entre
611
TIERS MONDE
les villes littorales les plus « modernisées » et « touristisées » — comme Sousse
et surtout Monastir-Skanès — et les grosses agglomérations villageoises,
semi-urbanisées seulement, de l'intérieur, de plus en plus abandonnées à ellesmêmes. L'effort d'industrialisation diffuse et d'intensification agricole par
l'irrigation, amorcé dans les premières années de la planification nationale,
semble perdu de vue dans les mirages de la spéculation touristique et hôtelière.
Même à Sousse ou à Mahdia, qui possédaient une petite base industrielle
ancienne axée sur la transformation et la commercialisation des productions
régionales (huilerie-savonnerie, conserve de poissons), l'investissement privé
n'a pas suivi les impulsions initialement données par les planificateurs (modern
isation du textile, chaînes de montage pour l'automobile, etc.). On peut
légitimement se demander si, du point de vue régional, le Sahel n'a pas plus
perdu que gagné à époque récente, en ce sens que ses problèmes propres ne
sont pas résolus — pas de rénovation agricole ni d'intensification, sinon au
ralenti et dans des proportions très inférieures à toutes les prévisions, une
industrialisation très insuffisante et une place excessive accordée à la spécula
tion
étrangère et immobilière sans profit pour les populations locales. En ce
sens également que la région tend à se défaire et à perdre son unité économique
et ses liens internes plutôt qu'à renforcer sa cohésion et développer ses
productions.
La région plus méridionale du grand Sfax apparaît au contraire comme la
seule qui puisse, toutes proportions gardées, faire pendant à la région de Tunis.
Grande ville qui va vers les 300 000 habitants, avec la meilleure structure
d'emploi du pays (15 à 20 000 travailleurs dans le « secondaire », très peu de
chômeurs déclarés, des industries lourdes (engrais chimiques) et légères
(capitale de l'industrie de l'huile moderne), Sfax aménage singulièrement ses
auréoles de jardins (les menais) et de plantations modernes en voie de diversi
fication (amandier, figuier, abricotier) auxquelles se mêle ou succède la fameuse
« forêt d'oliviers » rayonnant sur des dizaines de kilomètres. Il manque cepen
dantà cette aire fortement centralisée et structurée la force économique néces
saire pour franchir certains seuils et organiser efficacement un arrière-pays
plus étendu. Le champ d'expansion de Sfax offre des solutions de discontinuité
et sa croissance même a contribué à assécher et dépeupler de vastes zones :
il en est ainsi dans l'étendue steppique méridionale qui sépare le pays des
olivettes des secteurs oasiens ankylosés de Gafsa ou du Jerid, partiellement
tournés cependant vers Sfax, ou des secteurs littoraux plus éloignés de GabèsJerba-Zarzis.
Dans ce vaste Sud présaharien, en somme, la dislocation des anciens liens
régionaux et interrégionaux amenée par la pénétration des influences modernes
et la nature dichotomique de la croissance ainsi assurée provoquent un exode
rural qui se porte, en partie au moins, vers les centres agglomérés locaux, mais
612
DOCUMENTATION
pour n'y trouver que des occupations et des ressources insuffisantes. Sfax
ni le Sahel déjà surpeuplé ne peuvent empêcher le départ d'éléments actifs de
plus en plus nombreux vers Tunis ou pour l'étranger. Si, dans le Sahel et la
banlieue sfaxienne, une forte densité de population rurale vivant de sa product
ion
a pu freiner longtemps l'émigration, le Sud dans son ensemble ne dispose
pas des moyens nécessaires pour restaurer ou développer sa productivité pasto
raleou agricole à la mesure des besoins d'une économie ruinée. Les seules
manifestations de réaménagement régional sont liées soit à la volonté des
planificateurs et des responsables de l'économie nationale qui ont essayé d'y
créer de nouvelles infrastructures et même un « pôle industriel » nouveau, à
Gabès, soit à la spéculation touristique et hôtelière, dernier espoir et suprême
pensée des profiteurs de ce système déséquilibré. Encore assiste-t-on, dans le
cadre même de ces tentatives pour faire naître des activités modernes dans le
Sud tunisien, à la propagation quasi immédiate des contradictions les plus
caractéristiques d'un tel mode de croissance. L'industrialisation de Gabès
ou l'aménagement de La Skhira concurrencent Sfax au lieu d'apporter une
solution d'ensemble aux problèmes régionaux, qu'aucune planification à long
terme soigneusement étudiée ne cherche plus à dominer. Davantage même :
la chance de voir le littoral balnéaire du Sahel ou de Jerba-Zarzis se transformer
en une nouvelle « côte » à la mode attirant les amateurs de plages, d'oasis, de
mer bleue et de sable pur de l'Europe entière, risque d'être, elle aussi, irrémé
diablement
compromise par la pollution chimique, le goudron, les « marées
noires » et les déchets industriels (trafics pétroliers libyens, usines chimiques
de Gabès et de Sfax...) si des mesures et une discipline rigoureuses ne sont pas
établies. De même qu'au cap Bon ou dans le Sahel enfin, le problème de
l'eau et de l'agriculture irriguée ou arrosée ne peut être résolu dans les pers
pectives
économiques et sociales actuelles, de même l'industrialisation ou la
« touristisation » du Sud et du littoral ne peuvent réussir que dans la mesure où
seront surmontées les contradictions liées au système.
SIGNIFICATION ET CONTENU DE LA REGIONALISATION EN TUNISIE
La notion même de régionalisation paraît devoir être, sinon remise en cause,
du moins précisée et adaptée aux conditions particulières de ce petit pays
récemment décolonisé et habituellement rangé parmi les pays « sous-développés » qu'est la Tunisie. Pour autant que la région est un espace géographiquement déterminé par l'existence d'un ensemble de relations complémentaires
qui rattachent entre elles les populations de cet espace et les organisent en un
tout cohérent à partir d'un centre urbain majeur, la Tunisie ne peut guère
être répartie entre des régions également formées et mûres. Il semble en
613
TIERS MONDE
revanche possible d'y reconnaître des types de régions très diversement évolués,
qui traduisent par leur disparité même l'inégalité fondamentale de cette crois
sance et de cette « modernisation » des rapports économiques, sociaux et
culturels, commandés par de tout autres impératifs que ceux de la régionali
sation.
On ne saurait attribuer le même contenu ni la même signification à une
région qui a gardé, partiellement au moins, ses structures polycentristes, ses
noyaux agglomérés vivant en symbiose avec des zones rurales et pastorales
complémentaires à un niveau encore très élémentaire, comme cela se voit
en Kroumirie ou dans certains secteurs sahéliens et oasiens, à une région qui a
vu se défaire au contraire tout le tissu de ses anciens liens intérieurs et exté
rieurs,
dissoudre l'emprise et le potentiel de ses noyaux agglomérés, comme
c'est le cas pour la plupart des régions steppiques du Centre et du Sud tunisiens,
et à une région qui s'est largement réorganisée en fonction d'une large crois
sance urbaine — même déséquilibrée ou dépendante d'impulsions étrangères —
comme c'est le cas pour Tunis ou Sfax et pour les franges touristico-balnéaires
du littoral. Dans aucun de ces cas, nous n'avons de région véritablement mûre
et complètement aménagée de façon à répondre aux besoins essentiels de ses
populations; la nécessaire régionalisation politico-administrative épouse sou
vent des lignes naturelles ou historiques dépassées ou remises en question par
les flux économiques et démographiques en cours.
Toute régionalisation véritable, et en particulier la régionalisation du déve
loppement
à promouvoir, semble donc comporter ici en priorité la reconnais
sance
et la détermination de ces grandes différences et des processus positifs
ou négatifs qui caractérisent chaque région géographique — et leur évolution
commune. La croissance excessive d'une capitale submergée par l'afflux des
populations besogneuses alors que ni l'industrialisation ni l'habitat même n'ont
pu être suffisamment étendus, soulève des problèmes graves. Inversement,
les espaces caractérisés par la ruine des activités et des relations « tradition
nelles
», au contact d'un nouvel univers qui leur reste étranger, perdent leurs
forces actives et se dégradent physiquement dans une proportion inadmiss
ible.
C'est la prise de conscience du caractère global et lié de tous ces pro
blèmes,
et donc au premier chef la description de ce qui se passe au niveau
régional et interrégional dans un pays comme la Tunisie qui peuvent le
mieux préparer et permettre la mise en place des véritables solutions.
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