Pas à Pas N° 12 - automne 2013 - uria

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Pas à Pas
Publication de la Commission
L’ETHIQUE DE LA SOLLICITUDE
No 12
Automne 2013
« Le rôle de la philosophie n’est pas de
découvrir ce qui est caché, mais de rendre
visible ce qui est précisément visible, c'està-dire de faire apparaître ce qui est
proche, ce qui est immédiat, ce qui est si
intimement lié à nous-mêmes qu’à cause
de cela nous ne le percevons pas »
Michel Foucault
Parmi les éthiques de l’entre1, l’éthique de la
sollicitude est la plus élaborée. Elle se
positionne en alternative aux éthiques
classiques et implique une dimension politique.
L’éthique de la sollicitude trouve son origine
en Amérique du nord sous l’appellation
« éthique du care2 ». Le care repose sur un
souci des autres et surtout sur un sens des
autres. Le care affirme l’importance de
l’attention portée aux autres, en particulier la
reconnaissance que la dépendance et la
vulnérabilité sont des traits de la condition
humaine.
L’éthique du care est une restructuration de la
perception morale jusqu’ici essentiellement
basée sur des principes de justice3. Le care est
fondamentalement un processus dynamique
dans lequel la personne dont on se soucie
intervient activement dans le processus. Le
care ne se réduit pas au travail social ni au
monde des soins, mais il concerne l’ensemble
du rapport à la vie publique en tant que sujet
politique. Voyons tout cela plus en détails.
Partons de cette notion politique qui se
construit sur le postulat d’Aristote comme quoi
l’humain est d’abord un animal politique (zoon
politikon), c’est-à-dire un individu en constante
interaction avec la cité (polis en grec), avec la
vie publique, avec les autres. Dans cette
perspective
l’essentiel
repose
sur
l’interdépendance des êtres humains, et de fait
sur leur inter-vulnérabilité. Ce point est loin
d’être anodin, il nous oblige à considérer
l’activité de nos rapports au monde et aux
autres sous l’angle non seulement de ce que
nous pouvons apporter, donner, transmettre,
communiquer mais aussi sous l’angle de ce
dont
nous
avons
besoin :
affection,
reconnaissance, respect, prestations, soins,
services….
Les éthiques classiques, en référence à la
raison (logos), ont dans l’ensemble promu une
éthique idéale en référence à des repères
« parfaits », tel que la justice, l’égalité,
l’impartialité, la responsabilité ainsi qu’un
1
Voir le numéro 11 de Pas-à-pas.
Care se traduit par soin, sollicitude, souci,
attention, bienveillance, le terme care est conservé
pour cela.
3
En particulier en recourant à la raison et à
l’abstraction pour résoudre les questions concrètes.
ensemble de normes et de règles qui
permettent de définir rationnellement ce qui est
juste. Elles influencent globalement nos
considérations morales.
Cette idéalisation du réel, de la raison et de
l’argumentation rationnelle est contestée par
les tenants de l’éthique du care, notamment
pour son manque de réalisme et de prise en
compte de la condition humaine ordinaire.
Deux niveaux critiques aident à mieux
comprendre : d’une part l’abstraction de ces
approches dites de justice sont trompeuses
parce qu’elles ne prennent pas assez en
considération la réalité de la personne (ses
liens, son histoire de vie, ses projets
personnels, ses spécificités sociales, etc.) et,
d’autre part, les critiques soulèvent que ces
éthiques de la justice sont en fait des éthiques
ségrégationnistes4. Elles séparent radicalement
les sphères privées et publiques pour ne pas
avoir politiquement (dans la sphère publique) à
assumer le care des personnes vulnérables. Le
soin a ainsi été longtemps confiné à l’espace
domestique (la sphère privée) en assignant ces
activités aux femmes : la maternité, l’éducation
des enfants, le soin aux personnes handicapées,
malades ou âgées. Puis dans la modernité le
champ du travail social a pris la relève en étant
en grande partie pris en charge par des
femmes, réduisant une fois encore le care « au
rang de sentiments privés dénués de portée
morale ou politique »5.
C’est ce qui a valu pendant des années une
réputation féministe à cette approche éthique,
puisqu’elle semble viser la valorisation du
travail des femmes. Mais c’est probablement
une ultime tentative de « l’establishment » de
déconsidérer le travail du care. Et cela parce
que l’éthique du care a cette double ambition
éthique et politique de promouvoir à la fois la
reconnaissance singulière des besoins de la
personne et la dimension universelle de
l’interdépendance et de l’inter-vulnérabilité de
la condition humaine, et certainement pas
seulement celles des femmes et des plus
vulnérables, mais de chacun de nous. Non
seulement les éthiques classiques relèguent le
2
4
Ségrégation : qui sépare, qui met de côté.
PAPERMAN, Patricia, LAUGIER, Sandra
L’éthique de la sollicitude, Sciences
5
humaines 12/2006 (N°177).
soin dans les zones aveugles du privé ou du
travail social, mais elles participent fortement à
l’apologie de la compétence, de la réussite et, à
ce titre, de l’autonomie, de la santé, du
bonheur…, en fait de toutes les valeurs de
société qui tendent à tenir à distance la
dépendance et la vulnérabilité.
Par contre l’éthique du care vise un « réalisme
ordinaire », l’acceptation de ce que nous
sommes et non de ce que nous voudrions être.
Elle ne cherche pas seulement à établir la
justice mais veut tenir compte de la personne
dans son ensemble, dans son identité
narrative6.
Pour le dire par un slogan, l’éthique du care
« accorde de l’importance à l’important », en
prêtant attention aux détails de la vie. Carol
Gilligan7 parlait de redonner du sens à « la
voix différente », cette voix sensible à l’entretien d’un monde humain. « Il ne s'agit pas de
rendre compatibles, dans une sorte de demimesure moralisante, la justice et la sensibilité,
d'introduire une dose de care dans la théorie de
la justice, une mesure de rationalité dans nos
affects. La recette est un peu usée. La vraie
nouveauté du care est de nous apprendre à voir
la sensibilité comme condition nécessaire de la
justice »8.
Le care s’inscrit en force dans les éthiques de
l’entre en refusant les antagonismes réducteurs
(féminin-masculin, théorie-pratique, rationnelémotionnel…) et, à l’instar du philosophe
Ludwig Wittgenstein9, invite à un regard
d’ensemble afin de pouvoir changer de point
de vue, illustré par la métaphore du canardlapin10 : est-ce un canard ou un lapin ?
Risquons-nous de déplumer un lapin ou
d’enlever la peau d’un canard ? Agissons-nous
bien en lien avec ce que nous percevons ?
6
Identité narrative : ce qui constitue la personne
dans sa perception autobiographique.
7
Carol Gilligan est une philosophe et psychologue
américaine (1936-), s’est fait connaître par son
ouvrage « la voix différente ». Elle est l’initiatrice
de l’éthique du care par ses recherches en
psychologie morale.
8
PAPERMAN. Ibid.
9
Ludwig Wittgenstein est un philosophe d’origine
autrichienne établit à Oxford (1889-1951).
10
Wittgenstein par cette métaphore relève que
l’angle de lecture définit le point de vue et le risque
de confusion des actions qui en découlent.
« Le souci de » suppose une disponibilité
particulière que les anglo-saxons nomment la
sérendipité11. Elle est la capacité de savoir se
saisir de toutes les opportunités, de veiller à ne
pas ignorer ou passer par mégarde à côté de
quelque chose ou de quelqu’un, en particulier
d’une personne dont il conviendrait de se
soucier. C’est l’art de saisir du sens et
découvrir les choses par hasard et intelligence.
Considérer la dépendance et la vulnérabilité
implique de valoriser l’attachement avant
l’autonomie12, contrairement aux éthiques de
justice. La dignité humaine et la
reconnaissance des différences ne se
manifestent de loin pas seulement par la
promotion et l’exercice de l’autonomie ou de
l’autodétermination. Elles s’expriment d’abord
par une bienveillance et une indulgence forte,
par une acceptation sans condition des
vulnérabilités, même de celles qui nous
dérangent, nous menacent, nous inquiètent ou
que nous considérons à tort comme des
caprices.
On peut noter deux niveaux de vulnérabilité
auquel correspondent deux niveaux de care : le
care de service personnel que l’on peut
s’accorder à soi-même et le care nécessaire
pour lequel on a besoin d’autrui. C’est dans
cette seconde perspective que notre
attachement aux autres est si fondamental.
Pour paraphraser Paul Ricœur, le souci de soi
s’inscrit dans le souci de l’autre et le souci de
chacun13
et
dans
cette
perspective
l’attachement s’inscrit dans une réciprocité, qui
11
De l’anglais serendipity, Serendip est, avec
Ceylan, l'un des anciens noms du Sri-Lanka. Le
terme fut créé par le romancier et premier ministre
britannique Horace Walpole en 1754, d'après le
conte persan "Les trois princes de Serendip", qui
faisaient, grâce à leur sagacité, des découvertes
extraordinaires sans même les chercher.
12
Voir le numéro 10 de Pas-à-pas.
13
« Une vie bonne avec et pour les autres dans des
institutions justes ».
à son tour ouvre à la réceptivité. Ceci parce
que le soin ne se fait pas contre la personne
mais avec la personne et autant que possible
avec sa participation active au processus de
care.
Il subsiste cependant une tension dans la
pratique du care puisqu’il vise « le maintien de
soi »14 et simultanément une pédagogie qui
vise le changement de la personne : la
sollicitude protège, la responsabilisation
autonomise. On ne peut se contenter d’un seul
axe et il incombe d’assumer le paradoxe
existentiel15 qui s’en dégage.
Pour nous résumer, le care requiert une
approche d’implication progressive : de
l’attention d’abord et de la reconnaissance à la
nécessité du care, de la responsabilité ensuite
de donner du care, puis la compétence, à
savoir l’activité du care proprement dite, et
finalement la réceptivité, la capacité à recevoir
le care.
Ces quatre étapes du care disent la
construction complexe et sensible de l’activité
du care en lien avec la personne dont on prend
soin, de la perception des détails ordinaires à la
possible réceptivité du soin prodigué.
L’éthique de la sollicitude peut sembler banale,
et chacun peut croire que c’est ce type
d’éthique qu’il ou elle pratique au quotidien.
Notre position diffère à ce propos, nous
pensons que nombreux sont ceux qui
plébiscitent quelque chose de l’ordre du care
mais se trouvent, dans les faits pris dans les
mailles du filet des éthiques de justice, des
responsabilités rationnelles, des normes qui
réduisent pour normaliser et diminuer les
différences plutôt que pour considérer la
vulnérabilité et la dépendance comme des
aspects constitutifs et positifs de la personne.
Ressources bibliographiques
CARNAU, LE GOFF. Care, justice et
dépendance, introduction aux théories du care,
PUF, 2010.
14
Nommé ainsi par le sociologue genevois Marc
Breviglieri.
15
Un paradoxe existentiel (une chose et son
contraire) est un paradoxe inhérent à la vie, à
distinguer d’un paradoxe pathogène produit par les
individus qui ne parviennent pas à décider.
GILLIGAN, Carol. Une voix différente, pour
une éthique du care, Champessais, 2008.
GRAMSCI, Antonio. Pourquoi je hais
l’indifférence, Payot, 2012.
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2012.
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Cerf, 2012.
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2011.
NUSSBAUM,
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Louis,
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Michalon, 2008.
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L’homme compassionnel, Seuil, 2008.
SEN, Amartya. Repenser l'inégalité, Points,
2000.
SEN, Amartya. La démocratie des autres,
Rivages Payot, 2005.
TRONTO, Joan. Un monde vulnérable, pour
une politique du care, La découverte, 2009
TRONTO, Joan. Le risque ou le care ?, PUF,
2012.
WITTGENSTEIN, Ludwig. Conférence sur
l’éthique, Folioplus, 2008.
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