Parmi les éthiques de l’entre
, l’éthique de la
sollicitude est la plus élaborée. Elle se
positionne en alternative aux éthiques
classiques et implique une dimension politique.
L’éthique de la sollicitude trouve son origine
en Amérique du nord sous l’appellation
« éthique du care
». Le care repose sur un
souci des autres et surtout sur un sens des
autres. Le care affirme l’importance de
l’attention portée aux autres, en particulier la
reconnaissance que la dépendance et la
vulnérabilité sont des traits de la condition
humaine.
L’éthique du care est une restructuration de la
perception morale jusqu’ici essentiellement
basée sur des principes de justice
. Le care est
fondamentalement un processus dynamique
dans lequel la personne dont on se soucie
intervient activement dans le processus. Le
care ne se réduit pas au travail social ni au
monde des soins, mais il concerne l’ensemble
du rapport à la vie publique en tant que sujet
politique. Voyons tout cela plus en détails.
Partons de cette notion politique qui se
construit sur le postulat d’Aristote comme quoi
l’humain est d’abord un animal politique (zoon
politikon), c’est-à-dire un individu en constante
interaction avec la cité (polis en grec), avec la
vie publique, avec les autres. Dans cette
perspective l’essentiel repose sur
l’interdépendance des êtres humains, et de fait
sur leur inter-vulnérabilité. Ce point est loin
d’être anodin, il nous oblige à considérer
l’activité de nos rapports au monde et aux
autres sous l’angle non seulement de ce que
nous pouvons apporter, donner, transmettre,
communiquer mais aussi sous l’angle de ce
dont nous avons besoin : affection,
reconnaissance, respect, prestations, soins,
services….
Les éthiques classiques, en référence à la
raison (logos), ont dans l’ensemble promu une
éthique idéale en référence à des repères
« parfaits », tel que la justice, l’égalité,
l’impartialité, la responsabilité ainsi qu’un
Voir le numéro 11 de Pas-à-pas.
Care se traduit par soin, sollicitude, souci,
attention, bienveillance, le terme care est conservé
pour cela.
En particulier en recourant à la raison et à
l’abstraction pour résoudre les questions concrètes.
ensemble de normes et de règles qui
permettent de définir rationnellement ce qui est
juste. Elles influencent globalement nos
considérations morales.
Cette idéalisation du réel, de la raison et de
l’argumentation rationnelle est contestée par
les tenants de l’éthique du care, notamment
pour son manque de réalisme et de prise en
compte de la condition humaine ordinaire.
Deux niveaux critiques aident à mieux
comprendre : d’une part l’abstraction de ces
approches dites de justice sont trompeuses
parce qu’elles ne prennent pas assez en
considération la réalité de la personne (ses
liens, son histoire de vie, ses projets
personnels, ses spécificités sociales, etc.) et,
d’autre part, les critiques soulèvent que ces
éthiques de la justice sont en fait des éthiques
ségrégationnistes
. Elles séparent radicalement
les sphères privées et publiques pour ne pas
avoir politiquement (dans la sphère publique) à
assumer le care des personnes vulnérables. Le
soin a ainsi été longtemps confiné à l’espace
domestique (la sphère privée) en assignant ces
activités aux femmes : la maternité, l’éducation
des enfants, le soin aux personnes handicapées,
malades ou âgées. Puis dans la modernité le
champ du travail social a pris la relève en étant
en grande partie pris en charge par des
femmes, réduisant une fois encore le care « au
rang de sentiments privés dénués de portée
morale ou politique »
.
C’est ce qui a valu pendant des années une
réputation féministe à cette approche éthique,
puisqu’elle semble viser la valorisation du
travail des femmes. Mais c’est probablement
une ultime tentative de « l’establishment » de
déconsidérer le travail du care. Et cela parce
que l’éthique du care a cette double ambition
éthique et politique de promouvoir à la fois la
reconnaissance singulière des besoins de la
personne et la dimension universelle de
l’interdépendance et de l’inter-vulnérabilité de
la condition humaine, et certainement pas
seulement celles des femmes et des plus
vulnérables, mais de chacun de nous. Non
seulement les éthiques classiques relèguent le
Ségrégation : qui sépare, qui met de côté.
PAPERMAN, Patricia, LAUGIER, Sandra
L’éthique de la sollicitude, Sciences
humaines 12/2006 (N°177).