Arnason — La compatibilité des civilisations 3
joue un rôle significatif, quoique parfois invisible, dans la sociologie classique. Il
désigne, en gros, le développement de tout un complexe de capacités humaines et
de rapports de l’homme au monde. C’est particulièrement évident dans les
références de Marx et de Durkheim à la civilisation ou aux forces civilisatrices
(c’est entre autres ce à quoi pense Marx quand il parle de la « grande influence
civilisatrice du capital »). Max Weber n’employait pas le même langage, mais sa
problématique de la rationalisation recoupe, pour une part non négligeable, les
thèmes que d’autres auteurs classiques avaient traités comme des aspects de la
civilisation. Norbert Elias a plus tard essayé de réintégrer le programme wébérien
dans une théorie explicite et systématique de la civilisation. Si l’on considère
l’héritage classique dans son ensemble, il paraît légitime de dire que le concept de
civilisation au singulier a une portée anti-réductionniste : il nous rappelle la
complexité de la condition humaine et son histoire. Cela reste vrai même dans les
cas où – comme chez Marx et Elias – il se heurte manifestement à des tendances
réductionnistes inhérentes, sous d’autres aspects, au cadre conceptuel.
Si nous pouvons retirer de la tradition sociologique un concept de civilisation au
singulier qui soit complexe et non réductionniste, le lien avec l’idée de civilisations
au pluriel devient plus facile à faire : le singulier prévoit la possibilité de
variations, voire de formes de vie variées. En même temps, cette approche
exclurait la conception des civilisations comme mondes séparés ou comme
identités étrangères les unes aux autres. Ce qui irait dans le sens d’affirmations
programmatiques formulées par certains chercheurs représentatifs de ce champ. Je
n’en citerai ici que deux. L’une est due à l’auteur de la plus ambitieuse tentative
occidentale pour comprendre le monde islamique, et un des rares spécialistes de
cette aire à avoir développé ses propres variations sur des thèmes civilisationnels :
« Ce qui différencie les principales traditions, ce ne sont pas tant les éléments
particuliers présents en elles que le poids respectif qui leur est accordé, et la
structuration de leur interaction dans le contexte d’ensemble1. » L’autre est d’un
historien qui a fait œuvre de pionnier dans l’analyse comparative des traditions
historiographiques : il faut, estime-t-il, « comprendre la spécificité d’une culture
comme combinaison d’éléments partagés par toutes les autres cultures, mais
articulés différemment. La particularité des cultures consiste ainsi dans
l’articulation différente des mêmes éléments2. » Les formules citées renvoient à des
traditions et à des cultures, mais elles peuvent s’appliquer (et, dans le cas de
Hodgson, avec l’approbation explicite de l’auteur) aux formations
civilisationnelles. L’idée centrale – selon laquelle les civilisations seraient des
combinaisons ou des articulations de thèmes ou de composants communs –
devrait, pour l’instant, être vue comme une hypothèse de travail. À l’évidence, il
reste encore beaucoup à faire pour la développer concrètement. Mais il importe de
noter que le modèle d’analyse comparative le plus avancé à l’heure actuelle, la