La responsabilité entrave-t-elle la liberté individuelle

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La responsabilité entraveentrave-t-elle la liberté individuelle ?
Dans le langage courant et juridique, le terme de responsabilité est perçu ou connoté
négativement : « prendre ses responsabilités », « assumer des responsabilités » sont des
expressions qui font apparaître la responsabilité comme une charge et donc une entrave à
la liberté de chacun. En tant que citoyen, elle freine les initiatives ; si j'entreprends au agis,
elle peut me mettre dans des situations difficiles. Car, l'étymologie du mot l'indique, être
responsable c'est d'abord répondre de ses décisions ou de ses actes.
Mais c'est ne voir qu'un aspect de la responsabilité, car si dans le droit civil, afin de
réparer les dommages, on désigne un responsable, c'est pour soulager matériellement les
souffrances des victimes, que nous sommes tous. Nous ne voyons donc pas toujours que
nous bénéficions de cette mise en demeure du responsable.
Autrement dit, la responsabilité s'exerce dans la sphère sociale ou interpersonnelle, voire
dans la relation à l'autre ou à autre chose (si on considère qu'on peut avoir des devoirs
envers ce qu'on appelle communément « la nature »). D'ailleurs, c'est aussi en raison de
ce domaine où elle s'exerce, qu'elle est principalement une notion juridique, puisque le
droit a pour but de réguler les comportements ou régler les litiges.
Or, cette dimension juridique fondamentale brouille en partie le concept philosophique
qui n'a pris sa dimension réelle qu'au XXe siècle en raison des bouleversements
scientifiques et politiques qui ont changé notre rapport à la biosphère et notre conception
de l'être humain.
C'est pourquoi il faut avant tout clarifier ce qu'est la responsabilité en termes de droit pour
en dégager l'enjeu philosophique. On pourra aborder alors la question de façon plus
positive et expliquer pourquoi selon certains philosophes, elle est le concept éthique du
XXe siècle qui fédère toutes les vertus. Enfin, revenant à la question de départ, on verra
que l'enjeu d'une éthique aujourd'hui consiste peut-être à se demander comment il est
possible de tenir ensemble les concepts de responsabilité et de liberté.
Les problèmes
problèmes posés par la responsabilité juridique
On distingue la responsabilité pénale et la responsabilité civile. Les deux sont aujourd'hui
distinctes mais cela n'a pas toujours été le cas.
L'historique
'historique du terme : vient de respondere qui comme dans notre langue signifie
"répondre" mais est de la même racine que la sponsio qui désigne le contrat de mariage
entre les deux époux, la parole donnée. En effet chez les Romains, respondere signifie « 1.
Garantir en revanche, assurer de son côté ; 2. Donner des consultations de droit ; 3.
Répondre à une citation en justice. Quant au nom sponsio, il désigne l'engagement oral et
solennel, la promesse, la garantie : « promesse verbale et réciproque entre deux parties, de
payer une certaine somme si telle condition n'est pas remplie. »
2
Dans le droit romain, le responsable existait donc , mais il ne s'agissait pas forcément d'un
coupable tenu de réparer le dommage causé à autrui. Il était originairement le garant
d'une personne donnant sa parole pour autrui. En quelque sorte, si on était appelé à
répondre devant un tribunal, c'était pour parler à la place de quelqu'un, ou en tant que
témoin.
Au début du XIVe siècle en France, le responsable désigne dans la féodalité « l'homme
ayant charge à vie de payer à un seigneur la rente d'un fief ecclésiastique et l'adjectif a
d'abord qualifié en droit une personne admissible en justice. » (Dictionnaire historique de
la langue française)
Puis, il en vient , toujours au XIVe siècle, à qualifier la personne qui doit rendre compte
de ses actes et de ceux des personnes dont il a la garde. En 1935 on retrouvera cette
même définition, mais approfondie; elle désignera par dérivation une personne qui a
fonction de décision.
Le nom "responsabilité" n'apparaît vraiment qu'au XVIIIe siècle en subissant l'influence de
l'anglais responsibility : dans le droit constitutionnel anglais, le terme désigne l'obligation
pour les ministres de quitter le pouvoir lorsque le corps législatif leur retire sa confiance.
Ce passage en Angleterre explique la dimension juridique de la notion. On se souvient que
le parti whig fit promulguer l'« habeas corpus » en 1679, l'empruntant au droit romain. 1
Le titre de l'article de Catherine Labrousse-Riou est significatif, "Les oscillations du
droit" : au XVIIe siècle, grâce aux débats entre jansénistes et jésuites au sujet du libre
arbitre, la notion est envisagée dans le droit au plan pénal; au XVIIIe siècle, en revanche,
la morale chrétienne, axée sur la compassion pour la victime, considère le terme du point
de vue de cette dernière. C'est pourquoi on aboutira avec la responsabilité civile, à une
orientation vers la réparation du dommage.2
Le terme ne figure pas dans les codes napoléoniens, et le Code Civil utilise à peine
l'adjectif. Ce n'est qu' un peu plus tard que sa juridiction permettra de rendre compte de
l'inexécution d'un contrat, de l'obligation de réparer le dommage causé par sa propre faute
ou « du fait des choses que l'on a sous sa garde, des personnes dont on doit répondre. »
(1845). À l'origine, pourtant la réparation des dommages dus à des actes non fautifs n'était
pas envisagée.
Pourtant au XIXe siècle on s'interroge sur le meilleur système, à savoir celui qui lie la
responsabilité civile à la faute ou cet autre, qui la rattache seulement aux dommages
causés par un homme, ou sans cause assignable. D'où l'introduction de la notion de droit
pénal en 1904.
Au XXe siècle, dans un souci de solidarité et d'égalité, parallèlement à l'éclosion des
mutuelles et des assurances, grâce à cette notion de responsabilité civile, tout dommage
matériel est presque envisagé, répertorié et associé à un dédommagement monétaire.
1
il s'agissait de donner le droit à toute personne accusée d'être jugée; autrement dit on ne pouvait la
déposséder de son corps ou de ses biens sans l'avoir déclarée punissable.
2
cf. « Entre mal commis et mal subi : les oscillations du droit », Catherine Labrousse-Riou in Responsabilité,
Revue Autrement.
3
Les écueils du droit : Les juristes font remarquer qu'à chercher des responsables pour
chaque dommage, la véritable responsabilité se dilue. En effet, mutualiser les réparations
ne met plus l'éventuel fauteur de trouble en face de son acte. : « Avec l'assurance, la
réparation a cessé d'être une dette personnelle. » 3 Le responsable n'est plus celui qui a
causé un dommage mais celui qui est désigné par la loi pour réparer le dommage.
Ce système engendre aussi l'hostilité des uns envers les autres dans la mesure où les
responsables susceptibles se renvoient la responsabilité (comme dans l'affaire du vol
Paris-Rio où la compagnie et le syndicat des pilotes se renvoient la responsabilité).
Paradoxalement, la responsabilité civile contribue à un manquement à la responsabilité
morale.
Parfois, lorsqu'il s'agit d'un manquement moral grave reconnu par toute la société, un
responsable est désigné pour endosser toute la faute, et tous les coupables ne sont pas
soumis à rendre des comptes. ( Par exemple, dans l'affaire du sang contaminé, certains
médecins (Garretta, Roux) ont été à juste titre inculpés, mais ils n'étaient pas les seuls. Par
négligence ou passivité, de nombreux médecins ont suivi les directives sans étudier les
récentes publications sur les risques encourus. Et les représentants de l'État n'ont pas été
désignés comme coupables alors qu'ils ont été responsables des conséquences : ils ne
voulurent pas arrêter la fabrication récemment mise en œuvre d'un produit réalisé à partir
de plasma non chauffés, alors qu'on venait de découvrir que les produits chauffés
réduisaient énormément la contamination.)4
Le dédommagement des victimes ne se fait qu'en argent ; étant donné que s'il n'y a pas de
procédure pénale, le fauteur ne fait pas face à sa victime ; de ce fait, la réparation morale
est difficile. Ce n'est que dans les cas de procès pénal, que le fauteur peut s'amender et la
victime éventuellement pardonner.
On est dans une société où chacun s'attend à ce qu'un dommage soit réparé. On n' accepte
plus le risque pour soi et à court terme. Ce repli individualiste détourne le citoyen de
penser aux risques à long terme et à ceux qui concernent les autres.
La responsabilité en termes philosophiques : une notion proprement moderne
Elle est apparue comme concept philosophique en tant que tel qu'au XXe siècle 5 . Des
termes en sont voisins : la charge politique, la prise de conscience, la sollicitude etc. Les
philosophes ne la classent pas parmi les vertus mais considèrent plutôt qu'elle est le gage
de la moralité et des vertus. Par exemple, on peut être courageux, mais si on n'est pas
responsable, nos actes ne sont pas forcément moraux.
Ce concept est particulièrement pertinent aux XXe et XXIe siècle pour les raisons
suivantes :
3
cf. article cité en note 2.
4 cf. Le droit dans le drame de la transfusion sanguine, Marie Angèle Hermitte
5
La Vraie morale se moque de la morale, Alain Etchegoyen.
4
•
•
•
Si on revient à l'étymologie, on se souvient qu'être responsable, c'est "répondre à",
donc être en lien avec les autres, et en ce sens leur répondre de nos actes. Ou du
moins c'est se placer par principe comme quelqu'un qui prévoit la conséquence de
ses actes soit à l'intérieur de sa génération, soit pour les générations futures 6 . Cette
prise de conscience du déterminisme de tout acte se déploie, selon une complexité
croissante, spatialement, temporellement et à tous les niveaux sociologiques et
culturels .
La cause de cette prise de conscience réside dans les évolutions politique,
scientifique et technologique qui ont transformé notre rapport aux autres et à la
nature, qui ont modifié aussi nos représentations. En effet, l'avènement des
régimes démocratiques a établi l'égalité de droit entre tous les êtres humains. On
est donc amené à se soucier également de tous les hommes de la planète. La
mondialisation des échanges fait que nul ou presque ne peut s'exclure de la
circulation des biens de consommation soit en tant qu'agent, soit en tant que
consommateur.
La mondialisation introduit et complexifie les liens de cause à effet entre les
économies des différents pays, les écosystèmes, et entre les économies et les
écosystèmes ; les moyens techniques mis en œuvre par la modernisation agissent
sur la nature entendue comme la surface de la terre mais aussi sur la nature
biologique des être vivants. Sans parler de l'impact de la pollution sur les
conditions climatiques, l'agriculture intensive a modifié la nature des terres, donc
des végétaux qui poussent et par là même des animaux etc. Mais la nature
biologique de l'homme elle-même change : on en vient à imaginer la possibilité
d'agir sur la nature des futurs bébés ; les différentes prothèses et notre rapport à la
machine modifient le rapport à notre corps et aux autres7.
Face à ces mutations et au traumatisme collectif de la Shoah, des philosophes ont basé leur
système éthique sur la notion de responsabilité.
Hans Jonas 8 a été le premier à théoriser la responsabilité dans un ouvrage intitulé Le
Principe Responsabilité traduit en 1979 en français. Il part des constats que l'on vient
d'exposer et propose ce qu'il appelle une "heuristique de la peur". Mais il ne faut pas là
entendre le mot comme renvoyant à une société se prémunissant de tout risque, comme on
le voit dans les dispositifs sécuritaires mis en place aujourd'hui. Il affirme qu'il y a un bon
usage de la peur, celle qui déclenche des pensées à la recherche des affects qui incitent à
l'action et à la réflexion. Pour lui, nous ne pouvons pas dissocier nos raisons de craindre
de nos raisons d'espérer. Cette peur s'oppose à la trop grande confiance en la raison de la
tradition des Lumières. Elle ne craint pas pour soi mais pour autrui ; la peur est reliée à la
sollicitude. Son regard est alors tourné vers la fragilité, la vulnérabilité et le périssable. En
cela sa réflexion est basée sur l'anthropologie de Anna Arendt.
6
cf. Le Principe responsabilité, Hans Jonas.
Nommer pour penser, la tâche des intellectuels, Dany- Robert Dufour
8
cf. L'amour du monde et le principe responsabilité, Jean Greisch.
7
5
En effet la situation du nourrisson est archétypique. Or le concept de natalité est très
important pour Anna Arendt qui en fait un principe d'unicité, de nouveauté qui peut
fonder l'action mais aussi sa fragilité. Pour la philosophe, les mots très spécifiques de
l'action qui expriment le mieux son caractère précieux et fragile, sont l'irréversibilité et
l'imprévisibilité. Face à ce caractère irréversible de toute décision ou de toute action, elle
propose le pardon et la promesse qui donne de la grandeur à l'erreur humaine.
Levinas 9 est une autre figure importante concernant cette notion : son analyse croise celle
de Jonas mais fait de la responsabilité la situation ontologique de l'homme. Le philosophe
dit que la relation entre liberté et responsabilité est mal articulée. En quelque sorte, à la
question que nous avons posée Levinas répondrait : oui la responsabilité entrave la liberté
individuelle entendue comme individualisme égoïste. Et après ? Il dit que la responsabilité
a la précédence éthique sur la liberté. Tout homme qui naît se trouve situé à une place au
sein de la communauté humaine et de la nature qui en fait un être relié, et donc déjà en
demeure de répondre. Un concept important est celui de l'altérité. Or en hébreu le mot
responsabilité (acharaiout) comprend à la fois le mot "autre"(aher) et le mot "frère" (ah),
ce qui suggère qu'être responsable, c'est faire de l'hôte, du différent, non pas le même,
mais son frère. Dans ce cas la responsabilité n'est pas le contraire de la liberté mais sa
condition. En quelque sorte on pourrait dire que Levinas offre l'alternative : « je suis libre,
si je suis responsable. » L'autre représente pour Levinas la transcendance et permet à
l'homme d'échapper à une pensée totalisante, à une posture refermée sur elle-même. Se
transcender devient alors sortir de soi pour entrer en relation avec l'altérité tout en restant
infiniment séparé, car l'autre n'est pas mon alter ego.
Pour le philosophe le passage de l'intime responsabilité à la responsabilité publique n'est
pas un élargissement, mais une limitation à l'ordre synchronique du politique. La
responsabilité nous engage encore davantage vers l'autre que l'amour, dans la mesure où
l'amour est électif. 10 L'amour pour un autre n'est que privilège et pas encore conscience
morale. Il faut alors remplacer l'exigence d'amour par celle de justice; cela renvoie à la
dimension juridique du terme, mais sur un plan philosophique. L'autre est celui qui me
demande des comptes, qui me fait face.
Cette conception de la responsabilité nous relie non seulement aux autres, mais aussi au
passé. On ne peut faire fi du "ici et maintenant", lieu dans lequel on est, et où notre
histoire s'inscrit. "On a à répondre" en ce sens de ce dont on n'est pas cause. Devenir
adulte est peut-être accéder à cette responsabilité.
Liberté et responsabilité
L'approche de Levinas permet de refonder les rapports entre liberté et responsabilité.
Parler de liberté individuelle, c'est employer un vocabulaire libéral et capitaliste. Or de
plus en plus de gens conviennent que le libéralisme philosophique tend à être phagocyté
9
"Restons sauvages ! ", Bernard Edelman ; « Après vous, Monsieur », Mylène Baum-Botbol ; cf. aussi
Emmanuel Levinas. Altérité responsabilité, Simone Plourde.
6
par le registre économique. Ce libéralisme prône la liberté la liberté physique, la liberté de
pensée des citoyens et celle donc d'entreprendre en matière économique. Le problème est
que tous les hommes n'ont pas accès à cette liberté d'action, qui concrètement, ne peut se
réaliser sans argent (même aux Etats-Unis, rares sont les self made men), ou sans lien avec
ceux qui ont déjà réussi . On ne peut donc pas dire que tous les hommes parviennent de
fait au statut de citoyen. D'autre part, ce système engendre davantage des rivalités que la
sollicitude, un contournement des lois que la prise de responsabilités. On pourrait rajouter à
cette charge contre nos comportements, un déni de culpabilité alors que cette dernière est
nécessaire à l'élaboration de la personne adulte.
La question de la culpabilité11
Le refus de prendre ses responsabilités est également lié - à la fois cause et conséquence- à
la façon dont on envisage aujourd'hui le sentiment de culpabilité. Il est courant de penser
que la culpabilité est du côté de la bonne conscience, qu'elle peut être un rempart efficace
contre les dérives morales, mais qu'elle contrevient à l'épanouissement de la personnalité
en tant qu'elle entrave la réalisation des désirs. Or celle-ci est inhérente à l'être humain, et
permet de comprendre comme le dit Levinas que je suis responsable même de ce que je
n'ai pas fait. Ainsi, ceux qui sont revenus des camps, se sentaient coupables. La
compassion contribue donc à ce sens de responsabilité primordiale dont parle le
philosophe.
La psychanalyse montre quant à elle que le travail du sujet sur sa culpabilité lui permet
d'accéder à la moralité. Il ne s'agit pas ici d'une culpabilité héritée, comme on a pu le dire,
d'une éducation chrétienne mortifiante, mais de celle qui fait de l'homme un être dont l'un
des sentiments premiers est encore une fois la compassion. L'enfant en se mettant à la
place de l'autre élabore une relation (plus) humaine avec lui.
Paradoxalement, la
difficulté pour l'homme de réaliser sa liberté consiste dans une double exigence qui est
celle de l'estime de soi et du souci des autres. La responsabilité rappelle ce lien entre les
hommes comme entre les deux plateaux d'une balance : ma liberté ne vaut que si elle vise
aussi à réaliser celle des autres (le terme libra désigne en latin la balance). Plus les
hommes seront libres, plus je le serai, peut-être aussi parce que ce qui entrave la liberté est
non pas la charge de devoirs et de répondre aux autres hommes, mais la souffrance de voir
souffrir les autres. Liberté, responsabilité, sollicitude, joie sont des mots qui tissent sans
doute un programme de vivre ensemble où chaque terme dont la valeur s'accroît augmente
celle des autres. Malheureusement le cercle vertueux ne semble pas enclenché.
Le paradoxe de la société moderne
Le constat est là. Mais il ne résout pas la difficulté concrète à assumer ses responsabilités
non pas en termes de contrats juridiques, mais en termes véritablement éthiques. Il faut
reconnaître que la situation de l'homme moderne est très inconfortable : tandis qu'il est de
plus en plus sommé de choisir, d'avoir un avis sur un problème, plus les questions à
débattre sont nombreuses. Mais plus il constate la nécessité d'agir et moins il se détermine.
11
cf. De Culpabilité En Responsabilité, Emmanuel Diet, in Revue Autrement.
7
Il sait que tout est lié en ce monde, mais à la fois la complexité de ces rapports qui
interfèrent entre eux tend à le décourager d'agir et de prendre des décisions. La peur du
risque et le sentiment que des liens de causalité lui échappent le poussent à remettre à plus
tard la prise de responsabilité.
Comment oser encore décider et agir quand on ne sait faire la part des choses entre l'acte
décisif et l'acte aléatoire ? En accroissant nos pouvoirs techniques, la science a accru nos
responsabilités et nous fait douter de nos moyens de décider.
Car il est légitime de considérer qu'une décision isolée ne peut avoir aucune influence sur
le système. Comment faire alors pour fédérer une volonté qui ne soit plus aléatoire mais
véritablement efficiente ? La velléité est-elle totalement inutile ? Non dans la mesure où
elle est mue par un désir qui peut se communiquer. C'est là qu'on voit qu'une décision
rationnellement juste ou humaine ne peut l'emporter sans le rôle des affects.
Dans les sociétés laïques, le citoyen se comporte comme s'il se sentait agi par une
nécessité ou une machine qui le dépasse alors qu'il se veut et se croit plus libre que jamais.
Peut-être est-ce alors paresse que de s'en remettre à l'inéluctabilité d'une modernisation
qui se développe en échappant au contrôle de ceux qui l'ont initiée. D'ailleurs, une
nouvelle forme de responsabilité émerge de certains drames collectifs comme l'affaire du
sang contaminé : on parle de manque à la responsabilité par négligence ou passivité.
Michel Serres effectue une belle opposition entre ce qui relie (en latin religio) et la
négligence (neglego). L'accusation n'est pas celle de crime avec préméditation, ou
volontaire, mais de "crime involontaire conscient". On pourrait élargir cette notion
juridique dans le cas de la mise sur le marché des pesticides, des OGM, et plus récemment
de médicaments. Là encore la distance physique entre les responsables et les victimes
modifie le processus de la faute, mais non pas vraiment sa qualification morale. M.
Servier cherche à se retrancher derrière de multiples intermédiaires et de faux desseins
philanthropiques pour se disculper. Ceci dit, nous sommes tous mis en demeure de
questionner notre passivité.
La responsabilité définie ainsi, il faut reconnaître que la liberté individuelle au sens de
"réalisation de soi", "persévérance dans son être" est fort mise à mal. Nous serions
sommés sans cesse de réfléchir à nos actes futurs et plus encore que cela à questionner
incessamment ce que nous donne la technique. L'être humain est-il capable
individuellement d'une maîtrise totale et est-ce même souhaitable ? Bien sûr on peut
objecter que l'art, la recherche fondamentale, le sommeil et le rêve sont alors des
antidotes. Mais les choses ne sont pas si simples ; l'être humain ne peut compartimenter à
ce point son attitude morale et l'expression de ses désirs inconscients. D'ailleurs tout
comportement éthique prescrit de l'extérieur est vécu comme une contrainte n'est à
proprement parler pas moral.
8
Conclusion :
La notion de responsabilité ne permet-elle pas de prendre conscience que la liberté, loin d'être « faire
ce que je veux », comme on le pense à l'âge de l'adolescence, devient plus modestement, « éviter de
faire ce qui est mauvais pour moi et pour les autres » ? En d'autres termes, être libre ce serait éviter et
même devancer les mauvais choix. La tâche peut sembler lourde car cette liberté contraint en ce
qu'elle restreint les possibilités qui s'offrent à la raison. Mais si on considère que cette contrainte -là est
moins importante que celle, insidieuse, du laisser-faire, autre nom de la passivité, exercer sa liberté ce
serait être le plus conscient possible de ce qui nous détermine ; ce qui permet dans un second temps de
pouvoir mieux déjouer ces déterminismes. Être libre , ce serait donc d'abord "se libérer de".
On propose donc au groupe de débattre de trois questions :
La responsabilité vous semble-t-elle une notion adéquate pour nous aider à définir une liberté
éthique ?
À une époque où en est conscient de la multiplicité des déterminismes, que peut vouloir dire être
responsable ? (Si on ne croit plus au libre arbitre et que pourtant on croit en l'homme). Comment
agir sur les déterminismes dans un sens éthique ?
Y a-t-il une essence de l'homme qui puisse servir de « boussole » face aux risques inhérents à la vie
humaine et aux innovations technologiques ?
Une réflexion sur
sur l'essence de l'homme : « l'utopie a commis une erreur anthropologique : prétend
établir que l'homme se réaliserait pleinement dans le futur alors que l'essence de l'homme consiste à ne
jamais se réaliser. Chaque présent de l'homme est sa propre fin ; cela fut vrai à toute époque. Nous
voulons démystifier la technique en lui déniant la faculté de nous fabriquer un avenir qui ne serait pas
la mesure de l'homme. Nous voulons nous donner les moyens de maîtriser le savoir. »
Bernard Edelman
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