Fluctuat nec mergitur, comme disait tristement le monsieur qui voyait

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Actes de la SESDEF 2011-2012
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Actes des 15e et 16e colloques de la SESDEF Faire danser la langue : le langage en jeu Les 5 et 6 mai 2011 – Université de Toronto http://french.chass.utoronto.ca/SESDEF/ « Fluctuat nec mergitur, comme disait tristement le monsieur qui voyait sa femme prendre un bain de mer1 » : la provocation langagière, entre remise en cause et renouvellement Aude LAFERRIÈRE La Sorbonne-­‐Paris IV Dans son sketch intitulé « Nadège », l’humoriste Denis Maréchal joue l’apprenti
romancier. Il nous livre un récit de son cru dans lequel les dialogues sont truffés
d’incises – ces formules du type répliqua-t-il, affirma-t-elle, accompagnant les
répliques des personnages – qui s’avèrent surprenantes sous sa plume : « Ça n’a pas
l’air d’aller, songe-je. », « Pardon, réagis-je. », « Tu fais soit de la soupe, soit des
légumes, soit de la soupe de légumes…ou parfois du potage, ajoute-je. ».
Ces incises s’écartent des classiques dit-il, répondit-elle, qui émaillent les
dialogues romanesques traditionnels et qui apparaissent comme « le signe privilégié
du roman, au même titre que le “il était une fois” pour les contes2 ». Pierres
angulaires du roman pour rapporter les paroles des personnages, les incises
apparaissent pourtant aussi être des pierres d’achoppement pour les romanciers : en
1754 dans ses Éléments de littérature, Marmontel les décrit comme des
« interruptions qui ralentissent la vivacité du dialogue et rendent le style languissant là
où il devrait être le plus animé3 ». Flaubert, de son côté, expose dans une lettre à
Louise Collet le « supplice4 » que représente pour lui la difficulté à varier les incises.
Il n’y renonce pas pour autant, contrairement à Nathalie Sarraute, qui, elle, dans L’Ère
du soupçon, rejette ouvertement cette forme, jugée « monotone et gauche5 ».
1
Alphonse ALLAIS, « Propos détachés de Sam Weller. (Série retrouvée derrière une malle) », Œuvres
posthumes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », [1894], 1990, p. 267.
2
Françoise RULLIER-THEURET, « PUTAINDEMERDÉ-JE-T-IL ou l’invention des incises dans les
romans de San-Antonio », Poétique, n° 125, février 2001, p. 76.
3
Jean-François MARMONTEL, Éléments de littérature, dans Œuvres complètes, Genève, Slatkine
Reprints, [1787], 1968, p.389.
4
Gustave FLAUBERT, Lettre à Louise Colet du 13 avril 1853.
5
Nathalie SARRAUTE, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 105.
2
A. Laferrière
L’incise de citation est épinglée pour son caractère éculé. De fait, elle semble
souffrir d’un certain figement qui explique que toute variation suscite des réactions
pouvant aller de l’étonnement perplexe jusqu’à la plus franche désapprobation,
comme l’illustre le personnage de Zabo, reine des Éditions du Talion dans le roman
La Petite marchande de prose de Daniel Pennac. Celle-ci s’insurge contre des incises
qu’elle juge par trop fantaisistes :
« Et pourquoi pas “ Bonjour, entra-t-il ” ou “ Salut, sortit-il de la pièce ” 6? »
Prise entre le Charybde de la monotonie et le Scylla de l’agrammaticalité,
l’incise de citation fait l’objet d’un ensemble de prescriptions qui tendent à
transformer toute innovation en transgression.
Nous verrons comment du jeu peut cependant s’immiscer au sein de ces incises,
pourtant vues comme des morphèmes figés par certains grammairiens, un jeu aussi
bien au sens de mouvement (par des procédés formels que nous étudierons) que de
ludisme (avec des intentions comiques ou subversives).
Nous nous intéresserons dans un deuxième temps à une forme voisine de
l’incise, la comparative incidente (telle que comme dit, comme dirait), qui elle, sans
être l’objet d’innovations notoires, permet en revanche de revitaliser le segment
qu’elle escorte dans des structures telles que :
« “Je ne partage pas votre manière de voir” comme disait Alexis Lauze à la jeune
fille qui louchait7.»
Ces structures composées d’une expression figée (que ce soit une locution
stéréotypée ou un proverbe) escortée par l’incidente comme disait se sont même vu
attribuer le nom générique de wellérismes. Nous verrons donc de quelle manière les
énoncés les plus fossilisés que sont les proverbes peuvent recouvrer leurs couleurs
premières.
Pour cette démonstration, nous avons glané les exemples d’innovations dans un
corpus romanesque français, allant d’auteurs de la fin du XIXème tels Alphonse Allais
ou Michel Zévaco jusqu’à des écrivains du XXIème parmi lesquels Anna Gavalda, en
passant par certains du siècle passé comme Raymond Queneau ou Frédéric Dard.
1
Du jeu dans les incises : un jeu inattendu 1.1 L’incise : une forme très règlementée Alors qu’elle accompagne le discours direct des personnages romanesques – paroles
données en liberté – l’incise, elle, semble corsetée par un ensemble de règles, qui
tendent à en faire une tournure fossilisée tant du point de vue de son agencement
syntaxique que de son contenu lexical.
Sur le plan syntaxique, l’inversion est de mise comme le mentionnent les
grammaires normatives8 et au niveau sémantique, l’incise, ayant pour rôle de donner
6
7
Daniel PENNAC, La Petite marchande de prose, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989, p. 20.
Alphonse ALLAIS, op.cit., p. 268.
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la source locutoire des propos qu’elle accompagne, doit comporter un verbe de parole,
« verbe naturellement prédestiné à ce rôle9 », tels dire, déclarer, répondre, ajouter…
Dans la mise en scène de la parole romanesque, l’incise n’a qu’un second rôle,
et pour filer la métaphore théâtrale, elle n’est qu’une utilité devant s’effacer derrière
les propos des personnages qu’elle est chargée d’escorter : « Les incises de la
conversation mise en récit doivent être essentiellement vagues et passer inaperçues.
Elles se réduisent à des espèces de signes de ponctuation » comme l’affirment les
membres du Grammaire-Club10.
1.2 La subversion des normes Certains auteurs semblent avoir décidé de prendre le contrepied de ces normes, en
introduisant du jeu, du mouvement dans cette tournure à l’allure étriquée. Ils vont
opposer, à cette rigidité, des efforts de torsion (syntaxiques, morphologiques,
lexicales) créant parfois une distorsion entre fonction et sémantisme pour les incises
qui ne sont plus dotées d’un verbe déclaratif : ils n’hésitent donc pas à placer leurs
incises sous le signe de la transgression, au plus près du sens étymologique du mot,
puisque l’incise sous leurs plumes, outrepasse les limites que les normativistes lui ont
assignées pour s’aventurer en terrains lexical ou syntaxique inédits. Différents
procédés sont utilisés à cet effet. Il peut tout d’abord s’agir d’un jeu par ouverture
néologique. Certains auteurs décident d’élargir la liste des verbes figurant en incise
par des verbes inédits. Ces lexèmes néologiques peuvent être obtenus par :
• La conversion d’un adjectif, tel « hugôlatrai-je11 » à partir de l’adjectif vieilli
hugolâtre, ou « incorrigiblé-je12».
• La conversion d’un substantif qui permet par exemple d’obtenir l’incise
« hypothésé-je13 » chez San-Antonio.
• L’adaptation de clichés, manipulés pour figurer en incise, tels que « l’à brûlepourpoints-je14 » de San-Antonio encore.
8
Ainsi, Adolphe V. Thomas dans Difficultés et finesses de notre langue indique que « l’inversion du
sujet est obligatoire dans les propositions incises, quand on rapporte les paroles ou la pensée de
quelqu’un » ([1971] 2007 : 268). Cependant, pour typer la langue populaire, Céline ou Queneau
n’hésitent pas à remplacer les dit-il par des tournures à ordre sujet-verbe – il dit – ou même précédée
du ligateur que – qu’il dit.
9
Georges et Robert LE BIDOIS, Syntaxe du français moderne, tome II, Paris, Auguste Picard, 1938, p.
232.
10
Jacques BOULENGER, André THÉRIVE, Les Soirées du Grammaire-Club, Paris, Plon, 1924, p.
243.
11
Alphonse ALLAIS, « The perfect drink », Œuvres anthumes, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1989, p. 457.
12
SAN-ANTONIO, cité par F. Rullier-Theuret, art.cit., p. 82.
13
« “– On amènera probablement des groupes électrogènes avec des projecteurs”, hypothésé-je »,
SAN-ANTONIO, Si ma tante en avait, Œuvres complètes de San-Antonio, Paris, Fleuve noir, 1983,
p. 63.
14
SAN-ANTONIO, cité par F. Rullier-Theuret, art.cit., p. 82.
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Le procédé du mot-valise proche de la composition savante tel que
« sophologuer15 » qui semble obtenu par la soudure des deux premières
syllabes de Sophocle et du suffixe -loguer issu du logos grec.
• Ou encore l’élaboration d’un verbe sur la base d’une onomatopée, comme
« voui, vuvurre Zazie16 » sous la plume de Raymond Queneau, « blablutie-telle17 » (qui recourt aussi à une épenthèse) chez San-Antonio, ou plus
récemment « rognognotte-t-elle18 » créé par Anna Gavalda.
Certaines incises sont donc formées à partir de noms propres comme : « – Dit mon
père, hugolâtrai-je19 », « La vie est là, simple et tranquille, verlainé-je20 », ou encore
« merdre21, ubué-je22 » (où San Antonio reprend le mot inaugural de la pièce Ubu roi
de Jarry et construit le verbe « ubuer » à partir du nom du personnage éponyme
d’Ubu).
Avec ce type d’incises, Allais et San-Antonio font plus que se livrer au jeu
néologique, ils introduisent un jeu intertextuel : l’incise devient un lieu qui allie
l’inédit lexical et le déjà-dit littéraire, en devenant la chambre d’écho d’autres auteurs.
Ainsi, San-Antonio signale par l’incise « verlainé-je » son emprunt au poème
verlainien « Le ciel est, par-dessus le toit,… ».
Leur provocation langagière recouvre son sens étymologique plein. Issue du
verbe provocare, formé du préfixe pro- « devant, avant » et du verbe vocare,
« appeler », la provocation est une action qui consiste à « faire advenir », « faire naître
quelque chose ». De fait, leur provocation est autant une remise en cause – avec la
destruction de certains carcans – qu’un renouvellement, et correspond à une vision du
style, telle que la formule F. Dard, dont San-Antonio n’est que le pseudonyme :
•
Il faut que le style remue (…) Il faut qu’il surprenne. Si tu veux intéresser, tu dois
agresser. Il faut donc inventer, créer des mots23.
À côté de ces jeux néologiques, on trouve aussi un jeu lexical introducteur de
mouvement au sens littéral, avec l’emploi de verbes de mouvement dans les incises.
En effet, le passage du domaine linguistique au domaine kinésique est franchi par les
plus audacieux :
« Tout de suite ! s’affairait le capitaine Ortolan. » (L.-F. Céline24)
« Oh non, monsieur ! se redressa-t-il. » (A. Allais25)
15
Alphonse ALLAIS, « Le Méger et la Mégère apprivoisés du même coup », Œuvres posthumes,
éd.cit., p.853.
16
Raymond QUENEAU, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, coll. « Folio plus », 1959 p. 49.
17
SAN- ANTONIO, Le Cri du morpion, Paris, Fleuve noir, 1989, p.147.
18
Anna GAVALDA, L’Échappée belle, Paris, Le Dilettante, 2009, p. 9.
19
Alphonse ALLAIS, « The perfect drink », op.cit., p. 457.
20
SAN-ANTONIO, cité par Françoise Rullier-Theuret, art. cité., p. 81.
21
San-Antonio reprend le néologisme inaugural de la pièce Ubu roi d’Alfred Jarry (1888).
22
SAN-ANTONIO, Le Cri du morpion, éd.cit., p. 55.
23
Frédéric DARD, Je le jure, 1975, cité par F. Rullier-Theuret, art.cit., p. 81.
24
Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, coll. « Folio plus », 1992, p. 32.
25
« Poète départemental », Œuvres anthumes, p. 792.
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« Mais mon petit Lucien, se jeta-t-elle dans ses bras, ce n’est pas ce que j’ai voulu
dire. » (A. Allais26)
« Achevez, palpita Leonore Galigaï » (M. Zevaco27)
Un mécanisme de glissement métonymique semble à l’œuvre dans ce genre
d’incises, avec des passages :
• De la parole au bruit :
Corignan ! grince l’avorton. (M. Zevaco28)
•
De la parole à la mimique :
Et c’est un tort, souriait Méténier de son sourire le plus aimable, très curieux, et
puis tu te serais trouvé là en pays de connaissance. (J. Lorrain29)
•
et même du verbal au facial avec variation « chromatique » :
Sans douleur ! blêmit le mari. (A. Allais30)
Mais, mademoiselle !... s’empourpra Alfred. (A. Allais31)
Si l’incise est tenue par certains pour une « servitude littéraire32 », d’autres au
contraire la mettent au service de leur créativité et la structure la plus monotone peut
devenir lieu d’apparition de l’inédit, par transgression des normes qui la gouvernent.
Cette remise en mouvement peut aussi affecter l’entourage cotextuel de telles formes :
c’est le cas dans les wellérismes, où les comparatives incidentes en comme disait font
céder le figement du stéréotype qu’elles escortent.
2
Les wellérismes ou la remise en mouvement des stéréotypes langagiers 2.1 Une construction particulière (codée) : Les wellérismes Valet dans Les Papiers posthumes du Pickwick club de Charles Dickens, paru en
1837, Sam Weller affiche un tic de langage qui consiste à utiliser une phrase connue
et à lui juxtaposer des circonstances dans lesquelles elle aurait été prononcée.
En voici un exemple :
C’est fini, et on n’y peut plus rien, et c’est toujours une consolation, comme on dit
en Turquie, quand on a coupé la tête à quelqu’un par erreur33.
26
« Le Méger et la mégère apprivoisés du même coup », Œuvres posthumes, éd.cit. p. 853.
Le Capitan, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », [1907] 2003, p. 291.
28
Le Capitan, éd.cit., p. 517.
29
« La Dame aux lèvres rouges », dans La Dame aux lèvres rouges, Éditions Bartillat, Paris, [1888],
2000, p. 108.
30
« Anesthésie », Œuvres anthumes, éd.cit., p. 66.
31
« Dans la peau d’un autre », ibid., p. 209.
32
Maurice DESSAINTES, La Construction par insertion incidente, Paris, Éditions d’Artrey, 1960, p.
53.
33
Charles DICKENS, Les Papiers posthumes du Pickwick club, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1958, chapitre X, p.148-165.
27
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A. Laferrière
Ce type de formules a fait la notoriété de Sam Weller au point qu’il a donné son
nom à ce genre de citations humoristiques appelées à se perpétuer34. Alphonse Allais
a, quant à lui, donné le titre de « Propos détachés de Sam Weller » à trois courts écrits
différents dans lesquels il égrène des wellérismes en cascade.
Ainsi, redonnant vie au langage d’un être de papier, il redonne aussi vie à toutes
sortes d’énoncés figés tout en créant un effet éminemment comique.
2.2 Les proverbes et expressions stéréotypiques Proverbes et locutions figées ont la caractéristique commune d’être d’une « grande
stabilité formelle », et de présenter pour corrélat, « une extrême vulnérabilité au
changement dans la conscience linguistique collective », raison pour laquelle ils
constituent, selon Lionel Duisit, « une cible à l’activité parodique35 ». De fait, comme
l’écrit Gérard Genette, « la déformation parodique de proverbes […] est un type
probablement aussi populaire que le proverbe lui-même36 ».
Dans les wellérismes, ils ne sont pas nécessairement déformés mais ils sont
toujours recontextualisés et, par là, « défigés » :
« Il y a des hauts et des bas dans la vie, comme disait le groom de l’ascenseur » (A.
Allais, « Propos rapportées de Sam Weller »37)
C’est ici un lieu commun qui est convoqué : de sens métaphorique pour
désigner les aléas de l’existence, ce stéréotype de pensée retrouve un sens littéral en
étant attribué à un locuteur déterminé : un groom d’ascenseur. C’est l’agent de la
profération (ce groom de l’ascenseur) qui est ici le « terme disjoncteur ». Par lui, il y a
superposition (ou disjonction) de deux isotopies : l’isotopie métaphorique des aléas
euphoriques/dysphoriques est subitement court-circuitée par l’isotopie littérale de la
verticalité (montée/descente).
Parfois, la contextualisation s’accompagne d’une déformation :
« Quand on est Maure, c’est pour longtemps, comme disait le jeune Arabe qui,
après avoir reçu une excellente éducation au lycée d’Alger s’en allait rejoindre ses
frères du désert dans le Sud-Oranais38.»
Ici, le défigement ne s’adresse qu’à l’œil avec l’homophonie Maure /mort du
proverbe originel qui permet le jeu de mots. La déformation homonymique permet la
« polysémisation39 » du sens. Le proverbe initial reçoit, grâce cette déformation et à
l’incise expansée, une surdétermination contextuelle, par l’abondance de termes
34
Francis ROGEDEM a par exemple étudié leur succès au Burundi (cf. « Une forme d’humour
contestataire au Burundi : les wellérismes », Cahiers d’études africaines, n° 55, 1974, p. 521-542).
35
Lionel DUISIT, « Satire, parodie, calembour, esquisse d’une théorie des modes dévalués », Les
Modes dévalués : essai d’interprétation rhétorique, Saratoga, Anma libri, 1978, p. 104.
36
Gérard GENETTE, Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 51.
37
Alphonse ALLAIS, « Propos détachés de Sam Weller (Série retrouvée derrière une malle) », op.cit.,
p. 267.
38
Id.
39
Jacqueline AUTHIER-REVUZ, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et noncoïncidences du dire, Paris, Larousse, coll. « Sciences du langage », 1995, p. 757.
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construisant l’isotopie mauresque – Arabe, Alger, Sud-Oranais, désert – au détriment
de l’isotopie mortuaire présente dans le proverbe initial.
Habituellement, les proverbes sont escortés des incises dit-on ou comme on dit,
c’est-à dire de discours citant d’univers. En substituant à cet « énonciateur virtuel de
la doxa40 » des locuteurs particuliers, Allais individualise la voix collective et fait
ainsi céder le figement de l’énoncé sous la pression des circonstances individuelles
qui le remotivent. Ce faisant, il brise le contrat référentiel qui assure le
fonctionnement du proverbe. En effet, comme l’explique Charlotte Schapira dans Les
Stéréotypes en français41 le proverbe repose sur une relation référentielle fixe et
conventionnelle : il dénomme une classe de situations. Cette relation référentielle fixe
permet à tout locuteur de la langue de recourir à la même expression afin de signifier
une situation relevant de cette classe. Autrement dit, il y a association constante d’un
même signifiant (la formule figée) avec la situation signifiée. Par exemple, « le fruit
ne tombe jamais loin de l’arbre » réfère à la ressemblance des enfants avec leurs
parents.
Or précisément, Allais remet en cause toute fixité : aussi bien celle de la forme
même du proverbe (dans le cas des modifications orthographiques par exemple) que
celle du contrat référentiel, en le plaçant dans des circonstances de profération qui ne
correspondent nullement à la situation qu’il dénote traditionnellement. Resitués dans
des circonstances tout à fait originales, les mots le composant retrouvent un sens
originel, littéral.
Le détournement de sens détonne encore plus quand il s’accompagne d’un effet
de contraste tel qu’une dégradation burlesque. Ainsi, dans « Je ne partage pas votre
manière de voir, comme disait Alexis Lauze à la jeune fille qui louchait42. »,
l’exploitation de la polysémie du verbe voir (« concevoir »/ « percevoir par la vue »)
occasionne une chute de l’intellect au physique, la divergence de pensées redevenant
défaut de convergence oculaire !
Le contraste burlesque peut aussi surgir d’un télescopage entre noblesse et
trivialité :
« Nous voilà dans de beaux draps, comme disait l’empereur Napoléon III, à Sedan.
(Sedan est réputé pour la beauté des tissus qu’on y fabrique) 43. »
Ici, le calembour est expliqué : l’expression stéréotypée être dans de beaux
draps (signifiant « être en difficultés ») est triviale, en décalage avec le contexte
historique guerrier et celui qui l’aurait proférée – qui ne serait autre que Napoléon. En
même temps, elle est réactivée, c’est-à-dire qu’elle reprend son sens littéral par
l’isotopie drap/ ville de Sedan, lieu célèbre de draperie. Autrement dit, le substantif
40
Charlotte SHAPIRA, « Discours rapporté et parole prototypique », dans Le Discours rapporté dans
tous ses états, textes réunis et présentés par Juan Manuel Lopez Munoz, Sophie Marnette, Laurence
Rosier, Actes du Colloque International Bruxelles 8-11 novembre 2001, Paris, L’Harmatthan, p. 137.
41
Charlotte SHAPIRA, Les Stéréotypes en français et autres formules, Paris-Gap, Ophrys, coll.
« L’Essentiel français », 1999, p. 80.
42
Alphonse ALLAIS, « Propos détachés de Sam Weller. (Série retrouvée derrière une malle) », op.cit.,
p. 268.
43
Ibid., p. 267.
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A. Laferrière
drap est traité comme un élément autonome alors qu’il entre dans une locution
verbale « être dans de beaux draps », dans laquelle l’image n’était plus sentie, les
mots ayant comme perdu leur sens primitif. C’est Sedan qui est ici le terme
disjoncteur, car il permet la superposition du sens littéral et du sens figuré de la
locution, lequel demeure puisque Sedan est le lieu d’une déroute napoléonienne :
Napoléon était bien « dans de beaux draps », puisque fait prisonnier, comme le dénote
de façon métaphorique l’expression.
D’autres manœuvres lexicales permettent déformation et défigement : c’est le
cas du calembour graphique : « L’arbitraire ; l’arbi traire, comme disait le poète
observateur et calembourgeois témoin des effroyables exactions de l’administration
dans nos possessions d’Afrique44 » (la décomposition permettant de dénoncer
l’injustice de traire l’arbi, l’arbi étant un appellatif populaire et péjoratif pour
désigner un habitant d’Afrique du Nord).
2.3 Transgression irrévérencieuse La pratique du détournement peut s’exercer sur une matière intertextuelle et la
malmener. Il arrive ainsi qu’une comparative escorte une citation, laquelle est un
énoncé figé par excellence dans la mesure où le texte cité doit être scrupuleusement
identique à l’original (règle explicite dans la pratique légale, d’où un figement
obligatoire). Or Allais, tout en maintenant leur fixité formelle, parvient à les faire
revivre en les arrachant à leur créateur et en les attribuant à un nouveau locuteur, ou
bien seulement en les insérant dans un nouveau contexte.
La cible de ce jeu peut être une devise :
« Fluctuat nec mergitur, comme disait tristement le monsieur qui voyait sa femme
prendre un bain de mer45. »
La noblesse latine de la devise de Paris (« Elle flotte mais elle ne coule pas »)
est convoquée par une cohérence isotopique et phonique entre mergitur/mer mais
l’incidente « comme disait » provoque le passage du constat de puissance de la
capitale française au dépit du mari qui aurait préféré voir sa femme couler…
La cible peut être aussi un chant patriotique :
« Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus !
Comme disait le gigolo, en attendant que le vieux fût sorti de chez sa dame46. »
La profération par un gigolo de ce couplet de la Marseillaise entraîne un
basculement de l’épique vers le grivois. Nous avons bien affaire, selon les mots de
44
Alphonse ALLAIS, « Propos détachés de Sam Weller. IIè et finale série », Œuvres posthumes, éd.cit.,
p. 263.
45
Alphonse ALLAIS, « Propos détachés de Sam Weller. (Série retrouvée derrière une malle) », op.cit.,
p. 267.
46
Ibid., p. 268.
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Gérard Genette, à « une citation détournée de son sens », « de son contexte et de son
niveau de dignité47».
Les wellérismes se font jeu avec ce qui fait autorité, et avec les auctor (les
auteurs). En effet, nombreuses sont les citations renvoyant à des hypotextes (à des
textes antérieurs) tels que ce vers prélevé de Horace de Corneille, pièce dans laquelle
le seul frère survivant du côté des Horace a, pense-t-on, pris la fuite contre les trois
Curiace et qui cède la place, sous la plume de Allais, à une victime de l’incurie
médicale :
« Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? comme disait la veuve d’un monsieur
trépassé à la suite d’une consultation des trois meilleurs médecins de Paris48. »
Ou bien encore un vers issu de la poésie de Pierre Charles Roy :
« Glissez, mortels, n’appuyez pas..., comme disait l’homme qui avait roulé du talus
sur la voie, au moment précis où passait le rapide de Bordeaux49. »
Ce vers du XVIIIème siècle, originellement placé sous une gravure représentant
des patineurs sur un lac pour illustrer « la légère surface des plaisirs humains » est à
tout point de vue décontextualisé : il l’est spatialement, avec la mise en scène
ferroviaire, ce qui conduit à un choc temporel entre vers classique et évocation
technologique du « rapide de Bordeaux », le tout impliquant un changement de
situation interlocutive : la mise en garde du poète adressée aux hommes en général
devient, sous la plume de Allais, supplication d’un homme en détresse adressée aux
voyageurs présents dans le train. Autrement dit, le constat du passage éphémère des
hommes sur Terre a cédé la place à celui du passage d’un train sur un homme tombé
au beau milieu d’un chemin de fer !
Dans ces wellérismes, il ne s’agit non plus d’attribuer une source particulière à
des énoncés qui par définition n’en ont pas (les proverbes) mais au contraire, de priver
des formules célèbres de leur créateur premier et véritable. En les rendant ainsi
orphelines, un jeu avec les Belles Lettres est ouvert : aux lecteurs lettrés de retrouver
la paternité de ces citations sorties de leur contexte originel.
Pour résumer, les wellérismes reposent sur une opération de transplantation
d’énoncés figés assignés à une source locutoire inédite, ce qui donne une nouvelle
bouture de sens, de façon à « réveiller la métaphore endormie50 ». Ce procédé
s’apparente aussi à ce que G. Genette appelle parodie minimale et qui « consiste à
reprendre littéralement un texte pour lui donner une signification nouvelle, en jouant
au besoin et si possible sur les mots51».
Ainsi, les wellérismes pourraient bien donner à voir la dualité de la langue
décrite par C. Schapira : « la langue est un organisme vivant qui change et évolue
continuellement : le figement y constitue à chaque fois une mort et une
47
Gérard GENETTE, op.cit., p. 28.
Alphonse ALLAIS, « Propos détachés de Sam Weller. IIè et finale série », op.cit., p. 262.
49
Alphonse ALLAIS, « Propos détachés de Sam Weller », Œuvres posthumes, éd.cit., p. 259.
50
Françoise RULLIER-THEURET, « “Comme dirait Béru”. Le calembour et les plans d’énonciation »,
L’Information grammaticale, n°69, mars 1996, p. 4.
51
Gérard GENETTE, op.cit., p. 28.
48
10
A. Laferrière
résurrection52». En effet, les wellérismes signalent les formules figées (la typographie
italique indique à elle seule le déjà-dit fixé, consacré, loin de la typologie courante,
celle qui court, qui circule encore) en même temps qu’ils les dégèlent et remettent
leur sens en circulation.
Le détournement de sens est donc tout autant un recouvrement de sens,
Alphonse Allais se livrant à la revivification évoquée par Alain Rey : « Les locutions
et les expressions figées subissent la loi du signifiant. Desséchées, les fleurs de la
rhétorique collective sont des immortelles, toujours prêtes à revivre, à prendre de
nouvelles et imprévisibles couleurs. »53
Bibliographie
Ouvrages littéraires et métalittéraires :
ALLAIS Alphonse, Œuvres anthumes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
1989.
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1990.
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plus », 1992.
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« Bibliothèque de la Pléiade », 1958.
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1989.
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SAN-ANTONIO, Le Cri du morpion, Paris, Fleuve noir, 1989.
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ZEVACO Michel, Le Capitan, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », [1907] 2003.
Grammaires, critiques littéraires et stylistiques :
52
Charlotte SCHAPIRA, Les Stéréotypes en français : « la langue est un organisme vivant qui change
et évolue continuellement : le figement y constitue à chaque fois une mort et une résurrection » :
d’une part, il gèle la syntaxe vivante, créant une unité pétrifiée ; d’autre part, cette nouvelle unité
lexicale, à peine formée, tend à se réinsérer dans le système du lexique et à fonctionner – ne serait-ce
que faiblement et de manière rudimentaire – comme les autres éléments du vocabulaire. » (p. 44).
53
Alain REY, Introduction au Dictionnaire des expressions et locutions, Paris, Le Robert, coll. « Les
Usuels», 1979.
Actes de la SESDEF 2011-2012
11
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Munoz, Sophie Marnette, Laurence Rosier, Actes du Colloque International
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