Fluctuat nec mergitur, comme disait tristement le monsieur qui voyait

Actes de la SESDEF 2011-2012
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Dans son sketch intitulé « Nadège », l’humoriste Denis Maréchal joue l’apprenti
romancier. Il nous livre un récit de son cru dans lequel les dialogues sont truffés
d’incises ces formules du type répliqua-t-il, affirma-t-elle, accompagnant les
répliques des personnages qui s’avèrent surprenantes sous sa plume : « Ça n’a pas
l’air d’aller, songe-je. », « Pardon, réagis-je. », « Tu fais soit de la soupe, soit des
légumes, soit de la soupe de légumes…ou parfois du potage, ajoute-je. ».
Ces incises s’écartent des classiques dit-il, répondit-elle, qui émaillent les
dialogues romanesques traditionnels et qui apparaissent comme « le signe privilégié
du roman, au même titre que le “il était une fois” pour les contes2 ». Pierres
angulaires du roman pour rapporter les paroles des personnages, les incises
apparaissent pourtant aussi être des pierres d’achoppement pour les romanciers : en
1754 dans ses Éléments de littérature, Marmontel les décrit comme des
« interruptions qui ralentissent la vivacité du dialogue et rendent le style languissant là
il devrait être le plus animé3 ». Flaubert, de son côté, expose dans une lettre à
Louise Collet le « supplice4 » que représente pour lui la difficulté à varier les incises.
Il n’y renonce pas pour autant, contrairement à Nathalie Sarraute, qui, elle, dans L’Ère
du soupçon, rejette ouvertement cette forme, jugée « monotone et gauche5 ».
1 Alphonse ALLAIS, « Propos détachés de Sam Weller. (Série retrouvée derrière une malle) », Œuvres
posthumes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », [1894], 1990, p. 267.
2 Françoise RULLIER-THEURET, « PUTAINDEMERDÉ-JE-T-IL ou l’invention des incises dans les
romans de San-Antonio », Poétique, n° 125, février 2001, p. 76.
3 Jean-François MARMONTEL, Éléments de littérature, dans Œuvres complètes, Genève, Slatkine
Reprints, [1787], 1968, p.389.
4 Gustave FLAUBERT, Lettre à Louise Colet du 13 avril 1853.
5 Nathalie SARRAUTE, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 105.
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L’incise de citation est épinglée pour son caractère éculé. De fait, elle semble
souffrir d’un certain figement qui explique que toute variation suscite des réactions
pouvant aller de l’étonnement perplexe jusqu’à la plus franche désapprobation,
comme l’illustre le personnage de Zabo, reine des Éditions du Talion dans le roman
La Petite marchande de prose de Daniel Pennac. Celle-ci s’insurge contre des incises
qu’elle juge par trop fantaisistes :
« Et pourquoi pas “ Bonjour, entra-t-il ” ou “ Salut, sortit-il de la pièce 6? »
Prise entre le Charybde de la monotonie et le Scylla de l’agrammaticalité,
l’incise de citation fait l’objet d’un ensemble de prescriptions qui tendent à
transformer toute innovation en transgression.
Nous verrons comment du jeu peut cependant s’immiscer au sein de ces incises,
pourtant vues comme des morphèmes figés par certains grammairiens, un jeu aussi
bien au sens de mouvement (par des procédés formels que nous étudierons) que de
ludisme (avec des intentions comiques ou subversives).
Nous nous intéresserons dans un deuxième temps à une forme voisine de
l’incise, la comparative incidente (telle que comme dit, comme dirait), qui elle, sans
être l’objet d’innovations notoires, permet en revanche de revitaliser le segment
qu’elle escorte dans des structures telles que :
« “Je ne partage pas votre manière de voircomme disait Alexis Lauze à la jeune
fille qui louchait7
Ces structures composées d’une expression figée (que ce soit une locution
stéréotypée ou un proverbe) escortée par l’incidente comme disait se sont même vu
attribuer le nom générique de wellérismes. Nous verrons donc de quelle manière les
énoncés les plus fossilisés que sont les proverbes peuvent recouvrer leurs couleurs
premières.
Pour cette démonstration, nous avons glané les exemples d’innovations dans un
corpus romanesque français, allant d’auteurs de la fin du XIXème tels Alphonse Allais
ou Michel Zévaco jusqu’à des écrivains du XXIème parmi lesquels Anna Gavalda, en
passant par certains du siècle passé comme Raymond Queneau ou Frédéric Dard.
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Alors qu’elle accompagne le discours direct des personnages romanesques paroles
données en liberté l’incise, elle, semble corsetée par un ensemble de règles, qui
tendent à en faire une tournure fossilisée tant du point de vue de son agencement
syntaxique que de son contenu lexical.
Sur le plan syntaxique, l’inversion est de mise comme le mentionnent les
grammaires normatives8 et au niveau sémantique, l’incise, ayant pour rôle de donner
6 Daniel PENNAC, La Petite marchande de prose, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989, p. 20.
7 Alphonse ALLAIS, op.cit., p. 268.
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la source locutoire des propos qu’elle accompagne, doit comporter un verbe de parole,
« verbe naturellement prédestiné à ce rôle9 », tels dire, déclarer, répondre, ajouter…
Dans la mise en scène de la parole romanesque, l’incise n’a qu’un second rôle,
et pour filer la métaphore théâtrale, elle n’est qu’une utilité devant s’effacer derrière
les propos des personnages qu’elle est chargée d’escorter : « Les incises de la
conversation mise en récit doivent être essentiellement vagues et passer inaperçues.
Elles se réduisent à des espèces de signes de ponctuation » comme l’affirment les
membres du Grammaire-Club10.
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Certains auteurs semblent avoir décidé de prendre le contrepied de ces normes, en
introduisant du jeu, du mouvement dans cette tournure à l’allure étriquée. Ils vont
opposer, à cette rigidité, des efforts de torsion (syntaxiques, morphologiques,
lexicales) créant parfois une distorsion entre fonction et sémantisme pour les incises
qui ne sont plus dotées d’un verbe déclaratif : ils n’hésitent donc pas à placer leurs
incises sous le signe de la transgression, au plus près du sens étymologique du mot,
puisque l’incise sous leurs plumes, outrepasse les limites que les normativistes lui ont
assignées pour s’aventurer en terrains lexical ou syntaxique inédits. Différents
procédés sont utilisés à cet effet. Il peut tout d’abord s’agir d’un jeu par ouverture
néologique. Certains auteurs décident d’élargir la liste des verbes figurant en incise
par des verbes inédits. Ces lexèmes néologiques peuvent être obtenus par :
La conversion d’un adjectif, tel « hugôlatrai-je11 » à partir de l’adjectif vieilli
hugolâtre, ou « incorrigiblé-je12».
La conversion d’un substantif qui permet par exemple d’obtenir l’incise
« hypothésé-je13 » chez San-Antonio.
L’adaptation de clichés, manipulés pour figurer en incise, tels que « l’à brûle-
pourpoints-je14 » de San-Antonio encore.
8 Ainsi, Adolphe V. Thomas dans Difficultés et finesses de notre langue indique que « l’inversion du
sujet est obligatoire dans les propositions incises, quand on rapporte les paroles ou la pensée de
quelqu’un » ([1971] 2007 : 268). Cependant, pour typer la langue populaire, Céline ou Queneau
n’hésitent pas à remplacer les dit-il par des tournures à ordre sujet-verbe il ditou même précédée
du ligateur quequ’il dit.
9 Georges et Robert LE BIDOIS, Syntaxe du français moderne, tome II, Paris, Auguste Picard, 1938, p.
232.
10 Jacques BOULENGER, André THÉRIVE, Les Soirées du Grammaire-Club, Paris, Plon, 1924, p.
243.
11 Alphonse ALLAIS, « The perfect drink », Œuvres anthumes, Paris, Robert Laffont, coll.
« Bouquins », 1989, p. 457.
12 SAN-ANTONIO, cité par F. Rullier-Theuret, art.cit., p. 82.
13 « “– On amènera probablement des groupes électrogènes avec des projecteurs”, hypothésé-je »,
SAN-ANTONIO, Si ma tante en avait, Œuvres complètes de San-Antonio, Paris, Fleuve noir, 1983,
p. 63.
14 SAN-ANTONIO, cité par F. Rullier-Theuret, art.cit., p. 82.
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Le procédé du mot-valise proche de la composition savante tel que
« sophologuer15 » qui semble obtenu par la soudure des deux premières
syllabes de Sophocle et du suffixe -loguer issu du logos grec.
Ou encore l’élaboration d’un verbe sur la base d’une onomatopée, comme
« voui, vuvurre Zazie16 » sous la plume de Raymond Queneau, « blablutie-t-
elle17 » (qui recourt aussi à une épenthèse) chez San-Antonio, ou plus
récemment « rognognotte-t-elle18 » créé par Anna Gavalda.
Certaines incises sont donc formées à partir de noms propres comme : « – Dit mon
père, hugolâtrai-je19 », « La vie est là, simple et tranquille, verlainé-je20 », ou encore
« merdre21, ubué-je22 » (où San Antonio reprend le mot inaugural de la pièce Ubu roi
de Jarry et construit le verbe « ubuer » à partir du nom du personnage éponyme
d’Ubu).
Avec ce type d’incises, Allais et San-Antonio font plus que se livrer au jeu
néologique, ils introduisent un jeu intertextuel : l’incise devient un lieu qui allie
l’inédit lexical et le déjà-dit littéraire, en devenant la chambre d’écho d’autres auteurs.
Ainsi, San-Antonio signale par l’incise « verlainé-je » son emprunt au poème
verlainien « Le ciel est, par-dessus le toit,… ».
Leur provocation langagière recouvre son sens étymologique plein. Issue du
verbe provocare, formé du préfixe pro- « devant, avant » et du verbe vocare,
« appeler », la provocation est une action qui consiste à « faire advenir », « faire naître
quelque chose ». De fait, leur provocation est autant une remise en cause avec la
destruction de certains carcans – qu’un renouvellement, et correspond à une vision du
style, telle que la formule F. Dard, dont San-Antonio n’est que le pseudonyme :
Il faut que le style remue (…) Il faut qu’il surprenne. Si tu veux intéresser, tu dois
agresser. Il faut donc inventer, créer des mots23.
À côté de ces jeux néologiques, on trouve aussi un jeu lexical introducteur de
mouvement au sens littéral, avec l’emploi de verbes de mouvement dans les incises.
En effet, le passage du domaine linguistique au domaine kinésique est franchi par les
plus audacieux :
« Tout de suite ! s’affairait le capitaine Ortolan. » (L.-F. Céline24)
« Oh non, monsieur ! se redressa-t-il. » (A. Allais25)
15 Alphonse ALLAIS, « Le Méger et la Mégère apprivoisés du même coup », Œuvres posthumes,
éd.cit., p.853.
16 Raymond QUENEAU, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, coll. « Folio plus », 1959 p. 49.
17 SAN- ANTONIO, Le Cri du morpion, Paris, Fleuve noir, 1989, p.147.
18 Anna GAVALDA, L’Échappée belle, Paris, Le Dilettante, 2009, p. 9.
19 Alphonse ALLAIS, « The perfect drink », op.cit., p. 457.
20 SAN-ANTONIO, cité par Françoise Rullier-Theuret, art. cité., p. 81.
21 San-Antonio reprend le néologisme inaugural de la pièce Ubu roi d’Alfred Jarry (1888).
22 SAN-ANTONIO, Le Cri du morpion, éd.cit., p. 55.
23Frédéric DARD, Je le jure, 1975, cité par F. Rullier-Theuret, art.cit., p. 81.
24 Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, coll. « Folio plus », 1992, p. 32.
25 « Poète départemental », Œuvres anthumes, p. 792.
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« Mais mon petit Lucien, se jeta-t-elle dans ses bras, ce n’est pas ce que j’ai voulu
dire. » (A. Allais26)
« Achevez, palpita Leonore Galigaï » (M. Zevaco27)
Un mécanisme de glissement métonymique semble à l’œuvre dans ce genre
d’incises, avec des passages :
De la parole au bruit :
Corignan ! grince l’avorton. (M. Zevaco28)
De la parole à la mimique :
Et c’est un tort, souriait Méténier de son sourire le plus aimable, très curieux, et
puis tu te serais trouvé là en pays de connaissance. (J. Lorrain29)
et même du verbal au facial avec variation « chromatique » :
Sans douleur ! blêmit le mari. (A. Allais30)
Mais, mademoiselle !... s’empourpra Alfred. (A. Allais31)
Si l’incise est tenue par certains pour une « servitude littéraire32 », d’autres au
contraire la mettent au service de leur créativité et la structure la plus monotone peut
devenir lieu d’apparition de l’inédit, par transgression des normes qui la gouvernent.
Cette remise en mouvement peut aussi affecter l’entourage cotextuel de telles formes :
c’est le cas dans les wellérismes, les comparatives incidentes en comme disait font
céder le figement du stéréotype qu’elles escortent.
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Valet dans Les Papiers posthumes du Pickwick club de Charles Dickens, paru en
1837, Sam Weller affiche un tic de langage qui consiste à utiliser une phrase connue
et à lui juxtaposer des circonstances dans lesquelles elle aurait été prononcée.
En voici un exemple :
C’est fini, et on n’y peut plus rien, et c’est toujours une consolation, comme on dit
en Turquie, quand on a coupé la tête à quelqu’un par erreur33.
26 « Le Méger et la mégère apprivoisés du même coup », Œuvres posthumes, éd.cit. p. 853.
27 Le Capitan, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », [1907] 2003, p. 291.
28 Le Capitan, éd.cit., p. 517.
29 « La Dame aux lèvres rouges », dans La Dame aux lèvres rouges, Éditions Bartillat, Paris, [1888],
2000, p. 108.
30 « Anesthésie », Œuvres anthumes, éd.cit., p. 66.
31 « Dans la peau d’un autre », ibid., p. 209.
32 Maurice DESSAINTES, La Construction par insertion incidente, Paris, Éditions d’Artrey, 1960, p.
53.
33 Charles DICKENS, Les Papiers posthumes du Pickwick club, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1958, chapitre X, p.148-165.
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