Patrick Cingolani : Révolutions précaires, altérités et utopie

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SEMINAIRE DU LABORATOIRE DE CHANGEMENT SOCIAL ET POLITIQUE
Imaginaires et utopies
On se propose cette année de tracer quelques jalons pour une réflexion collective sur les
imaginaires et les utopies. Comment envisager les imaginaires dans l’univers contemporain ?
Comment suivre les gestes instituants et créateurs d’une communauté, qui dans les mouvements
récents, (de la place Syntagma à la puerta del sol, pour ne parler que de l’Europe) dessinent les
scènes et les représentations de nouvelles coexistences sociales et politiques. Comment questionner
les ressources en significations et en imaginaires des pratiques et des rassemblements collectifs ?
Mais aussi, comment comprendre l’utopie aujourd’hui et où, de la littérature à certains moments
politiques, en chercher les figures ? Quels instruments mobiliser pour retrouver les foyers de
lumières là le discours savant parfois opacifie les espérances ? A distance des théories de
l’imaginaire qui réduisent celui-ci au leurre et à l’illusion et de celles de l’utopie qui la ramènent à
l’ébauche de la science du prolétariat, quand ce n’est pas au préambule du totalitarisme, le
séminaire interrogera divers concepts et diverses figures de l’imaginaire et de l’utopie. Pour quelques
séances cette année, on mobilisera des recherches sur l’histoire et sur le contemporain pour autant
que les unes et les autres nous permettront de discuter de notre actualité et de nous interroger sur
les éventuels passages, passeurs, passerelles possibles entre les imaginaires et les utopies.
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Première séance
19/02/2015
P.
C
INGOLANI
,
« R
EVOLUTIONS PRECAIRES
»,
ALTERITES ET UTOPIE
Autour du livre Révolutions précaires
– essai sur l’avenir de l’émancipation, La découverte, 2014.
La rédaction de Révolutions précaires s’est dans une certaine mesure confrontée à la question
de l’utopie en tentant de prendre un itinéraire paradoxal quant au mot même de précaire ou plus
encore de précarité. Le paradoxe ne relève pas tant du retournement que de la ligne ou du chemin
de crête, d’l’on peut observer les deux versants. Il s’agissait pour moi de tenir une tension, une
ambivalence selon les polarités d’une expérience entre, d’un côté, des formes de mise en œuvre
d’une indépendance à l’égard de la subordination, d’une autonomie et, de l’autre, les possibles
retournements de cette expérience en dépendance économique et en exploitation. Il fallait dans
cette tension reconnaitre la part affirmative d’un désir de non subordination et simultanément en
mesurer l’ambivalence quant aux conséquences à l’intérieur des dispositifs capitalistes de
dérégulation de flexibilisation de la main d’œuvre. La part utopique on le verra à la suite, relevait de
la prise à revers d’une sociologie prompte à voir l’identification du sujet à la domination,
l’adéquation aux contraintes économiques, pour dessiner les conditions d’interrogation au sein des
mécanismes sociaux des foyers d’alternative. Mais il y avait aussi, dans la livre, la référence à C.
Fourier, très ponctuelle certes, mais très réfléchie dans la rencontre avec la question de l’attraction
et l’idée de « l’industrie productive attrayante ». Il s’agissait, en effet, de reconsidérer les enjeux
d’une fluidité émotionnelle et, plus généralement, de la prise en compte des émotions et des
attractions dans de nouvelles relations productives passant par une certaine autonomie de l’activité
et de la coopération. On se souvient que Fourier se proposait de « rechercher, d’inventer et
d’organiser un régime d'attraction industrielle »
1
Le livre de Florent Perrier, Topeaugraphie de l’utopie, Payot, 2015 qui vient de sortir m’a
permis de revenir sur l’utopie, de réinterroger ce qui relève de l’utopie dans mon dernier livre
Révolutions précaires, mais aussi d’interroger sa thode et sa démarche. Il m’a permis de
confronter ma démarche à l’utopie.
Perrier sort d’une définition de l’utopie qui a vieillie et qui renvoyait à l’idée d’une Plan
imaginaire de gouvernement pour une société future idéale ou qui plus généralement ramenait
l’utopie du côté de l’idéal, de la cité idéale. En fait, il part d’une définition de l’utopie plus comme
travail de l’altérité et de l’altération que comme projection. Celle-ci permet au sociologue justement
1
L’Harmonie universelle et le phalanstère, Librairie Phalanstérienne, Paris, 1849, p 104.
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d’entrer en dialogue avec l’utopie, de se mettre en relation avec l’utopie, de mettre en action ce
mouvement, ce « mouvementé », ce désajustement qui selon Perrier a à voir avec l’utopie.
« La véritable utopie « vise ce monde comme autre et non un autre monde » ; ni
programme pour le futur ni projet pour l’avenir, elle consigne son insatisfaction
critique au cœur de la réalité présente, se laissent apercevoir les possibles
relatifs à une société autre. Soutenue par un imaginaire subversif ancré dans
l’histoire, l’utopie mouvemente la peau me du réel pour y repérer nonobstant les
entraves placées par l’idéologie, les différents espaces ouverts à l’émancipation du
peuple désormais appelé, par sa mise en mouvement, à franchir enthousiaste le seuil
de ses désirs pour agir leur révolte»
2
Viser ce monde « comme autre » et non « un autre monde », consigner l’insatisfaction
critique « au cœur de la réalité présente », dessiner « les possibles relatifs à une société autre » me
semble une entreprise qui plus particulièrement peut relever de la sociologie et lui permettre de
prendre en charge quelque chose de l’utopie. A partir de ce point de vue, on peut interroger ce
« mouvementé » au cœur même du social, ou plus exactement, pour filer une autre métaphore de
Perrier, à sa surface, sur sa peau. On peut suivre les pistes qu’engendre ce mouvementé à la
conjonction du politique et du social, du dire et du faire. On peut chercher je suis Perrier « les
déplacements subversifs dans la peau du réel ». On peut mener la critique pugnace du monde civilisé,
pour suivre Fourier, et lui associer ici et maintenant l’existence sous-jacente d’une réalité autre
susceptible d’accueillir une communauté émancipée.
« Emancipée… » à chaque fois je suis l’énoncé de Perrier, mais j’ai aussi à chaque fois envie
de lui enlever de sa radicalité, son tranchant qui me semble encore tout rhétorique pour mettre en
avant la labilité de ce qui est et qui insiste cependant. Au romantisme jusqu’au-boutiste, je préfère
l’attention scrupuleuse aux « lézardes indiscrètes » qui pèsent sous l’actuel. Le sociologue ne peut se
satisfaire des grandes promesses, il doit plutôt questionner les signaux faibles, ou ces lézardes du
social dans ce qu’elles promettent comme changement et comme reconfiguration. Mais je suis
d’accord avec Perrier : « l’analyse critique de la réalité associée à l’utopie n’est ni nostalgiquement
tournée vers un âge d’or perdu ni rêveusement happée par un futur hors d’atteinte, mais guidée par
la nécessité de bouleverser l’ordre des choses existant, elle s’emploie à rendre perceptibles à même le
présent les espaces grâce auxquels peut être subvertie l’épaisseur du Donné. »
3
Sans doute y-a-t-il dans Révolutions précaires une rencontre fortuite sinon avec l’utopie du
moins avec le livre de Perrier, j’avais envie de lâcher la bride à ce que je voulais dire eu égard aux
2
Topeaugraphie de l’utopie, Payot, 2015, p 23.
3
Perrier, op cit, p 28.
[4]
inhibitions qu’imposent les préjugés de la sociologie française sur l’emploi, l’intégration, la
domination, la reproduction. L’utopie a ici pour fonction de faire sortir des préjugés, de faire
travailler l’altérité à même le social par rapport à une sociologie qui, remployant la rhétorique
révolutionnaire, se campe dans la dénonciation, sans chercher le moindre fil alternatif, quand elle ne
renvoie pas les projets alternatifs, les convocations du peuple et les passions contestataires, à des
marottes petites bourgeoises.
S’employer à rendre perceptibles à même le présent les espaces à partir desquels peut être
subvertie l’épaisseur du Donné, c’est ce que j’ai essayé de faire dans Révolutions précaires autour du
mot précaire lui-même et d’une configuration sociale singulière : celle des travailleurs des industries
culturelles, pigistes, journalistes, vidéastes, scénariste-image, photographes, etc., simultanément
engagés dans des activités souvent indépendantes, sans discipline et hiérarchie organisationnelles,
dans des coopérations relativement électives, et confrontés à une grande incertitude quant à leurs
ressources et à diverses modalités d’opacification et de flexibilisation du procès de travail. Avec
quelques jeunes chercheurs nous avons enquêté sur ces expériences du travail et du rapport à la vie
privée et je reprends dans le livre les entretiens qui ont été effectués
4
. En revenant sur la centaine
d’entretiens réalisés, j’ai remarqué dans les propos des interviewé(e)s, une recomposition du
sensible dont voici les principaux éléments que je résume ici brièvement :
Un changement dans la distribution du temps au sens d’un changement dans les marqueurs
et les repères de la temporalité qui caractérisent le régime fordiste ou organisationnel
5
. Les
marqueurs du travail et du hors-travail, du professionnel et du domestique s’estompent. (S.
Bologna, parle de « domestication du travail »
6
)
Un déplacement du centre de gravité de l’éthos du travailleur fordiste (qu’il soit ouvrier ou
employé) structuré autour du schème grossièrement résumé : travailler pour consommer- y
compris des biens issus de l’industrie récréative dans une économie de la réparation. Pour
les interviewés le travail tend à devenir un enjeu de réalisation et relativise la part de la
consommation, ou d’une consommation récréative au profit même parfois d’une
consommation productive : achat de matériels ou d’outils à des fins professionnelles.
Une attractivité du travail dont les formes de coopération deviennent principalement
électives et dont les enjeux sont tout à la fois affectifs et réputationnels et dont les ressorts
apparaissent plus émotionnels que par le passé, avec dès lors la recherche d’intensités dans
le travail qui rompt radicalement avec le régime disciplinaire et son économie de l’effort.
4
Voir Tasset C., et alii, Libres ou prolétarisés ? Les travailleurs intellectuels précaires de l’ile de France, Fonda, 2012.
5
Au sens aussi ou R. Florida dans The Rise of the Creative Class, New York, Perseus Book Group, 2002, oppose la “classe creative” à
« l’homme de l’organisation » tel que le définissait W. H. Whyte dans son célèbre livre The Organization Man, Simon & Schuster, 1956.
6
Bologna S., Fumagalli A., Il lavoro autonomo di seconda generazione - scenari del postfordismo in Italia, Feltrinelli, 1997.
[5]
Une dimension axiologique du travail au sens ce dernier ne relève pas seulement de ce
qui plait mais a pour objectif ce qui vaut. La finalité, l’utilité sociale, la valeur non vénale sont
des critères décisifs même si ceux-ci sont sans cesse trahis, par les contraintes et les
contingences des ressources financières.
Dans le livre, je me suis attaché à mettre en tension cette reconfiguration du sensible. Au-lieu
de la lire dans la négativité d’une nouvelle aliénation, perte des marqueurs temporels, intensification
du travail sous un nouveau régime d’exploitation, et tout ce qui pouvait ramener le comportement
des interviewés vers une « servitude volontaire », j’ai préféré suivre les tensions et les
retournements des situations à partir de l’enjeu de l’attractivité du travail avec ce que précisément
cela suppose comme excès, franchissements de frontières et de limites, enfermement, épuisement
éventuellement burn out Face à la sociologie de la dénonciation qui renvoie le changement à la
reproduction, j’ai préféré tracer à même le présent comment ce monde, par de multiples capillarités,
par de multiples espaces moléculaires, s’altère à même le capitalisme, sans attendre un grand soir
rencontrant l’idée d’utopie, si par utopie aussi on entend en détournant un phrase situationniste
sur Fourier – « une hausse immédiate du désir de vivre »
7
.
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A partir de cette option épistémologique d’intégration de l’utopie au sens l’entend
Perrier, de tracer un potentiel critique à la surface, à fleur de peau, de la réalité présente, il m’a
semblé possible de renouer avec l’imaginaire fouriériste du travail, de renouer avec ce qui a nourri
peut-être le meilleur de la sensibilité marxienne de la critique du capitalisme et de la civilisation
industrielle. Je veux parler de la critique de la division du travail et la critique de la mutilation
civilisationnelle. Comment ne pas voir en effet une actualité de Fourier quand on mesure la manière
dont le plus extrême développement technologique s’accompagne de violences et d’effets délétères
inouïs dans l’entreprise notamment et comment la plus extrême rationalité dans la sphère du travail
confine à un style de barbarie original avec le néo-management ? Comment en sortant du
schématisme antinomie sécurité/flexibilité ne pas se ressourcer à l’imaginaire fouriériste de la
mobilité, du changement et de la discontinuité ?
On peut trouver en effet un Marx fouriériste, le jeune Marx des manuscrits parisiens de 1844,
dénonçant à partir de la catégorie d’aliénation à la fois le rapport doublement aliéné (bourgeoisie et
prolétaire) produit par le capitalisme et « le souffle pestilentiel et méphitique de la civilisation ».
Cette aliénation, nous dit Marx, apparaît en produisant, d'un côté, le raffinement des besoins et des
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J’ai changé plaisir par désir.
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