LE DIALECTE ARABE DE SKURA
Joa:ge
AGUADE
Universidad Complutense -Madrid
Le sujet de mon exposé porte sur la loealité de Skura, une eommune rurale
située a quelques
38
kms. a l'est de 'Warzazat, dans la plaine qui s'étend entre
le Haut-Atlas et la vallée du Dades(l).
D'un
point de vue linguistique, la
bourgade de Skura est un cas tres intéressant (mais pas unique au Maroe) paree
qu'il s'agit la
d'une
enclave arabophone dans
un
milieu berbere.
Au cours de cet exposé, j'essaierai, en outre, de signaler l'importance que
peut avoir la tradition orale la ou
les
sources écrites se taisent(2).
Skura est une grande palmeraie qui s'étend environ sur
12kms,
du nord
au
sud;
et d'est en ouest sur quelques 6 km, dans sa partie la plus large ;
l'altitude moyenne de la zone est d'environ 1.200m.
La
palmeraie est irriguée
par l'eau provenant
de
deux
petits
ruisseaux
ainsi
qu'a travers unréseau
de
xeffara.
La
superficie cultivable était estimée a quelques
50
kms2 en
1948(3)
: aujourd'hui,
elle est probablement plus grande car la palmeraie s'est agrandie ces dernieres
années. Les habitants de Skura vivent principalement de .'agriculture et de-
l'élevage ; sa population peut etre évaluée
el
environ 15.000 personnes(4).
(1)
ef.
la feuille Skoura
(=
no. NH-29-XXIV-l) de la earte du
Maroe
l:lOO.()(){).
(2)
Cet artiele
se
base principalement sur des données réunies a Skoura (en juillet
1989,
janvier
1990,
juillet-aoOt
1990
et aoüt-septembre 1991), avec la collaboration de Mohammad
Elyaaeoubi. Notre travail a été subventionné grace au projet de recherche no. PB 88-0086
dirigé par Mercedes García-Arenal (CSIC, Madrid), a qui nousexprimons notre gratitude .
Nous voudrions remercier également toute la famille el-Ye'qübi pour son accueil cordial et
son aide constante.
(3)
ef.
Thibert, Skoura, p. 30.
(4)
Nous
ne
disposons d'aucune donnée précise sur la population de la palmeraie de Skiira. Dans
deux brochures publiées par
l'
Administration marocaine (cf. Ouarzazale en chiffres.
1989
el
Province de Ouarzazate. Monographie, juin
1989)
on a évalué la population de tout
le
district
de Skiira a 23.000 habitants en
1988.
Etant donné que
le
district comprend en outre
les
villages
éxistants dans un rayon de plusieurs kms., iI nous parait probable que Skiira seule compte
quelques 15.000 habitants.
En
1948,
Thibert
(op.
cit., p.
29)
estimait la population de Skiira
a environ 13.000 habitants. Cette faible croissance démographique s'explique par la forte
émigration de
ces
dernieres décades.
127
,
r
Dialectologie et sciences humaines au Maroc.
Royaume du Maroc. Université Mohammed V.
Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines-Rabat.
Rabat 1995
...
A Skura (ainsi que dans une partie du village de Sidi
FlaI}.,
a quelques kms.
au
sud)(Sl,
on parle un dialecte arabe qui présente des traits particuliers et tres
intéressants.
Jusqu'a
l'année derniere,
ce
d~alecte
n'avait pas encore fait l'objet
d'une étude(6l.
11
est surprenant de trouver une enclave linguistique arabophone
si
réduite
dans une zone completement berberophone :
il
faut tenir compte du fait que
dans un rayon de plus de 70 kms. autour de Skura,
il
n'y
a que des populations
berberophones. Nous essaierons plus loin d'étudier les causes permettant
d'expliquer l'existence de cette population arabophone a Skura.
En
ce
qui concerne les études modernes, Skura
n'a
pas attirée l'attention des
chercheurs a l'exception des travaux de Thibert «Skoura. Etude sur l'utilisation
du milieu naturel dans une oasis
du
Sud Marocain», et Jacques-Meunié
«Architectures et habitats du pades».
Quant a
ce
qui est des sources, je dois signaler que
jusqu'a
présent, je
n'ai
pas réussi a relever des mentions relatives a Skura dans les textes que
j'ai
pu
consulter. De
ce
fait, mesrecherches se sont basées exclusivement sur les rares
données offertes par la tradition orale.
Notre principal informateur quant a la tradition orale est
le
I;fiijj es-Si
M~emmed
el-YeCqUbi,
actuellement agé de plus de quatre-vingt ans. Ce I;fiijj
appartient a une famille de surta, les
YeCqUbiyyin
qui sont les descendants de
SIdi
M~emmed
u-
YecqUb,
saint originaire
d'
AsUl
dans
le
Haut-Atlas. Celui-ci
émigra a Imi n-.TIitelt, loealité située dans
l'
Anti-Atlas ou
il
mourut en
962/1555(7). lei
se
trouve son sanetuaire qui est trés vénété par
les
habitants
de la région. Comme
il
arrivait souvent dans
les
fami.lles
de surfa, nombre de
ses
descendants quitterent
le
village pour aller vivre dans d'autres régions du
Maroc. Quelques-uns d'entre eux s'établirent a TIiyrsutt, dans la vallée du Qta.
Bien plus tard, un de leurs descendants appelé el-l;Iajj Sidi
YeCqUb
u-l;Imed
quitta TIiyrsutt pour s'installer a Skura. Ceci dftt
se
produire peu apres l'année
1800 : tous les Ye'qUbiyyin de Skura sont descendants en ligne directe de
ce
SIdi
YeCqUb.
Notre informateur el-l;fiijj es-Si Mbemmed
el-YeCqübi
est
le
mqecldem de la
zawya que sa famille possede a Skura. Il s'agit
d'un
érudit traditionnel ayant
(5)
Sidi Fllil] s'étend
le
long des deux rivages du Dades ; environ la moitié de ses habitants est
arabophone.
(6)
Cl.
Aguadé J ./Elyaacoubi, M., The
Arabie
dialect
al
SkTira. Cette étude sera publiée dans
les
actes
du
congres «Interferencias lingüísticas árabo-romances y paralelos ·extra-ibéricos»,
Madrid (sous presse).
(7) Sur ce saint et
ses
descendants,
el
. Aguadé,
J./
Elyaacoubi, M., Sídi M1Jammed
Ti
-Ye'qTib y
sus descendientes.
128
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Rabat 1995
r~u
une solide formation reÍigieuse et qui, en outre, connait parfaitement
l'bistoire de sa famille ainsi que les traditions locales.
Toutes les informations transmises
par
le
I:Hijj
ont
été comparées et vérifiées
avec les données obtenues grace a d'autres membres de la famille ainsi
qu'a
divers habitants de Skiira.
11
est inutile de rappeler ici que tous nos informate1:lrs vivent dans un milieu
rural et
qu'en
général, ils
ont
une connaissance vague et imprécise de l'histoire
de leur pays, souvent sujette a des anachronismes.
En
dépit de cet inconvénient,
il est évident qu'ils conservent une tradition orale qui quelques fois peut nous
apporter de précieuses informations, ainsi que nous le verrons par la suite.
Selon la tradition orale, la population actuelle de Skiira est d'origine récente
et hétérogene. Les habitants de
lazone
étaient autrefois tous berberes ainsi que
les
autres populations de la
région<8>.
De ces premiers habitants berberes,
il
reste encore quelques familles qui, d'ailleurs, se rappellent parfaitement de leurs
origines autochtones. La population originelle était donc berberophone et
l'arabisation de la zone eut lieu plus tardo A ce sujet, il conviendrait de'souligner
ici que cette arabisation fut totale a tel point
qu'aujourd'hui,
la
seule langue
vernaculaire de Skiira est l'arabe(9).
La
toponymiesemble donner raison a
la
tradition orale :
on
releve a Skiira des toponymes berberes et arabes. Les
premiers proviendraient de l'ancienne population berbere, tandis que
les
seconds
auraieRt été introduits
par
des immigrants arabophones{IO).
Ainsi que nous l'avons déja dit, des immigrants aussi bien arabophones que
berberophones provenant de diverses régions
du
Maroc s'installerent a Skiira.
Nous avons alors des familles qui se souviennent que leurs ancetres. venaient
du
SUs,
du Tamalt, de la région de Marrakech, du Qra, etc. Entre autres groupes
du Qra, vinrent des membres des tribus arabophones telles que
les
Ulid
YeJ:tya
et les
J.l.iiJ:ta.
En
outre,
il
y a aussi des familles qui descendent de la tribu arabe
des.
RJ:tamna{lI).
(8)
Jacques-Meunié a attiré l'attention sur ce point : «Le peuplement
de
Skoura est donc récent,
il
est hétérogime et
les
éléments qui
le
composent n'ont pas encore accompli leur
fusiono
Oes
immigrés de meme origine ne semblent pas s'etre groupés pour former de petits noyaux sociaux
ou politiques, la seule unité de Skoura est territoriale, nominale, et, aujourd'hui, linguistique.
Tous
les
habitants de Skoura parlent arabe en effet, mais étaient autrefois pour la plupart
berbérophones» (op. cit., p. 20).
(9)
Le bilingüisme est assez courant parmi
les
hommes dans la mesure ou
ils
ont besoin de la
langue berbere afin de
se
faire comprendre
de
leurs voisins berberophones.
(lO)
O'autre part,
le
peuplement de Sküra semble etre relativement ancien. Jacques-Meunié pense
que
les
ruines
d'une
forteresse située aux abords du Oades, datent de l'époque almoravide
ou almohade (cí. op. cit., p. 81-82). Je ne suis pas en mesure de vérifier une telledatation.
(11)
A propos des origines de la population de Sküra,
el
Jacques-Meunié, op. cit., p.
20
et Thibert,
op. cit., p.
33
(la liste donnée par cet auteur est incomplete).
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Une enquete que nous avons mené parmi
ces
familles révele sans aucun doute
qu'il s'agit
d'une
émigration récente : aucune de ces familles n'habite a Sküra
depuis plus de quatre
ou
cinq générations ; c'est a dire que leurs ancetres durent
arriveJ;"
la
dans la premiere IIloitié
du
XIX
siecle(12).
Une autre donnée fondamentale apportée par la tradition orale est que cette
immigration fut pacifique. A
SkTIra,
la mémoire collective ne conserve pas
le
moindre souvenir
d'une
immigration issue
d'une
conquete.
La
tradition orale
raconte que
la
venue de ces immigrés se produisit lorsque
un
sultan donna des
terres a des soldats
ou
des alliés afin de coloniser la
région<I3).
En
ce
qui
conceme la personnalité du sultan, nous avons diverses opinions : quelques-unes
l'identifient avec
le
fameux «Sultan
Noir»(I4)
et
les
autres avec
MTIUiy
l;Iasan
1.
Le «Sultan Noir» est un personnage légendrure et pour cette raison
il
ne nous
intéresse pas ici. Quant a
MUíay
J;Iasan
1,
rien ne nous empeche d'accepter le
fait qu'il contribua
au
développement de
la
région
au
moyen de la
sédentarisation de colons
provc:tnant
d'autres parties du pays, ainsi que
le
prétend
la tradition orale. A
SkTIra,
on
conserve encore les ruines
d'une
forteresse
appelée
Q~ebt
Agellid (c'est a dire
la
Qasba du
Roi)(15),
ce
qui signifie qu'il
devait y avoir une garnison de soldats du maxzen plus
ou
moins permanente.
Il est probable
qu'a
un momeQt donné, l'autorité centrale facilita l'établissement
de quelques-uns
d'en~re
eux comme agriculteurs dans cette zone.
-Cependant, la chronoiogie du regne de Hasan I (1873-1895) est tardive et
nous empeche de la mettre en relation avec l'établissement de
quelques~uns
de
ces immigrants ; tel que nous l'avons dit, ils étaient déja arrivés a
SkTIra
dans
la premiere moitié du XIX siecle. De plus,
si
l'immigration s'était produite
au
cours de son regile, il serait difficile d'expliquer comment en moins
d'un
siecle,
la population de
SkTIra
put
s'arabiser
si
profondément.
Tout semble indiquer que dans ce cas,
il
dut y avoir également une autre
immigration antérieure. Celle-ci comporterait des éléments arabophones assez
importants pour réussir a arabiser la région.
(12) Jacques-Meunié cite également plusieurs cas de familles immigrées comme
par
exemple les
Ayt
Sus, berberes originaires du Sirwa qui arriverent a SkiIra en
1855
(op. cit.,
p.
33).
(13) Cette information nous a été donnée par el-l:Iijj ainsi que d'autres personnes.
11
est intéressant
de signaler ici qu'aussi bien Thibert
(op.
cit., p. 32-33) que Jacques-Meunié (op.
cit.,
p.
18)
entendirent cette meme version de la bouche
de
leurs informateurs,
il
y a déja plusieurs décades.
La version recueillie
par
Thibert spécifiant
qu'un
sultan passant
par
la zone fut attaqué par
ses habitants ; el a cause de cela
il
décida de repeupler la zone avec des tribus arabes qui lui
étaient fideles.
(14) C'est ainsi que nous le commenta
un
de nos informateurs. Jacques-Meunié, op. cit., p.
18
le
mentionne aussi.
(15) Au sujet de cette forteresse, cf. Jacques-Meunié, op. cit., p.
57-58.
Selon cet auteur, le batiment
dut
se
construire apres 1850.
130
..
..
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Royaume du Maroc. Université Mohammed V.
Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines-Rabat.
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..
t
le
pense que cette irnmigration dut
se
produire
au
début du XIX siecle quand
de
vastes régions
du
sud du Maroc furent presque entierement dépeuplées a
l'issue de la terrible épidémie
de
peste de l'annee
1799<16).
Quant a ses
conséquences,
il
nous suffit ici de citer les paróles de l'historien az-Zayyaru.,
contemporain de
ces
événements : «Pendant l'année
1214
(1799-1800),
le
sultan
[=
MUlay
Sulayman] envoya un de ses agents au Sous pour y recueillir
les
biens
de tous ceux qui étaient morts pendant l'épidémie sans laisser d'héritiers»(l7).
La
peste provoqua aussi
d'import~mtes
migrations du fait que quelques tribus
des confms sahariens profiterent de l'occasion pour s'établir par
la
suite sur
des terres dont leurs propriétaires avaient disparu(18).
Nous savons également que l'épidémie sévit fortement dans la zone de Skiira
puisque, dans la tradition orale relative a la famille
YeCqiibi,
on
conserve
le
souvenir des ravages qu'elle occasionna.
Le l;Iajj, notre informateur, dit que
le
premier de ses ancetres établi a Skiira
était son arriere grand-pere el-l;Iajj SIdI Ye'qiib ii-I:fmed. Celui-ci arriva du
I?ra a la recherche de donations
pour
la zawya de sa famille a· iayrsiitt(19).
D'apres
le
récit de notre informateur, son arriere grand-pere trouva uneSkiira
presque complétement dépeuplée a cause de la peste. Le l;Iajj Sidi Yecqiib
ii-I:fmed
se
maria alors avec une riche veuve de
la
localité et dont
le
mari ainsi
que la plupart de
ses
familiers étai.ent morts durant l'épidémie(20).
L'apport
économjque de
ce
mariage facilita l'établissementa.Skiira dul;Iajj SidI
YeCqiib
ii-l;Imed (ainsi que
d'unepartie
de sa famille),
OU
il fonda une nouvelle zawya
qui existe encore de nos jours.
Il me semble évident de mettre en relation cette épidémie de peste mentionnée
par la tradition orale avec celle de l'année
1799<21).
(16)
Au sujet de cette peste, ci. El Mansour, Morocco, p. 98-100.
(17)
At-Tar
juman, traduction
fran~aise,
p.
182;
texte arabe,
p.
99.
(18)
Cf.
El Mansour, op. cit., p.
100
: «For Saharan tribes, the plague
was
referred to as al-khayr
(the good), most probably because the deaths
of
previous occupants had permitted them to
move to more fertile lands».
(19) A propos du I:flijj Sidi Ye'qüb ii-l:Imed,nous savons qu'i1 était déja décédé avant
1862.
Nous
avons pu consulter un
~ahir
de cette date et conservé par la famille dans lequel
on
mentionne
déja un de
ses
fils, Sidj Ml}emmed
e~-~lüil},
comme mqeddem de la zawya des Ye'qübiyyin
a Skiira.
(20)
Cette veuve s'appelait Ijja et appartenait a la famille des
Ayt
Hemmu, un des clans
les
plus
riches de Skiira. Son premier mari appartenait, quant a lui, a 'un autre clan puissant, celui
des
Ayt
Bba h-Hajj. Ces deux lignages existent encore a Skiira et n'orit en rien perdu de leur
importance :
'm~lgré
leur nom berbere,
i1s
sont aujourd'hui completement arabisés.
(21)
Une autre peste importante eut lieu dans I'année
1818
: arrivée par voie maritime, celle-ci
commen~a
a Tanger et s'étendit au reste du Maroc pour enfin arriver au sud du pays (ci.
a
ce
propos
El
Mansour, op. cit., p.
186).
C:ependant,
il
parait que cette épidémie n'eut pas
de conséquences aussi graves que celle de
1799.
Et
pour cette raison, je penche pour identifier
l'épidémie du récit oral avec celle de
1799.
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