Contes philosophiques et prévention de la violence

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Numéro 7-8 : Soin de l’âme
Contes philosophiques et pvention de la violence
Jocelyne Decompoix
Professeur de philosophie,
Docteur en sciences de l’éducation,
Formatrice en philosophie pour enfants
(
DIAPHILO)
jocelyne.decompoix@ club
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CONTES PHILOSOPHIQUES ET PREVENTION DE LA VIOLENCE
Résumé
Dans quelles mesure Les contes philosophiques d’Audrey-Anne de Marie-
France Daniel (2002), inspirés de la méthode Lipman (1995) œuvrent-ils à une
prévention de la violence et à une éducation au mieux vivre ensemble ? Nous
souhaitons étudier ici la place et l’interaction de l’émotionnel et du réflexif dans
cette approche. Nous présenterons donc les présupposés théoriques à la
pratique effective en classe pour nous interroger sur l’apport spécifique de ces
contes à la pratique philosophique.
1. Approche historique
La philosophie avec les enfants est une pratique initiée par le philosophe et
professeur américain Matthew Lipman, dès la fin des années 1960. Dans cette
optique, pour permettre à cette activité de se concrétiser et de se développer, en
collaboration avec Ann-Margaret Sharp, il a progressivement fabriqué un
matériel pédagogique, constitué de romans philosophiques adaptés à chaque
niveau scolaire, depuis la grande section de maternelles, jusqu’au lycée, ainsi
que de manuels d’accompagnement présentant pour chaque chapitre des
suggestions de débat et d’exercices.
Cette pratique a été diffusée progressivement à travers le monde, et pour les
pays francophones, par l’intermédiaire des Universités canadiennes de Laval et
de Montréal. Un travail de traduction en Français de l’ensemble de ces
documents a été fait par ces universités québécoises, ce qui nous rend ce
matériel accessible et utilisable. D’autres contes et romans ont été crées selon la
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même méthode, et en prolongement, par les québécois eux-mêmes, dans un
cycle spécifique nommé « prévention de la violence ».
2. Objectifs de la pratique de la philosophie avec les enfants
Elle se fixe 5 objectifs développés graduellement au niveau des écoles
maternelles et primaires :
1) apprendre à penser par soi même et avec les autres, lors de débats
organisés visant à permettre le questionnement, l’étonnement, la recherche
d’arguments et la discussion de leur bien fondé. Son objectif est le
développement de l’esprit critique, vu comme composante essentielle de
l’autonomie de la pensée et ce, facilitant la constitution de l’enfant comme Sujet.
2) Eduquer à la citoyenneté : apprendre le « bien vivre ensemble » : par
l’apprentissage de l’écoute du point de vue des autres, du respect et de
l’empathie.
3) Apprendre la maîtrise de la langue en donnant à l’oral toute son
importance : élargissement du champ lexical et expérimentation d’appropriation
par la parole de niveaux de langues variés et riches, dans un contexte d’échange
et de communication.
4) Aider au développement de l’enfant par l’expérience de ces échanges :
oser prendre la parole, être respecté ; ce qui conduit au développement de la
confiance et de l’estime de soi. Se sentir respecté permet d’expérimenter et de
comprendre ce qu’est le respect ; ce qui facilité le respect des autres.
5) En ce qui concerne le cycle nommé « prévention de la violence » ; les
hypothèses qui sous tendent cette orientation spécifique de la pratique sont que
les comportements perturbés sont dus :
a)- à une distorsion de la juste communication et de la relation due à une
confusion à la fois affective et intellectuelle conduisant à un manque de sens
clair des limites, à une difficulté à interpréter objectivement les situations et les
comportements
b)-à un manque de vocabulaire précis et nuancé, et particulièrement à une
difficulté à mettre des mots sur des sentiments et des situations relationnelles
c) -à un manque d’estime de soi
d)-au fait de ne pas avoir suffisamment expérimenté d’autres formes de
communication et donc à un manque de paradigme comportemental et
intellectuel différent
Ces objectifs sont interactifs et croisés, puisque cette pratique philosophique
forme un tout cohérent et vise à la création de communautés de recherche, c’est-
à-dire à la recherche en commun dans un esprit de partage et de coopération,
dépourvu de compétition. L’affectif et le cognitif sont supposés reliés et inter-
agissants ; c’est pourquoi une approche philosophique d’un travail sur les
émotions est possible.
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3. Clarifications conceptuelles préalables
1) l’objectif « préventif » : que signifie-t-il ?
a) Tout d’abord, cela signifie que cette pratique philosophique s’adresse au
« tout venant », c’est-à-dire à des classes d’élèves sans problème
particulièrement aigu. Mais, comme nous sommes à une époque beaucoup
d’incivilités se font jour, et dans laquelle les enfants sont confrontés
quotidiennement, au moins au niveau des médias et des jeux vidéo, à
d’authentiques spectacles de violence, la demande des enseignants est très forte.
L’expérimentation philosophique est très positivement perçue à travers ce biais.
b) Cela présuppose de donner une priorité à l’expression des émotions et
des sentiments et d’orienter le questionnement et la réflexion sur ceux-ci.
2) En quel sens faut-il entendre « violence », dans le contexte de la
prévention ?
Il y a, bien sur des degrés : cela peut concerner des actes d’agression
physique (coups, bagarres), mais aussi de manière plus fine, tous les
comportements ressentis par ceux qui les subissent comme blessants, humiliants,
dévalorisants. On peut donc considérer comme violents ou tendant à la violence,
des comportements qui entraînent la soumission, le rejet, l’exclusion. Ils ne
sont pas nécessairement vécus comme tels par ceux qui les pratiquent, car ils
sont souvent faits par jeu ; mais par contre, ils peuvent être vécus
douloureusement par ceux qui les subissent et avoir sur eux un effet déstabilisant
et inhibant, les retranchant de la communication.
Ceci interroge donc sur les limites à trouver dans les comportements, et
permet de questionner le changement de perspective « ce qui est agréable pour
l’un l’est-il nécessairement pour l’autre ? »
3) Que signifie l’estime de soi ? L’approche philosophique donne-t-elle un
apport spécifique à cette notion ?
a) L’estime de soi, c’est la juste appréciation de sa propre personne et de
ses aptitudes : dès qu’on réussit quelque chose, qu’on surmonte des difficultés,
l’estime de soi augmente et avec elle la confiance, le sentiment de bien être, la
fierté.
b) Dans le cadre philosophique, cette auto-estime est développée et régulée
par le débat, par l’action de penser en commun, la mise en perspective des
interrogations et de l’argumentation. Cela permet à l’enfant de se sentir reconnu
d’une valeur humaine pouvant combler des carences : l’humanisation par la
parole et le dialogue.
c) Ce qui est spécifique dans l’estime de soi consécutive à un cheminement
philosophique, c’est le fait de se penser comme Sujet, c’est-à-dire comme une
personne ayant une identité d’être humain, un sujet pensant ; mais cette
construction est une co-construction par les échanges avec d’autres personnes
dans une situation relationnelle ayant pour objectif la naissance d’une pensée
critique.
4) L’empathie :
a) c’est la capacité de partager et de comprendre les états émotionnels et
affectifs des autres. Elle se distingue de la perméabilité affective : par exemple,
se sentir angoissé ou stressé en présence de quelqu’un qui vit un tel état. Elle
suppose que l’on ait conscience que notre état émotionnel est causé par celui de
l’autre, sans pour autant qu’on se sente noyé en celui-ci. Elle suppose donc un
partage, voire une communion émotionnelle, mais tout en conservant une
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certaine lucidité ainsi que son propre sentiment d’identité : l’empathie n’est pas
fusion, ni perte de soi dans l’émotion de l’autre.
b) C’est sans doute par la présence de cette double caractéristique :
partage émotionnel et conscient que ce sentiment est placé au centre de la
communauté de recherche philosophique. Il permet de créer un lien d’amitié
entre Sujets, reliés entre eux, mais néanmoins conscients de leur identité propre.
4. Présentation d’une initiation à la pratique pédagogique
philosophique en grande section de maternelle
Objectif : Initiation à la philosophie dans une classe de Grande section de
maternelles d’une école publique de Haute Savoie, à Excenevex 74160, les
enfants appartiennent en majorité à un milieu socio-économique assez aisé
(travailleurs frontaliers en Suisse).
Organisation pratique: Une séance par semaine de 35 minutes environ,
avec la classe entière de 26 enfants, animée par moi-même, en présence de
l’enseignante et en collaboration étroite avec elle.
- de Novembre à fin Décembre : nous avons commencé par plusieurs
séances d’initiation et de mise en train à partir de l’album : « Mon ami Jim » de
Kitty Crowther portant sur la différence, la méfiance qu’elle éveille, le
dépassement de ces appréhensions par les échanges et la coopération.
A partir de Janvier nous avons pris comme support de tra vail :
3 contes extraits des Contes d’Audrey-Anne de Marie-France Daniel
(2002) ; destinés aux enfants de 4 à 7 ans
-le petit chien et la bande de grands ;
-l’amour de maman ;
-Vincent et la bande de grands
5. Déroulement des séances : écouter un récit, agir, éprouver, réfléchir :
les facettes plurielles et complémentaires de la recherche de Sens
1) une base préliminaire : le récit et la sémantique : le conte sert de support
par les situations qu’il présente, les problèmes qu’il soulève, les dialogues qu’il
contient.
L’enseignante et moi-même, lisons un passage aux enfants ; chaque conte
étant découpé en plusieurs séquences, portant sur plusieurs semaines. Ensuite,
on demande aux enfants de reformuler ce qu’ils ont compris de l’histoire, si
possible dans sa chronologie
2) le sens en action : On demande ensuite aux enfants de mimer la scène.
Pourquoi cette démarche ?
Le mime constitue une base essentielle du comportement humain et ce,
principalement dans l’enfance. Comme l’a dit Marcel Jousse : « l’homme est le
plus mimique des animaux. La tendance à imiter, à mimer constitue l’homme ».
L’objectif est pluriel pour l’initiation philosophique :
a)-le jeu corporel fait par des enfants volontaires leur permet une expression
corporelle, émotionnelle, relationnelle, dialogique et symbolique :
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- car la mise en scène de la situation crée un vécu commun au groupe ; elle
donne à l’histoire une dimension vivante qui favorise la compréhension des
situations.
Les contes d’Audrey-Anne comportent de nombreuses connotations
gestuelles, dans l’objectif de rendre les enfants conscients des gestes et de leurs
intentions. Outre le mime des séquences, si le besoin s’en fait sentir, et par
rapport à un questionnement précis, on demande à des enfants de mimer certains
gestes comportant une distinction par exemple : « faire exprès et pas faire
exprès de heurter quelqu’un ».
Il semble bien difficile et il est peut être vain à cet âge (5-6 ans) d’engager
une réflexion sur le questionnement de « faire ou non exprès », avec à l’horizon
la réflexion sur la responsabilité, si les enfants, au niveau gestuel et
comportemental, ne savent pas distinguer la différence entre un geste
intentionnel et non intentionnel.
- Au moment du mime, les enfants spectateurs manifestent une grande
attention et une grande participation émotionnelle ;
- la dimension émotionnelle découle de ce vécu commun ; ce qui favorise le
développement de l’empathie
- une grande importance est accordée à la reformulation de l’essentiel des
questions et des dialogues contenus dans le texte. Ceci constitue une
introduction à l’expérimentation d’une attitude réflexive et habitue les enfants à
se parler dans une démarche philosophique
- le jeu de mime donne une dimension symbolique à la situation, dans la
mesure où elle est re-présentée c’est-à-dire donnée à voir dans une dimension de
théâtralisation ludique ; elle est ensuite intégrée dans un questionnement de
nature philosophique.
- Cette pratique sert de terreau de préparation vivant et riche à la démarche
réflexive qui se met en place à sa suite
3) La recherche réflexive de sens : questionner et se questionner : on
demande aux enfants de poser des questions. Apprendre l’art du questionnement
est très important car c’est à la base de tout processus de recherche ; mais c’est
un acte essentiel en philosophie car il ouvre sur une recherche active de sens. On
part des questions des enfants, pour déboucher par étapes sur des questions de
fond. D’autres fois on peut faire des exercices ayant des objectifs pédagogiques
précis.
4) Vers la création d’une communauté de recherche : le dialogue est à la fois
ouvert et structuré, il implique le respect de règles strictes servant de cadre :
demander la parole, écouter le point de vue des autres….
Un dialogue philosophique n’est pas une conversation ordinaire ; ce n’est
pas non plus un psychodrame ni un groupe de parole ; il intègre une dimension
affective et symbolique, au service d’une finalité réflexive.
C’est pourquoi, progressivement, la recherche en commun va aider au
développement de compétences et d’habiletés logiques comme :
-donner des exemples et des contre-exemples ; comparer ; généraliser,
classifier, définir, distinguer, faire des nuances, donner des raisons, des
justifications ; ce qui permet de mettre en évidence des différences de points de
vue et donc de se dégager de l’égocentrisme.
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