Sciences-Croisées Numéro 7-8 : Soin de l’âme Contes philosophiques et prévention de la violence Jocelyne Decompoix Professeur de philosophie, Docteur en sciences de l’éducation, Formatrice en philosophie pour enfants (DIAPHILO) [email protected] CONTES PHILOSOPHIQUES ET PREVENTION DE LA VIOLENCE Résumé Dans quelles mesure Les contes philosophiques d’Audrey-Anne de MarieFrance Daniel (2002), inspirés de la méthode Lipman (1995) œuvrent-ils à une prévention de la violence et à une éducation au mieux vivre ensemble ? Nous souhaitons étudier ici la place et l’interaction de l’émotionnel et du réflexif dans cette approche. Nous présenterons donc les présupposés théoriques à la pratique effective en classe pour nous interroger sur l’apport spécifique de ces contes à la pratique philosophique. 1. Approche historique La philosophie avec les enfants est une pratique initiée par le philosophe et professeur américain Matthew Lipman, dès la fin des années 1960. Dans cette optique, pour permettre à cette activité de se concrétiser et de se développer, en collaboration avec Ann-Margaret Sharp, il a progressivement fabriqué un matériel pédagogique, constitué de romans philosophiques adaptés à chaque niveau scolaire, depuis la grande section de maternelles, jusqu’au lycée, ainsi que de manuels d’accompagnement présentant pour chaque chapitre des suggestions de débat et d’exercices. Cette pratique a été diffusée progressivement à travers le monde, et pour les pays francophones, par l’intermédiaire des Universités canadiennes de Laval et de Montréal. Un travail de traduction en Français de l’ensemble de ces documents a été fait par ces universités québécoises, ce qui nous rend ce matériel accessible et utilisable. D’autres contes et romans ont été crées selon la 1 même méthode, et en prolongement, par les québécois eux-mêmes, dans un cycle spécifique nommé « prévention de la violence ». 2. Objectifs de la pratique de la philosophie avec les enfants Elle se fixe 5 objectifs développés graduellement au niveau des écoles maternelles et primaires : 1) apprendre à penser par soi même et avec les autres, lors de débats organisés visant à permettre le questionnement, l’étonnement, la recherche d’arguments et la discussion de leur bien fondé. Son objectif est le développement de l’esprit critique, vu comme composante essentielle de l’autonomie de la pensée et ce, facilitant la constitution de l’enfant comme Sujet. 2) Eduquer à la citoyenneté : apprendre le « bien vivre ensemble » : par l’apprentissage de l’écoute du point de vue des autres, du respect et de l’empathie. 3) Apprendre la maîtrise de la langue en donnant à l’oral toute son importance : élargissement du champ lexical et expérimentation d’appropriation par la parole de niveaux de langues variés et riches, dans un contexte d’échange et de communication. 4) Aider au développement de l’enfant par l’expérience de ces échanges : oser prendre la parole, être respecté ; ce qui conduit au développement de la confiance et de l’estime de soi. Se sentir respecté permet d’expérimenter et de comprendre ce qu’est le respect ; ce qui facilité le respect des autres. 5) En ce qui concerne le cycle nommé « prévention de la violence » ; les hypothèses qui sous tendent cette orientation spécifique de la pratique sont que les comportements perturbés sont dus : a)- à une distorsion de la juste communication et de la relation due à une confusion à la fois affective et intellectuelle conduisant à un manque de sens clair des limites, à une difficulté à interpréter objectivement les situations et les comportements b)-à un manque de vocabulaire précis et nuancé, et particulièrement à une difficulté à mettre des mots sur des sentiments et des situations relationnelles c) -à un manque d’estime de soi d)-au fait de ne pas avoir suffisamment expérimenté d’autres formes de communication et donc à un manque de paradigme comportemental et intellectuel différent Ces objectifs sont interactifs et croisés, puisque cette pratique philosophique forme un tout cohérent et vise à la création de communautés de recherche, c’està-dire à la recherche en commun dans un esprit de partage et de coopération, dépourvu de compétition. L’affectif et le cognitif sont supposés reliés et interagissants ; c’est pourquoi une approche philosophique d’un travail sur les émotions est possible. 2 3. Clarifications conceptuelles préalables 1) l’objectif « préventif » : que signifie-t-il ? a) Tout d’abord, cela signifie que cette pratique philosophique s’adresse au « tout venant », c’est-à-dire à des classes d’élèves sans problème particulièrement aigu. Mais, comme nous sommes à une époque où beaucoup d’incivilités se font jour, et dans laquelle les enfants sont confrontés quotidiennement, au moins au niveau des médias et des jeux vidéo, à d’authentiques spectacles de violence, la demande des enseignants est très forte. L’expérimentation philosophique est très positivement perçue à travers ce biais. b) Cela présuppose de donner une priorité à l’expression des émotions et des sentiments et d’orienter le questionnement et la réflexion sur ceux-ci. 2) En quel sens faut-il entendre « violence », dans le contexte de la prévention ? Il y a, bien sur des degrés : cela peut concerner des actes d’agression physique (coups, bagarres), mais aussi de manière plus fine, tous les comportements ressentis par ceux qui les subissent comme blessants, humiliants, dévalorisants. On peut donc considérer comme violents ou tendant à la violence, des comportements qui entraînent la soumission, le rejet, l’exclusion. Ils ne sont pas nécessairement vécus comme tels par ceux qui les pratiquent, car ils sont souvent faits par jeu ; mais par contre, ils peuvent être vécus douloureusement par ceux qui les subissent et avoir sur eux un effet déstabilisant et inhibant, les retranchant de la communication. Ceci interroge donc sur les limites à trouver dans les comportements, et permet de questionner le changement de perspective « ce qui est agréable pour l’un l’est-il nécessairement pour l’autre ? » 3) Que signifie l’estime de soi ? L’approche philosophique donne-t-elle un apport spécifique à cette notion ? a) L’estime de soi, c’est la juste appréciation de sa propre personne et de ses aptitudes : dès qu’on réussit quelque chose, qu’on surmonte des difficultés, l’estime de soi augmente et avec elle la confiance, le sentiment de bien être, la fierté. b) Dans le cadre philosophique, cette auto-estime est développée et régulée par le débat, par l’action de penser en commun, la mise en perspective des interrogations et de l’argumentation. Cela permet à l’enfant de se sentir reconnu d’une valeur humaine pouvant combler des carences : l’humanisation par la parole et le dialogue. c) Ce qui est spécifique dans l’estime de soi consécutive à un cheminement philosophique, c’est le fait de se penser comme Sujet, c’est-à-dire comme une personne ayant une identité d’être humain, un sujet pensant ; mais cette construction est une co-construction par les échanges avec d’autres personnes dans une situation relationnelle ayant pour objectif la naissance d’une pensée critique. 4) L’empathie : a) c’est la capacité de partager et de comprendre les états émotionnels et affectifs des autres. Elle se distingue de la perméabilité affective : par exemple, se sentir angoissé ou stressé en présence de quelqu’un qui vit un tel état. Elle suppose que l’on ait conscience que notre état émotionnel est causé par celui de l’autre, sans pour autant qu’on se sente noyé en celui-ci. Elle suppose donc un partage, voire une communion émotionnelle, mais tout en conservant une 3 certaine lucidité ainsi que son propre sentiment d’identité : l’empathie n’est pas fusion, ni perte de soi dans l’émotion de l’autre. b) C’est sans doute par la présence de cette double caractéristique : partage émotionnel et conscient que ce sentiment est placé au centre de la communauté de recherche philosophique. Il permet de créer un lien d’amitié entre Sujets, reliés entre eux, mais néanmoins conscients de leur identité propre. 4. Présentation d’une initiation à la philosophique en grande section de maternelle pratique pédagogique Objectif : Initiation à la philosophie dans une classe de Grande section de maternelles d’une école publique de Haute Savoie, à Excenevex 74160, où les enfants appartiennent en majorité à un milieu socio-économique assez aisé (travailleurs frontaliers en Suisse). Organisation pratique: Une séance par semaine de 35 minutes environ, avec la classe entière de 26 enfants, animée par moi-même, en présence de l’enseignante et en collaboration étroite avec elle. - de Novembre à fin Décembre : nous avons commencé par plusieurs séances d’initiation et de mise en train à partir de l’album : « Mon ami Jim » de Kitty Crowther portant sur la différence, la méfiance qu’elle éveille, le dépassement de ces appréhensions par les échanges et la coopération. A partir de Janvier nous avons pris comme support de tra vail : 3 contes extraits des Contes d’Audrey-Anne de Marie-France Daniel (2002) ; destinés aux enfants de 4 à 7 ans -le petit chien et la bande de grands ; -l’amour de maman ; -Vincent et la bande de grands 5. Déroulement des séances : écouter un récit, agir, éprouver, réfléchir : les facettes plurielles et complémentaires de la recherche de Sens 1) une base préliminaire : le récit et la sémantique : le conte sert de support par les situations qu’il présente, les problèmes qu’il soulève, les dialogues qu’il contient. L’enseignante et moi-même, lisons un passage aux enfants ; chaque conte étant découpé en plusieurs séquences, portant sur plusieurs semaines. Ensuite, on demande aux enfants de reformuler ce qu’ils ont compris de l’histoire, si possible dans sa chronologie 2) le sens en action : On demande ensuite aux enfants de mimer la scène. Pourquoi cette démarche ? Le mime constitue une base essentielle du comportement humain et ce, principalement dans l’enfance. Comme l’a dit Marcel Jousse : « l’homme est le plus mimique des animaux. La tendance à imiter, à mimer constitue l’homme ». L’objectif est pluriel pour l’initiation philosophique : a)-le jeu corporel fait par des enfants volontaires leur permet une expression corporelle, émotionnelle, relationnelle, dialogique et symbolique : 4 - car la mise en scène de la situation crée un vécu commun au groupe ; elle donne à l’histoire une dimension vivante qui favorise la compréhension des situations. Les contes d’Audrey-Anne comportent de nombreuses connotations gestuelles, dans l’objectif de rendre les enfants conscients des gestes et de leurs intentions. Outre le mime des séquences, si le besoin s’en fait sentir, et par rapport à un questionnement précis, on demande à des enfants de mimer certains gestes comportant une distinction par exemple : « faire exprès et pas faire exprès de heurter quelqu’un ». Il semble bien difficile et il est peut être vain à cet âge (5-6 ans) d’engager une réflexion sur le questionnement de « faire ou non exprès », avec à l’horizon la réflexion sur la responsabilité, si les enfants, au niveau gestuel et comportemental, ne savent pas distinguer la différence entre un geste intentionnel et non intentionnel. - Au moment du mime, les enfants spectateurs manifestent une grande attention et une grande participation émotionnelle ; - la dimension émotionnelle découle de ce vécu commun ; ce qui favorise le développement de l’empathie - une grande importance est accordée à la reformulation de l’essentiel des questions et des dialogues contenus dans le texte. Ceci constitue une introduction à l’expérimentation d’une attitude réflexive et habitue les enfants à se parler dans une démarche philosophique - le jeu de mime donne une dimension symbolique à la situation, dans la mesure où elle est re-présentée c’est-à-dire donnée à voir dans une dimension de théâtralisation ludique ; elle est ensuite intégrée dans un questionnement de nature philosophique. - Cette pratique sert de terreau de préparation vivant et riche à la démarche réflexive qui se met en place à sa suite 3) La recherche réflexive de sens : questionner et se questionner : on demande aux enfants de poser des questions. Apprendre l’art du questionnement est très important car c’est à la base de tout processus de recherche ; mais c’est un acte essentiel en philosophie car il ouvre sur une recherche active de sens. On part des questions des enfants, pour déboucher par étapes sur des questions de fond. D’autres fois on peut faire des exercices ayant des objectifs pédagogiques précis. 4) Vers la création d’une communauté de recherche : le dialogue est à la fois ouvert et structuré, il implique le respect de règles strictes servant de cadre : demander la parole, écouter le point de vue des autres…. Un dialogue philosophique n’est pas une conversation ordinaire ; ce n’est pas non plus un psychodrame ni un groupe de parole ; il intègre une dimension affective et symbolique, au service d’une finalité réflexive. C’est pourquoi, progressivement, la recherche en commun va aider au développement de compétences et d’habiletés logiques comme : -donner des exemples et des contre-exemples ; comparer ; généraliser, classifier, définir, distinguer, faire des nuances, donner des raisons, des justifications ; ce qui permet de mettre en évidence des différences de points de vue et donc de se dégager de l’égocentrisme. 5 6. Analyse de quelques séances: Il s’agit ici d’enfants de 5 à 6 ans, qui en sont donc aux prémisses de cette activité : « de l’émotion vécue et partagée en commun à l’émotion interrogée en communauté de recherche ». Le petit chien et la bande de grands : Résumé : une maman chien arrive près d’un lac avec son bébé chien ; elle part à la nage et abandonne son petit. Des enfants, pour jouer, vont le plonger et le maintenir de manière prolongée dans l’eau ; ils vont trouver cela drôle car il se tortille ; avec cependant une différence d’attitude entre eux : Vincent, l’acteur, s’amuse bien ; Sophie rit : elle trouve que c’est drôle ; Audrey-Anne exprime une certaine inquiétude : « il a peut-être peur de l’eau » ? Et Nicolas : « est-ce que l’eau est froide ? » Néanmoins, ils s’amusent tous à voir le chiot se tortiller Trois séances ont été faites sur ce conte ; voici l’extrait de la séance n°2 : Questions des enfants : pourquoi le petit chien se tortille ; pourquoi il ne dit rien du tout ; pourquoi les enfants ont –ils jeté le petit chien dans l’eau ? Questions Réponses Pourquoi le petit chien se tortille ? - il a envie de se réchauffer - il a peur de l’eau et de se noyer - la maman chien l’a laissé ; il a peur maintenant - il a peur que les enfants l’embête encore plus - peut êt’e qu’il veut sortir - il veut sortir - il a peur de nager - y sait pas parler - il est bien élevé - pour savoir s’il nageait ou pas - ils veulent seulement jouer - oui, mais c’est pas drôle - j’étais chez une copine, elle s’est moquée de moi car j’ai perdu au jeu - une fois je jouais Pourquoi il ne dit rien du tout ? Pourquoi les enfants ont-ils jeté le petit chien dans l’eau ? Animatrice : « c’est drôle mais pas pour le petit chien : ce qui est drôle pour les uns l’est-il toujours pour Sentiments exprimés Besoin de protection - peur de se noyer et de mourir Habiletés logiques manifestées Interprétation, visant à donner des raisons Arguments appropriés - abandonisme - soumission Stratégie - résistance Suppositions Faiblesse, fragilité - soumission - curiosité Expérience - plaisir Prise de conscience du point de vue de l’autre - souffrance due à la moquerie Exemples personnels 6 les autres ? Animatrice : des exemples ont été donnés, pourquoi, ds tous ces cas, n’est-ce pas drôle ? Animatrice : Selon vous qu’est-il arrivé au bébé chien après que les enfants soient rentrés chez eux ? Parmi toutes ces idées, y-en-a-t-il une qui vous paraisse plus juste ? avec mon frère, il - révolte contre une avait changé toutes injustice les règles ; c’était pas drôle car c’est pas le jeu - une fois, une fille m’a dit un truc méchant et rigolait - ça me plait pas - déplaisir Situations de victime - comme il sait pas nager, il va peut-être se noyer - il a peur des requins - il va se noyer - il se sera endormi dans l’eau - des poissons voudront le sauver ; ils passeront dessous et le feront sortir - il pourra essayer de nager et réussir - sa maman va revenir, s’il y a une piscine, elle lui apprendra à nager Hypothèses -conséquences - peur de la mort Appréciation subjective - espérance d’aide Hypothèsesconséquences - combattivité - protection maternelle retrouvée maîtrise - peut-être qu’il va se - désespoir noyer ? - oui, car il peut pas nager - non les enfants vont l’adopter ; Audrey- résilience Anne viendra le chercher avec sa maman - moi, je pense que - optimisme ça va bien se terminer, qu’il va savoir nager Commentaire - les enfants sont très attentifs et intéressés par l’histoire 7 Hypothèses conséquences Dialogue ; discussion de l’hypothèse Argument Objection Sorte de synthèse réconfortante finale -les propos sont en phase directe avec la situation : questions, réponses ; les enfants s’écoutent et respectent la demande de parole ; ils ne se répondent pas directement, sauf à la fin ; mais néanmoins leurs points de vue révèlent l’écoute qu’ils ont les uns des autres et contiennent une sorte de progression interne. La dernière question a éveillé un vrai dialogue, une discussion des arguments allant vers une résilience et une conclusion optimiste ; mais les enfants qui pensaient que le petit chien allait se noyer ont conservé leur point de vue. Les sentiments exprimés sont essentiellement la peur, l’insécurité, la faiblesse ; mais aussi le besoin de protection et de porter secours. Ils portent sur l’identification au petit chien plus que sur les enfants ; c’est sans doute pour cela qu’ils comprennent tous que ce n’est pas drôle pour le chiot ; les exemples personnels donnés par les enfants sont ceux où ils ont été victimes. Le dernier argument : la maman chien apprendra à nager à son bébé traduit une recherche d’autonomie et d’affirmation personnelle. Il y a donc bien une progression au cours du débat, car ils sont allés d’un sentiment d’impuissance et de fatalité à un souhait de résilience et d’autonomie par l’apprentissage de la natation. Les habiletés logiques sont assez variées : le questionnement ; donner de raisons qui interprètent le sens des comportements est le plus fréquent ; ensuite l’exemple personnel ; puis des suppositions, dégageant des conséquences, des déductions et des objections. L’amour de maman : Résumé : Audrey-Anne va trouver sa maman alors qu’elle est très absorbée par un travail minutieux, pour lui demander si elle l’aime ou si elle ne préfère pas son petit frère. La mère rejette sa fille assez sèchement en qualifiant sa question de ridicule et la en mettant dehors sans ménagement. Trois séances ont été faites sur ce conte, voici un extrait de la séance n°2 : Questions des enfants : Pourquoi Audrey-Anne tire-t-elle la blouse de sa maman ? Pourquoi embête-t-elle sa maman alors qu’elle travaille ? Questions Réponses Sentiments exprimés Pourquoi AA tire la blouse de sa maman ? - elle croyait peut être que sa maman avait chaud - non, elle ne savait pas si sa maman l’aimait - elle voulait que sa maman lui parle - soulager la mère - si la maman a besoin de travailler, elle pourrait le dire plus tard, la maman peut se tromper - elle voulait le dire maintenant car c’est plus important que le - attitude compréhensive vis-à vis de la mère - renoncement Pourquoi AA embête sa maman alors qu’elle travaille ? Habiletés logiques manifestées Interprétation erronée d’un geste sans rapport avec la situation - inquiétude Doute - revendication Justification - revendication 8 Si donc : déduction à partir d’une hypothèse travail - non, c’est pas plus important, le plus important c’est le travail - le travail est plus important ; peut-être qu’elle est maîtresse et qu’elle a beaucoup de travail pour les enfants - moi, ma maman elle est maîtresse Animatrice : pensez vous qu’AA aime sa maman ? Pensez vous que la maman est méchante avec AA, qu’elle n’aime pas sa fille ? Pourquoi ? La maman d’AA peut elle aimer sa fille, même si elle lui Objection Hiérarchisation - attitude compréhensive - attitude compréhensive Objection Hiérarchisation Hypothèse interprétative Exemple personnel - les mamans font des cadeaux - Quand on dit qq chose de gentil avec le sourire : AA dit gentiment « maman est-ce que tu m’aimes ? » la maman est méchante avec elle alors qu’elle demande gentiment - elle n’aime pas sa fille Si elle aime sa fille - réconfort - il n’y a pas de maman qui n’aiment pas leur petite fille - non elle ne l’aime pas car elle ne lui a pas dit « s’il te plait » - elle a fait de la peine à sa petite fille. AA a pensé dans sa tête qu’elle aimait sa maman, elle voulait lui parler et elle croyait que sa maman allait lui répondre gentiment ; sa maman lui a parlé méchamment. - oui, parfois ma maman me parle comme ça et puis - réconfort - déception, souffrance Critère affectif Critère : absence de réciprocité - opinion subjective Règle universelle Critère : politesse - souffrance, - déception - incompréhension Réflexivité Manque de réciprocité - réconfort 9 Exemple personnel répond d’un ton bourru ? après elle me parle gentiment - oui, car même si elle lui répond méchamment, dans son cœur elle aime sa fille - les mamans aiment tjs leur petite fille - non, si elle parle comme ça ça veut dire qq chose - parfois ; ça se passe très mal - les papas et les mamans, c’est obligé qu’ils aiment leurs enfants - s’ils n’aimaient pas les enfants, ils n’auraient jamais fait d’enfants - peut être qu’il y a des parents qui n’aiment pas leurs enfants - il peut savoir en demandant à leurs parents. - amour, confiance Argument affectif - amour, confiance Règle universelle - défiance Doute, remise en question - souffrance, désillusion Objection, argument - confiance Règle universelle Hypothèse, déduction - confiance - incertitude Doute, remise en question Recherche de preuves Dans ce conte, contrairement au précédent, c’est l’adulte, la mère en l’occurrence, qui est source de souffrance pour l’enfant, par son absence de réponse à sa question : question cruciale pour un enfant, de savoir si sa mère l’aime ou si elle l’aime autant ou moins que son petit frère. Au lieu de cela l’enfant est chassée brusquement. Le passage présenté ici est celui où la petite fille demande à sa mère si elle l’aime. Les enfants oscillent entre une attitude compréhensive et une réaction de souffrance vis –à vis de la réaction de la mère ; mais jamais n’apparait ouvertement d’accusation de celle-ci. Par rapport à la séance relatée du conte N° 1, on voit une grande progression dans l’utilisation d’habiletés logiques plus complexes : raisonnement hypothéticodéductif, énoncé de critère, réflexivité (elle a pensé dans sa tête) ; doute ; recherche de vérification : (pour savoir si ta mère t’aime, demande le lui) ; la part des exemples personnels est en diminution. Vincent et la bande de grands : Résumé : Vincent sort joyeux de l’école ; il s’amuse à donner des coups de pied dans un caillou ; celui-ci roule malencontreusement vers des plus grands venant en sens inverse qui lui barrent la route. Ils commencement en à se moquer de lui 10 en chantant « Vincent, l’éléphant ! » et à lui dire que son prénom est stupide. Vincent réplique : « il n’est pas stupide ; c’est le prénom que ma mère m’a donné » . Comme les enfants continuent de rire, il leur dit « vous êtes méchants ! » ; les enfants étonnés s’arrêtent de rire et disent « mais non, on joue » 2 séances ont été faites sur ce conte, voici un extrait de la séance n°2 : Questions des enfants : Pourquoi dit-il « Vincent, l’éléphant, pourquoi se moquent-ils de Vincent ; pourquoi dit-il que c’est un nom stupide ; pourquoi Vincent dit-il qu’ils sont méchants ? Questions Réponses Pourquoi disent-ils « Vincent, l’éléphant ? » - parce qu’ils se moquent de lui ; comme ils ne l’aiment pas, qu’ils sont plus grands, ils se moquent car c’est pas leur copain - Vincent n’est pas leur copain ; ils sont plus grands - ça finit par « en « : Vincent et Eléphant - ils trouvent que son prénom est drôle Pourquoi les enfants se moquent-ils ? Sentiments exprimés - manque d’amour Mêmes arguments - impuissance Sens pertinent du langage Le prénom est en cause Infériorité due à l’âge Revanche : conséquences supposées d’une action antérieure - peut être qu’ils sont plus grands ; il est peut -être méchant avec eux, d’autres fois Pourquoi les grands pensent-ils que c’est drôle et Vincent que c’est méchant ? Habiletés logiques manifestées 2 arguments Manque d’amitié Infériorité due à l’âge Relation de cause à conséquence - c’était un jeu pour eux, mais pas pour Vincent - ça lui plaisait pas Prise en compte de l’opposition des points de vue Opinion subjective - c’est pas que les coups de poing qui font mal des fois, des mots, ça peut faire mal au cœur - c’est pas drôle de se moquer - y faut pas faire ce qu’on veut pas nous arriver - Si je me moque des autres, ils vont dire que je suis méchante Nuances et élargissements de points de vue Opinion subjective Règle universelle de réciprocité Si… donc : déduction à partir d’une hypothèse ; 11 prise en compte des conséquences - j’étais tombée et m’étais fait très mal, je pleurais, un enfant riait et c’était moqué de moi ; ça me faisait pas plaisir qu’il se moque de moi Et vous, est-ce que ça vous est arrivé de vous moquer de qq’un ? Tu as ri du chien ? Est-ce que c’est méchant de se moquer d’un chien ? - souffrance ; impuissance - oui, maman était tombée ; j’avais rigolé ; elle a dit ; « c’est pas drôle, j’aurai pu me faire très mal » - il y avait un chien tombé dans une fontaine ; j’ai rigolé car c’était drôle - oui - oui - c’était drôle, mais pour le chien, pas tellement Exemple personnel Exemple personnel+ règle générale Exemple personnel Compréhension de l’absence de réciprocité - c’est moins grave si on se moque d’un chien car il peut pas le dire à son maître, il parle pas comme nous - s’il tombe, il peut se faire très mal, même si il ne le dit pas - il peut mordre qq’un si on se moque de lui - le chien pourrait mordre qd on l’embête Hiérarchisation homme-animal Argument : Infériorité du chien. Objection : la sensibilité du chien :point de vue du chien Objection : capacité d’auto-défense de l’animal Commentaire : Les enfants ont une attitude beaucoup plus distanciée que pour les 2 autres contes ; L’attitude dominante est une attitude réflexive de recherche d’arguments, de recherche de compréhension de la situation ; il y a davantage d’échanges entre enfants et de progression interne de la réflexion. Il a peu d’expression directe de 12 sentiments Les raisonnements se sont complexifiés : - aptitude à penser aux conséquences pour soi ou pour les autres ; -exemples personnels tout à faits pertinents permettant à la réflexion de progresser -envisager l’opposition possible des points de vue face à une situation ; -expression de lois générales impliquant la réciprocité : « ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse » -capacité de comparer et de hiérarchiser. Suite à un très grave incident survenu dans l’école, nous avons organisé une séance de débat sur la violence : - un enfant de CE de l’école a été pris d’une crise de violence, plus grave que d’habitude ; les enfants de grande section étaient tranquillement en classe, quand ils ont entendu de grands cris. L’enfant que nous appellerons Simon avait attaqué violemment un autre enfant ; son enseignante s’est interposée ; Simon lui a donné des coups de pieds et a même cherché à la mordre ; les enfants de grande section de maternelle n’ont pas assisté à la scène ; mais ont eu un compte rendu par leur enseignante. Nous ne sommes pas partis des questions des enfants, mais d’une demande de reformulation de ce qui s’est passé : Questions Réponses Sentiments manifestés Qu’est-il arrivé ? - on a entendu des cris ds le couloir ; on était en train de chanter une chanson - on était sur que c’était Simon ; des fois il crie comme ça ; il a hurlé - tranquillité Quand vous avez entendu cela, qu’estce que ça vous a fait ? - Il était très excité on l’a emmené à l’hôpital avec les pompiers - On n’arrivait pas à le calmer - Il a essayé de mordre la maîtresse, lui a donné un coup de pied et l’a griffé - ça nous dérange ; si on avait été en train de travailler, ça nous aurait déconcentré et nous faire faire n’importe quoi sur Habiletés logiques manifestées Reformulation objective - bien-être Pertinence de l’interprétation Reformulation objective - gène par rapport à soi Conséquences dégagées à partir d’une hypothèse 13 notre travail - ça nous fait triste dans le cœur - il a fait mal à la maîtresse ; c’est triste pour la maîtresse. -j’ai peur pour la maîtresse, qu’elle se blesse - j’ai pas eu peur car c’est un enfant ; j’ai pas peur des cris d’enfant Pensez-vous que Simon est un enfant violent ? - souffrance, peine Arguments compassionnels - empathie - empathie - confiance ou besoin de se rassurer - j’ai eu peur car une fois, il voulait me taper au visage - peur et menace par rapport à soi - j’ai pas peur car quand on crie, j’ai pas peur - confiance ou dénégation ? - une fois à la cantine, j’étais à côté de lui, il m’avait - menace par rapport à donné des coups de soi même poing ; il rigolait - ça fait de la peine à la maîtresse et aux - empathie enfants - oui car ceux qui sont violents donnent des coups de pied et de poing - j’ai un autre avis : il est pas violent, il est gentil, mais il sait pas parler avec les autres - non :il est violent car 1 : il donne des coups de pieds ; 2 : des coups de poings ; 3 : il crie ; 4 : il donne des coups de tête. - être violent, ça met la vie dure Raisonnement inductif ; réaction personnelle intégrée dans une règle générale Argument : souvenir d’une agression passée Argument : réaction personnelle intégrée dans une règle générale Argument : référence à l’expérience personnelle Enoncé de 2 critères Objection : attitude compréhensive Objection de l’objection : énoncé de 4 critères (en lescomptant) Enoncé d’une règle générale 14 Quand on crie, est-ce qu’on est violent ? Est-ce que les mots peuvent être violents, si, par exemple on nous dit qu’on est stupide ou moche ? Pourquoi la maman va la gronder ? Peut-on éviter d’être violent ? - c’est très violent - c’est pas violent, on peut le dire pour rire ou pour jouer - c’est un peu violent si on dit des choses méchantes - c’est violent, on va être dénoncé à la - peur de la sanction police - c’est violent, l’autre -souffrance, empathie va avoir mal au cœur - il le dira à sa maman, si elle connaît la maman de l’autre, elle va lui dire et la maman va la gronder Opinion subjective Objection Critère : le contenu des cris Examen des conséquences Argument compassionnel - peur de la sanction Argument : peur de la sanction ; prise en compte des conséquences - elle n’a pas été sage - l’autre va réagir et peut donner des coups, on peut arriver à se battre - être violent tous les jours c’est trop : de temps en temps, c’est pas trop grave Argument : prise en compte des conséquences Hiérarchisation - oui, on peut le dire à la maîtresse - on peut parler avec les autres - on peut le dire à un adulte - confiance en l’adulte Recherche de solutions: - ouverture, recherche de protection Importance du dialogue - on s’échappe - autonomie ou fuite - mais si on s’échappe on peut se perdre, se faire piquer par des bêtes, il y aura personne pour nous soigner - peur de l’abandon, insécurité - on peut aller dans notre maison - on peut demander à - besoin de protection notre grand frère ou à 15 Objection-examen des conséquences de l’argument précédent notre parrain - il y aura tjs qq’un Est-ce qu’il vaut mieux demander la protection ou chercher à se battre ? - demander de la protection sinon on va en prison - c’est mieux de chercher la sécurité - sentiment d’être protégé Règle universelle Argument : examen des conséquences - besoin de protection Sorte de conclusion Les enfants ne vont pas en prison car ils doivent apprendre. Simon ira dans une école spéciale où il sera soigné et éduqué Conclusion : Peut-on dire que les séances données ici en exemple vérifient l’hypothèse d’une pédagogie-philosophique intégrant une dimension psychologique au sein même de sa dynamique interne ? La dimension psychologique étant ici définie comme une approche à forte connotation affective 1)-le rôle des exemples personnels : ils sont accueillis, mais l’objectif n’est pas de se raconter soi même, ni de les interroger par rapport à un cursus personnel d’existence. Ils jouent un quadruple rôle : a) existentiel car ils permettent de faire un rapprochement avec sa propre existence, b) linguistique : mettre des mots sur cette situation, c) sociologique : partager avec les autres d) philosophique : l’exemple est le point d’appui concret d’un raisonnement : énumérer des exemples sans les interroger n’a pas de dimension philosophique ; mais inversement un débat sans exemple risque de manquer d’ancrage dans le vécu et conséquemment de passer à côté de son objectif d’une socio-construction de sens. Le récit servant de support, aide à trouver une juste distanciation avec ce qui est personnel ; il favorise la mise en mouvement des réactions émotionnelles, des souffrances et blocages de tous ordres. 2) La création d’un vécu de groupe : a) elle est liée au récit lui-même et aux connotations affectives qu’il comporte ; b) aux séances de mime et aux sentiments verbalisés dans le groupe. Il constitue le terreau sur lequel se construit la réflexion en commun et contribue à donner du plaisir à être ensemble et du sens au partage 3) L’empathie : elle apparaît à certains moments ; elle est l’aspect affectif d’un parallèle rationnel qui est la capacité à se mettre à la place de l’autre, sans cependant perdre le sentiment de sa propre identité. Elle caractérise les moments les plus riches affectivement et intellectuellement. 16 L’ensemble de ces éléments vise bien à une co-construction de la pensée, intégrant les dimensions psycho-affective, symbolique, émotionnelle et rationnelle de la personnalité. L’objectif n’est pas de faire de ces enfants des intellectuels mais des êtres sensibles ouverts à la communication et cependant autonomes affectivement et intellectuellement. Des philosophes comme Spinoza ont montré qu’on peut dégager plusieurs genres de connaissance, et qu’à chaque genre, existe un parallélisme entre le fonctionnement de l’affectivité et celui de la pensée. Rapporté aux jeunes enfants, on peut admettre qu’un premier genre serait une affectivité égocentique à laquelle correspondrait une pensée du même nom, c’està-dire pauvre en capacité de partage et d’abstraction. Une connaissance du second genre serait une affectivité ouverte envers autrui et acceptant les différences humaines : elle serait capable de traduire en mots appropriés le vécu. Lui correspondrait une pensée à la fois précise et nuancée, intégrant l’objection vue comme le corrélat rationnel de l’acceptation des différences. C’est précisément cette démarche que vise l’approche pédagogique de la philosophie inspirée de la méthode Lipman et enrichie des recherches des québécois. Cette activité pour avoir des racines profondes et durable, suppose bien sur une pratique sur le long terme. Les enfants de cette classe ont révélé un très bon niveau ainsi qu’ une bonne cohésion de groupe ; il aurait été valable de comparer avec des enfants d’un autre milieu socio- culturel ; mais ceci n’a pas été possible au cours de cette année scolaire 2009-2010. Bibliographie indicative : DANIEL M.-F. (2002). Les contes d’Audrey-Anne. Québec : Loup de Gouttière. DANIEL M.-F. (1996). La philosophie avec les enfants. Bruxelles : de Boeck & Belin. La FORTUNE L. (2009). Pédagogie et psychologie des émotions. Québec : P.U.Q. LIPMAN M. (1995). A l’école de la pensée. Bruxelles : De Boeck & Larcier. POURTOIS, J.-P. & MOSCONI, N. (2002). Plaisir, souffrance, indifférence en éducation. Paris : P.U.F. SASSEVILLE, M. (2006). La pratique de la philosophie avec les enfants. Laval : P.U.L. 17