LA Venus Anadyomène

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Lecture analytique « Vénus anadyomène »
Introduction :
1)Lorsqu’il évoquait sa démarche poétique, Charles Baudelaire expliquait parfois qu’il prenait de la
boue pour en faire de l’or, ouvrant ainsi la poésie sur le monde du laid.
Dans son sonnet de 1870 intitulé « Vénus anadyomène », extrait du recueil des Cahiers de Douai,
Rimbaud s’inscrit dans cette voie et propose un traitement iconoclaste du motif mythologique de la
naissance de Vénus, universellement connu par ses repésentations littéraires et picturales. Dans
ce poème, considéré comme l’un des plus provocateurs de la littérature française, l’auteur se livre,
en effet, à une parodie qui ouvre la voie à une poésie nouvelle.
2) cadre d'étude Nous nous demanderons, en effet, en quoi cette parodie cherche à provoquer le lecteur, par le jeu
d’un langage nouveau, presque a-poétique, pour le conduire aux marges d’une poésie nouvelle.
I) un poème provocateur
1) le détournement du tableau vers la dérision 2) Un portrait disgracieux. II) une poésie nouvelle Mouvement du texte :
Ce sonnet présente une facture relativement classique outre certains effets de coupes,
enjambements et rejets. Le travail de sape de Rimbaud opère ici davantage sur le rythme, le choix
et l’agencement des mots et sur la non coïncidence du mètre et de la syntaxe.
Les trois premières strophes constituent ainsi une unique phrase consacrée au dévoilement
progressivement de cette Vénus sortant des eaux. L’effet de surprise, puis de stupéfaction, est
proportionné au rapprochement de ce corps. Plus le regard se précise, comme par un effet de
zoom, plus les attentes du lecteur se trouvent déjouées. Cette révélation s’accompagne du
dévoilement d’une nouvelle poésie, elle aussi « horrible étrangement ».
Les points de suspension, à la fin du premier tercet, marquent alors une pause, isolant le dernier
tercet et ménageant ainsi la pointe, la chute que constitue le dernier vers, et le gros plan obscène
sur l’anus, révélation d’une poésie « belle hideusement ».
I – Un ekphrasis parodique :
A – Le détournement du tableau vers la dérision :
Le titre de ce sonnet, composé du nom propre « Vénus » et de l’adjectif savant, directement issu
du grec, « anadyomène », qui signifie « qui sort de l’eau », témoigne de la culture du poète et
renvoie à un personnage éponyme bien connu du lecteur. Rimbaud semble ici instaurer une
complicité culturelle avec son lecteur et lui proposer une reprise du motif de la naissance de
Vénus, illustrée dès l’Antiquité par nombre de récits, mais aussi par le peintre Apelle, puis par
Botticelli, Alexandre Cabanel, Raphael ou Titien.
Le nom de vénus, déesse de l’amour, évoque immédiatement à l’esprit féminité, grâce et beauté
absolue. Le lecteur s’attend alors à un tableau poétique, un blason plus ou moins stéréotypé. Ce
poème s’annonce comme la célébration d’un éternel féminin, d’une Beauté divinisée.
Or ces attentes sont bousculées dès le premier vers puisque la comparaison avec le cercueil
associe une certaine morbidité à la survenue de Vénus. La conque cède la place à une « vieille
baignoire » indigne de la divinité et laisse attendre l’avènement d’une femme nettement plus
humble.
Cet objet dénature le cadre de la vision et semble inscrire le tableau dans la dérision. Le tableau
du poète se présente donc d’emblée comme une parodie du motif original.
De la même façon le jeu sur les couleurs « vert en fer-blanc » dénature aussi le cadre, d’autant
que le fer-blanc est un matériau commun, de peu de prix qui colle mal avec l’idée du sublime
associé à l’image de la déesse.
La femme, vieillissante, se dévoile progressivement, avec une certaine difficulté traduite les
allitérations en F/ V. La grâce semble céder la place à la lourdeur et à la maladresse. De même les
« cheveux bruns » s’opposent au blond vénitien souvent attribué à Vénus.
Le poète semble s’adonner à un blason, court poème célébrant une partie du corps féminin ou
évoquant le corps entier, en détaillant successivement ses différentes parties. Toutefois, le portrait
qu’il réalise ainsi est particulièrement dépréciatif.
B - Un portrait disgracieux :
Le poète semble jouer avec les attentes du lecteur et les clichés qui accompagnent généralement
la description de vénus. La « femme » semble rappeler la déesse mais la couleur « brune » l’en
éloigne.
On constate une première inversion de la représentation mythique. Bien des aspects de la
description évoquent la vieillesse :
- «vieille baignoire » « cercueil ».
- Le participe « ravaudés » au vers 4
- la rencontre à la rime de « tête » et « bête » qui désacralise le personnage.
- Jeu sur le double sens du mot « bête » : peut désigner un geste maladroit, une femme sotte mais
le terme peut aussi conférer une dimension animale à la femme.
- le terme « déficits » : désigne des défauts, des imperfections physiques ; « ravaudés », renchéri
par le groupe adverbial « assez mal » ruinent toute vision élogieuse et font de cette Vénus une
prostituée vieillissante et décatie dont le maquillage ne suffit plus à gommer la laideur. Le verbe «
ravauder » désigne aussi le raccommodage des vêtements usés.
- L’expression « fortement pommadés » v 2 suggère des soins de beauté maladroits, incapables
de lutter contre la laideur due à l’âge. De plus ce terme oppose le fard et l’artifice à la beauté
naturelle, attribut de la déesse.
- L’allitération en [S] du vers 4
cherche à traduire l’amollissement des chairs.
- La « rondeur des seins », symbole de féminité est immédiatement mise en doute ou atténuée par
le verbe modalisateur « sembler » ce que la comparaison avec « les feuilles plates » vient
confirmer.
- Les allitérations en [S] du 2nd quatrain place le portrait sous le signe du plus grand flétrissement.
- La rime « omoplates »/ « plates » ruine toute dimension callipyge de la femme.
- Les adjectifs « gras et gris » dont l’allitération en [Gr] souligne le caractère dépréciatif évoquent la
dimension disgracieuse de la femme. Cette allitération semble accroitre la grosseur et les amas
graisseux
- Animalisation, notamment avec le terme « échine », puis « croupe » v 13
- Importance également de l’isotopie de la maladie avec le terme « rouge »
- Le motif du tatouage renvoie à l’époque au monde de la prostitution.
Transition: cette intrusion du laid est signe d'une poésie nouvelle, moderne.
II – Une poésie nouvelle :
A – Le prosaïsme et le désir de provoquer
Le prosaïsme de certains termes, notamment « baignoire » qui remplace les flots mythologiques,
invite le lecteur à s’interroger sur la nature poétique de ce texte. Bien des éléments surprennent,
sont dissonants mais aussi provocateurs. La laideur paraît l’emporter sur le moindre indice de
beauté.
Le verbe « émerge » ôte tout caractère exceptionnel à l’apparition de cette femme ; le geste
semble banal et pénible
Suivant un regard descendant, Rimbaud se livre à un portrait cru de cette femme vue de dos. Il
insiste sur une description quasi clinique de ce corps qui ne peut que susciter la répulsion.
Le laid domine le 1er tercet : tous les sens y semblent convoqués pour dire la monstruosité et la
répulsion : vue, goût et odorat se conjuguent : synesthésie « tout sent un goût »
Dans le dernier tercet le prosaïsme cède même la place à l’obscénité. Le verbe « remue » et les
termes « large croupe » évoquent une monstrueuse danse érotique
L’image de l’ulcère à l’anus scandalise doublement le lecteur par son caractère scatologique et
l’évocation de certaines pratiques sexuelles qu’il suppose.
Le désir de provoquer atteint son paroxysme avec la rime « Vénus »/ « anus » qui allie le profane
et le sacré, le sublime et le bas.
B – L’invitation à une autre poésie :
Avec la rime « omoplates »/ « plates », Rimbaud cherche peut-être à exhiber davantage encore le
prosaïsme afin d’inviter le lecteur à dépasser ce tableau apparemment laid et donc a-poétique .
Par ce poème il cherche à dépasser la simple parodie pour tendre vers une poésie nouvelle
susceptible de traiter également de la laideur.
De ce point de vue il convient de s’intéresser à l’expression « horrible étrangement » mise en relief
par la coupe à l’hémistiche mais aussi par l’enjambement du vers 9 sur le vers 10 : le terme
étrangement s’applique à l’effet de surprise ménagé par le décalage entre le titre et le portrait,
mais on peut aussi se demander s’il n’a pas pour fonction d’inviter le lecteur à une relecture. Le «
tout » peut en effet renvoyer au poème lui-même.
De la même façon, le terme « singularités » peut renvoyer aux déficits de la femme mais aussi
aux étrangetés de cette poésie, aux écarts qu’elle présente. Plus que les difformités de la Vénus,
ce sont les originalités du poète qu’il s’agit de soumettre à « la loupe » : l’injonction « il faut » invite
le lecteur à scruter cette étrange poésie au delà des apparences premières du langage, au-delà du
prosaïsme. Elle l’invite à dépasser les modèles connus pour découvrir une poésie affranchie, un
lyrisme de la laideur.
La loupe permet de glisser de l’horrible à la beauté parce que l’étrangeté trouve son sens, son
explication : il s’agit de dire une hideur transcendée par le traitement poétique, par la beauté.
L’oxymore « belle hideusement » fait écho à l’expression « horrible étrangement » (symétrie de
construction) : les deux procédés mettent en évidence une confrontation entre la beauté et la
laideur, emblématique du conflit que Rimbaud semble rechercher avec son lecteur
Les points de suspension qui clôturent cette longue phrase signifient le temps accordé au lecteur
pour réfléchir à une relecture à rebours.
Le jeu de Rimbaud devient plus complexe avec l’évocation des reins de la Vénus sur lesquels on
peut lire le tatouage. Cette partie du corps se trouve associée à un acte de lecture.
L’inscription « Clara vénus », gravée dans la chair de la femme, confère aussi au texte sa
dimension spéculaire. Le terme « Clara » qui se présente comme un prénom peut se lire comme
un jeu du poète. Clara vient d’un adjectif latin signifiant « la fameuse », la « célèbre », « la
distinguée » et par extension la « singulière ». Or cette Vénus vient s’opposer à la Vénus
anadyomène, elle en constitue un reflet inversé. Le vrai sujet du poème n’est pas la vénus
anadyomène, mais bien cette singulière femme vieillissante.
« L’ulcère à l’anus » devient symptomatique d’une poésie iconoclaste qui refuse de se cantonner
aux limites d’une Beauté même idéale.
Conclusion :
Le grossissement des traits propose un traitement parodique du topos de la naissance de Vénus,
mais il semble que le véritable enjeu du texte soit pour Rimbaud de proposer au lecteur une
nouvelle voie poétique fondée sur le dépassement des modèles esthétiques, sur la recherche d’un
nouveau langage. Il s’agit d’affranchir le lecteur et de l’initier, avec « la loupe » au déchiffrement
d’une poésie « belle hideusement ».
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