Dans le cadre des conférences organisées en partenariat entre l’Inspection pédagogique régionale d’Histoire-Géographie, l’Association des professeurs d’Hist-Géo et le CRDP des Pays de la Loire QU’EST-CE QUE LA RENAISSANCE ? . Le texte intégral de la Conférence de Jean DELUMEAU Nantes, 6 décembre 2000 . Merci à Jean Delumeau qui, nous a donné, en plus de sa brillante conférence, le texte qu’il avait rédigé. Il n’est pas incongru de poser cette question aujourd’hui ou de la libeller autrement sous la forme : « la renaissance a-t-elle existé ? ». A plusieurs reprises, y compris en direction du grand public, Jacques Le Goff a affirmé que le Moyen Age s’était terminé au XIX° siècle. Il est en effet certain que du point de vue de la situation matérielle et des connaissances scientifiques, nous sommes beaucoup plus éloignés des contemporains de Louis XIV que ceux-ci ne l’étaient des Grecs de l’époque de Périclès. L’industrialisation, les chemins de fer, l’invention du moteur à explosion, l’utilisation de l’électricité et, sous nos yeux, la révolution informatique et la lecture du génome humain ont rejeté et continuent, plus que jamais, de reléguer en bloc, dans une sorte de préhistoire par rapport à nous, toutes les périodes chronologiquement situées en amont de la modernité technique et scientifique. C’est en partant de ce constat que Jean Fourastié écrivait que, depuis les « trente glorieuses », nous avons changé de planète. D’où, parfois, chez les jeunes, une sorte d’indifférence ou de condescendance vis à vis d’un passé considéré globalement par eux comme n’ayant plus de pertinence à l’époque du triomphe d’internet et des téléphones mobiles. Mais, si pour ne pas être coupés de nos racines, nous refusons de faire table rase du passé, alors resurgit la question : qu’est-ce que la Renaissance ? Cette interrogation est d’autant plus légitime qu’on en a démultiplié le concept. Dans les livres d’histoire on trouve mention de « Renaissance carolingienne » et « Renaissance du XII° siècle ». Pourquoi ce recours à un même terme ? Parce que, anticipant en quelque sorte ce qui se passera ensuite à plus grande échelle aux XV° et XVI° siècles, les lettrés contemporains de Charlemagne et ceux du XII° siècle s’efforcèrent de promouvoir un certain retour aux oeuvres de l’antiquité classique. L’historiographie utilise alors rétroactivement une formule qui, en toute rigueur, devrait être réservée au mouvement initié par ceux qui l’ont inventée. Or Rinascità, de Pétrarque à Vasari en passant par Villani et Alberti, signifia « rappel des muses(antiques) endormies », retour, grâce à une antiquité mieux connue, à l’éloquence et à la grammaire, reprise des canons esthétiques de l’art gréco-romain. Il n’est pas douteux que ce regard admiratif vers un passé littéraire et artistique symbolisé par les noms d’Athènes et Rome provoqua en Europe, en commençant par l’Italie de la fin du XIV° siècle, des bouleversements culturels que n’avaient suscités ni la « Renaissance carolingienne », ni celle du XII° siècle. Cette évidence historique est confirmée par l’expérience. Le lecteur, même superficiel, s’aperçoit tout de suite que les oeuvres de la Pléiade sont bourrées de mythologie et que les Essais de Montaigne sont remplis de citations d’auteurs latins et grecs. Le touriste reconnaît au premier coup d’œil un monument « Renaissance » aux lignes horizontales des bâtiments, aux formes triangulaires ou curvilignes, aux arcades en plein cintre des cours intérieures, aux pilastres historiés, aux chapiteaux doriques, ioniques ou corinthiens, aux guirlandes et palmettes etc...Je dirais que pour le touriste la question de savoir si la Renaissance a existé ne se pose pas. Il la voit de ses yeux à la chapelle des Médicis à San Lorenzo de Florence ou dans celle du château d’Anet. A Vannes, par exemple, le contraste est pédagogique entre la cathédrale gothique et la chapelle en rotonde qui lui est accolée et qui a été construite en 1537 dans le plus pur style italien de l’époque. Plus largement il apparaît aux yeux du non spécialiste, comme à ceux de l’historien, que la récupération d’un patrimoine souvent préchrétien a incontestablement induit une réappropriation des valeurs terrestres. En ce sens la Renaissance a marqué la fin de l’ère théologique médiévale. L’art désormais donna une importance croissante au corps et au visage humain. En outre, les palais, les jardins, les fêtes, les préoccupations édilitaires et aussi le poids grandissant des facteurs économiques diminuèrent progressivement dans la nouvelle culture la part antérieurement accordée à Dieu. L’homme accapara ainsi pour lui une partie de l’espace auparavant concédé à la religion. La visite, même rapide, d’un musée révèle ce passage du Moyen Âge à la Renaissance, c’est-à-dire le glissement vers une laï cisation croissante de la culture. Pourtant, en dépit de ces évidences, le mot « Renaissance » est piégé de plusieurs façons, comme aussi le terme « Moyen Âge » qui lui fait face. Son origine est polémique. Dans l’esprit de ses créateurs il signifiait une rupture et le souhait, disait Leonardo Bruni, de « remettre en lumière l’ancienne élégance du style qui s’était perdue et éteinte ». Il s’agissait, affirmera plus tard Jacques Charron, préfaçant en 1571 une nouvelle édition des Adages d’Erasme, de faire émerger « les bonnes lettres de leur limon barbare ». Vasari magnifia les artistes toscans qui, à partir de la seconde moitié du XIII°, « abandonnant le vieux style, se mirent à copier les Anciens avec entrain et diligence ». Marsile Ficin a bien exprimé la conscience --un peu naï ve-- que la Renaissance a eue d’elle-même en l’opposant avec mépris à la période antérieure dans la formule célèbre : « C’est indubitablement un âge d’or qui a ramené à la lumière les arts libéraux auparavant presque détruits : grammaire, éloquence, peinture, architecture, sculpture, peinture, musique. Et le tout à Florence. » Qui, aujourd’hui, peut encore souscrire à une affirmation aussi péremptoire ? Le grand public et même les historiens ont oublié que le terme « Moyen Âge », attesté en latin pour la première fois en 1604 et en français en 1640, fut d’abord affecté d’une connotation méprisante. Nous sommes pareillement en train d’oublier le sens négatif donné d’abord à l’adjectif « baroque ». Nous savons aujourd’hui mieux qu’hier que le Moyen Âge , longue période mille ans qu’un seul terme est insuffisant pour définir, ne perdit jamais complètement le contact avec l’antiquité gréco-romaine dont les moines recopièrent les ouvrages. Nous savons aussi que les sculpteurs des périodes romane et gothique ne manquèrent pas de s’inspirer de thèmes et de motifs antiques. Surtout, nous admirons sans réticence la sculpture, les vitraux, l’orfèvrerie, les enluminures de l’âge médiéval. L’adjectif « barbare » que la Renaissance a utilisé pour désigner celui-ci nous paraît tout à fait injuste. D’autre part, l’art et l’esprit du Moyen Âge ne disparurent pas tout d’un coup. Hors d’Italie on construisit des églises gothiques jusque vers 1640. Surtout, beaucoup des réussites les plus séduisantes de la période que nous appelons « la Renaissance » sont des réalisations composites associant une décoration antiquisante à des structures gothiques, dans les châteaux de la Loire, à la chapelle des Fugger à Augsbourg, à l’hôtel de ville de Bâle ou au greffe de Bruges. La célèbre coupole de Brunelleschi à la cathédrale de Florence, un des monuments majeurs de la Renaissance, garde un profil gothique. Enfin, le mot « Renaissance » risque de conduire sur une fausse piste l’utilisateur non prévenu. Il est, certes, vrai que les lettrés et les artistes des XV°-XVI° siècles vouèrent une admiration sans borne à l’antiquité gréco-romaine. Est-ce à dire qu’ils la copièrent sans originalité ? Bien évidemment non. D’abord ils en prirent parfois très à l’aise avec les monuments antiques : ainsi Bramante faisant démolir sur le Vatican la basilique du IV° siècle et ses 96 colonnes corinthiennes pour commencer à la place le nouveau Saint-Pierre. Ensuite, les grands maîtres de la Renaissance eurent parfaitement conscience d’avoir dépassé leurs prédécesseurs grecs et romains. La coupole de Saint-Pierre, s’élève à une centaine de mètres au-dessus de celle du Panthéon d’Agrippa. Les peintres anciens maîtrisaient mal la perspective, enduisaient les panneaux de bois d’encaustique mais n’utilisaient pas la peinture à l’huile. A quoi il faut ajouter que les programmes proposés aux artistes de la Renaissance n’étaient plus les mêmes que ceux de l’Antiquité. Il fallait maintenant construire des églises, ordonner des cloîtres, ou encore décorer des appartements qui n’étaient pas conçus comme ceux des Anciens. En revanche, on n’édifia pas de thermes. Les Anciens ne nous ont laissé aucune œuvre peinte comparable au Jugement dernier de Michel-Ange qui couvre 17m sur 13, ou aux soixante dis toiles peintes par Tintoret pour la Scuola San-Rocco de Venise. Il faut en outre faire ressortir un paradoxe souvent passé sous silence : la Renaissance, qui exprima une admiration enthousiaste pour les lettres antiques, fut aussi le moment de la grande promotion culturelle en Europe des langues nationales. Le français acquiert véritablement ses lettres de noblesse avec Rabelais, la Pléiade et Ronsard. Calvin écrit le premier grand livre de théologie en français. Le Roland furieux (1516) d’Arioste rédigé en toscan est un best-seller européen des XVI° et XVII° siècles. Le toscan devient la langue de la péninsule avec l’Arioste, Machiavel et l’installation à Rome des papes Médicis. Le « siècle d’or » commence en Espagne. Les Lusiades de Camoens sont la principale épopée de la littérature portugaise. Luther traduit la bible dans un allemand compréhensible par la majorité de ses concitoyens. La Renaissance se termine avec Shakespeare et Cervantès, etc...Au XVI° siècle, la langue internationale des cours et des affaires n’est pas le latin mais l’italien. Ces faits dont on pourrait aisément allonger la liste, montrent que le soi-disant « retour à l’antiquité » a surtout constitué un tremplin pour aller de l’avant. Le sonnet, mis à la mode par Pétrarque, puis introduit par Marot en France, par Garcilaso de la Vega en Espagne et Wyatt en Angleterre, n’est pas antique mais italien d’origine ou peut-être provençal. Quant à l’imitation des Anciens, elle ne fut jamais servile chez les plus grands artistes de la Renaissance qui savaient faire œuvre originale et posséder des techniques supérieures à celles de leurs devanciers grecs et romains. Autrement dit, il s’est agi, dans le cadre d’une civilisation différente de celle de l’Antiquité, d’une culture nouvelle et d’un art nouveau, en dépit de la constante référence aux modèles antiques. Civilisation différente, certes ; d’où un surcroît de complication. Car le mot « Renaissance » est couramment utilisé aujourd’hui de deux façons différentes : tantôt nous l’employons pour renvoyer à l’art et à la littérature et nous l’associons à Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Machiavel, l’Arioste etc...Tantôt nous lui donnons une signification beaucoup plus large pour désigner une période entière de l’histoire. Mais nous hésitons alors sur la date à laquelle la faire commencer. En France, on a tour à tour choisi la chute de Constantinople (1453), la découverte de l’Amérique (1492) et la descente de Charles VIII en Italie (1494). Mais aucune de ces dates ne convient pour l’Italie, qui fait commencer la Renaissance avec Pétrarque. Comment sortir de ces difficultés de périodisation qui sont un casse-tête pour les historiens ? Il faut, je crois, prendre en compte l’évolution que le mot « Renaissance » a subie depuis qu’il a été forgé. C’est au XIX° siècle, avec Burckardt et Michelet, qu’il a pris une signification enveloppante pour caractériser globalement une civilisation. Michelet, surtout, a désigné comme figures emblématiques de la Renaissance Christophe Colomb, Martin Luther et Nicolas Copernic. Or aucun des trois n’a passé l’essentiel de sa vie en Italie et n’y a réalisé l’œuvre majeure par laquelle il a marqué l’histoire ; et aucun ne s’est illustré dans les beaux arts. Peu importe ici l’arrière-plan polémique de Michelet qui, lui aussi mais sur un plan plus général que Pétrarque et Ficin, opposait la lumière de la Renaissance à l’obscurantisme du Moyen Âge. Il s’agissait pour lui d’une première démarche décisive vers le « grand siècle » : le XVII° siècle. Nous ne sommes pas forcés de suivre Michelet dans ce diagnostique. En revanche, le terme « Renaissance » revêt souvent de nos jours la signification large que lui a donnée Michelet et identifie une tranche de l’histoire qu’il est raisonnable d’étendre à l’ensemble des XV° et XVI° siècles, même en dehors de l’Italie. Car l’invention majeure de la période, qui a bouleversé les pratiques culturelles, a été l’imprimerie mise au point au milieu du XV° siècle en Allemagne. D’autre part, nous considérons généralement que la Venise du quattrocento, alors à son apogée économique et politique, appartient à la Renaissance. Or les palais élevés alors le long du Grand Canal présentent encore une silhouette gothique. Michelet a eu raison de placer en fort relief les trois figures de Colomb, Luther et Copernic. Un chroniqueur espagnol du XVI° siècle estima que la découverte de l’Amérique avait constitué, après toutefois la naissance du Christ, « l’événement le plus important depuis la création du monde ». Luther, souvent considéré aujourd’hui comme le plus grand personnage de l’histoire allemande, est celui qui parvint pour la première fois à faire triompher une « hérésie » à l’intérieur de la chrétienté latine. Auparavant les dissidences religieuses à l’intérieur de celle-ci avaient toujours été éliminées ou marginalisées. Quant à Copernic, il provoqua, sinon dans l’immédiat du moins à terme, un véritable séisme culturel en bouleversant la conception du monde couramment admise depuis deux millénaires. Si l’on ajoute à ces événements d’une immense portée la mise au point de l’imprimerie et de la gravure, il n’est pas déraisonnable d’isoler dans la diachronie la période de leur apparition et de la désigner par un nom particulier. Celui de Renaissance est consacré par l’usage et, même s’il a perdu sa signification première qui était polémique, il reste commode. Mais à condition de rétablir toutes les passerelles qui, malgré les grandes innovations que je viens de mentionner, relièrent l’avancée dans la modernité aux structures mentales et matérielles de la période précédente. Car, avec le recul du temps et le progrès des connaissances, nous apercevons mieux qu’autrefois que la période dite de la « Renaissance » a diffusé des innovations techniques acquises antérieurement : l’horloge mécanique à aiguilles mise au point en Italie vers 1280, le rouet à ailette jadis attribué à Léonard de Vinci mais qui est antérieur à 1400, le haut fourneau apparu, semble-t-il, dans la région de Liège ou en Rhénanie dans la seconde moitié du XIV° siècle mais qui resta rare jusque vers 1540, les armes à feu utilisées dès la guerre de Cent ans. Une remarque du même ordre vaut dans le domaine de la technique des affaires. La première assurance maritime de type moderne est attestée, dans l’état actuel de la documentation, en 1384. La lettre de change a été utilisée par des hommes d’affaires siennois et florentins, dès avant 1300 mais pour ne s’imposer qu’au cours du XV° siècle, en Italie d’abord, puis dans les pays en relation avec elle. La comptabilité à partie double était déjà présente dans des livres de marchands génois datés des années 1340 mais sa diffusion resta lente avant le XVI° siècle. Le zéro, mot emprunté en 1485 par le français à l’italien qui l’avait, lui-même, transposé de l’arabe, a commencé à circuler dans la Péninsule Ibérique au XIII° siècle, puis en Italie, avant de se généraliser au XVI° siècle, etc... Ces rappels chronologiques en entraînent d’autres au plan géographique. Toute étude historique sur la Renaissance conduit, certes, à accorder une place essentielle à l’Italie. C’est elle qui a lancé le slogan libérateur de retour à l’Antiquité, avec cependant toutes les nuances que j’ai introduites tout à l’heure. Elle était, au XV° siècle, le pays le plus riche d’Europe, le plus urbanisé, le plus cultivé, le mieux outillé techniquement, le plus avancé du point de vue économique. De sorte que les rois de France ne poursuivaient pas seulement une chimère en tentant à plusieurs reprises de dominer la Péninsule, ou du moins une partie de celle-ci. Elle constituait un atout majeur entre les mains de qui en était le maître. Ce que comprit Charles Quint. Compte tenu de cette avance italienne, rien de surprenant si des Italiens, Colomb, Vespucci, les Cabot, etc..., participèrent de façon décisive à la découverte de l’Amérique, même s’ils le firent pour le compte d’autrui. Rien d’étonnant, non plus, si les techniques bancaires se répandirent en Europe à partir de l’Italie, si Galilée était italien et si la musique moderne est née en Italie à la fin du XV° siècle et au début du XVII°. Pourtant la marche en avant qui a caractérisé la civilisation de la Renaissance n’a pas été seulement un phénomène italien. Il s’est agi d’une progression européenne. De nos jours on ne considère plus Léonard de Vinci comme un inventeur isolé et on a identifié deux grandes « écoles » d’ingénieurs de la Renaissance : l’italienne et l’allemande. Autrement dit, la Renaissance a eu plusieurs pôles, en dehors de l’Italie : les Pays Bas, un des centres économiques européens les plus importants aux XV° et XVI° siècles, mais aussi un foyer artistique d’où rayonna la polyphonie flamande et où fut inventée la peinture à l’huile ; la vallée du Rhin, route de diffusion de l’imprimerie, de l’humanisme et des contestations religieuses ; les ports espagnols et portugais d’où partirent les grands voyages de découverte ; les cours brillantes de France et d’Angleterre. Anvers au milieu du XVI° siècle est la capitale économique de l’empire de Charles Quint. La Renaissance s’est donc épanouie en de multiples sites : Florence, Rome et Venise, bien sûr, mais aussi Lyon, Augsbourg, la ville des Fugger, Nuremberg, la cité de Dürer, Anvers, Prague, Cracovie, Lisbonne, Séville et bien d’autres. A partir du moment où le terme « Renaissance » devient synonyme d’avancée globale d’une civilisation, on n’est plus embarrassé pour y intégrer des composantes qu’il était difficile de situer auparavant à l’intérieur d’une Renaissance comprise étroitement comme un retour à l’Antiquité. Car, dans cette signification restrictive, que faire de Bosch et de Bruegel ? Ou du Gréco ? Ou du célèbre Transi de Ligier Richier à Bar-le-Duc ? Et doit-on faire le silence sur l’invention du « verre blanc » à Murano vers 1460 ou sur la mise au point, dans la première moitié du XVI° siècle en Bohême ou en Allemagne, du procédé de « l’amalgame » pour traiter le minerai d’argent par le mercure liquide, procédé qui permit l’exploitation intensive des mines du Mexique et du Pérou ? Si, en revanche, on se sert du mot « Renaissance » pour signifier une période passionnante qui a cumulé bouillonnement culturel et explosion artistique multiforme, mais aussi avancées techniques, consolidations étatiques et effervescence religieuse, on se libère des limitations qu’imposait l’ancien sens du terme, lorsqu’il était accroché à la seule résurrection, d’ailleurs plus apparente que réelle, de l’Antiquité. Mais, en même temps, on s’aperçoit avec humilité que, dans sa signification étroite comme dans son acception la plus large, le mot « Renaissance » est quand même partiellement inadéquat. Car il comporte une connotation joyeuse qui risque d’entraîner des gens pressés vers de fausses pistes. On provoque sans doute l’étonnement si on rappelle, à la suite de Jean-Claude Margolin, qu’Erasme, le plus connu des « humanistes » de la Renaissance, fidèle à l’attitude des Pères de l’Eglise, était un farouche adversaire de la musique profane et n’acceptait à l’église que le chant des psaumes. Assurément les « fêtes de la Renaissance » ont existé, et avec beaucoup de musique. Elles ont été brillantes à Florence, à Milan, à Anvers, à Paris, à Rouen et ailleurs. On en possède de nombreuses descriptions qui ont valeur de documents. Mais, aspect social qu’on ne saurait négliger, au cours du XVI° siècle, l’écart s’accrut entre riches et pauvres ; l’augmentation des prix profita aux premiers et défavorisa les seconds ; les mendiants affluèrent dans les villes . La Renaissance fut très dure socialement. L’historien doit donc rappeler aussi ses multiples aspects sombres et, tout d’abord, apporter un rectificatif au sujet du mot « humanisme », qui n’est apparu en français qu’au XVIII° siècle. Depuis lors il a de plus en plus caractérisé une position philosophique qui met l’accent sur la valeur fondamentale de l’homme. Mais, à l’époque de la Renaissance, on appelait « humanistes » des lettrés qui avaient une bonne connaissance des « humanités », c’est-à-dire des langues anciennes. Or ces spécialistes du latin, du grec et parfois de l’hébreu n’étaient pas forcément optimistes sur la nature humaine. Machiavel était un « humaniste », mais il conseilla aux princes le mépris de leurs sujets et de la vie humaine. Quant au Discours de la dignité humaine de Pic de la Mirandole, il n’eut en son temps qu’une modeste diffusion et un impact faible. Je parlais tout à l’heure des aspects sombres de la Renaissance. Il s’agit en effet de la période de la plus grande intolérance qu’ ait connue l’Occident avant la première moitié du XX° siècle. Car elle fut l’époque des Guerres de Religion, de la plus intense poursuite des sorciers et des sorcières, du sommet de l’antisémitisme. Toutes ces persécutions, avec les peurs, liées entre elles, qui les expliquent, ont culminé entre la fin du XV° siècle et le début du XVII°. On ne souligne pas assez que les hommes de la Renaissance ne possédaient pas dans leur bagage mental la notion de « progrès », qui n’est apparue qu’à la fin du XVII° siècle, sous la plume de penseurs tels que Leibniz et Fontenelle. Auparavant l’opinion courante était que l’humanité était vieille et proche de sa fin. Napier, à la fin du XVI° siècle inventa les logarithmes pour pouvoir calculer plus facilement la date de la fin du monde que Nicolas de Cues envisageait pour l’année 1700 et Christophe Colomb pour 1656. Luther ne donnait pas plus de cent de vie à l’humanité, estimant que la somme de ses péchés était arrivée à un niveau intolérable aux yeux de Dieu. Il déclara un jour : « Nous avons atteint le temps du cheval blême de l’Apocalypse... Ce temps ne durera pas plus de cent ans. ». Mélanchthon assura de son côté : « Nous ne sommes pas loin de la fin ». Pierre Viret, un compagnon de Calvin, affirma dans les années 1560 « Le monde est sur sa fin...Il est desjà comme un homme qui tire à la mort tant qu’il peut...Il m’est advis de ce monde que je voye un vieil édifice ruineux, duquel l’arène(le sable), le mortier et les pierres et toujours quelque petit quartier de muraille tombe petit à petit. Que pouvons-nous plus attendre d’un tel édifice qu’une ruine soudaine, voire à l’heure qu’on y pensera le moins ? » On pourrait aisément multiplier de telles citations tirées des annales du XVI° siècle. Je veux simplement en retenir encore une, parce qu’elle vient d’un illustre « humaniste » français, Guillaume Budé. Il écrivit dans son dernier ouvrage, De transitu hellenismi ad christianismum (1535) : « O sort misérable et catastrophique de notre époque, qui a pourtant restauré de façon prestigieuse la gloire des lettres mais qui, par le crime de quelques uns (il s’agit des premiers protestants) et les méfaits d’un grand nombre, s’est chargée d’une impiété sinistre et inexpiable...Autant en ce temps l’étude et le renom des lettres ont atteint leur apogée, autant le navire du Seigneur (l’Eglise) se trouve en difficulté dans les ténèbres les plus épaisses et la nuit la plus profonde...Quant à moi, je suis plutôt enclin à penser que le dernier jour a commencé à tomber, et que le monde est déjà au déclin, qu’il est vraiment vieux et privé de sens, qu’il indique, présage et annonce sa fin prochaine. » Ainsi s’exprimait au temps de François Ier, en pleine Renaissance, le grand humaniste qui conseilla au rois la création du Collège Royal (le futur Collège de France). Il était conscient des progrès culturels réalisés à son époque et, en même temps, dans cette déclaration alarmiste il exprimait sa conviction d’une fin prochaine du monde. En 1494 un autre humaniste, Sébastien Brant, dans la Nef des fous, avait posé sur son époque un jugement analogue et annoncé le même dénouement. Il faut expliquer ce diagnostique qui nous surprend aujourd’hui, compte tenu de la charge positive que le mot « Renaissance » véhicule avec lui. Suivant la croyance commune fondée sur l’Apocalypse la fin du monde sera précédée d’une série de malheurs, de guerres et de cataclysmes. Si l’on voit ceux-ci s’accumuler, c’est que le grand dénouement est proche. Or, depuis le milieu du XIV° siècle, cette accumulation semblait évidente. La Peste Noire de 1348-1350, désormais suivie de retours périodiques de l’épidémie, le Grand Schisme (1378-1417), la Guerre de Cent Ans, l’avance turque, tous ces malheurs accumulés avaient vivement marqué les esprits. Et ils continuaient : la progression des Turcs ne s’arrêtait pas et, surtout, la cassure de la chrétienté latine à la suite de la sécession protestante renouvelait en l’élargissant le fossé créé auparavant par le Grand Schisme et qu’il avait fallu trente neuf ans pour colmater. C’est l’angoisse suscitée par cette fracture que reflète la citation de Guillaume Budé que je vous ai lue. D’où, notamment chez les hommes d’Eglise( qui disposaient des médias de l’époque), la conviction que Satan, aux approches de la fin du monde, faisait le forcing final pour capturer le maximum d’âmes avant le moment où il serait définitivement enfermé en enfer. Il jouait donc tous ses pions en même temps contre la chrétienté : hérétiques, Juifs, sorciers, blasphémateurs et Turcs. Ce n’est pas un hasard si c’est durant la Renaissance que la peur de tous ces ennemis a été la plus forte. La chasse aux hérétiques—les protestants pour les uns, les catholiques pour les autres—la poursuite des sorcières et l’antisémitisme aigu du temps doivent être replacés dans ce climat apocalyptique global qui induisit l’éclosion d’une forte littérature démonologique telle qu’on en n’avait jamais produit auparavant. Révélateur à cet égard est le texte d’ouverture du Marteau des sorcières, le plus célèbre ouvrage de démonologie, publié en 1487. On y lit : « Au milieu des calamités d’un siècle qui s’écroule—nous ne le savons tant par les livres que par l’expérience répétée--,...tandis que le monde sur le soir descend vers son déclin et que la malice des hommes grandit, (Satan) sait dans sa rage, comme en témoigne Jean dans l’Apocalypse, qu’il n’a plus que peu de temps. Pour cela il a fait pousser dans le champ du Seigneur une perversion hérétique surprenante,...l’hérésie des sorcières ». Il ne s’agit pas, bien sûr, versant dans un excès inverse de celui que j’ai dénoncé, de présenter une Renaissance noire qui serait une caricature de la réalité historique. Mais le rappel des angoisses du temps invite à ne pas moderniser à l’excès une période que nous désignons, faute de mieux, par un terme qui attire l’attention sur ses seuls aspects joyeux et optimistes. Nous avons en effet tendance à moderniser la Renaissance quand nous insistons trop sur les « inventions » de Léonard de Vinci. Celui-ci a été sans conteste un peintre génial et son sfumato est resté inimitable et inimité. Comme technicien il fut le premier à vouloir mécaniser systématiquement le travail du textile et il dessina des machines à peigner et à tondre les étoffes. S’intéressant à la mécanique en général, il perfectionna les engrenages qui, à l’époque, étaient en bois. En architecture il étudia la résistance des matériaux, les causes des lézardes et des écroulements. Remarquable hydraulicien, il fut le premier à comprendre que le courant d’une rivière est plus rapide au centre que sur les bords. Anatomiste, on lui doit la première représentation d’un foetus humain dans le ventre maternel. En revanche d’autres avaient imaginé avant lui des « chars d’assaut », des navires à aubes latérales actionnées par des manivelles, des scaphandres et des « sousmarins ». Malheureusement ses machines volantes, qui auraient dû être mues par les mains et les pieds, ne pouvaient pas tenir en l’air. Car Léonard s’est trompé à la fois sur le vol des oiseaux, qui n’a pu être correctement étudié que grâce à la photographie, et sur la force que l’homme peut tirer de ses bras et de ses jambes et qui est plus faible qu’il ne le croyait. On peut généraliser les considérations précédentes en faisant ressortir que la science moderne est née seulement au XVII° siècle. Cela ne veut pas dire que des progrès scientifiques et techniques ne furent pas réalisés au cours de la Renaissance. Prenons l’exemple de la navigation. La Renaissance hérita du Moyen Âge la boussole, le gouvernail d’étambot, la mise au point du navire atlantique qui déclassa la galère. Mais elle construisit la caravelle capable de remonter au vent, parvint à partir de 1480 à calculer la latitude en mer, imprima en 1483 les premières tables de déclinaison du soleil et de l’étoile polaire, inventa le loch dont la première mention serait de 1577. Huit ans auparavant Mercator avait connaître son système de projection. J’ai mentionné tout à l’heure l’utilisation croissante du zéro. En 1494 tous les registres commerciaux des Médicis étaient tenus en chiffres indoarabes. Il faut souligner par ailleurs les progrès de l’esprit d’observation qui se produisirent à l’époque de la Renaissance. L’anatomie humaine fut mieux connue grâce aux dissections. Le nombre des plantes identifiées doubla au cours du XVI° siècle. A l’époque de Mercator et d’Ortelius la géographie européenne avait abandonné « les Îles Fortunées » et l’on n’enseignait plus que la mer bout à l’équateur. Partant pour son tour du monde, Magellan emmena avec lui 7 astrolabes, 21 quadrants, 36 boussoles, 6 paires de compas, 18 sabliers et toute une bibliothèque. Le langage mathématique devint plus opérationnel. L’apparition des exposants date des environs de 1490. La résolution des équations des troisième et quatrième degrés remonte au milieu du XVI° siècle. De ce moment date aussi les calculs sur les nombres négatifs et sur les nombres imaginaires (dont le carré est négatif), ce qui permettait de travailler désormais sur les nombres complexes formés d’une partie réelle et d’une partie imaginaire. Enfin, aux approches de 1600, Viète fit progresser la symbolisation de l’algèbre en introduisant systématiquement l’usage de certaines lettres pour les inconnues et de certaines autres pour les données. Le siècle de Descartes pouvait dès lors commencer. Mais la révolution scientifique qui a donné naissance au monde moderne est postérieure à la Renaissance. Copernic, en son temps, convainquit peu de monde. En outre il maintenait le système des sphères célestes emboîtées les unes dans les autres. La Renaissance conserva la théorie aristotélicienne des quatre éléments. Elle fut un temps fort de l’astrologie. Elle conçut l’univers de façon vitaliste comme un tissu de correspondances secrètes, de sympathies et d’aversions occultes, comme un dialogue d’étoile à étoile et entre les étoiles et l’homme. D’où l’éloge de l’homme magicien entonné par Ficin et Pic de le Mirandole. La science moderne a commencé avec Kepler et Galilée, avec le rejet du système des sphères célestes et de l’incorruptibilité des cieux et avec l’application des mathématiques à la physique. Le moment est venu de conclure en dressant un bilan : Seule, une périodisation large permet de couvrir la complexité des faits qui sont maintenant englobés sous le vocable « Renaissance ». Ce terme évoque désormais pour nous une avancée décisive de l’Occident entre le temps de Pétrarque et celui de Shakespeare. Mais cette marche en avant globale n’a pas exclu des « plongeons dans le noir »-- chasse aux sorcières, antisémitisme, sanglants conflits religieux. La Renaissance ne se présente donc pas comme un progrès continu. La beauté y a constamment côtoyé la cruauté et l’ombre la lumière. A l’invitation de l’Italie, le cheminement vers la modernité s’est paradoxalement appuyé sur l’Antiquité mieux connue. Mais il ne s’est pas agi d’une répétition de celle-ci. La référence aux modèles antiques s’est opérée dans le cadre d’une civilisation originale et nouvelle. L’histoire de cette période doit naturellement prendre en compte les réalisations artistiques et littéraires, qui furent éclatantes. Elle doit souligner la conversion de la noblesse à l’instruction et une augmentation(relativement) importante de la scolarisation dans les milieux aisés. Mais elle doit aussi accorder toute leur place à des faits majeurs tels que la consolidation étatique, la découverte de l’Amérique, le début de la mondialisation, la révolution religieuse provoquée par Luther et la renaissance catholique sur la lancée du concile de Trente ; toute leur place aussi aux progrès techniques, à l’élargissement des connaissances, à l’enrichissement de l’outillage mental et à l’enrichissement tout court. Enfin la Renaissance n’a pas été forcément synonyme d’optimisme, ni « l’humanisme » d’éloge de l’homme. Comme l’a montré Starobinski, les XV° et XVI° siècles firent large place à la « mélancolie ». Ils crurent au pouvoir des étoiles et de la Fortune. Ils furent le plus souvent habités de profondes inquiétudes religieuses et traversés par de puissants courants eschatologiques. La Renaissance a été un tissu de contradictions. A la fois séduisante et déconcertante, elle fut un temps de bouillonnement. C’est ce foisonnement que refléta l’art dont la diversité nous étonne : ici, l’alliance avec les traditions gothiques, ailleurs le pluralisme platonicien, ailleurs encore le maniérisme s’éloignant résolument de la nature et du naturel. Ici la sérénité ; ailleurs, la violence et le sadisme. La Renaissance a cherché sa voie dans de multiples directions avant de céder la place à un XVII° siècle plus discipliné et plus austère.