La dignité de l`homme selon Pascal

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La dignité de l’homme selon Pascal : Du divertissement au pari Hirotsugu YAMAJO (Université d’Osaka) Introduction roseaux l  Pensées de Pascal : les notes préparatoires pour l’Apologie de la foi chré3enne [01] S231-­‐L200 L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas [Il n’est pas besoin] que l’univers enPer s’arme pour l’écraser, une vapeur, une gouQe d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait [si l’univers l’écrasait], l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. P a s c a l , L e s P r o v i n c i a l e s , Pensées et opuscules divers, textes édités par G. Ferreyrolles et Ph. Sellier, Paris, Librairie Générale Française, « La Pochothèque », 2004. Introduction [02] S232-­‐L200 Toute notre dignité consiste donc en la pensée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale. l  La dignité de l’homme consiste-­‐t-­‐elle en quelle « pensée » ? l  « Toute notre dignité consiste en la pensée » : une norme (un devoir). l  dec-­‐ (la racine du mot dignitas) signifie « qui est convenable, qui convient à... » Machine arithméPque de Pascal, 1645 1. La pensée et le divertissement [03] S145-­‐L113 Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’englouPt comme un point, par la pensée je le comprends. l  « règlement de ma pensée » : conduire sa pensée suivant un certain ordre vers un certain objet. l  Pascal condamne la libido domonandi (le désir de dominer), qui fait obstacle de l’amour pour Dieu (la charité). 1. La pensée et le divertissement [04] S146-­‐L114 La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. [05] S513-­‐L620 L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi et par son auteur et sa fin. Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela ! Mais à danser, à jouer au luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc. l  La dignité de l’homme : penser à sa mort. l  Le « monde » oublie la dignité humaine. 1. La pensée et le divertissement [06] S168-­‐L136, p. 905 [...] j’ai trouvé qu’il y en [= une raison de tous nos malheurs] a une bien effecPve et qui consiste dans le malheur naturel de notre condiPon faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. [07] S33-­‐L414 La seule chose qui nous console de nos misères est le diverPssement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. l  Le « diverPssement » : oublier sa mort 2. Les perversités du divertissement l  Les perversités du diverPssement 1) Confondre le but et le moyen à son insu Le chasseur préfère la chasse au lièvre. Le joueur du casino préfère le jeu à l’argent. 2) L’agitaPon incessante : mouvement → repos → ennui → mouvement... L’épisode de Pyrrhus et de Cynéas [08] S168-­‐L136, p. 906 De là vient que le jeu et la conversaPon des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béaPtude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. [...] Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. [09] S168-­‐L136, p. 907 [...] si on les [= quelques obstacles] a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sorPr et mendier [chercher] le tumulte. [10] S168-­‐L136, p. 907 Ils [= les hommes] ne sentent pas la nature insaPable de la cupidité. Les chasseurs de lièvres Les joueurs du casino 2. Les perversités du divertissement [11] S682-­‐L428, p. 1226 [...] il est indubitable que le temps de ceQe vie n’est qu’un instant, que l’état de la mort est éternel, de quelque nature qu’il puisse être, et qu’ainsi toutes nos acPons et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l’état de ceQe éternité [...]. [12] S165-­‐L132 Mais, n’est-­‐ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le diverPssement ? l  Le diverPssement ne rend jamais l’homme heureux, ni dans le présent ni dans l’avenir. 3. Penser à sa mort — memento mori l  Le senPment d’un liberPn (interlocuteur imaginaire de Pascal) : le rejet du memento mori. [13] S681-­‐L427, pp. 1221-­‐1222 [...] je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux condiPons je dois être en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incerPtude. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut-­‐être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes, mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher. Et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement [= la mort], et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incerPtude de l’éternité de ma condiPon future. 3. Penser à sa mort — memento mori l  La réacPon de Pascal (l’apologiste) : [14] S681-­‐L427, p. 1222 Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt [qui parle] de ceQe manière ? l  Le liberPn néglige de « bien penser », le devoir de l’homme digne. l  La dignité de l’homme consiste à se demander s’il existe une autre vie. 3. Penser à sa mort — memento mori l  Le memento mori de Montaigne : mépriser la mort, banaliser la mort dans l’imaginaPon. [15] Montaigne, Essais, I, 20, p. 86 N’ayons rien si souvent en la tête [dans la tête] que la mort. À tous instants représentons-­‐la à notre imaginaPon et en tous visages [avec tous ces visages]. [16] Montaigne, Essais, I, 14, p. 50 Car si les maux n’ont entrée [une entrée] en nous que par notre jugement, il semble qu’il soit en notre pouvoir de les mépriser ou contourner à bien [ou de les tourner en bien]. Montaigne 3. Penser à sa mort — memento mori [17] Montaigne, Essais, I, 20, p. 82 Or des principaux bienfaits [parmi les principaux bienfaits] de la vertu est le mépris [il y a le mépris] de la mort, moyen qui fournit notre vie d’une molle tranquillité [qui pourvoit notre vie d’une douce tranquillité], nous en donne le goût pur et amiable [aimable] [...]. [18] Montaigne, Essais, I, 20, p. 87 Il n’y a rien de mal en la vie [dans la vie] pour celui qui a bien compris que la privaPon [la perte] de la vie n’est pas mal. l  Montaigne tente toujours de penser à sa mort pour rendre sa vie plus heureuse et plus tranquille. Philippe de Champaigne, Vanité, 1644, Le Mans, Musée de Tessé (l’image typique du memento mori) 3. Penser à sa mort — memento mori [19] Montaigne, Essais, I, 20, p. 91 [...] nous ne sentons aucune secousse [aucun choc], quand la jeunesse meurt en nous, qui est [ce qui est] en essence [en substance] et en vérité une mort plus dure [cruelle] que n’est la mort enPère d’une vie languissante, et que n’est la mort de la vieillesse. D’autant que le saut n’est pas si lourd du mal-­‐être au non-­‐être, comme il est d’un être doux et fleurissant à un être pénible et douloureux [Car le saut du « mal-­‐être » au « non-­‐être » n’est pas aussi grave qu’il l’est d’un état doux et florissant à un état pénible et douloureux]. l  La jeunesse = un bien (+) La vieillesse = un mal (−) La mort = « non-­‐être » (0) → La mort ne serait pas plus insupportable que la vieillesse. l  Le memento mori pascalien : rechercher la possibilité d’une vie spirituelle qui suit la vie terrestre. 4. Le pari l L’argument du pari exposé dans le fragment « Infini rien » (S680-­‐L418) : 1° La croyance en l’existence de Dieu = le pari pour le côté FACE dans le jeu de monnaie. 2° La chance de gain n’est pas nulle (1/n, n≻2), sinon égale à la chance de perte (1/2). 3° La mise = « une vie » (tout le reste de la vie). L’enjeu = « une infinité de vie infiniment heureuse ». 4° Le gain du choix du côté PILE (« Dieu n’existe pas ») = « rien » (0). 5° Tout homme est obligé de s’engager dans ce jeu. [20] S680-­‐L418, p. 1211 [...] il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. le côté FACE le côté PILE 4. Le pari *espérance mathémaPque = chance de gain × enjeu de gain 4. Le pari l Pourquoi l’engagement dans ce jeu est-­‐il obligatoire ? Le choix FACE ou PILE détermine la façon de mener la vie. FACE (« Dieu existe ») = la foi en Dieu et une vie religieuse. PILE (« Dieu n’existe pas ») = une vie libre. → Ne pas choisir entre les deux = le choix PILE la mort le présent FACE (« Dieu existe ») = une vie religieuse PILE (« Dieu n’existe pas ») = une vie libre 4. Le pari → Le pari pascalien est en réalité un concours dont la sélecPon est très sévère. 5. Espérer une autre vie l Pascal assure que le choix FACE rapporte plus de bien que le choix PILE dès ceQe vie. [21] S680-­‐L418, p. 1215 Je vous dis que vous y gagnerez en ceQe vie, et qu’à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de cerPtude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné. 5. Espérer une autre vie [22] S681-­‐L427, p. 1220 [...] qu’on dise [...] s’il n’est pas indubitable qu’il n’y a de bien en ceQe vie qu’en l’espérance d’une autre vie, qu’on n’est heureux qu’à mesure qu’on s’en approche, et que, comme il n’y aura plus de malheur pour ceux qui avaient une enPère assurance de l’éternité, il n’y a point aussi de bonheur pour ceux qui n’en ont aucune lumière ! [23] S168-­‐L136, p. 909 L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de [si on réussit à] le faire entrer en quelque diverPssement, le voilà heureux pendant ce temps-­‐là. l Le véritable bien pour l’homme : « l’espérance d’une autre vie » (non pas le diverPssement), accompagnée d’un « doute ». 5. Espérer une autre vie [24] S681-­‐L427, p. 1220 C’est donc assurément un grand mal que d’être dans ce doute. Mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute. l Espérer une autre vie en en doutant = pari pour l’existence de Dieu (FACE). [25] S680-­‐L418, p. 1215 Or quel mal vous arrivera-­‐t-­‐il en prenant ce parP [ce choix] ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable. À la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire [l’orgueil] , dans les délices. Mais n’en aurez-­‐vous point d’autres ? l Parier pour l’existence de Dieu (FACE) = bien penser (bien vivre) = la dignité de l’homme l Le diverPssement = chercher les « plaisirs empestés » = parier pour l’inexistence de Dieu (PILE) 5. Espérer une autre vie [26] S451-­‐L908, p. 1076 Crainte, non celle qui vient de ce qu’on croit Dieu, mais celle de ce qu’on doute s’il est ou non. La bonne crainte vient de la foi, la fausse crainte vient du doute, la bonne crainte jointe à l’espérance parce qu’elle naît de la foi et qu’on espère au Dieu que l’on croit, la mauvaise jointe au désespoir parce qu’on craint le Dieu auquel on n’a point eu foi. Les uns craignent de le perdre, les autres craignent de le trouver. l La bonne crainte : la « crainte jointe à l’espérance », la crainte de perdre Dieu → le choix FACE l La mauvaise crainte : la « crainte jointe au désespoir », la crainte de trouver Dieu. → le choix PILE l L’argument pascalien du pari décrit le passage de la mauvaise à la bonne crainte. (L. Thirouin) la mort le présent FACE (« Dieu existe ») = une vie religieuse = ESPERANCE PILE (« Dieu n’existe pas ») = une vie libre = DESESPOIR Bibliographie l  Hall BJORNSTAD, « Relire ce qu’on n’a jamais lu. Remarques sur la dignité du roseau pensant », in Chroniques de Port-­‐Royal, n° 63, 2013, pp. 101-­‐112. l  Dominique DESCOTES, « Piège et paradoxe chez Pascal », in Les Méthodes chez Pascal, actes du colloque tenu à Clermont-­‐Ferrand, 10-­‐13 juin 1976, Paris, PUF, 1979, pp. 509-­‐524. l  Henri GOUHIER, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1966 ; 3e Pr., 1984, « Le pari de Pascal », pp. 283-­‐285. l  Jean-­‐Luc MARTINET, Montaigne et la dignité humaine. Contribu3on à une histoire du discours de la dignité humaine, Paris, Eurédit, 2007. l  Tetsuya SHIOKAWA, Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Honoré Champion, « Lumière Classique », 2012, I, 1 : « La pensée », pp. 29-­‐45 ; I, 5 : « Le temps et l’éternité », 91-­‐104 ; II, 4 : « Le "pari" : de l’apologéPque à la spiritualité », pp. 153-­‐166. l  Laurent SUSINI, L’Écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Honoré Champion, 2008 l  Laurent THIROUIN, Le Hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée e Pascal, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1991. l  Laurent THIROUIN, « Se diverPr, se converPr », in Pascal, auteur spirituel, textes réunis par D. Descotes, Paris, Honoré Champion, « Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme », 2006, pp. 299-­‐322. l  Laurent THIROUIN, « Le pari au départ de l’apologie », in Chroniques de Port-­‐Royal, n° 63, 2013, pp. 67-­‐82. l  Hirotsugu YAMAJO, Pascal et la vie terrestre. Épistémologie, ontologie et axiologie du « corps » dans son apologé3que, Memoirs of the Graduate School of LeWers, Osaka University, vol. LII-­‐II, mars 2012, Première ParPe, Ch. 1 : « L’amour selon Pascal : charité, concupiscence et amour-­‐propre », pp. 39-­‐60. Dessin d’Odilon Redon, Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, 1887, Museum of Modern Art, New York 
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