3
Pour commune qu’elle soit, l’interrogation sur le Bien ou le Bon est en même temps fondamentale,
puisque l’homme en tant qu’être pensant ne saurait se contenter de vivre, mais exige que se vie ait un
sens ou une valeur.
"
Ce
dont
il
faut
faire
le
plus
de
cas, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien. (...) Il n’y a pas de plus important objet
d’étude que la nature du bien (...) Une vie à laquelle l’examen fait défaut ne mérite pas qu’on la vive " (Platon
12
).
Or définir le Bien suprême, c’est du même coup déterminer la valeur respective de tous les (autres)
biens et partant savoir comment disposer de son temps ou de sa vie. Pour le dire avec Hegel :
" La vie a aussi peu de valeur que n'en a l'homme. Elle n’a, en effet, de valeur que dans la mesure où il y a
dans l’homme, quelque chose d’une valeur supérieure."
13
On réitérera le caractère crucial et/ou universel de la question morale ; avec elle on touche à
l’ensemble de notre existence soit à tout, rien n’échappant à celle-ci, car c’est nous qui évaluons tout.
"
Aussi
a-t-on
déclaré
avec
raison
que le Bien est ce à quoi toutes les choses tendent. (...) Et c’est pourquoi souvent on considère
la
justice
comme
la
plus
parfaite
des
vertus,
et
ni
l’étoile
du
soir,
ni
l’étoile
du matin [Euripide] ne sont ainsi admirables." (Aristote)
Juste et vrai ou " injuste et faux " n’ont-ils pas " la même signification " (idem
)
?
Tout tenant à l’éthique, son étude présente une valeur paradigmatique ou principielle. Plus qu’une
science parmi d’autres, elle, ou la Politique dont elle est à la fois "partie et principe" (idem), constitue
une science première ou rectrice, celle qui ordonne toutes les autres connaissances.
" On sera d’avis que le Souverain Bien dépend de la science suprême et architectonique par excellence. Or une telle science
est manifestement la Politique ... la fin de la Politique sera le bien proprement humain ... la fin suprême ;" (idem
14
)
Le maître d’Aristote, Platon ne suggérait-il pas déjà cette primauté du Politique :
"
de beaucoup la plus considérable et la plus belle manifestation de la pensée est celle qui concerne l’ordonnance
des États comme de tout établissement, et dont le nom, on le sait, est tempérance aussi bien que justice."
15
En quoi elle/il se confond avec la Philosophie. Rien d’étonnant que les oeuvres majeures de Platon ou
de Spinoza s’intitulent Politeïa (République) et Éthique, que Fichte ait donné des leçons sur
l’Initiation à la vie bienheureuse, ou encore que, dans Les Principes de la Philosophie, Descartes
nomme la Morale " le dernier degré de la sagesse "
16
. La Bible fait également remonter tout à
" l’arbre de la connaissance du bien [bonheur] et du mal [malheur] ".
Reste à préciser le dit Souverain Bien et c’est là que les problèmes commencent. Car si tous se
réclament du Bien ou du Juste, nul n’en propose apparemment une définition concrète similaire,
les uns, les plus nombreux, il est vrai, l’assimilant au plaisir, les autres, une minorité, à la pensée.
" C’est qu’au jugement de la foule, le bien est le plaisir, tandis que pour des gens plus délicats, c’est la pensée." (Platon)
Au point que l’on pourrait se demander s’ils parlent en fait de la même chose et si l’invariant que nous
avons cru déceler ne serait pas purement formel, masquant à peine de profondes divergences.
" Quand il s’agit de dire ce qui est juste et ce qui est injuste ... le désaccord est à son comble " (idem
17
).
D’accord sur le mot, les hommes disconviendraient de sa signification, comme le soulignait Aristote.
" Sur son nom [le Bien suprême], en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur, au dire de
la foule aussi bien que des gens cultivés ; tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux. Par contre,
en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s’entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à celles des sages.
Les uns en effet identifient le bonheur à quelque chose d’apparent et de visible, comme le plaisir, la richesse ou l’honneur ;
pour les uns c’est une chose et pour les autres une autre chose ; souvent le même homme change d’avis à son sujet : malade,
il
place
le
bonheur
dans
la
santé,
et pauvre, dans la richesse ; à d’autres moments, quand on a conscience de sa propre ignorance,
on admire ceux qui tiennent des discours élevés et dépassant notre portée."
18
Les philosophes ou « sages » eux-mêmes semblent loin de toute unanimité, comme l’indiquerait la
multiplicité des doctrines ou écoles de morale : stoïcisme, épicurisme, cynisme, scepticisme etc.
"
L’un
dit
que
le
souverain
bien
est
en
la
vertu,
l’autre
le
met
en
la
volupté
;
l’un
en suivre la nature, l’autre en la vérité ...
Nous voilà bien payés." (Pascal
19
)
12
Criton 48 b - Rép. VI 505 a - Apologie de Socrate 38 a; cf. égal. IX 578 c ; Gorgias 472 c et Épinomis 979 c
13
R. H. chap. IV. 3. a. p. 262
14
É.N. I.1.1094a3 - V.3.1129b28 ; Politique III.2.1276a1 ; M.M. I.1.1181a25 et É.N. I.1.1094ab - 11.1099b ;
cf. égal. É.E. I.8.1218b14 ; M.M. I.1.1182b1- 1183a24 et Politique I. 1. 1252 a 5 et III. 12. 1282 b 15
15
Banquet 209 a
16
op. cit. Let.-Préf. p. 566 ; cf. égal. Platon, Banq. 209 a ; Le Pol. 259 c et Leibniz, N.E. I. II. § 9 et IV. III. § 18
17
Rép. VI 505 b et Alcibiade 111 e - 112 a ; cf. égal. Euthyphron 7 d
18
É.N. I. 2. 1095 a 17-26 ; cf. égal. X. 1. 1172 a 27 ; Spinoza, T.R.E. § 3 et Hegel, R.H. chap. II. 2. p. 132
19
Pensées 73