Notre analyse se veut une contribution à l’étude des nouvelles formes de légitimation dans le capitalisme
avancé1, en soutenant que l’actuelle rhétorique d’une économie du savoir inévitable et irréversible
s’avère moins le fait d’une nouvelle ère économique que d’un discours de justification qui occulte la
dynamique intrinsèque du capitalisme, soit la valorisation continue du capital dans des domaines jusque
ici relativement épargnés, tel celui de l’éducation. S’il s’agit toujours du même mode de production, celui-
ci a néanmoins besoin d’un renouvellement épisodique et contingent de ses discours de légitimation, en
particulier pour canaliser ses contradictions, les crises qui le traversent et les critiques auxquelles il fait
face. C’est donc la dimension culturelle nécessaire au déploiement de la dynamique extensive du capital
qui fera l’objet d’une attention plus soutenue, notamment en termes de récupération des critiques
adressées à la façon d’organiser la société et ses institutions. Deux tableaux seront à considérer : d’une
part, la phase actuelle d’accumulation du capital, définie ici par une combinaison entre financiarisation de
l’économie et infrastructures de production matérielle délocalisées, et d’autre part, l’édifice discursif visant
à légitimer la thèse de l’avènement d’une généralisation des savoirs à l’ensemble des sociétés. Si nous
reconnaissons la présence d’un marché de capitaux intégré et libéralisé, tel que le reflète la croissance
du commerce international, des investissements étrangers directs et des flux de capitaux à court terme
(Duménil et Lévy, 2004), nous nous pencherons plus particulièrement sur l’actuel discours de légitimation
qui sert à reproduire les conditions d’exploitation capitaliste en s’appuyant sur une nouvelle orthodoxie du
« savoir » comme unique source de valeur dans l’ensemble des sociétés humaines. Autrement dit, si
l’internationalisation des relations de production est bien réelle, nous soutenons contrairement à ce que
laisse entendre la rhétorique globaliste de la société du savoir qu’elle ne signifie pas que les activités
économiques prennent place dans des sociétés sans classes, mais qu’elle s’apparente davantage à une
réorganisation effective et idéologique de l’exploitation capitaliste et à une restructuration de la division
internationale du travail.
Notre argument se divise en trois temps. Dans la première partie, nous élaborons en premier lieu une
courte genèse du discours de l’économie du savoir, en insistant sur la conjoncture particulière dans
laquelle il a pris son essor. Le discours de l’économie du savoir est ici appréhendé en tant que stratégie
de sortie de crise du mode de régulation fordiste et comme socle théorique permettant de légitimer
l’adoption par les gouvernements nationaux d’outils disciplinaires adaptés à cette « nouvelle ère
économique ». Pour ce faire, nous référons à un document de l’OCDE détenant un statut exemplaire,
L’économie fondée sur le savoir (1996). Ce rapport condense en effet l’ensemble de l’argumentaire des
organisations internationales portant sur une économie de la connaissance, dans laquelle l’université
constituerait l’acteur central. L’analyse des postulats théoriques et rhétoriques au fondement du discours
permettra de nuancer la notion même du savoir comme facteur de production premier. Nous insisterons
par la même occasion sur la nécessité de politiser les enjeux soulevés par ce discours, afin de contrer
« à la source » l’impression de dissolution des antagonismes qu’il génère, antagonismes pourtant
inhérents au social et à toute forme institutionnelle. Enfin, cette première partie sera l’occasion d’insister
sur une dimension occultée dans ce type de discours apologétique, soit que le savoir y est fréquemment
appréhendé en tant que marchandise.
La deuxième partie de l’analyse se penche sur l’État contemporain, en tant que site d’institutionnalisation
de pratiques et de discours managériaux (notamment celui de la Nouvelle Gestion Publique2), en vue de
1 Nous reprenons la distinction générale de Pineault (2006) entre capitalisme classique de la modernité bourgeoise
et capitalisme avancé, une formation sociale datant du tournant du 20e siècle à l’intérieur de laquelle s’est entre autre
opérée la transition du fordisme aux formes postfordistes d’accumulation. Le terme « avancé » fait aussi, et surtout
dans le cas présent, référence à l’intensification de l’emprise du capitalisme comme système sur la société et la
culture (Pineault, 2006).
2En anglais : New Public Management. La NGP ne consiste toutefois pas en un ensemble monolithique de discours
et de pratiques; plusieurs courants théoriques et outils de gestion viennent s’y greffer. Nous parlerons ainsi de
Nouvelle Gestion Publique (NGP) lorsque nous référerons au phénomène d’importation des pratiques du secteur
privé dans et par l’État, et ensuite dans et par les institutions universitaires. De fait, nous soutenons que l’enjeu
majeur ne réside pas tant dans la privatisation de l’université que dans l’adoption par les universités de pratiques
issues du secteur privé. À l’instar de Boltanski et Chapiello (1999), nous considérons que ce phénomène comporte
une dimension organisationnelle, mais aussi, et peut-être surtout, une dimension culturelle en ce qu’il implique la
promotion de valeurs et normes issues de la perspective gestionnaire.
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