L’Homme
Revue française d’anthropologie
203-204 | 2012
Anthropologie début de siècle
Pleine page
Quelques considérations sur les rapports entre anthropologie et
littérature
Laying Out. A Few Considerations About the Relations Between Anthropology
and Literature
Daniel Fabre et Jean Jamin
Édition électronique
URL : http://lhomme.revues.org/23303
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 4 décembre 2012
Pagination : 579-612
ISSN : 0439-4216
Référence électronique
Daniel Fabre et Jean Jamin, « Pleine page », L’Homme [En ligne], 203-204 | 2012, mis en ligne le 03
décembre 2014, consulté le 06 janvier 2017. URL : http://lhomme.revues.org/23303 ; DOI : 10.4000/
lhomme.23303
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© École des hautes études en sciences sociales
U
NE ANTHROPOLOGIE
de la littérature est-elle possible ? Pour convenue
qu’elle soit, et malgré la préposition gloutonne « de » vouée désormais
à introduire de multiples autant qu’insolites compléments de nom qui
diversifient sinon dispersent l’approche anthropologique1, la question est
à double sens par le fait même que cette préposition peut s’entendre aussi
comme un article partitif.
Outre que l’anthropologie, notamment française, a toujours eu partie
liée avec la littérature depuis ses commencements, et qu’elle s’est alors
tracée une généalogie pour le moins prestigieuse – de Montaigne à
Rousseau en passant par Montesquieu et Voltaire, sans oublier les pré-
romantiques et romantiques qui porteront un regard soutenu sur les gens
APARTÉS
L’HOMME
203-204 / 2012, pp. 579 à 612
Pleine page
Quelques considérations
sur les rapports entre anthropologie et littérature
Daniel Fabre & Jean Jamin
… et chaque essai
Est un départ entièrement neuf, une différente espèce d’échec
Parce que l’on n’apprend à maîtriser les mots
Que pour les choses que l’on a plus à dire, ou la manière
Dont on n’a plus envie de les dire. Et c’est pourquoi chaque tentative
Est un nouveau commencement, un raid dans l’inarticulé
Avec un équipement miteux qui sans cesse se détériore
Parmi le fouillis général de l’imprécision du sentir,
Les escouades indisciplinées de l’émotion.
Thomas Stearns Eliot, Quatre Quatuors, 1942
1. Anthropologie de la globalisation, de l’écriture, de la nature, de la violence, de l’ordinaire, de la
prison, de l’art abstrait, voire, plus drôlement, de la chambre à coucher, de la soupe, de l’être avec,
ou de la merde…
Un premier état de cet article a été présenté, sous forme de deux communications
prononcées par les auteurs au Museon Arlaten à Arles, en décembre 2011, dans le cadre de
journées d’étude sur « La littérature régionaliste » organisées par le Laboratoire d’anthropologie
et d’histoire de l’institution de la culture (LAHIC), et placées sous la direction de Sylvie Sagnes,
que nous remercions de nous avoir permis de les réunir et reformuler.
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du peuple, les sans-grade, ou sur les « derniers »… des Mohicans,
des Natchez ou des Bretons, témoins de la fin historique de leur monde
(Fabre 2011 ; Fureix 2012) –, une anthropologie de la littérature serait
aussi celle que poètes, romanciers, dramaturges ou librettistes pratiquent
à travers leurs œuvres (la littérature comme anthropologie), proposant bien
plus qu’une vision du monde, de l’homme ou de la société : une « forme
de connaissance supérieure de la réalité » pour reprendre une expression
de Jacques Bouveresse (2008 : 13).
Supérieure ? L’adjectif est à manier avec des pincettes. Car il ne s’agit
nullement d’une connaissance transcendantale, épistémologiquement
équipée pour unifier le divers, dégager les données de toute expérience
sensorielle, séparer rigoureusement et expérimentalement le vrai du faux,
la fiction de la réalité. Et pour cause : la littérature, le roman en
particulier n’est rien d’autre quœuvre de fiction, quand bien même,
par commodité de langage ou par marotte classificatoire, on le réinscrirait
dans le réel en le qualifiant d’« historique », de « sociologique », de
« réaliste », de « populaire », de « paysan » ou encore de « mœurs »…
On verra, dans la suite, ce qu’il convient d’entendre par ces catégories
qui embrouillent plus qu’elles n’éclaircissent le rapport du roman à la
réalité, la logique textuelle à la logique référentielle, et qui, bien souvent,
conduisent à des impasses théoriques (Schaeffer 1989 : 47 sq.).
Si l’on peut admettre, à la suite de Marc Augé (2011b : 214),
que création littéraire et analyse anthropologique s’élaborent « à partir
du même terreau » qui constitue « leur matière première »2, les types de
connaissance auxquels elles aboutissent ne sont cependant ni de même
nature ni de même portée, pas plus qu’ils ne sont – cela va de soi –
de même style. Les confronter n’aurait de sens qu’à condition de supposer
qu’ils entrent dans une relation d’homologie, en congruence sinon en
concurrence, et que l’un serait en mesure in fine d’annexer ou d’englober
l’autre. Ce qui, étant donné les principes logiques (vérifiabilité) et
les impératifs d’exhaustivité (tout prendre en compte) qui régissent la
démarche anthropologique, amènerait à entreprendre une « anthropo-
logie d’une anthropologie » dont la littérature serait une sorte de
version première et intuitive qu’il suffirait d’approfondir ou de redresser,
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Daniel Fabre & Jean Jamin
2. C’est-à-dire, remarque Augé, la manière dont les anthropologies locales, celles qu’au fil des
siècles toutes sociétés et cultures ont construites, « traitent du corps, de ses humeurs, des influences
qu’il exerce et de celles qu’il subit, de la différence des sexes, de la mémoire et de l’oubli, des
rapports entre les vivants et les morts, de la naissance, de l’hérédité et de la filiation, des règles de
transmission ou de dation du nom…, bref, de tout ce dont s’occupe la littérature romanesque ou
poétique » (2011b : 218).
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c’est-à-dire : « remettre sur pieds », la frappant du même coup soit du sceau
de la pure et simple imitation de la réalité (le simulacre), par conséquent
de l’illusion, de l’inauthentique, si ce n’est de la mystification ; soit, à s’en
remettre à une distinction introduite par Jean-Marie Schaeffer (1999 :
92), de l’empreinte de la « feintise » – un acte en l’occurrence de langage
qui consiste à faire comme si pour donner à voir autrement.
Longtemps, donc, convergentes, parallèles ou antagonistes dans la
production du savoir sur l’homme, la littérature, le roman en particulier,
et l’anthropologie se sont finalement trouvées, dans le monde occidental,
académiquement et discursivement séparées au cours de la phase où
l’anthropologie, après la sociologie (Lepenies 1990), s’est construite
comme discipline. Nous utilisons ce terme dans le sens que Michel
Foucault lui a donné dans L’Ordre du discours (1971), c’est-à-dire la
conjonction stable d’un ensemble de procédures, de paradigmes et de
formes de communication institutionnalisées. De sorte que la relation
entre anthropologie et roman ne se fonde plus uniquement sur le partage
implicite des mêmes racines intellectuelles et expressives mais sur un
regard du dehors, capable de construire un objet – de fiction et de
savoir – en s’appuyant sur la distance qui les a dissociées progressivement :
d’une part, la discipline en tant que monde discursif et social s’offre à la
mise en intrigue littéraire et, d’autre part, la littérature romanesque est
en passe de devenir un thème pour l’anthropologie quand celle-ci aborde
son contexte culturel le plus familier.
Toutefois, comme l’observe Françoise Zonabend, « la réalité est plus
nouée, plus complexe que ne la dépeint le romancier, mais celui-ci est libre
de varier à l’infini les traits sociaux qu’il décrit, de simplifier ou de forcer,
comme il l’entend, les affects du groupe qu’il met en récit. L’ethnologue,
lui, se doit de tenir compte de toutes les données qu’il recueille directement
ou indirectement » (2003 : 236), y compris, ajouterions-nous, de celles
que lui fournit le romancier… ou de celles qu’il a volontairement tues
ou n’a pas retenues. Cette dernière assertion supposerait cependant qu’un
savoir omniscient, archivé, étiqueté sur l’homme et la société lui fût
prêté3, qui assimilerait alors le romancier à une sorte de doublure en
papier mâché du folkloriste, de l’historien ou de l’ethnologue, comme
elle impliquerait d’aller fouiner dans son atelier d’écriture pour mettre
au jour ses stratégies de sélection, de dissimulation ou d’amplification.
APARTÉS
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Anthropologie et littérature
3. On remarquera que, par son travail d’écriture, selon les moments ou les circonstances,
le romancier viendrait activer ce savoir qui peut être aussi implicite, en quelque sorte intériorisé,
essentialisé.
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Depuis Gustave Lanson, cette représentation du romancier a hanté
non seulement les études littéraires mais les sciences sociales se donnant
pour objet la littérature, comme si l’œuvre romanesque ne prenait sens
et consistance qu’à travers ses sédiments, en l’occurrence à travers ses
esquisses, ses brouillons, voire à travers les circonstances de vie sinon
les tourments de son créateur. Nous reviendrons plus loin sur cette
conception de l’art romanesque, qui, sous prétexte de positivité, de scien-
tificité, le ramène à ses conditions de production socio-bio-historiques
et à elles seulement.
En vérité, la connaissance de l’écrivain se présente plutôt comme
une connaissance pratique des relations entre forme et valeur (Bouveresse
2008 : 71), texte et représentation, style et motif, autrement dit
une connaissance qui vient nourrir la réflexion morale et esthétique
– serait-elle positive ou négative, subversive ou conformiste – sur les êtres,
leurs liens et leurs manières d’habiter et de se représenter le monde.
Citant un essai de George Orwell (1995 [1968]) consacré à Charles Dickens,
Jacques Bouveresse remarque que « la critique que celui-ci formule contre
une réalité qui l’indigne, n’est pas politique et à peine sociale » (2008 :
169). Elle n’est pas non plus argumentative, démonstrative, explicative ;
elle ne propose pas des énoncés de vérité ni ne se fonde sur des protocoles
d’observation, d’expérimentation et de vérification. « Elle est, en fait »,
ajoute-t-il, « essentiellement morale », en ce sens que c’est moins la
structure des institutions qui l’intéresse que l’esprit qui y règne et les anime.
On pourrait en dire autant de Balzac, de Flaubert et même de Zola
et de Proust… Ou de Thomas Hardy au travers de la figure du «Hodg
(le rustique, le rustre, le péquenot, le plouc) dont il montre, dans ses
romans, qu’il n’est pas moins dépourvu de passions, d’idées, d’émotion
et de réflexivité que les membres de la gentry britannique qui, eux, en ont
souvent sinon toujours douté (Verdier 1995 : 50 sq.). Ou de William
Faulkner avec cette faculté d’endurance They endured ») qu’il perçoit
chez les Noirs de son comté imaginaire du Sud des États-Unis, transfor-
més sous sa plume en choreutes de la tragédie des Blancs qui les ont
asservis et exclus, et, ce faisant, ont eux-mêmes précipité leur perte
pendant la Guerre de Sécession (Jamin 2011 : 159 sq.), les entraînant
dans « un sombre processus de démolition » de soi et de l’autre, et dont
Gilles Deleuze (Deleuze & Parnet 1996 : 50) remarque qu’il traverse de
façon presque compulsive tout un pan de la littérature anglo-américaine
aux prises avec ce qu’il appelle la déterritorialisation, une forme objective
de dépossession de soi : « Tout y est départ, devenir, passage, saut, démon,
rapport avec le dehors », écrit-il (Ibid. : 48). « Elle opère d’après des lignes
de fuite géographiques », mais aussi, sommes-nous tentés d’ajouter,
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