Avant-propos Depuis la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle, l'art dramatique vit une constante mutation et se trouve en état de crise permanent. Cette crise n‘épargne ni texte, ni action, ni personnage, comme principes fondateurs de la tradition théâtrale.1 La tendance est à la déconstruction. La « pièce de théâtre » avec son évolution linéaire et ses personnages conçus comme des individualités s‘affrontant verbalement, est désormais considérée comme une structure surannée. La création théâtrale tente, ainsi, de s‘émanciper de la littérature dramatique et d‘acquérir progressivement son autonomie. Elle cherche à s‘instituer comme une œuvre ouverte capable d‘intégrer toutes les possibilités qui s‘offrent à elle. « Faire théâtre de tout », 2c‘est tout un programme que le théâtre moderne tente de mettre en œuvre depuis des décennies. Cette remise en question, initiée par « la révolution surréaliste », est conduite, en France, par les différentes expériences théâtrales grâce, notamment, à l‘audace de théoriciens comme Antonin Artaud et à la créativité de metteurs en scène avant-gardistes d‘après-guerre tels Jean Vilar et Louis Jouvet3, mais aussi, au talent de grands écrivains comme André Gide, Jean Cocteau ou Jean Anouilh. C‘est la somme de ces tentatives de renouvellement théâtral qui aboutit au milieu du siècle, à une expérience extrême, celle du « nouveau théâtre ». Cette nouvelle donne est perçue par la critique comme un dépassement de la dramaturgie brechtienne et va donner naissance à de grands auteurs tels Eugène Ionesco ou Samuel Beckett et à des chefs-d‘œuvre de créations théâtrales comme La Cantatrice chauve ou En attendant Godot, textes, désormais, considérés comme des classiques. 1 cf. Alfred Simon, crises et perspectives contemporaines. In Encyclopaedia universalis, 2004. 2 L’expression est d’Antoine Vitez. 3 Cette action sera poursuivie par les générations suivantes. De grands hommes de théâtre comme Roger Planchon, Antoine Vitez, Patrice Chéreau ou Anne Mnouchkine vont contribuer à l’accélération de cette tendance. Plus que celle de l‘auteur de Rhinocéros, l‘œuvre de Samuel Beckett, en bousculant les conventions théâtrales, constitue une véritable rupture avec l‘héritage aristotélicien et se présente comme une expérience limite dans la représentation scénique du monde. Alors, comment écrire après Beckett ? Telle fut la question qui tourmenta écrivains et hommes de théâtre durant, presque, un demi-siècle de créations théâtrales. En réponse à cette interrogation, les expériences dramaturgiques, à la fois celles des auteurs et celles des metteurs en scène dont la présence se fait de plus en plus remarquer, n‘ont pas cessé de se multiplier, particulièrement au cours des deux dernières décennies du siècle précédent. Toutefois, si durant la première moitié du vingtième siècle, les créations se laissaient facilement enfermer dans des catégories : théâtre « engagé », théâtre à thèse, théâtre de l‘absurde, théâtre de boulevard, comédie sociale…, depuis quelques décennies, la production théâtrale impressionne, surtout, par son extraordinaire diversité formelle. Désormais, il y a autant de styles qu‘il y a d‘auteurs dramatiques. Avec la fin de la guerre froide et avec la chute du mur de Berlin, on assiste à la faillite des dogmes et au triomphe, parfois insolent, de l‘individualisme. Un monde nouveau est né où il n'y a plus de place pour le regroupement en écoles ou en obédiences à la manière des artistes des deux siècles derniers. En effet, aujourd‘hui, le monde du théâtre offre une diversité telle que chaque créateur a sa propre chapelle et peut représenter à lui seul une tendance. Dans ce capharnaüm, on rencontre toutes sortes d‘écrits : des textes cohérents et d‘autres fragmentés. Certains sont accessibles et d‘autres plutôt hermétiques. Il y a les plus univoques, mais aussi, les plus polysémiques, ou encore les mieux construits et les plus improvisés. Tout texte devient potentiellement scénique, susceptible d‘être monté et de solliciter les faveurs du public. Désormais, la théâtralité, les metteurs en scène savent la dénicher aussi bien dans Les Fables de La Fontaine que dans la Correspondance d‘un Voltaire… Et même si le grand public reste encore sensible au charme de l‘indélogeable boulevard, certains jeunes auteurs, qui se distinguaient par le caractère innovant de leurs écrits, conciliant entre les exigences scéniques et la qualité littéraire, parvinrent à s‘imposer. Il s‘agissait, pour eux, de produire des textes qui ne soient pas naïvement spectaculaires, mais plutôt, des œuvres intelligentes capables de 8 donner à réfléchir au grand public. Parmi ces écrivains, nous pouvons citer, à titre d‘exemple, Bernard-Marie Koltès4, Valère Novarina. Cependant, depuis deux décennies, à côté de ce théâtre foncièrement élitaire, le seul théâtre qui ait su répondre à l‘attente du large public et qui ait eu un succès populaire, tout en revendiquant une vocation élitiste, est, sans conteste, celui de Yasmina Reza, devenue, en l‘espace d‘une décennie, auteure planétaire. En effet, cette Française d‘origine russo-iranienne du côté du père et Hongroise du côté maternel aura le mérite, et ce, dès le début de sa carrière de dramaturge, d‘obtenir les faveurs du grand public et de réconcilier le théâtre dit « intellectuel » avec la réussite populaire. Grâce aux multiples succès qu‘elle connaît depuis des années à la fois en France et de par le monde, Yasmina Reza est, désormais, citée parmi les plus grands dramaturges de la fin du XXe siècle5 et ceux du début du XXI siècle. La première consécration lui est venue à moins de trente ans avec Conversations après un enterrement, 6en remportant le « Molière » du meilleur auteur, en 1987. Avec sa pièce Art et ses deux Molières en 1995 (meilleur spectacle privé et meilleur auteur), ce fut le triomphe. Le succès public fut foudroyant et le rayonnement de l‘auteur dépassa rapidement les frontières de l‘Hexagone. Depuis sa création en 1994, non seulement cette pièce à succès fut traduite en 35 langues, mais aussi, elle est aujourd‘hui jouée dans les capitales de 57 pays différents, des États unis au Japon et de l‘Angleterre à la Syrie ou à la Tunisie, attirant les hommages internationaux qui se succèdent. Reza obtint, ainsi, et à titre d‘exemple, 4 Auteur de Combat de nègres et de chiens, Editions de minuit, 1979. Un journaliste du Point écrit parlant de Y. Reza : “Le seul auteur dramatique important apparu depuis une ou deux décennies. Yasmina Reza en est là où en était Claudel avant que ‘La jeune fille Violaine’ devienne ‘L’annonce faite à marie’, là où en était Anouilh après ‘Le voyageur sans bagages’, mais avant ‘la sauvage’, là où en était Françoise Dorin après ‘la facture’… article publié le 26.01.2007. Par ailleurs, rendant hommage à un grand dramaturge comme Roland Dubillard, un journaliste de Marianne écrit : ‘Il y a bien longtemps que Roland Dubillard aurait pu, et devrait, compter au nombre de ces auteurs dramatiques qui, joués dans le monde entier, y règnent sur un invisible empire où les sunlights ne s’éteignent jamais, en compagnie d’Anouilh, d’Ionesco, de Beckett, de Duras ou de Yasmina Reza.’ 01.03.2004. 6 1987. 5 9 les prix anglo-saxons les plus prestigieux tels l’Evening Standard Award Best Comedy à Londres, le Laurence Olivier Award, distinction remise pour la première fois à un non britannique. À deux reprises, le Tony Award, celui du meilleur auteur en 1998, après la représentation de sa pièce Art à Broadway et celui de la meilleure pièce pour le dieu de carnage en 2009, lui fut décerné, quatre ans après avoir eu, en 2005, le prix Die Welt à Berlin pour l'ensemble de son œuvre. Toutefois, les faveurs de l‘étranger ne parviennent pas à drainer l‘enthousiasme des milieux du théâtre français. « Le paradoxe, confie Y. Reza à une journaliste, est que les gens dont on estime le travail notamment certains artistes du secteur public, sont réticents à mon égard ».7 Pourtant, et même si elles sont boudées, en France, par de grandes institutions théâtrales comme la fameuse Comédie Française, les créations dramatiques de Y. Reza deviennent vite l‘objet de convoitise. Ses pièces sont briguées aussi bien par la plupart des plus grands comédiens8 qui cherchent à incarner ses personnages (Philipe Noiret, Pierre Arditi, Patrice Luchini, Michel Blanc, Jean Rochefort, Jean-Louis Trintignant, Isabelle Huppert…), que par les grands metteurs en scène qui s‘intéressent à ses œuvres tels Luc Bondy, metteur en scène renommé d‘envergure européenne ou Patrice Kerbrat… Paradoxalement, au lieu de propulser cette auteure, l‘accueil triomphal du public qui lui a été toujours réservé, n‘a fait que susciter la méfiance et la suspicion d‘une certaine critique parisienne. Cette dernière n‘hésite pas à remettre en question la raison d‘être de cette réussite. Au contraire, certains commentateurs vont même jusqu‘à accuser la dramaturge de « Populisme chic » et à taxer son œuvre de théâtre « import-export »9 à cause de son succès international. En fait, essentiellement journalistique, cette critique parisienne, de plus en plus polémique et quelque peu passionnée, reste partagée. Alors que les défenseurs de Reza trouvent, chez cette dramaturge, un 7 L’Express du 12.02.1998. Propos recueillis par Liban Laurence. Ainsi, on a pu voir, parmi ces comédiens, Michel Aumont et Françoise Fabian dans L’Homme du hasard-1995 au Théâtre Hébertot à Paris, Pierre Vaneck, Fabrice Lucchini et Pierre Arditi, en 1994, le trio (Jean-Louis Trintignant et Jean Rochefort dans Art en 1998, dans le même théâtre). De même, Philippe Noiret campe en 2001 le personnage de Paul Parsky , et Isabelle Huppert vient joue en 2008 dans la dernière création de Reza, Le dieu du carnage... 9 Bruno Bouvet in le journal La Croix du 03.3.2008 8 10 style, un ton et une profondeur, ses détracteurs la jugent superficielle, boulevardière.10 Et même si, dans la plupart des cas, on lui reconnaît un certain talent, d‘aucuns n‘hésitent pas à lui reprocher de flatter le grand public dans le sens du poil en écrivant des comédies « chics » pour un public peu exigeant. Néanmoins, et au-delà du débat que cette auteure à succès alimente depuis des années, le charme actif de ses pièces et une certaine séduction mystérieuse qui se dégagent de ses œuvres continuent à agir. On parle déjà d‘un « étrange phénomène » Yasmina Reza.11 Et l‘on va tenter de percer les secrets de cette écriture. Et la critique de gloser sur la parenté de ce théâtre avec les différentes tendances esthétiques, cherchant, ainsi, à classer l‘inclassable. D‘ailleurs, à l‘occasion des « premières » de ses différentes pièces, et, à chaque fois, les commentaires fusent de toutes parts, en s‘autorisant à faire des rapprochements, parfois insolites, avec des auteurs aussi éloignés les uns des autres, dans le temps et dans l‘espace, tels Anton Tchekhov, Harold Pinter, Stephan Sweing, John Cassavetes, Edward Albee, etc. En effet, si certains critiques journalistiques relèvent le caractère tchékhovien12 des Conversations après enterrement ou celui de La Traversée de l’hiver13, d‘autres, comme ceux de Télérama, trouvent que Reza « marche sur les traces de Ionesco ». Et si La Croix14 insiste sur la parenté de ce théâtre aussi bien avec Labiche qu‘avec le théâtre anglo-saxon, certains n‘hésitent pas à assimiler l‘écriture du dieu de carnage,15 la toute dernière pièce de Reza, à du « Courteline à l‘ère de Nathalie Sarraute ». D‘ailleurs, pour ces derniers, cette dramaturge 10 ‘En tout cas, c’est une bourgeoise. Qui fait du théâtre bourgeois, dit aussi de boulevard, mais le sien se veut intellectuel, ou du moins réfléchi, alors on dira que c’est du théâtre de boulevard des Invalides. Les bourgeois, depuis Labiche et Feydeau, viennent au théâtre pour voir leur femme les faire cocus, leur associé les voler et les domestiques les diffamer. Le bouffon avait, dans la France féodale, la même fonction : insulter, à leur demande, les puissants. Car la puissance, ce n’est pas accepter d’être insulté, c’est payer des gens pour qu’ils le fassent”. Lire. Patrick Besson du 03.02.07. cf. aussi, Frédéric Ferney « Yasmina nous refait une scène » dans Le Point n° 1845 du jeudi 24 janvier 2008. 11 cf. La Croix du 16.05.20008. 12 cf. l’article de Denis Guénoun in Ecyclopaedia. Universalis. 2006. 13 1989. 14 Idem. 15 2007. 11 aurait « la netteté de style, la méchanceté, l'incoercible drôlerie des farces de Courteline. La salle en pleure de rire », conclut le commentateur. Enfin, il fallut que l‘université s‘en mêle pour que nous passions des lectures impressionnistes de la critique journalistique, notamment celles des échotiers, à des approches académiques, donc, plus rigoureuses, et pour que la reconnaissance des universitaires vienne, en quelque sorte, donner de la légitimité au rayonnement public de cette jeune auteure. Et bien que la curiosité et l‘enthousiasme de ces derniers soient, dans l‘ensemble, un peu timorés, l‘hommage est manifestement sans réserve. Non seulement Art est, désormais, un classique qui s‘étudie au lycée, programmé au baccalauréat, et qui a droit, depuis quelques années à son « Profil d‘une œuvre » à côté de Molière et de Beckett, toute l‘œuvre de Reza commence à être le point de mire de la recherche universitaire. D‘ailleurs, en mars 2004, le Centre de Recherches sur l‘Histoire du Théâtre de l‘Université Paris-Sorbonne (Paris IV) a organisé une rencontre de réflexion intitulée « Dramaturgies de Yasmina Reza » avec la participation de deux universitaires engagés dans la pensée critique et les théories du théâtre comme Robert Abirached et Denis Guénoun, mais aussi, d‘illustres hommes de théâtre appartenant à de différents pays européens. Deux ans après cette manifestation, Denis Guénoun, professeur de littérature et de dramaturgie à Paris-IV- Sorbonne, surmontant ses propres réticences, consacre tout un ouvrage à l‘œuvre dramatique de cette auteure intitulé « Avez-vous lu Reza ? ». Dans cet essai qui se présente comme « Une invitation philosophique », l‘auteur, conscient du risque qu‘il prenne de s‘attaquer à une œuvre non encore adoubée par la critique universitaire, se sent dans l‘obligation de s‘expliquer en ces termes : « Je prenais avec l‘écriture de Reza un plaisir de lecture, et en même temps je refusais d‘y céder, suspectant son adéquation avec un certain type de public. J‘ai décidé d‘aller y voir de plus près : ses textes tiennent à l‘analyse, la légèreté s‘atténue au profit d‘une impression de profondeur et de clairvoyance ».16L‘enthousiasme de Guénoun est tel qu‘il n‘hésite pas à faire le parallélisme entre l‘écriture 16 Albin Michel, 2006. 12 dramatique de Yasmina Reza avec celle d‘un Samuel Beckett, ce qui est, pour certains conformistes, le pire des sacrilèges. Toutefois, à part cet essai critique de Denis Guénoun , qui est paru avant la création du dieu de carnage, pièce publiée en 2007, l‘œuvre de Yasmina Reza n‘a pas encore fait réellement l‘objet d‘une véritable synthèse critique malgré l‘attention médiatique dont cette auteure bénéficie depuis plus d‘une décennie. Comme la plupart des lecteurs de Reza, Art fut notre premier et heureux contact avec l‘œuvre de cette auteure. La séduction fut telle que nous nous sommes précipité sur les autres textes déjà publiés de la dramaturge. Et ce fut notre grande désillusion. Ni dans L’Homme du hasard, ni dans Conversations après un enterrement, nous n‘avions retrouvé ni la densité dramatique ni l‘humour ravageur de la célèbre pièce. A la première lecture, et bien qu‘ils soient quelque peu attachants, ces textes nous paraissaient dramatiquement plats et d‘une mièvrerie à la limite, lassante. Cependant, progressivement, et à mesure que nous pénétrions dans cet univers rezaien, l‘enchantement succéda subitement au désenchantement et notre adhésion à cette écriture dramatique devint de plus en plus pressante. Allant de surprise en surprise, nous avons fini par nous rendre compte qu‘en fait, Art n‘était qu‘un accident – heureux, plus pour la carrière de Reza que pour des récepteurs passionnés de théâtre — dans le parcours de cette dramaturge. En fait, l‘apparente limpidité des textes de Reza est trompeuse et son écriture qui cherche à sortir des sentiers battus désoriente le lecteur pressé. Son œuvre n‘a rien à envier aux dramaturges les plus en vue parmi ses contemporains. Contrairement à ce que certains pensent, elle est riche, profonde et ne se laisse pas facilement apprivoiser. « L‘obstacle devant Reza, écrit Denis Guénoun, c‘est son évidence ». Autrement dit, si cette œuvre est déroutante, cela n‘est pas dû au caractère hermétique de son écriture, mais plutôt, à la simplicité et à clarté de son style. Cette œuvre qui, à première vue, manquerait de densité, de consistance et de profondeur, est, en réalité, laborieuse, complexe et réfléchie et qui, malgré tout, résiste au décryptage. Avez-vous lu Reza ? C‘est en réponse à cette interpellation de Denis Guénoun que nous avons décidé d‘accompagner l‘œuvre de 13 notre dramaturge pour mieux en saisir l‘originalité. Tout en étant sensible au charme mystérieux de ce théâtre, il nous a semblé pertinent de dégager la singularité et le caractère paradoxal de cette écriture dramatique et de définir la force de l‘univers dramaturgique de son auteure. En effet, dans cette étude, notre ambition consiste à produire une réflexion sur quelques données de ce théâtre. Il s‘agit de se poser des questions sur les secrets de l‘engouement du public français et international pour cette œuvre et de reconnaître les raisons d‘un tel succès. Ainsi, nous comptons démontrer comment ce théâtre est le lieu de tous les paradoxes, alliant tradition et modernité, légèreté et gravité, comique et tragique, l‘impersonnel et le personnel. En outre, notre travail consiste à mettre en évidence le caractère dynamique de l‘œuvre qui se présente comme un champ original d‘expérimentation théâtrale et comme une œuvre ouverte et imprévisible. En somme, notre approche vise à définir les marques de la lisibilité de cette œuvre dramatique. Pour réaliser ces objectifs, nous avons eu recours à un corpus exhaustif qui comprend la totalité de l‘œuvre théâtrale de Reza publiée jusqu‘à ce jour, été 2010, à savoir Conversations après un enterrement (1987), La traversée de l’hiver (1989), Art (1994), L’homme du hasard (1995), Trois versions de la vie (2000), Une pièce espagnole (2003) et Le dieu du carnage (2007).17 Ce travail sur l‘œuvre théâtrale de Yasmina Reza ne peut avoir de sens sans l‘éclairage que nous offrent les différents autres écrits de cette auteure, constitués de deux récits autobiographiques à savoir, Hammerklavier paru en 1999 et Nulle part sorti en 2007 et de trois textes romanesques, en l‘occurrence, Une désolation (1999), Adam Haberberg (2002) et Dans la luge d’Arthur Schopenhauer (2005), roman adapté au théâtre par l‘auteure elle-même. Ainsi, notre objectif vise à cerner, à travers les œuvres, la complexité d‘une personnalité aussi insaisissable que celle de Y. Reza, cette femme de tous les paradoxes, dont le goût pour la mondanité 17 Les indications de pages renvoient à l’édition du livre de poche, Albin Michel, 1998, ‘Théâtre’ qui réunit les pièces suivantes : L’Homme du hasard, Conversations après enterrement, La Traversée de l’Hiver et Art. Pour les autres pièces, nous nous référons aux éditions originales indiquées dans la bibliographie. 14 (fréquentation des personnalités en vue, par exemple), contraste avec sa discrétion (elle décline l‘invitation de Bernard Pivot à l‘émission de télévision Bouillon de culture)… A la fois, Reza aime la scène, joue en public, — puisqu‘en 2006, on la voit dans Trois versions de la vie et dans la version scénique de son roman Dans la luge de Schopenhauer campant le rôle d‘une femme analysant l‘échec de son mariage —, mais elle fuit les lumières des plateaux de télévision. En fait, le caractère singulier de cette œuvre s‘explique par l‘originalité de l‘histoire de son auteur. En effet, ce qui distingue Reza de ses congénères parmi les dramaturges, c‘est le caractère atypique de son parcours individuel. Car, cette auteure possède, de par ses origines, des références et une culture qui dépassent les frontières de l‘Hexagone, une culture très « Mitteleuropa », qui se manifeste essentiellement, comme elle le déclare elle-même, dans « le mélange d‘un certain pathos métaphysique et du concret le plus élémentaire »,18 ajouté à une forme accentuée de l‘ellipse. Certes, travailler sur un auteur contemporain aussi singulier, de par son histoire personnelle, que Yasmina Reza et sur une œuvre dramatique aussi peu étudiée que son théâtre reste une entreprise grisante. Toutefois, l‘absence d‘études sérieuses, avec de véritables problématiques sur Reza, hormis l‘œuvre de Denis Guénoun, est frustrante. Elle nous prive surtout du plaisir de nous situer par rapport à d‘autres lectures et à d‘autres approches critiques. L‘indigence de la documentation aussi bien sur les écrits dramatiques que sur son auteur n‘a guère facilité notre travail d‘investigation. Des informations fiables et exhaustives et des analyses pertinentes nous auraient épargné le recours aux commentaires des gazetiers d‘un accès souvent difficile et toujours collés à l‘actualité, pour étayer notre analyse. Enfin, et même si certains pourraient trouver hasardeux que de prétendre étudier, dans sa globalité, une œuvre en devenir et de chercher à en saisir les différents réseaux de signification à un moment précis de son évolution, nous restons convaincu que, même inachevé, l‘ensemble des écrits de Reza recèle effectivement une certaine 18 Le Figaro Magazine du 14.01.2006 15 cohérence. D‘ailleurs, qu‘est-ce qu‘une œuvre achevée ? Et puis, y a-til réellement une œuvre définitive ? Insolubles questions. Quoi qu‘il en soit, et aussi aléatoires soient les conclusions auxquelles nous pouvons aboutir, l‘entreprise que nous initions et qui consiste à offrir une synthèse critique de l‘œuvre dramatique de Reza, a surtout comme ambition de susciter encore plus la curiosité sur la face cachée de ce théâtre et de favoriser, par la même occasion, un débat sérieux sur l‘ensemble des écrits de cette dramaturge. 16 Chapitre premier Le théâtre de Reza entre tradition et modernité. Après la Seconde Guerre mondiale, l‘avènement du « nouveau théâtre » contribue certainement à la remise en question des principes dramaturgiques qui fondent le théâtre occidental depuis Aristote. A l‘ordre et à l‘harmonie se substituent le désordre, le fragmentaire, le discontinu, et l‘incommunicabilité devient la raison même d‘être de l‘échange verbal. Cette révolution conduit au renouvellement de notre perception, aussi bien de la fable que celle de l‘action. La notion même de personnage se trouve, désormais, dépouillée des signes extérieurs et contingents de l‘individualité. Ainsi, une nouvelle esthétique est née sur les décombres de la mimésis. Appartenant à la génération « postbeckettienne », sensible à cette évolution du théâtre contemporain, Yasmina Reza ne cède pas, comme certains dramaturges, à la tentation de renier l‘héritage aristotélicien et œuvre pour une esthétique mixte, alliant classicisme et modernité, puisant dans un riche fonds, fruit des aventures théâtrales qu‘a connues l‘Occident depuis l‘auteur de La poétique. C‘est ce jeu subtil qui, combinant tradition et modernité, s‘offre au lecteur d‘aujourd‘hui à travers les différentes pièces de cette auteure dramatique. Enfant de son époque, née en 1959, Y. Reza se méfie des systèmes et se laisse guider, plus par un tempérament et par une sensibilité particulière que par des données esthétiques fixes ou par des présupposés idéologiques. Aussi sommes-nous face à une œuvre « ouverte » n‘obéissant pas à des moules dramaturgiques rigides et pérennes. D‘ailleurs, ce sont ces choix esthétiques qui inscrivent toute l‘œuvre de Reza dans la modernité et lui accordent la place qui est la sienne aujourd‘hui dans le monde de la création théâtrale. Le théâtre de notre dramaturge, avec ses sept pièces, est assez imprévisible et, à la limite, singulier, dans la mesure où il ne présente pas une véritable continuité. Son hétérogénéité se situe non seulement au niveau de l‘ensemble de l‘œuvre, mais aussi, à l‘intérieur même de chaque pièce. Ainsi, notre travail consiste à dégager, dans les différentes pièces, les constantes formelles, quand elles existent, et à donner un sens à l‘évolution esthétique dans ses multiples dimensions. Notre réflexion doit porter, aussi bien, sur la poétique de l‘espace et celle du temps et sur l‘influence du cinéma sur l‘écriture dramaturgique de Yasmina Reza, que sur les options dramaturgiques adoptées par cette dernière, en les situant par rapport à la tradition théâtrale. De la poétique de l’espace et du temps Les choix dramaturgiques de Yasmina Reza consistent non seulement à varier constamment les données spatio-temporelles de ses pièces, mais aussi, à bousculer les conventions théâtrales sans, pour autant, les remettre définitivement en question. A l‘image de nombreux auteurs qui, depuis une bonne soixantaine d‘années, ne cessent d‘œuvrer en faveur du dépassement de la rigueur et de la rigidité de l‘esthétique classique, cette dramaturge donne naissance à une œuvre originale d‘un point de vue formel. Reza et l’espace dramatique La construction de l‘espace dans l‘œuvre théâtrale de Y. Reza est assez complexe et diffère d‘une pièce à une autre. Toutefois, et au-delà de cette complexité et de cette diversité, se dégagent quelques constantes qui font l‘unité de l‘œuvre et lui assurent une certaine cohésion et une sorte de continuité. L’espace entre mimésis et abstraction En matière de détermination du cadre spatial, Reza fait d‘emblée le choix de la modernité. C‘est le dénuement du décor qui constitue un point de rupture avec le théâtre traditionnel et qui consacre un des fondements de l‘unité de l‘œuvre dans son ensemble. En effet, aussi variés soient-ils, les espaces dramatiques de ce théâtre offrent tous les mêmes caractéristiques, lesquelles se traduisent à travers la récurrence 18 des indications didascaliques suivantes : « Dépouillé », « neutre », « pur »… Mise à part sa première pièce Conversations après un enterrement qui se distingue par la densité des indications scéniques et leur caractère référentiel et à partir de La Traversée de l’hiver dont le décor doit être, selon la prescription même de l‘auteure, « le plus pur, le plus dépouillé possible » jusqu‘à la toute dernière création de Reza Le dieu du carnage, c‘est la sobriété et le dénuement qui dominent cet univers théâtral. Ces données se matérialisent à travers la volonté qu‘a la dramaturge de réduire au minimum les indices référentiels, en dehors de ceux que véhiculent les discours des personnages. Cette tendance à « l‘épuration » et à la stylisation de l‘espace dramatique, perceptible dans L’Homme du hasard dont l‘action se déploie à la fois, dans un lieu public et fermé, en l‘occurrence un « compartiment de train », se confirme avec Art, comédie dans laquelle les didascalies mentionnent la présence d‘un seul salon, celui « d‘un appartement. Un seul décor. Le plus dépouillé, le plus neutre possible ».19 Puis, cette option esthétique est reprise dans Trois versions de la vie, pièce dont les personnages évoluent, aussi, dans « Un salon. Le plus abstrait possible. Ni murs, ni portes ; comme à ciel ouvert. Ce qui compte, c'est l'idée du salon. »20 Dans Une pièce espagnole, à l‘économie des indices sur les lieux de l‘action, s‘ajoutent les vagues déterminations spatiales, frisant l‘indétermination, parfois feinte disant l‘arbitraire de ces choix esthétiques, et qui s‘offrent au lecteur. De la sorte, la séquence 17 se passe « Quelque part chez Pilar. Un balcon peut-être », alors que la séquence 18 a pour cadre «Chez Pilar ou ―Dans la cuisine peutêtre‖.21 D‘ailleurs, dans cette pièce, l‘auteure met en place une structure spatiale qui se caractérise par son caractère binaire. Parallèlement à des espaces conventionnels, un peu balisés, Reza donne à voir des ―nonlieux‖ dans lesquels des monologues sont proférés par des personnages 19 P. 193 P. 75 21 C’est nous qui soulignons. 20 19 acteurs qui sont censés jouer les rôles des personnages de la pièce dite ―espagnole‖. Ce dédoublement de l‘espace dramatique en un espace référencé, celui de Pilar, Aurélia, etc. et en un espace ―neutre‖ rend bien compte de la complexité du dispositif énonciatif. Cette manière d‘exhiber l‘espace scénique, transformé en un espace dramatique grâce à la verbalisation de la présence des personnages acteurs contribue à accentuer l‘intensité de l‘action. La conjugaison de ces deux univers, ceux des deux catégories de personnages, est en ellemême dramatique par le jeu d‘interférence des différents discours, comme nous le montrerons ultérieurement. Toutefois, cette parcimonie et cette indétermination en matière d‘indications scéniques qui dominent le théâtre de Reza se trouvent compensées par la multiplication sporadique des indices référentiels qui apparaissent dans les discours des personnages. Déjà, dans Conversations…, Reza allie fantaisie et mimétisme en matière de choix du cadre spatial. Si contre toute vraisemblance, la scène d‘ouverture est située dans un cimetière, supposé être ―privé‖, les dialogues nous fournissent des éléments précis sur le lieu où se déroule l‘action. De la vague mention initiale du Loiret, nous passons, ainsi, à la localisation de la demeure familiale — espace du drame — qui se trouve près de ―Gien‖, non loin de ―Dampierre‖. Dans leurs échanges, il arrive aux personnages d‘évoquer aussi des noms de rues de différents arrondissements de Paris (Rue Pierre Demours, rue Saint-Bernard, rue Lepic). Avec La Traversée…, plus nous avançons dans la pièce, plus les références à l‘espace se multiplient pour devenir un des thèmes obsessionnels du discours des personnages. Outre les indications minutieuses sur les circuits des promenades effectuées par Avner, Ariane et Balint,22 cette pièce constitue, à elle seule, un véritable Atlas où se trouvent évoqués des endroits différents de la planète, relatant les péripéties du voyage de la famille d‘Avner et de sa sœur Emma à travers le monde. Le récit de l‘exil devient prétexte à une sorte d‘invitation au rêve et à l‘évasion, aussi bien dans le temps que dans l‘espace. 22 cf. La mention, dans la pièce, de Gratz et de Lenzsee (ou Lenz) et de Felden (Velden ou Welden), une localité autrichienne, mais aussi la référence à la Williamine, eau-devie à base de poire, fabriquée en Suisse. 20