Platon, Ion, 533e

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Le génie
Platon, Ion, 533e-534e (trad. L. Robin modifiée)
Cette faculté, chez toi, de bien parler d’Homère n’est point un art (tekhnè) (…), mais une puissance divine qui te met en branle,
comme dans le cas de la pierre qui a été appelée « magnétique » par Euripide et qu’on appelle le plus souvent « pierre d’Héraclée ».
Cette pierre, en effet, ne se borne pas simplement à attirer les anneaux quand ils sont en fer, mais encore elle fait passer dans ces
anneaux une puissance qui les rend capables de produire ce même effet que produit la pierre et d’attirer d’autres anneaux, si bien
que parfois se forme une file, tout à fait longue, d’anneaux suspendus les uns aux autres, alors que c’est de la pierre en question que
dépend la puissance qui réside en tous ceux-ci. Or, c’est ainsi que la Muse, par elle-même, fait qu’en certains hommes est la
Divinité, et que par l’intermédiaire de ces êtres en qui réside un Dieu, est suspendue à elle une file d’autres gens qu’habita alors la
Divinité.
Le poète (…) est chose légère, chose ailée, chose sacrée (hieron), et il n’est pas encore capable de créer (poieîn) jusqu’à ce qu’il
soit devenu l’homme [enthousiaste] qu’habite un Dieu (entheos) , qu’il ait perdu la tête [la conscience, la raison], que son propre
esprit ne soit plus en lui. Tant que cela, au contraire, sera en sa possession, aucun être humain ne sera capable de créer (poieîn), ni
de rendre des oracles. Ainsi donc, tant que ce n’est pas par un effet de l’art (tekhnei) qu’ils disent tant et de si belles choses sur les
sujets dont ils parlent (…), mais par l’effet d’une grâce divine, chacun d’eux n’est capable d’une belle création que dans la voie sur
laquelle l’a poussé la Muse.
Platon, Phèdre, 245a (trad. L. Robin, Pléiade, II, 33)
Une troisième sorte de possession et de délire est celle qui provient des Muses, et qui, quand elle s’est saisie d’une âme tendre et
pure, quand elle l’éveille et lui inspire des transports, aussi bien dans l’ordre des chants que dans celui de toute autre espèce de
composition (…) fait l’éducation de la postérité. Au contraire, celui qui, sans le délire des Muses, sera parvenu aux portes de la
poésie, avec la conviction que, décidément, une connaissance technique doit suffire à faire de lui un poète, celui-là est,
personnellement, un poète imparfait, comme aussi, devant celle des hommes inspirés par un délire, s’efface celle des hommes qui
ont toute leur tête.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 46 (trad. A. Philonenko, Vrin, p. 138-139)
Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste,
appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature
donne les règles à l‘art (…)
Le génie : 1° est un talent qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une
aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que
l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-dire exemplaires et par
conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règles
de jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est
en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie ne sait pas lui-même comment
se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées,
ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. (C’est pourquoi
aussi le mot génie est vraisemblablement dérivé de genius, l’esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et
le diriger, et qui est la source de l’inspiration dont procèdent ces idées originales) ; 4° que la nature par (durch) le génie ne prescrit
pas de règle à la science, mais à l’art.
E. Fink, La philosophie de Nietzsche, p. 43.
On ne peut comprendre le génie à partir de motivations simplement humaines. Il n’est pas le grand homme qu’une distance
comportant bien des échelons et degrés intermédiaires sépare de ses congénères insignifiants et ne dépassant pas le niveau du
quotidien. Il ne représente pas simplement le type le plus réussi, le modèle suprême, mais il est plutôt l’homme déterminé par
quelque chose de surhumain, investi d’une mission cosmique ; c’est un homme-destin (…) L’homme selon le mode d’être de la
« grandeur » ne peut être compris qu’à partir de ce qui agit à travers lui. Le génie est un instrument du fond créateur de la vie, qui
dans la création artistique contemple lui-même le reflet de sa propre nature.
Nietzsche, Humain, trop humain
§ 155. Croyance à l’inspiration.
Les artistes ont quelque intérêt à ce que l’on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l’idée de
l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité,
l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement,
extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé
ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quant à celui qui est moins sévère dans
son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur; mais c’est un
bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une oeuvre. Tous les grands
hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier,
d’arranger.
§ 156. Encore l’inspiration.
Quand l’énergie créatrice s’est accumulée pendant un certain temps, quelque obstacle en ayant empêché le cours, elle se déverse
à la fin dans un flot aussi soudain que si se produisait une inspiration immédiate sans aucun travail intérieur préalable, c’est-à-dire
un miracle. C’est en cela que consiste l’illusion bien connue au maintien de laquelle sont un peu trop intéressés, on l’a vu tous les
artistes. Le capital n’a justement fait que s’accumuler, il n’est pas tombé du ciel tout à coup. Il y a du reste une inspiration apparente
du même genre en d’autres matières, par exemple dans le domaine de la bonté, de la vertu, du vice.
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