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L'ENSEIGNEMENT DE L'IMMUNOLOGIE :
THÈMES DE RECHERCHE
Guy Rumelhard
faire converger
des
questionnements
tranversaux
une recherche
pédagogique de
l'INRP
Dans ses premières livraisons la revue Aster a choisi pour
thème central regroupant les principaux articles la transversalité : un concept présent dans de nombreux domaines scientifiques tel l'énergie, une question épistémologique ou didactique
commune à plusieurs domaines tels l'écriture de textes scientifiques, ou la modélisation. Ce numéro est apparemment
centré sur un contenu disciplinaire. Nous aurions choisi la
verticalité. En fait le questionnement transversal d'un domaine de savoir implique de se forger une double compétence
et il aboutit souvent à une dispersion des domaines scientifiques analysés. Il est difficile de faire converger des questionnements transversaux réalisés par des personnes ou des groupes
différents, sur un même domaine de savoir. C'est ce que nous
avons tenté ici. L'occasion en a été fournie par un sujet de
recherche pédagogique accepté par le conseil scientifique de
l'INRP à Paris en avril 1986 sous le numéro 152 et intitulé :
"l'enseignement de l'immunologie : représentations, obstacles et
conditions de possibilité'.
Ce sujet a été principalement travaillé dans le cadre du séminaire de recherche du lycée Condorcet à Paris d'octobre 1985
à juin 1989. Ont ainsi participé régulièrement ou occasionnellement à ce séminaire : Marie-Hélène Genty, Gabriel Gohau,
Marie-Andrée Bihouès, Jacques Dewaele, Pierre Didkovsky,
Alain Monchamp, Daniel Raichvarg, Alain Pilot, Maïtena Roncin, Catherine Tliéret, Christine Le Conte-Dakessian, Michèle
Kaleka, Christian Courteille, Aïcha Benamar, Suzanne Malot,
Pecem Ngoussou, Babacar Gueye, Eric Perez, Janine Brächet,
Corinne Fortin, Marie Sauvageot-Skibine, Martine Salvy, Souad
Kassou, Samira Jebbari, Peny Papadogeorgi, la direction étant
assurée par Guy Rumelhard.
Le travail collectif a consisté à dégager le contenu et les limites
des thèmes de recherche centrés sur l'epistemologie ou la
didactique de cette matière. Certains participants ont ensuite
pris la responsabilité de rédiger un article soumis à la discussion collective. Voici les principaux thèmes retenus.
1. Une réflexion sur les principaux concepts de
l'immunologie et leur transposition didactique
L'enseignement scientifique reste largement dominé par l'image
symbolique de l'ingénieur, c'est-à-dire que le contenu de l'enseignement scientifique est essentiellement constitué de la
description des résultats, des mécanismes, des processus
connus. Il n'est pratiquement fait aucune place à la présenta-
ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP. 29. rue d'Ulm. 75230. Paris Cedex 05.
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des concepts
centraux et
interdisciplinaires
tion des problèmes, des concepts, des méthodes démonstratives, des techniques expérimentales. Une réflexion est donc à
faire sur tous ces points et en particulier sur l'analyse du savoir
en termes de concepts.
Nous avons donc centré une partie des analyses sur une
sélection de concepts ayant une grande importance non seulement en immunologie, mais également transversalement dans
d'autres domaines de la biologie, de la chimie, de la physique et
de la philosophie. Ainsi :
- le concept de régulation permet de définir l'immunologie
comme fonction préservatrice de l'intégrité d'un tout,
- le concept de réseau immunitaire oblige à repenser totalement la finalité des réactions, l'opposition soi/ non-soi, les
notions d'éducation, de mémoire, le caractère événementiel
des réactions,...
- le concept d'individu est au cœur du discours génétique et
immunologique, mais il est également à la charnière des
questions philosophiques, sociales et médicales. Il a cependant été considéré pendant longtemps comme un obstacle à
l'étude des êtres vivants,
- le concept de système non pas anatomique, mais fonctionnel
pour décrire l'ensemble des réactions immunitaires de rejet
et de tolérisation,
- le concept de reconnaissance spécifique,
- la distinction entre le soi et le non-soi.
2 . Une é t u d e d e s r e p r é s e n t a t i o n s d e s é t u d i a n t s , e t
de la g e s t i o n pédagogique de c e l l e s - c i
L'analyse des représentations, des résistances et de leur fonction éventuelle d'obstacle à l'assimilation d'un domaine de
savoir est une direction d'étude qui conditionne les autres.
3. Une étude des méthodologies démonstratives,
des techniques expérimentales, du type de
déterminisme en cause, ainsi que leur utilisation
en travaux pratiques et en évaluation
statut et rôledes
expériences
Une réflexion épistémologique est indispensable pour préciser
le statut et le rôle du travail pratique fait en classe et demandé
aux examens lors de sujets contenant des "documents".
Ainsi l'expérimentation fait appel à deux principes qui se
dédoublent chacun selon que l'on étudie l'homme ou un modèle
animal d'une part, selon que l'on travaille sur l'organisme entier
ou sur un modèle simplifié in vitro d'autre part.
- Premier principe : déduire le rôle à partir de la suppression
d'un organe ou d'une fonction : raisonnement en présence/
absence.
- Deuxième principe : rétablir la fonction par transfert d'un
endroit à un autre ou d'un animal à un autre (trans-fusion,
trans-plantation,...).
5
Toutes les techniques expérimentales, même apparemment
aussi "simples" qu'une ablation, impliquent une réflexion sur
les hypothèses et les représentations du vivant qu'elles véhiculent et donc une discussion critique de leur valeur démonstrative.
4. Une étude du vocabulaire scientifique et de ses
ambiguïtés
la polysémie du
vocabulaire et
des figures
Le vocabulaire scientifique n'a pas de définition univoque. En
effet il est rarement créé de toutes pièces et emprunte donc
souvent au vocabulaire courant dont il garde une partie de la
polysémie. Mais, même créé, il peut garder la cicatrice des
conceptions auxquelles on a dû renoncer, et acquérir une
ambiguïté au cours de l'évolution scientifique et de la réorganisation nécessaire des connaissances. Un travail est donc à
réaliser sur l'étymologie des mots, leur usage courant éventuel,
leurs connotations et les risques de parasitages ou de distorsion de compréhension qui peuvent ainsi être introduits.
5. Une étude des figures, des schémas, des images
Elle est nécessaire pour des raisons parallèles à l'étude du
vocabulaire, de sa polysémie, de ses ambiguïtés. Mais de plus,
cette approche est souvent sous-estimée ou négligée tandis que
la place relative des représentations figurées augmente.
6. Une étude des formulations successives du
savoir
les réorganisations
du savoir
La question des "niveaux" de formulation se heurte à la
conception de l'enseignement qui identifie vérité et savoir le
plus récent, autrement dit qui nie la dimension historique du
travail scientifique et la fonction réelle des réorganisations
successives du savoir.
Sur le modèle analogique "clé/serrure" il est possible de définir
quatre "niveaux de formulation" qui intègrent les concepts
impliqués, la valeur explicative de l'analogie retenue, les représentations et surdéterminations auxquelles il faut renoncer.
7. Une é t u d e d e s s i t u a t i o n s d i d a c t i q u e s privilégiées
En pleine connaissance des difficultés et obstacles éventuels
dont nous venons d'évoquer l'analyse, il est possible de choisir
des situations didactiques ou des approches qui permettront
non pas d'éviter les obstacles, mais de les surmonter plus
aisément et d'éviter celles qui risquent au contraire de les
renforcer.
La réalisation de ce vaste programme nécessite la conjonction
de plusieurs compétences différentes qui n'ont pas pu toutes
être réunies dans le même groupe. Nous avons recherché des
collaborations plus spécialisées. Ainsi, si l'on ajoute l'article sur
les techniques de l'autoradiographie déjà publié dans le numéro huit de cette même revue*, nous pensons pouvoir présenter
ci-dessous un échantillon de chacun de ces thèmes de réflexion. A condition d'admettre, bien évidemment que chaque
article croise lui-même deux ou plusieurs thèmes.
l'immunologie,
une science
renouvelée
étroitement liée
au domaine
social et médical
Restent à préciser les raisons du choix de ce domaine d'enseignement et de recherche didactique.
1. Deux changements de programme récents, l'un étant entré
en vigueur dans le second cycle en septembre 1984, l'autre
devant entrer en vigueur dans le premier cycle de l'enseignement secondaire, en classe de Troisième, en septembre 1989
ont remis au premier plan une discipline totalement renouvelée : l'immunologie. Absente du second cycle depuis 1958 cette
matière n'était abordée dans le premier cycle que sous ses
aspects cliniques ou appliqués à l'hygiène sociale. Une réflexion
est donc indispensable pour donner à cette discipline son
statut de science fondamentale dans l'enseignement.
2. Renouvelée quant à son statut dans l'enseignement, cette
discipline née vers 1880 a pris récemment un essor explosif
aboutissant à une importante conversion de pensée, au renversement paradoxal de nombre de ses concepts comme le
souligne par exemple le terme "d'anticorps facilitant". Les
enseignants sont donc incités non pas tant à l'acquisition d'un
nouveau savoir qu'à une rectification totale d'un savoir
ancien, et ceci ne va pas sans difficultés.
3. D'une manière plus large les nouveaux programmes insistent sur la liaison entre sciences et techniques et sur la
culture technique indispensable à côté d'une culture scientifique. Ainsi, sa liaison étroite avec la vie sociale confère à
l'immunologie u n statut privilégié pour cette réflexion. Pour la
biologie en effet, le domaine technique correspondant est au
premier plan le domaine médical. Par les pratiques de vaccination, d'hygiène, de prévention des épidémies, les obligations et
interdictions réglementaires et les discours qui les accompagnent, l'immunologie conduit à relier étroitement les problèmes
fondamentaux, cliniques, sociaux et institutionnels.
4. Les élèves sont donc concernés dès leur plus jeune âge par
certaines de ces pratiques et certains de ces discours. C'est une
source d'intérêt pédagogique, mais aussi de connaissances et
de représentations préalables à l'enseignement qu'il est utile
d'analyser comme point de départ éventuel d'un enseignement
sous forme d'aide ou sous forme d'obstacle.
5. Ce domaine enfin, a alimenté historiquement depuis Pasteur, et alimente encore les grands mythes d'un progrès
médical incessant, d'une médecine susceptible de devenir
Alain MONCH AMP, Jacques DEW AELE. "Une technique expérimentale et son utilisation en évaluation : l'autobiographie". Aster n° 8
Expérimenter, Modéliser. Paris. TJSTRP. 1989.
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totalement préventive, c'est-à-dire d'une médecine sans malades et d'un monde sans maladies ! Des réussites certaines dans
ce domaine ont contribué à convertir une demande de guérison
jamais assurée en une revendication d'un droit à La santé
assurée pour tous. L'enseignement doit-il, ici, donner prise à
l'utopie ou à l'idéologie ? Peut-il l'éviter ?
Guy RUMELHARD
Lycée Condorcet, Paris
Équipe de didactique des sciences
expérimentales, INRP.
LE CONCEPT DE SYSTEME IMMUNITAIRE
Guy Rumelhard
En biologiefondamentale et médicale le terme de système, couramment employé
a souvent un sens ambigu. De système anatomique il doit devenir système
fonctionnel. Mais en immunologie l'ensemble des réactions n'a longtemps pas
formé une fonction générale permanente de l'organisme. Il s'agissait plutôt d'une
bizarrerie de la nature, une suae d'événements accidentels liés à l'histoire
individuelle. Longtemps tourné uniquement vers le rejet, le système immunitaire
présente désormais une deuxième face, celle de la facilitation. La perspective
évolutive enfin complique encore le tableau Pédagogiquement, pour lutter contre
cette présentation de Vimmunologie l'auteur propose de sélectionner des situations paradoxales jouant une fonction polémique.
on apprend
grâce et contre
un savoir
antécédent
Acquérir un savoir nouveau est parfois difficile pour une raison
à laquelle on ne prête pas assez attention. En effet s'il est
indispensable de s'appuyer sur des savoirs antérieurs, ceux-ci
font aussi souvent obstacle à la compréhension. Un savoir
nouveau n'est pas une pièce supplémentaire dans un édifice
cohérent qui aurait ménagé par avance une place pour l'incorporer. Il entraîne un processus de réorganisation, de redéfinition de certains concepts, et donc de rectification. Autrement
dit on apprend grâce et contre un savoir antérieur auquel il faut
alors renoncer. Mais il y aurait des domaines de savoir
entièrement neufs, selon certains, et là a u moins le travail
serait plus facile à condition d'éviter les explications par trop
restrictives qui devraient par la suite être considérées comme
fausses. Si l'on adhère à l'hypothèse pédagogique popularisée
sous le terme de "représentation", il faut admettre que, en
biologie, même le savoir constitué reste mêlé de représentations, et qu'il n'existe pas de domaine entièrement neuf qui
serait apparu sans combat, sans avoir à déplacer sinon u n
savoir, du moins une représentation antérieure toujours-déjà
présente.
Nous analyserons donc d'abord la présentation traditionnelle
de ce domaine de savoir en montrant que cette tradition
constitue une représentation largement surdéterminée par
son origine médicale. Nous suivrons ensuite les étapes de la
constitution de l'ensemble des réactions immunitaires comme
un système anatomique, puis comme un système fonctionnel, puis comme un système de systèmes. Ce changement
profond se heurte à la représentation antécédente qui constitue
alors un obstacle très résistant dont le vocabulaire entre autre
portera longtemps la trace. Nous proposerons donc des situations pédagogiques qui en s'appuyant sur des situations expérimentales ou cliniques paradoxales devraient permettre d'ouvrir
ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP, 29. rue d'Ulm. 75230. Paris Cedex 05.
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faire l'épreuve de
changer de savoir
un conflit entre les modèles analogiques et de surmonter
éventuellement certains obstacles.
L'immunologie offre aux enseignants eux-mêmes l'occasion
d'éprouver, au sens d'une dure épreuve, qu'il est bien difficile
non pas de changer de savoir, non pas d'organiser des connaissances partielles et fragmentaires, mais de rectifier son savoir,
de le réorganiser autrement, et de renoncer à une partie de
celui-ci par suite du mouvement même du progrès des connaissances. Il existe bien évidemment d'autres raisons psychologiques ou idéologiques qui déterminent notre propre rapport au
savoir et le fait qu'on y tienne comme à un objet précieux.
1. PRÉSENTATION TRADITIONNELLE DE
L'IMMUNOLOGIE
1.1. Les manuels et les programmes
une tradition sans
mémoire
un système de
cellules et de
molécules
Sans remonter aux débuts de l'enseignement de l'immunologie
à l'Institut Pasteur, nous demanderons à u n manuel scolaire
du "cours Obré" destiné aux élèves préparant le baccalauréat
dans les séries Sciences expérimentales, Philosophie ou Mathématiques, rédigé par H. Camefort et A. Gama et édité en 1953
à Paris, dans la collection des Classiques Hachette de nous
présenter un échantillon de cette tradition.
Les mécanismes de l'immunité sont présentés dans le cadre de
l'unité de l'organisme comme troisième volet après l'exposé de
deux mécanismes de régulation (nerveux : le rythme cardiaque,
humoral : la glycémie), et du milieu intérieur. Il s'agit "d'un
système de défense commun contre toute agression risquant de
porter atteinte à l'intégrité de l'organisme". Autrement dit on
place côte à côte les mécanismes assurant l'intégrité et ceux
assurant l'intégration des organes.
Le mot système vient sous la plume du rédacteur car il s'agit
de décrire un ensemble assez complexe de cellules et de
molécules dont le fonctionnement est articulé sinon régulé, et
déclenché de l'extérieur de l'organisme :
- des cellules spéciales : les phagocytes (micro- et macrophages) ;
- des anticorps (au sens large du terme), et sous ce terme on
distingue divers types de molécules que nous ne nommons
plus toutes actuellement anticorps :
. des antitoxines ;
. des agglutinines ;
. des bactériolysines, qui ressemblent aux hémolysines et
qui agissent grâce à deux substances : une sensibilisatrice (anticorps s.str.) spécifique, et un complément non
spécifique (= enzymes) ;
. des anticorps qui prédisposent les microbes à la phagocytose. Il s'agit du problème de l'opsonisation c'est-à-dire
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d'une tentative pour expliquer la spécificité de l'action des
phagocytes. Mais aucune molécule n'avait été isolée à
l'époque.
Dans cette présentation la fonction de reconnaissance spécifique et la fonction effectrice sont clairement distinguées à la fois
dans le cas des cellules et dans le cas des molécules.
le complément
découvert et
recouvert par
l'anticorps
un problème a
disparu faute de
réponse
Les présentations que l'on pourrait décrire dans les livres
destinés à la classe de Troisième des collèges, de 1952 à 1983,
en France, souffrent d'un défaut commun à toutes les présentations "médicales" de l'immunologie. L'anticorps y est fortement valorisé au point de faire disparaître totalement toute
référence au complément. Découverte au tout début du siècle
par J. Bordet cette molécule (dont on sait maintenant qu'il s'agit
d'un système complexe d'enzymes) a permis la mise au point de
divers tests de détection de maladies dont le célèbre B.W.
(Bordet-Wassermann) pour la recherche de la syphilis. Sa
spécificité d'action n'est pas "individuelle" puisqu'il s'agit d'enzyme, mais c'est elle qui joue le rôle effecteur et non pas
l'anticorps.
Par contre on ne reprochera pas la forte minoration du rôle des
cellules puisque, en dehors des phagocytes, les lymphocytes ne
sont venus que tardivement sur le devant de la scène.
Quant à la spécificité d'action et de reconnaissance des macrophages c'est une question encore controversée.
Examinons maintenant le programme d'enseignement et ses
commentaires explicatifs destinés aux élèves de la classe
Terminale de la série D publiés au Bulletin officiel n°4 du 26
janvier 1989 (cf. encadré ci-après).
Nous n'avons pas analysé les programmes d'enseignement
d'autres pays, mais il est vraisemblable que nous trouverions
les mêmes caractéristiques que celles que nous allons dégager
maintenant.
Ici encore le système immunitaire est essentiellement tourné
vers le pathologique (maladies) et l'anormal. Le cas des
groupes sanguins vient "compléter" l'étude et bien évidemment
on y ajoute le système HLA inconnu en 1953, mais la discrimination soi / non-soi reste au second plan. L'organisme possède
ou acquiert des moyens de lutte en "réponse", en "réaction",
pour se défendre et maintenir son intégrité. Les mécanismes de
défense peuvent eux-mêmes se dérégler, ainsi l'allergie s'est
compliquée et les maladies auto-immunes se sont ajoutées aux
données de 1953. En revanche la réaction des macro- et
microphages est devenue "non spécifique", le concept, longtemps vide, d'opsonisation ayant disparu. Le complément
réapparaît après une longue éclipse.
12
II. La réponse immunoiogique
L'organisme humain évolue en permanence dans un
milieu peuplé d'une multitude de microbes, dont certains sont responsables de maladies, soit passagères,
soit endémiques, et H est en contact avec des substances chimiques variées. De même, des cellules anormales sont produites régulièrement, et des dérèglements
cellulaires, souvent liés â des anomalies géniques peuvent s'établir. L'organisme possède ou est capable
d'acquérir les moyens de lutte lui permettant de maintenir son intégrité et de reconnaître le soi.
1. Les réactions immunitaires cellulaires
et humorales
EHes seront présentées en approfondissant certains
acquis de troisième. Ainsi, les réactions immunitaires
non spécifiques seront opposées aux réactions spécifiques, en décrivant tes principaux effecteurs de ces réactions, leurs caractéristiques, leur évolution, leurs modes
de reconnaissance, de multiplication, de communication et d'action. Le complément et quelques étapes de
ses mécanismes d'action seront envisagés.
Les organes de l'immunité seront situés, sans en faire
une élude histologique détaillée. On abordera la notion
de coopération cellulaire et quelques-unes des principales modalités. Les facteurs permettant la reconnaissance et l'activité des cellules ou des substances
produites — récepteurs membranaires. structures antigéniques — seront signalés.
On insistera sur l'intérêt et l'importance de la diversité
des réponses, lavorisant la survie de l'espècetorsd'une
épidémie.
2. Structure et diversité des anticorps
Les caractéristiques de la structure de la molécule d'anticorps, permettant d'expliquer sa spécificité et les mécanismes essentiels par lesquels elle assure la défense
de l'organisme, seront présentées. L'origine et le mode
de formation des anticorps seront expliqués simplement,
et la grande diversité de ces molécules sera reliée à
la connaissance du code génétique et de son expression, traitées dans la première partie. L'évolution qualitative et quantitative des anticorps, au cours du
développement de l'individu, sera envisagée.
3. L'étude des réactions immunitaires vis-à-vis d'éléments étrangers sera complétée par celte des mécanismes de discrimination du soi et du non-soi. Les
antigènes des groupes sanguins et ceux d'histocompalibilité seront définis et localisés ; l'organisation génétique du complexe HLA sera abordée d'une manière
simple.
4 . Les d é r è g l e m e n t s e t les d é f i c i e n c e s
du système immunitaire
Au cours de l'élude des mécanismes de délense. on
situera quelques exemples de dérèglements et de déficiences du système immunitaire : hypersensibilité (allergies et mécanismes de la reaction allergique), réactions
auto-immunes — leur diversité et les (acteurs lavorisant l'apparition de maladies auto-immunes — déficits
immunitaires. SIOA
5. L'aide à la réponse immunitaire
Une approche moderne, basée sur les mécanismes de
défense, permettra une définition des méthodes d'aide
à ta réponse immune ; leurs principes, illustrés par quelques exemples, montreront les progrès réalisés de la
médecine pastorienne aux connaissances actuelles en
biologie cellulaire.
6. Génie génétique et vaccins
L'Homme ne sait pas encore se proléger contre certaines maladies graves et fréquentes — maladies parasitaires, cancer. SIOA... — d'où la nécessité de mise
au point de vaccins de conception nouvelle. Toutes les
ressources des biotechnologies modernes sont mises
à la disposition du chercheur. Quelques techniques nouvelles et leurs principes, permettant la production de
vaccins par génie génétique, seront signalées, ainsi que
les perspectives de fabrication de vaccins synthétiques.
Cette étude enrichira celle des applications du génie
génétique dans les domaines de la santé et agroalimentaires traitées dans la première partie.
BO n° 4 • 26 janvier 1989
Extrait du programme d'enseignement et des
commentaires explicatifs destinés à la classe
de Terminale D. Janvier 1989.
13
le complément
réapparaît
En un sens précis il y a tradition car tous les éléments décrits
en 1953 étaient tous déjà présents vers 1910. Tout a u plus
certains problèmes bien posés (spécificité d'action des phagocytes) ont-ils disparu faute de réponse, et inversement certaines réponses ont envahi trop fortement le devant de la scène
(nature et diversité des anticorps) avant de retrouver une place
plus raisonnable. Les autres questions se sont plus ou moins
compliquées, mais pour le dire autrement il n'y a pas eu de
révolution, de changement complet des bases. Les antigènes
ont toujours une seule fonction, les anticorps aussi, le système
immunitaire également. Le mot système n'apparaît qu'incidemment, sans qu'on s'y attarde. Mais il n'y a tradition que par
oubli d'une tentative avortée pour constituer l'ensemble des
réactions immunitaires en un système ayant une réelle fonction générale dans l'organisme, celle de phagocyter. Nous
reviendrons un peu plus loin sur Metchnikoff.
1.2. Le mot système
système simple,
système de
systèmes, système
de
systématisation
un système
anatomique
Quel sens précis donner au mot système quand on dit, sans
vraiment y penser, "système nerveux" ? S'agit-il d'un ensemble
d'organes (nerfs, centres nerveux, récepteurs, organes des
sens) reliés entre eux par une (ou des) fonctions communes,
s'agit-il d'un ensemble articulé de fonctions déclenchées dans
un certain ordre : fonction de détection, fonction d'intégration,
fonction effectrice ? On doit certainement aux inventeurs du
concept de réflexe la conception du système nerveux comme
système de systèmes, chaque arc réflexe constituant un
système et en même temps un élément d'un ensemble plus
vaste. La simple addition des parties est devenue avec Sherrington intégration et régulation, le système nerveux devenant alors
système de systématisation. Il est vrai que la conception
dominante actuelle reste celle de réflexes constituant des
unités élémentaires juxtaposées en mosaïque. L'organisme
entier en constitue plutôt l'addition qu'une véritable intégration conçue comme de plus en plus étroite quand on monte
dans "l'échelle" des êtres vivants. Signe de ceci, le réflexe
myotatique inventé en 1925 et constituant un premier exemple
de régulation nerveuse et d'intégration, entre pour la première
fois en France dans l'enseignement secondaire en 1989.
Qu'en est-il pour le système immunitaire ? On vient de le noter,
le mot est utilisé comme synonyme d'appareil c'est-à-dire
ensemble d'organes qui participent à la même fonction. Le
système c'est d'une part la circulation sanguine et lymphatique
(le système lymphatique) qui relie, d'autre part des organes
"centraux" (rate, thymus,...) et des organes périphériques
(ganglions,...). Il existe également des cellules dispersées dans
l'organisme qui assurent une fonction commune ou des fonctions parallèles telles les cellules du système réticulo-endothélial.
14
des propriétés
ponctuelles
l'oubli des
phagocytes et de
la phagocytose
un
fonctionnement
occasionnel,
déclenché.
tourné vers
l'extérieur
Ce premier sens est déjà une étape dans l'étude des réactions
immunitaires. On n'a pas assez souligné en effet qu'initialement l'ensemble des réactions immunitaires ne constitue pas
une fonction générale de l'organisme, pas même une propriété
commune des êtres vivants. C'est une "condition" qui fait que
certaines personnes ou certaines espèces échappent naturellement à une maladie régnante. Cette immunisation peut également être obtenue grâce à des inoculations que l'on nommera
vaccinations. Il s'agit donc d'interventions et de techniques
ponctuelles. L'immunité a une dimension événementielle, liée
à l'histoire d'un individu et à sa constitution. Si c'est une
propriété elle est particulière. Ce phénomène ponctuel constitue une sorte de privilège, une exception, la possibilité d'échapper à la règle commune. Ce n'est pas une propriété physiologique, mais plutôt une bizarrerie de la nature.
Sans faire un historique précis nous emprunterons à A.M.
Moulin (1986) la description d'une étape, celle de Metchnikoff,
celle de la première tentative pour constituer les réactions
immunitaires en un système. L'étude de la phagocytose,
largement oubliée, ou du moins ramenée aux dimensions d'un
phénomène anecdotique, avait permis de rassembler dans
une fonction commune toutes sortes de phagocytes particuliers
à chaque organe, mais également une masse de phagocytes
communs à l'organisme entier : les globules blancs. Ces cellules
ont une fonction générale. Ce sont "un système de régulateurs
qui veillent à la vigueur des parties de l'organisme et dirigent les
phénomènes de laformation et de la disparition des organes". Ce
phénomène de digestion ne concerne donc pas seulement la
lutte antiinfectieuse, mais (surtout?) l'élimination des cellules
devenues inutiles (reliquats larvaires au moment de la métamorphose des insectes), ou vieillissantes (phagocytose des
globules rouges). Cette fonction de régulation de la forme
existe par ailleurs de manière comparative dans toute la série
animale (Etoile de mer, Amphibiens, Mollusques, Oiseaux, et
même les Unicellulaires qui phagocytent aussi). Ce phénomène
enfin n'est plus occasionnel, mais quotidien. C'est donc une
véritable fonction permanente et commune à tous les êtres
vivants.
Mais si l'on constitue la phagocytose comme cas particulier de
la digestion, et la destruction des agents infectieux comme cas
particulier de la phagocytose, il fallait encore expliquer la
relative spécificité d'action de ces phagocytes intervenant
dans ce type d'immunité que l'on persiste à nommer actuellement "non spécifique" par ignorance. Metchnikoff a buté sur ce
point et son système a été enterré. L'expression système de
phagocytes a disparu, sauf peut-être celle de "système reticuloendothelial". Metchnikoff a également buté sur le problème de
la grande diversité des réactions spécifiques.
Depuis la première guerre mondiale jusqu'aux années 70
s'ouvre donc une longue période durant laquelle le terme de
système immunitaire employé plus occasionnellement que
15
une analogie
avec le système
nerveux
systématiquement désigne u n appareil dont le fonctionnement
est déclenché essentiellement de l'extérieur, occasionnellement, et est tourné vers la défense de l'organisme et le rejet. Ce
que nous avons nommé la tradition.
Il faut reconnaître que la théorie de la formation des anticorps
par moulage sur les antigènes, qui a perduré très longtemps, a
largement renforcé cette conception événementielle du fonctionnement du système immunitaire. Parallèlement le système
nerveux a proposé une conception du fonctionnement réflexe
qui présentait beaucoup d'analogies avec celui du système
immunitaire : le réflexe est déclenché depuis l'extérieur de
l'organisme, dans les exemples classiques il n'est pas régulé
mais atteint son but à la manière d'une balle de fusil, il n'a pas
de fonctionnement propre permanent.
1.3. Le vocabulaire guerrier
les stratégies du
combattant
une valorisation
d'origine
médicale
Il est possible d'expliquer que Metchnikoff ait buté sur la
spécificité et sur la diversité et donc d'admettre son échec. Il est
moins aisé de comprendre pourquoi la volonté de constituer
l'ensemble des réactions immunitaires comme une fonction
générale permanente de l'organisme liée à son fonctionnement normal ordinaire et non comme des réponses événementielles, liées aux maladies ou aux anomalies est elle-même
restée au second plan.
Dans les manuels scolaires et universitaires, dans les documents de vulgarisation (livres, films, photos,...) dans les réponses aux enquêtes, il est aisé de repérer un ensemble de termes
faisant appel à l'image de la lutte, du combat avec les multiples
stratégies du combattant : attaque, défense, agression, vaincre,
mais également éviter, ne pas attraper, devancer, e t c . . L'organisme est le lieu de la bataille, le champ de bataille entre un
envahisseur étranger et des défenses. L'ensemble des réactions
immunitaires est décrit comme ayant cette seule fonction
tournée vers l'extérieur agressif, ou l'intérieur déréglé.
L'origine médicale des premières études du système immunitaire a valorisé fortement etvraisemblablement pour longtemps
l'image de l'organisme comme citadelle assiégée, obligée de
monter des réactions de défense spécifiques. Quelles que soient
les maladies, maladies infectieuses ou parasitaires, maladies
de carence, trouble interne endocrinien ou neurologique, toutes induisent l'idée d'une lutte, lutte contre u n "étranger" ou
lutte contre un dérèglement. Finalement l'étymologie du mot
guérir redouble cette image. Guérir c'est protéger, défendre,
munir quasi militairement contre une agression. Guérir c'est
garder, garer. L'immunité dans l'étymologie de la racine grecque "munio" évoque l'idée de protection à l'intérieur des murs
de la cité, les limites de la cité étant facilement assimilées aux
limites du corps humain.
Quant à la guérison elle peut venir, selon l'idéologie médicale à
laquelle on adhère, soit de l'organisme lui-même, soit du
16
se substituer a
l'organisme pour
guérir le malade
penser les
rapports entre
l'organisme et son
milieu
un mode de
relation
nécessaire au
milieu
une fonction de
résistance
médecin qui aide l'organisme, soit du médecin qui se substitue à l'organisme pour guérir le malade. Cette dernière conception correspond bien à l'exigence profonde d'une époque qui
croit encore à la toute puissance d'une technique médicale
fondée sur la science et qui en tire son efficacité. Réciproquement les scientifiques ont besoin, pour justifier leurs travaux et
les financements qui y correspondent, d'une liaison étroite avec
l'efficacité clinique.
Mais il y a plus. L'origine de cette dernière conception de la
maladie doit être cherchée dans la façon culturelle dont les
hommes vivent leurs rapports d'ensemble avec le milieu. Nous
avons développé ailleurs les diverses façons de penser les
relations organisme/milieu et les conditions auxquelles ce type
de rapport peut devenir un véritable concept biologique et non
une idéologie.
De nombreuses raisons viennent renforcer la tentation intellectuelle permanente de penser les deux termes organisme et
milieu isolément, de manière séparée comme des "en soi", puis
de les réunir mais dans un rapport d'extériorité, et d'affrontement, comme la rencontre de deux séries causales indépendantes et préexistantes l'une à l'autre. Au nombre de ces
raisons on peut ajouter l'angoisse, l'anxiété de se vivre comme
étranger à notre environnement sinon même, comme nous l'a
révélé S. Freud, comme "étranger à nous-même". D'où le
sentiment de se vivre dans un corps de combat, de fuite, bardé
de "réflexes de défense", et non dans "un corps de contact,
d'accueil et d'échange".
Nous avions demandé à la thermodynamique d'apporter une
vision plus objective, sinon plus sereine ou moins chargée
d'anxiété. Les systèmes vivants sont en équilibre dynamique
instable et entretiennent leur organisation interne grâce à u n
emprunt perpétuel d'énergie aux dépens d'un milieu caractérisé soit par le désordre moléculaire, soit par l'ordre figé du
cristal. Les systèmes vivants sont donc nécessairement ouverts
et maintiennent donc leur organisation à la fois en raison de
leur ouverture à l'extérieur et malgré leur ouverture. Les
mécanismes d'auto-organisation, auto-régulation, auto-immunisation ne décrivent pas un vivant replié sur lui-même, mais
un mode de relation nécessaire à l'environnement. Mais
selon le second principe de la thermodynamique toute transformation s'accompagne d'une dégradation. Les mécanismes
assurant l'intégration et l'intégrité de l'organisme constituent
donc une fonction de retardement et de résistance à l'usure,
à l'augmentation inéluctable du désordre, qui sera finalement
sanctionnée par la mort.
Voici donc un obstacle particulièrement coriace car profondément ancré, et cette représentation de la lutte constituera
certainement pendant longtemps une première étape difficilement évitable mais indispensable à rectifier.
17
2 . UN SYSTÈME À PLUSIEURS FONCTIONS
2.1. Rejet versus facilitation
les deux faces du
miroir
reconnaître et
être reconnu
rejet et facilitation
L'ensemble des réactions dites "immunitaires" a longtemps été,
et est encore largement identifié à sa fonction de rejet, c'est-àdire à l'arrêt de croissance, ou la destruction simple ou accélérée, passive ou active de cellules ou de molécules dites précisément "immunogènes".
Or il apparaît explicitement au milieu des années soixante un
nouvel objet biologique : la conception des réactions immunitaires regroupées en deux ensembles, en deux faces en miroir.
Il n'y a plus un système monofonctionnel mais deux fonctions
inverses. Et il ne s'agit plus de système anatomique, mais
fonctionnel. En fait cette conception était implicitement présente dès les premières études faites sur les phénomènes dits
de "tolérance". Certaines molécules ne sont pas nécessairement immunogènes "par elles-mêmes", elles peuvent devenir
"tolérogènes" selon les conditions (selon les doses par exemple).
Mais ce sont surtout les travaux de J. Oudin à Paris et de
H. Kunkel à New York qui sont en 1963 au point de départ de ce
renversement. Un anticorps n'a pas pour fonction unique de
reconnaître, il peut également être reconnu comme molécule
immunogène. On peut parler de "révolution newtonienne" pour
décrire ce jeu de miroir, mais cette révolution est encore très
largement inaperçue dans les manuels scolaires et même dans
certains manuels universitaires. Les articles de J.Dewaele (1) et
de G. Gohau l2) décrivent certains aspects de cette nouvelle
conception du système immunitaire à la fois sur le plan
théorique et sur le plan expérimental. Nous développerons ici
un autre aspect de cette même question.
On peut regrouper en une perspective unique un ensemble de
réactions dites "inverses" au rejet et que l'on désigne par une
grande variété de termes : tolérance, échappement, tolérisation, déviation, facilitation, suppression, blocage,... parce qu'elles représentent u n e fonction analogue. On peut ainsi
globalement opposer :
1. des réactions de rejet, conçues essentiellement comme
bénéfiques, mais qui sont aussi parfois "excessives" sinon
même mortelles (dans certains cas d'hypersensibilité) et qui
sont dues essentiellement à :
- des anticorps capables d'activer le complément,
- des lymphocytes helpers et cytotoxiques,
- des cellules tueuses ADCMC (cytotoxicité à médiation cellulaire dépendant d'anticorps),
(1) DEWAELE Jacques. "Le concept de réseau idiotypique". Dans ce
numéro 10 d'Aster, pp. 57-82.
(2) GOHAU Gabriel. "Le soi et le non-soi". Dans ce numéro 10 d'Aster.
pp. 47-56.
18
un équilibre
déplaçable
observable dans
des situations
privilégiées,
paradoxales
- une hypersensibilité retardée,
- des facteurs solubles ;
2. des réactions de tolérance (conception restrictive et plutôt
négative), ou de facilitation (conception positive) conçues
comme indispensables quand il s'agit des antigènes du soi ou
des antigènes d u foetus de Mammifère, et conçues comme
regrettables quand il s'agit de tumeurs cancéreuses, mais que
l'on a bien du mal à considérer comme indispensables et même
bénéfiques a u développement du foetus, et qui sont dues
essentiellement à :
- des anticorps facilitants (qui n'activent pas le complément),
" o u ^ ^ agissent en formant des complexes immuns fixés sur
les lymphocytes,
- des anticorps anti-idiotypes,
- des lymphocytes régulateurs dits "suppresseurs",
- des facteurs solubles.
Ces deux types de réaction coexistent chez un individu et
forment une "balance", un équilibre susceptible d'être déplacé
dans un sens ou l'autre selon les moments et selon les conditions. Cet équilibre est théoriquement déplaçable médicalement pour obtenir un effet thérapeutique non seulement en
"supprimant" la réaction de rejet (sérum dit antilymphocytaire
par exemple), mais aussi (et surtout ?) en stimulant positivement la réaction de facilitation (même si ce n'est pas encore
actuellement le cas, en dehors des polytransfusions sanguines
qui facilitent la prise des greffes de rein).
En dehors des cas de tolérance et des réalisations expérimentaies d'anticorps anti-idiotypes analysées dans les deux articles
précédemment cités, les situations privilégiées qui permettent
actuellement d'étudier ces réactions sont :
- les relations du foetus de Mammifère avec sa mère,
- le cas des tumeurs qui échappent au rejet, ou des greffes de
tumeurs,
- les réactions dites "du greffon contre l'hôte".
2 . 2 . Le greffon c o n t r e l'hôte
la greffe attaque
l'hôte
Précisons quelque peu de quoi il s'agit pour le lecteur non
biologiste. En effet cette réaction GVH (graft versus host) peut
servir de modèle pour étudier les phénomènes de facilitation.
Chez un individu gravement irradié les cellules les plus atteintes et détruites sont celles du tube digestif et celles de la moelle
osseuse. Ces dernières sont à l'origine des cellules sanguines
qui se renouvellent régulièrement à grande vitesse (tissu
hématopoïé tique). On serait tenté de greffer de la moelle osseuse, mais cette opération conduit parfois au décès de l'individu qui a été "attaqué" par cette greffe.
D'une manière plus générale, sur des souris, si des cellules
dites immunocompétentes (qui jouent un rôle dans les réactions immunitaires), cellules de la rate ou cellules de la moelle
osseuse d'un donneur de type A sont injectées à un receveur de
19
malgré l'intention
bénéfique de la
greffe
type différent B mais qui est incapable de réagir pour l'une des
trois raisons suivantes :
- receveur immunosupprimé par rayonnement,
- receveur de type hybride A.B qui est donc tolérant pour les
cellules du parent A,
- souriceau B en période de tolérance néonatale,
les cellules du donneur reconnaissent celles du receveur comme
étrangères, elles se multiplient et attaquent le foie, la peau, le
tube digestif ce qui peut entraîner la mort du receveur.
On comprend bien, s u r cet exemple, l'effet de renversement
ou l'effet de miroir que l'intention bénéfique de la volonté de
greffer ne prédispose pas à accepter. On peut modifier expérimentalement cette réaction par une préimmunisation du
donneur A. Et si ce donneur A est une femelle il est possible de
démontrer que la gestation joue le même rôle qu'une immunisation temporaire. Précisons quelque peu le modèle expérimental, avant de renvoyer le lecteur aux articles cités en référence.
On peut donc protéger les animaux receveurs incapables de se
défendre par eux-mêmes pour l'une des trois raisons citées
précédemment, soit en leur injectant directement un sérum
contenant des anticorps dit facilitants anti-A, soit en préimmunisant le futur donneur A en lui injectant un "extrait de tissu
B lyophilisé" par exemple.
2 . 3 . Problème de vocabulaire
les nombreuses
ambiguïtés et
contradictions du
vocabulaire
le privilège du
rejet
Avant même ce renversement en miroir, de nombreux termes
du vocabulaire immunologique posaient déjà problème. Le mot
antigène par exemple est particulièrement mal construit : anti,
mais anti quoi ? Et "gène" risque de faire confusion avec la
génétique. En fait les auteurs voulaient signifier "qui donne
naissance à l'anti-corps". Dès que l'on admet les phénomènes
de tolérance la situation se complique beaucoup et devient
même inextricable. Le même antigène peut devenir tolérogène
dans certaines conditions. Ainsi des termes apparemment
inverses peuvent désigner la même chose, ou bien un même
mot désigner des mécanismes très différents. En fait le vocabulaire est à la croisée de plusieurs types de difficultés.
- La prédominance historique et le privilège idéologique du
rejet. En fonction de quoi le verbe "tolérer" semble bien
restrictif, et le mot "immunodéviation" semble impliquer une
"réaction normale". Tous les termes fabriqués avec le préfixe
"anti" et qui gardent la trace indélébile, la cicatrice d'une lutte
peuvent en venir à désigner l'inverse : ainsi anticorps facilitant.
- La forte finalisation des réactions en fonction de l'utilité
pour l'homme (ou l'animal) : si le foetus se développe c'est
positif, mais si la tumeur se développe c'est négatif (elle
échappe), mais dans les deux cas le mécanisme est peut-être
le même. Cancer/foetus même combat !
20
qui est actif, qui
est passif ?
comment
désigner par un
seul mot les deux
faces du miroir ?
il devient difficile
de se faire une
représentation
- Le caractère des réactions décrit comme "actif' ou "passif'.
L'emploi de ces termes est particulièrement ambigu : l'injection d'un immunsérum sera considérée comme passive,
comme une sérothérapie car elle est extérieure à l'organisme
et agit à sa place (ou soit-disant) ; une immunisation sera
considérée comme active, telle une vaccination, car elle
stimule les mécanismes propres de l'individu.
" L'emploi inconsidéré des termes "inverse", opposé, contraire,
symétrique, en miroir,... car il y a parfois asymétrie entre la
présence d'une réaction et son absence. Ayant défini par
exemple le rejet "normal" d'une tumeur, on peut définir son
rejet accéléré (second set), mais que définira-t-on comme
"inverse" ? Le rejet retardé, la prise simple, ou l'augmentation
de taille qui finit par tuer l'hôte ? Si l'hôte rejette la greffe,
l'inverse sera-t-il la greffe qui tue l'hôte ?
- Le fait que la réaction soit "naturelle", ou bien le fait que
l'homme agit dans une intention seulement expérimentale
ou dans une intention thérapeutique.
Quels mots retenir ? Le mot tolérance est restrictif et apparemment passif. Mais il y a une tolérance active, d'où la création du
néologisme de tolérisation qui engloberait la tolérance comme
cas particulier. Le mot facilitation (qui désigne parfois un
blocage !) est proposé par G.A. Voisin (1975) comme plus
général et il engloberait la tolérisation. Mais il y a des facilitations passives. Dans certains cas, lorsqu'il y a augmentation du
poids du placenta par exemple, faciliter est tout autre chose que
tolérer.
Si l'on supprime le mot antigène il restera possible de parler de
molécules ou de cellules qui seront, selon les conditions,
immunogènes ou tolérogènes. Les mécanismes seront donc
d'immunisation ou de tolérisation ou de facilitation selon les
cas. Mais quel mot mettre en face de "immunitaire" ? Et peuton continuer à conserver ce terme pour désigner à la fois ces
deux types de réactions ?
Après tout le mot hormone créé explicitement pour désigner des
mécanismes de stimulation en vient aussi à désigner l'éventuelle inhibition. Misère du vocabulaire indispensable mais qui
est aussi inévitablement obstacle.
Peut-on continuer à définir l'antigène comme molécule étrangère si l'on admet le concept d'image interne ? Peut-on utiliser
le même terme d'antigène pour désigner aussi les molécules des
groupes sanguins et du système HLA (ou du CMH chez les
animaux). Le classique balancement entre les définitions portant sur la nature (nature chimique ici), la finalité explicite ou
supposée, la fonction physiologique téléonomique mais non
finalisée est ici bien embrouillé. La superfamille des immunoglobulines comprend des anticorps circulants, mais aussi des
récepteurs d'antigènes, et des antigènes du CMH. Et les anticorps peuvent devenir eux-mêmes antigéniques. Définir un
concept par sa fonction dans une relation qui est elle-même
éventuellement changeante, chaque terme du système étant
21
des termes qui
faudrait
abandonner
éventuellement polyfonctionnel, conduit à des définitions bien
difficiles à se représenter concrètement ou de manière
imagée. Plus exactement la tentation permanente de s'en faire
une représentation entretiendra encore pendant longtemps la
confusion. Ajoutons donc, pour compliquer la situation, que
ces molécules membranaires jouent certainement un rôle a u
cours du développement embryonnaire et de la construction de
l'organisme.
A ceci il faut joindre des difficultés liées à l'ancienne théorie
"instructionniste" de la formation des anticorps. Elle a induit
u n vocabulaire moulé sur le modèle pédagogique qu'il faudrait
abandonner (mémoire, immunité acquise,...) ou du moins
redéfinir. De manière analogue le concept de maladie autoimmune ne relève pas nécessairement d'un dérèglement pathologique, mais peut être compris dans la logique du système et
de son insuffisante complexité.
3 . RECHERCHER DES SITUATIONS
PÉDAGOGIQUES PRIVILÉGIÉES
3.1. Le concept de situation privilégiée
certaines
situations
permettent de
dépasser un
obstacle
le familier a
effacé le
paradoxal
Si l'on met en regard la représentation décrite sous le terme de
"tradition d'enseignement", et l'évolution des conceptions du
système immunitaire, il reste à rechercher et décrire des
situations privilégiées qui seront dans notre cas, inattendues
ou paradoxales. Ces situations peuvent conduire à des
renversements, obliger à la critique d'un savoir traditionnel,
disloquer des certitudes bien ancrées. Grâce précisément à la
connaissance des obstacle à franchir l'enseignant pourra gérer
un conflit (3) susceptible d'aboutir a u dépassement de l'obstacle. Il ne faut pas oublier en effet qu'un objet biologique (une
galle végétale sur un chêne par exemple) ou une technique
médicale telle la vaccination, ne sont pas automatiquement u n
problème biologique. La familiarité d'une observation n'est pas
synonyme de simplicité. Le questionnement scientifique ne
s'enracine pas nécessairement dans l'expérience vécue, la
tradition d'enseignement ou la culture d'une époque. L'histoire
des sciences montre qu'il existe souvent des approches ou des
situations privilégiées qui permettent de débloquer un problème. Et on oublie qu'une longue habitude d'enseignement a
éventuellement rendu totalement familières des situations qui
à leur époque étaient largement inattendues sinon paradoxales, constituant alors des renversements, parfois conflictuels,
d'attitude, de concept ou de méthode. Il en est ainsi des petits
pois de Mendel par exemple.
(3) Sur cette notion de conflit cognitif cf. Procédures d'apprentissage en
sciences expérimentales. Coll. Rapports de recherches, n°3, Paris
INRP, 1985, pp.21-24 et 195.
22
le familier n'est
pas le simple
Le risque existe de scléroser ces situations dans des équivalences simples du type : u n concept à assimiler = un exemple bien
choisi. On peut également utiliser comme critère de sélection de
ces situations non pas leur fonction polémique par rapport à
des représentations, mais le fait qu'elles rendent le savoir
évident en donnant à voir et non pas à concevoir.
3.2. La relation femelle gestante / foetus
utiliser les
pratiques sociales
des élèves
s'éloigner des
finalités trop
évidentes
le bébé est une
greffe ?
Présenter les données essentielles de l'immunologie à partir des
pratiques médicales de vaccination, de transfusion sanguine et
de transplantation d'organes a l'avantage de faire appel à des
connaissances assez largement répandues dans le public scolaire français et référant à des pratiques sociales qu'il a luimême vécues ou vues dans sa proche famille. Les pratiques
communes peuvent même éventuellement constituer un obstacle à la compréhension. Cette première étape sera peut-être
longtemps inévitable dans la mesure où elle donne un ancrage
médical au savoir théorique et constitue donc bien plus qu'une
motivation plus ou moins alléchante, elle donne le sens même
de ce savoir, elle rend le savoir signifiant pour l'élève.
Il reste que plusieurs renversements, ou plus exactement
plusieurs repliements en miroir seront à établir. La recherche
de situations paradoxales peut contribuer à aider au franchissement des obstacles liés à ces retournements que nous venons
d'analyser.
Accéder directement au concept de système immunitaire conçu
selon N.Jerne comme la détection et le traitement dans un
réseau des informations portées par des molécules et aboutissant à l'amplification d'un système effecteur semble délicat
pour un enseignement biologique peu habitué à la biologie
théorique.
Sans abandonner la fonction de défense, il est possible de la
ramener à u n cas particulier d'une fonction plus large qui ne
serait pas tant la surveillance de l'intégrité du soi immunologique, que bien plutôt la capacité de discrimination active
entre le soi et le non-soi réalisée seulement chez les Vertébrés.
Certes la finalité d'un tel système devient incertaine mais cela
présente l'avantage de nous faire sortir de cette finalité trop
évidente et anthropomorphique de la défense-surveillance.
Ces deux approches théoriques sont présentées dans les deux
articles cités précédemment en (1) et (2). Nous développerons ici
une troisième approche possible.
Dès 1954, au moment où il obtenait le prix Nobel pour la
découverte du phénomène dit de "tolérance" en immunologie,
Sir Peter Medawar reconnaissait que la grossesse était une
violation flagrante des "lois" de la transplantation. Cette conception donne aisément des réflexions "accrocheuses" mais qui
ne le sont précisément que parce que l'explication unique est
celle du rejet : le bébé est une greffe, il devrait être rejeté ; la
"survie" d'un bébé dans l'utérus de sa mère est contre nature ;
ou bien le bébé est comparable à un cancer qui trompe son hôte
pour se développer.
23
mais il doit être
reconnu comme
étranger
cette situation
oblige à penser
simultanément les
deux facettes
Dans cette logique les premières hypothèses pour expliquer ce
paradoxe furent d'abord négatives : absence d'antigènes exprimés par le placenta d u foetus, absence ou diminution des
réactions immunitaires de la mère. Mais à la suite des travaux
réalisés à partir du milieu des années soixante et surtout des
années soixante-dix il a fallu admettre que "le bébé doit d'abord
se faire reconnaître comme étranger pour que sa venue au
monde se déroule le mieux possible". Nous résumerons rapidement ici les travaux de G.A. Voisin et G. Chaouat à partir d'une
de leurs publications (1982).
1. La femelle gestante fait une réaction de rejet (déprimée)
dirigée contre des antigènes foetaux d'origine paternelle. On
prouve ainsi la présence de cellules maternelles capables de
tuer, in vitro, des cellules embryonnaires ou de lignée paternelle, ainsi que la présence de cellules maternelles capables
de faire une réaction greffon-contre-hôte chez des nouveaunés de lignée paternelle.
2. La femelle gestante fait une réaction de facilitation (notable)
envers les antigènes foetaux d'origine paternelle. Elle élabore des anticorps facilitants spécifiques des antigènes
paternels, ainsi que des cellules suppressives inhibitrices
d'une réaction anti-paternelle.
3. Les réactions de rejet et les réactions de facilitation interagissent dans la gestation et les réactions de facilitation
l'emportent. De plus certains auteurs développent des
arguments montrant que la réaction de facilitation est non
seulement présente, mais nécessaire et bénéfique au développement du foetus. Elle semble également bénéfique au
développement des espèces et en particulier elle favorise les
gestations allogéniques (entre lignées différentes) et donc le
phénomène de la vigueur hybride.
Voici donc un bel exemple du délicat équilibre entre les deux
mécanismes de rejet et de facilitation qui oblige d'entrée à les
penser simultanément.
4 . AVANTAGES ET LIMITES DU CONCEPT DE
SYSTÈME
le système
préexiste à son
déclenchement
En rupture avec une anatomie trop simple sinon naïve, le
concept de système entendu comme articulation entre des
fonctions de détection d'une information moléculaire, de traitement de l'information et d'intégration d'informations contradictoires, puis de choix d'un mécanisme effecteur de rejet ou de
facilitation, permet de rompre avec une finalité et un anthropomorphisme trop évidents. Il permet d'exprimer une téléonomie, mais sans finalité. Tout événement immunitaire n'est plus
isolé. Il prend naissance dans une structure qui préexiste et qui
a un fonctionnement propre.
24
le système peut
être modifié
cliniquement
mais ce concept
a des limites
il est difficile de
s'en faire une
représentation
L'intérieur de l'organisme acquiert une certaine autonomie
avant d'entrer en relation avec un milieu moléculaire extérieur.
D'une certaine façon le système immunitaire est d'abord engagé "dans un discours sur lui-même" avant de modifier son
discours en fonction de l'extérieur. Il n'est plus "silencieux" et
simplement "déclenché" occasionnellement. On pourrait noter
la même évolution dans la conception que l'on a des relations
entre les centres nerveux et les détecteurs sensoriels ouverts
sur le milieu intérieur ou extérieur. Cette conception intègre la
pathologie dans la logique du système, et l'expression de
maladies du système de défense contre les maladies, n'est plus
paradoxale. Cette conception détrône la toute puissance de la
génétique moléculaire qui en apportant une réponse objective
aux deux notions traditionnelles et chères aux médecins, celle
d'individu et celle de terrain, avait également cru pouvoir
apporter une réponse unique aux problèmes de transplantation. Pour greffer il suffit de respecter la génétique du donneur
et du receveur grâce à un système complexe d'échange d'organes à travers certains pays (riches). On peut désormais espérer
agir sur des équilibres réversibles pour les déplacer dans u n
sens favorable à l'action thérapeutique.
Plus largement le concept de système autonomise l'immunologie comme champ de recherche théorique autant que clinique en coordonnant des travaux, des observations, des problèmes jusqu'alors disparates. Mais derrière l'idée d'une organisation et d'une structuration pointe l'image d'une cristallisation
éventuelle. Il ne s'agit pas d'une simple métaphore facile.
Délimiter un champ de recherche est positif, mais il se profile
le risque de le clore. Structurer une problématique est positif
mais le risque de sclérose est immédiatement présent.
Mais c'est au niveau clinique et thérapeutique que la conception systémique trouve ses limites. Dans un ensemble d'interrelations il n'y a pas "d'entrée", de début ou de cause principale
aisément désignable sur laquelle agir. De plus l'interdépendance des facteurs conduit à définir des actions thérapeutiques
qui, à quelques années de distance se renversent totalement.
Ainsi des transfusions sanguines, évitées autrefois avant les
transplantations et maintenant multipliées dans l'espoir de
multiplier les anticorps facilitants. Les médecins et le public
des malades se satisfont mieux d'équivalences plus simples,
binaires si possible, dans lesquelles on peut désigner des effets
et des causes sur lesquelles agir. Si tout est "déséquilibré" dans
une multiplicité d'in ter-actions en plus ou en moins, par quel
bout va-t-on s'y prendre pour agir ? Ne risque-t-on pas en
permanence un effet inverse à celui escompté ?
Il se superpose à cela un problème de représentation au sens
figuratif du terme. Un système anatomique même dispersé
dans l'organisme comprend cependant des "centres" et des
"voies de circulation". Cette nouvelle conception du système
impose le concept de traitement de l'information, de la nécessité donc d'une intégration et d'une régulation des mécanismes et c'est un avantage. Mais cette détection, cette intégration,
25
il unifie trop
fortement le
fonctionnement
les mécanismes effecteurs doivent être pensés au niveau de
chaque cellule immunocompétente circulante. Le système est
décentralisé, il est délocalisé, il est mobile, il est dynamique
(multiplication cellulaire, et phagocytose). Et il est bien difficile
de se faire une image d'un cerveau mobile et dispersé, d'un
détecteur mobile même si l'on se représente trop aisément
l'armée mobile des effecteurs qui se rendent sur le champ de
bataille.
L'idée de système risque enfin d'unifier trop fortement la
représentation que l'on se fait du système immunitaire des
Vertébrés. La réaction immunitaire a évolué en deux étapes au
cours des temps. Chez les Invertébrés il existe un système
binaire de reconnaissance : le soi d'un côté, et de l'autre côté
"tout le reste", perçu de manière non différenciée et que l'on
serait tenté de nommer non-soi, c'est-à-dire comme une catégorie unique, si hélas, précisément ce terme n'avait été utilisé
pour les Vertébrés dans u n autre sens. Les Invertébrés reconnaissent les marqueurs du soi, et ceci n'est pas appris. La
distinction est déterminée génétiquement. Pour "le non-soi" (le
reste) il suffit "d'une colle universelle", d'une sorte de détecteur
de particules. Chez les Vertébrés la distinction soi/non-soi est
nécessairement "apprise". La différence est fondamentale, ainsi
vis-à-vis d'une greffe hybride A.B faite au parent A, la réaction
est inverse. L'Invertébré reconnaît le marqueur A et accepte
cette greffe. Le Vertébré reconnaît le marqueur B du non-soi et
rejette la greffe. Plusieurs auteurs pensent que ce premier type
de réaction immunitaire persiste chez les Vertébrés et que son
support cellulaire serait les macrophages ou peut-être certains
lymphocytes, autrement dit, elle correspondrait, pour partie au
moins, à ce que l'on nomme "immunité non spécifique" et dont
la spécificité est de nature différente. Il coexisterait donc chez
les animaux évolués deux systèmes immunitaires différents.
Ces quelques remarques sur les limites du concept de système
immunitaire visent à éviter la tentation permanente de la
"fermeture" de la réflexion. Bien évidemment il fallait rectifier,
critiquer, remanier un savoir antérieur, mais cette fois, enfin,
nous aurions atteint le but. Si la fonction polémique que nous
avons tenté, après bien d'autres, de transformer en procédé
pédagogique a un sens, il est difficile de lui assigner des limites
a priori. Si l'enseignement scientifique a pour but d'expliquer
les résultats du savoir actuel et les conditions théoriques et
techniques qui en légitiment la validité, il devrait également se
fixer comme but d'encourager à maintenir la réflexion ouverte, prête à rebondir. Il devrait donc montrer, par delà les
scléroses, d'autres "possibles" historiques, et inciter à chercher
comment et jusqu'où il est possible de penser et d'agir expérimentalement autrement.
Guy RUMELHARD
Lycée Condorcet, Paris
Équipe de didactique des sciences
expérimentales, INRP.
26
Bibliographie
CHAOUAT Gérard. "La défense du foetus contre sa mère". La Recherche n° 177, mai
1986, pp. 570-584.
CHAOUAT Gérard. "Le placenta : un paradoxe immunologique, l'allogreffe foetale".
Les Cahiers du nouveau-né n°8,1989, pp. 99-105.
COHN Melvin. "Le système immunitaire : d'un babil à babel". Bull de l'Institut
Pasteur, 80,1982, pp. 313-380.
MOULIN Anne-Marie. "De l'analyse au système : le développement de l'immunologie".
Rev. Hist. Sci. 1983 XXXVI, pp. 49-67.
MOULIN Anne-Marie. "L'idée de système immunitaire". Arch intern. Physio. 1986,
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MOULIN Anne-Marie. "The immune System : A Key Concept for the History of
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SALOMON Jean-Claude. "La surveillance immunitaire". La Recherchen0 58, juillet
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THEODOR Jacques L. "Comment les gorgones distinguent le "soi" du "non-soi"".
La Recherche n° 57, juin 1975, pp. 573-575.
VOISIN Guy André. "Rejet et facilitation : le double aspect de la réaction immunitaire".
La Recherche n° 62,1975, pp. 1044-1055.
VOISIN Guy André. "Nature de la tolérance de la mère envers le foetus". In
TOURAINE. Physiologie de la grossesse. Paris. Masson. 1982. pp. 95-116.
QUELQUES REPRÉSENTATIONS À PROPOS DES
VACCINATIONS ET DES TRANSPLANTATIONS
Marie-Andrée Bihouès
Suzanne Malot
Les pratiques de vaccination, de prévention des épidémies, de greffes et de
transplantations, ainsi que les règlements et les institutions qui les concrétisent,
constituent une source de représentations concernant l'immunologie qu'un enseignement se doit d'analyser. Sur le trajet de 1'assimûation d'un savoir (concepts,
techniques, méthodes), ces représentations seront source d'intérêt pédagogique,
aides ou obstacles selon les situations. L'analyse concerne ici des élèves de 14 à
18 ans de l'enseignement secondaire.
la présence
obsédante de
valeurs
étrangères à la
connaissance
Images, mythes,
idéologies,
schémas de
pensée,
archétypes
L'analyse des représentations concernant un domaine de savoir scientifique et de leur fonction d'obstacle pédagogique
éventuel est une direction de travail actuellement bien admise.
Mais, malgré un grand développement de ce type d'études, de
nombreux domaines restent totalement inexplorés. De plus ces
représentations concernent essentiellement le savoir scientifique, les concepts et fort peu les méthodologies démonstratives,
les techniques expérimentales, ou les conceptions du déterminisme en Biologie.
Rappelons en quelques mots de quoi il s'agit car l'utilisation
dans les travaux de didactique d'un vocabulaire commun (y
compris le mot de représentation lui-même) ne garantit pas
l'identité de conception du travail à réaliser. Les sciences
humaines ont mis l'accent sur la présence obsédante, dans
l'acte initial de la connaissance, de valeurs étrangères à la
connaissance et qui en perturbent la construction. De plus,
bien souvent, ces valeurs persistent dans la science constituée,
particulièrement dans le domaine de l'immunologie qui est
profondément ancré dans l'étude et la recherche de moyens de
guérison de certaines maladies, c'est à dire dans la vie sociale.
A condition, bien sûr, de considérer la maladie comme u n
phénomène social total, et non comme un accident organique
qui ne concerne que le médecin en tant que physiologiste.
On peut ainsi faire l'hypothèse que dans l'acte d'enseignement
et dans l'appropriation d'un savoir donné par les élèves il existe,
de manière analogue à celle de l'invention des savoirs mais pour
des raisons éventuellement différentes, des images, des
archétypes, des mythes, des schémas de pensée dérivés des
pratiques corporelles, des pratiques techniques, des pratiques
institutionnelles, des idéologies qui apportent leurs lots de
survalorisation et de surdétermination expliquant certains
types de difficultés scolaires. Le microbe qui est au coeur de
ASTER N°10. 1990. L'immunologie, Jeux de miroirs, INRP, 29. rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.
28
l'Immunologie est un bon exemple de ce phénomène social
total puisqu'il a contribué à créer des gestes de la vie courante,
des pratiques médicales, des institutions, des réglementations
d'obligations et d'interdictions.
1. METHODE D'ANALYSE
un questionnaireenquête, avec
des réponses
écrites
trois propriétés
permanence
apparente.
latence,
résistance
Nous rendrons compte ici essentiellement d'une enquête réalisée à l'aide de questions écrites entièrement rédigées à
l'avance et impliquant des réponses écrites. Ce procédé a des
inconvénients déjà discutés dans une précédente étude (1) mais
par ailleurs il limite les effets de distorsion dus à l'enquêteur
et à la dynamique d'un dialogue oral dans lequel l'enquêteur
risque d'induire les réponses. L'écrit n'évite pas totalement ce
travers bien évidemment. Nous avons pu recenser de très
nombreux questionnaires dans la littérature, surtout depuis
l'apparition du SIDA- Mais aucun ne donnant satisfaction nous
avons retenu, après plusieurs essais, une liste limitée de dix
questions pour chacun des deux questionnaires portant l'un
sur les vaccinations, l'autre sur les transplantations et les
greffes. Notons enfin que la notion d'enquête elle-même est
discutable. En effet, en quelques mots, rappelons que tout
travail demandant aux élèves de formuler par écrit "leurs"
représentations est toujours-déjà aussi un travail d'élaboration intellectuelle tout autant qu'un travail de production de
"réponses spontanées", de production de représentations qui
préexisteraient à leur formulation écrite. L'enquête est déjà un
travail pédagogique. Le questionnaire-enquête peut donc être
utilisé (sous une forme éventuellement réduite) comme outil
d'enseignement.
Il faudrait enfin répondre par avance à deux objections qui
pourraient venir de la forme nécessairement limitée de cet
article.
Entre l'obtention des réponses des élèves et leur traduction
dans cet article se place un travail collectif d'interprétation et
de confrontation visant à dégager ce qui peut réellement être
considéré comme une "représentation" ayant des propriétés de
résistance et de permanence suffisante. Le caractère latent
des représentations implique ce travail toujours discutable de
type interprétatif car elles ne sauraient se livrer simplement en
réponse à une question.
Deuxième difficulté dont nous avons fait en grande partie
l'économie dans cet article, faute de place, il s'agirait encore de
montrer de manière convainquante que ces représentations
jouent effectivement un rôle d'obstacle ou d'aide temporaire sur
le trajet de l'assimilation de certains concepts de l'immunologie, de certaines méthodes expérimentales ou cliniques, de
(1 )
Guy RUMELH ARD. La génétique et ses représentations dans l'enseignement. Bern. Peter Lang. 1986, p. 30 - 37.
29
certains types de déterminisme. Nous l'évoquerons cependant
sur quelques exemples pour montrer un échantillon de cet
aspect indispensable du travail.
Il n'y a pas de méthode a priori pour formuler des questions
susceptibles de faire surgir de manière prévisible et répétitive
des "représentations". Nous avons fait plusieurs essais, en
nous limitant à deux domaines cliniques en relation étroite avec
l'immunologie : les vaccinations et les transplantations car elles
font partie du vécu des élèves interrogés.
Questionnaire vaccinations
1. Pourquoi se fait-on vacciner ? Citez des exemples.
2. Comment concevez-vous le mécanisme de la vaccination ?
3. Les vaccinations sont-elles sans risques ? Connaissez-vous des cas d'accidents
ou d'inconvénients ?
4. Pourquoi certaines vaccinations sont-elles obligatoires ?
5. Comprenez-vous l'attitude de ceux qui refusent les vaccinations ?
- contre les maladies que l'on peut soigner avec des médicaments ?
- contre les maladies que l'on ne sait pas actuellement soigner ?
6. Dans un pays donné, n'y aurait-il plus aucun individu malade si tout le monde
était vacciné pour une maladie donnée ?
7. Peut-on faire disparaître la cause d'une maladie à la surface de la terre en
pratiquant la vaccination pour cette maladie dans tous les pays du monde ?
8. Vaut-il mieux vacciner que soigner avec des médicaments quand on sait le faire ?
9. Pourra-t-on un jour vacciner contre toutes les maladies ?
10. Comment peut-on expérimenter pour savoir si un vaccin est efficace ?
Questionnaire greffes, transplantations
1. Les mots greffe et transplantation ont-ils le même sens ?
2. La transplantation d'un organe : le coeur, ou le cerveau, ou le foie ou le rein, peutelle changer la personnalité de l'individu ?
3. Une transfusion sanguine peut-elle changer la personnalité ?
4. La greffe de quelques cellules nerveuses dans le cerveau est possible chez les
animaux (souris). Est-ce que cela deviendra possible, et utile chez l'homme ?
5. Pourquoi fait-on des transplantations puisqu'il y a rejet ?
6. Comment essaie-t-on de limiter le rejet de greffe ? Peut-on l'éviter totalement ?
Peut-on faciliter la prise d'une greffe ?
7. La notion de groupe sanguin correspond au fait que, en transfusant le sang de
certaines personnes à d'autres, il se produit une agglutination des globules rouges
du donneur dans le sang du receveur. Est-ce une anomalie de l'un des sangs, ou
des deux ? Ce phénomène d'agglutination peut-il avoir une utilité ?
8. Garde t-on le même groupe sanguin toute sa vie ?
9. Comment évite-t-on les accidents d'agglutination lors des transfusions sanguines?
10. A quoi servent les greffes chez les animaux de laboratoire?
30
2. ANALYSE DES REPONSES DES ELEVES
une tentative
pour diversifier les
catégories
d'éièves
A partir des questionnaires décrits précédemment et plusieurs
fois remaniés, nous avons analysé les réponses de différentes
catégories d'élèves :
- élèves d'enseignement général de 3ème, 2de, 1ère, A, B et S,
Terminale A, B et D (la classe de Terminale D est une section
où l'enseignement de la biologie a une place importante),
d'origine géographique diverse (Paris, banlieue, St Quentin)
- élèves d'enseignement spécialisé agricole (2de et BEP)
- élèves d'un lycée algérien recevant un enseignement en arabe
depuis un an mais dont la maîtrise du français est remarquable
- élèves d'un établissement de la République Populaire du
Congo.
Pour un même niveau d'âge, lorsque les réponses sont équivalentes, seules les différences sont signalées. Les pourcentages
n'ont qu'une valeur indicative. Il est également signalé si le
cours d'immunologie a eu lieu ou non avant l'enquête pendant
la même année scolaire.
Ces quelques données, brièvement indiquées dans le texte, sur
le niveau scolaire des élèves ayant répondu, ainsi que sur leur
origine géographique, n'ont aucune prétention de caractérisation sociale, ontogénétique, culturelle ou ethnique. Elles sont
ici l'indication d'un travail qui reste à faire.
2 . 1 . Le q u e s t i o n n a i r e "vaccinations"
Il n'y a pas de correspondance mécanique entre les questions
posées et les réponses obtenues. Nous avons donc délibérément choisi de regrouper certaines questions qui se sont
révélées a posteriori complémentaires. De même, l'analyse
détaillée des réponses individuelles étant trop fastidieuse dans
le cadre d'un tel article, nous avons choisi de les organiser selon
un cadre qui bien évidemment n'apparaît comme tel dans
aucune des réponses particulières.
Questions 1 et 2
1. Pourquoi se fait-on vacciner ? Citez des exemples.
2. Comment concevez-vous le mécanisme de la vaccination ?
A l'échelon individuel la vaccination permet :
- de ne pas attraper, d'éviter (réponse la plus fréquente à tous
niveaux)
- de protéger
- de combattre
- de devancer, de prévenir (2de et 1ère agricole)
- d'immuniser (réponse rarissime, sauf après un cours récent).
31
le vaccin agit
contre
A l'échelon collectif la vaccination permet :
- de limiter les épidémies (10 % en 2de agricole).
Les verbes employés ["combattre", "protéger",...) suggèrent les
diverses modalités d'une lutte entre deux antagonistes : le
"uacdn"qui agit contre "la maladie", ou contre "les maladies", ou
contre "les microbes" et/ou "virus".
• Les exemples de vaccination
Les exemples correctement cités par les élèves concernent :
- leur vécu personnel : BCG, polio (tous niveaux) ; le tétanos et
le DT (2de agricole, 1ère, Terminale D)
- les vaccinations conseillées dans leur entourage, telles que la
grippe, la rubéole, la rougeole, les oreillons, l'hépatite, la fièvre
jaune
- les vaccinations animales : fièvre aphteuse, brucellose (dans
l'enseignement agricole).
Il n'y a que peu d'erreurs. Sont ainsi cités : la peste, la
septicémie.
Dans toutes les réponses apparaît une certaine notion de
spécificité d'action d'un vaccin, c'est à dire une sorte de
correspondance univoque entre maladie et vaccin.
• La composition du vaccin
tout est question
de dose
le préfixe "anti"
implique une lutte
Elle est conçue comme :
- agent pathogène à petites doses : "unepetite quantité de virus";
"un peu de la maladie qu'on envoie dans le corps" (réponse de
3ème, 2de agricole, plus rare en 1ère). Il y a donc homogénéité
entre la cause de la maladie et son remède. Tout est question
de dose et vraisemblablement de seuil.
- agent pathogène modifié : "virus dont on a retiré le mauvais",
"virus atténué", "venin que l'on a brûlé", "microbes morts" (tous
niveaux). Le mauvais peut être retourné en "bon"et, en quelque
sorte agir contre lui-même.
- substance chimique telle que "pénicilline", "sérum de cheval",
"produtt fabriqué à l'aide des chromosomes tuant les bactéries"
(1ère), "antivirus capable de se multiplier dans le corps" (1ère,
Term), "injection de cellules immunitaires" (Term).
La confusion entre vaccin et antibiotique n'est pas pour surprendre dans l'optique d'une lutte. Elle peut être induite par le
mot "anti-corps". L'idée que le produit doive se "multiplief' pour
répondre à une invasion qui est également conçue comme
multiplication est plus intéressante (cf.ci-après).
Pour les deux premières catégories de réponse on peut penser
que l'on retrouve les schémas qui ont guidé les premières
vaccinations et qui ont été enseignés comme tels, même si leur
explication est restée énigmatique et s'ils ont été abandonnés:
action de petites doses du même produit que le produit néfaste
ou d'un produit supposé "atténué".
On retrouve les mêmes schémas de pensée quand on s'interroge sur le sens usuel des notions d'habitude et d'accoutumance.
32
• Le mode d'action du vaccin
l'attaquant et le
champ de
bataille
une
représentation
fortement
finalisée
Il est essentiellement conçu selon les termes et les diverses
modalités de la stratégie militaire.
- Le vaccin (conçu comme agent) "attaque" et "détruit" microbes
et virus (3ème, 2de agricole) ; il est là pour "lutter" contre les
maladies présentes ou à venir (1ère) ; il "apporte" à l'organisme
ce qui lui manque pour réagir face à la maladie (1ère).
- Le vaccin (conçu comme produit chimique) "détruit" les virus
ou les microbes de la maladie. L'action curative (citée assez
rarement mais à tous niveaux) est assimilée au modèle du
médicament ou à la sérothérapie. Dans les deux cas, l'action
préventive est largement connue.
- L'organisme (dans la plupart des réponses) ne semble pas
avoir de rôle propre, il n'est que le champ de bataille où
s'affrontent le produit en place depuis plusieurs semaines au
minimum et l'assaillant.
- Le vaccin se répand dans le corps, "se mélange au sang et
circule avec lui" ; "reste dans le corps" ; "va à l'endroit où. le corps
en a besoin", "il saura reconnaître ses cellules et lutter contre",
"les anticorps stockés depuis la vaccination vont ressortir et
détruire les microbes". "Le vaccin disparaît après la lutte et il
faudra le remplacer", c'est le sens donné aux "piqûres de rappel".
- Avec une tonalité plus biologique, peut-être liée à l'idée de
multiplication, on relève encore l'idée d'une sorte de "lutte
biologique entre microbes". Les microbes injectés sinon détruisent directement, du moins éliminent les "microbes maladifs".
Mais alors les "microbes contenus dans le vaccin" risquent
d'éliminer "des microbes utiles à l'homme". Il s'agirait d'une
sorte de concurrence vitale qui dans ce cas suppose l'existence
d'un mécanisme qui ne serait pas fortement finalisé par l'idée
"que le microbe est attaqué parce qu'il est dangereux".
La répartition, le stockage, la circulation du vaccin sont fortement finalisés à l'intérieur de l'organisme. Cette représentation
serait à mettre en relation avec les études réalisées sur la
circulation sanguine. ,2)
• Les réactions propres de l'organisme-hôte
Dans la plupart des réponses, c'est le vaccin (selon ses diverses
conceptions) qui agit seul à l'intérieur de l'individu. Toutefois,
chez les élèves de Terminale (40%) apparaît une formulation
ambigue. Le vaccin "permet d'acquérir des anticorps spécifiques quipermettent de lutter contre un type de maladie". On peut
s'interroger sur le sens donné à "acquérir". Si le mot est
(2) Bernard DUCROS. Le concept de circulation du sang. Production
d'outils didactiques. Thèse. Univ. Paris 7. Juin 1989.
André LA V ARDE. Sept cent ans de représentation de l'appareil circulatoire. Mémoire de DEA de Didactique. Univ. Paris 7.1984.
33
l'organlsme-hôte
passif
synonyme de "apporter à", dans ce cas l'organisme est toujours
passif, mais si le mot est synonyme de "faire fabriquer par
l'organisme", ce dernier apparaît alors dans un rôle actif,
dynamique. Ce rôle dynamique est explicité dans quelques
rares cas :
- le corps fabrique des anticorps (3ème)
- l'organisme va créer des antivirus (1ère)
- pour que l'organisme puisse se défendre par ses propres
moyens contre microbes et virus.
De plus quelques réponses font état d'une "acquisition" par
l'habitude : "... afin de permettre à l'organisme de s'habituer aux
corps étrangers et de fabriquer les anticorps correspondants";
"... pour habituer l'organisme à combattre".
• La correspondance :
une maladie = un microbe = u n vaccin
une pensée
binaire :
une maladie
= un vaccin
une sousestlmation des
toxines
dissocier pouvoir
immunogène et
pouvoir
pathogène
C'est le terme de correspondance qui vient dans les réponses,
et non celui de spécificité, pour désigner le fait qu'un vaccin agit
pour une maladie précise donnée et pas une autre. A contrario
"... pour certaines maladies il n'y a pas de vaccin". Mais aucun
mécanisme n'est proposé pour expliquer cette spécificité.
Mais ce qui est implicitement admis, c'est la correspondance :
une maladie infectieuse = un microbe précis (virus ou bactérie).
Et ce microbe agit "par lui-même" et non par l'intermédiaire
d'une toxine, dans toutes les réponses obtenues.
Autrement dit si la théorie microbienne des maladies inaugurée
par Pasteur a bien diffusé, l'existence de toxines dans certains
cas de maladies (tétanos, diphtérie) est peu connue. Il est vrai
que cette découverte détruit d'une certaine façon la belle
simplicité et, au fond, l'optimisme de la théorie pasteurienne.
Est-ce une explication de ce type de réponse ?
La distinction, il faudrait dire la dissociation, la séparation
théorique et technique entre un pouvoir pathogène et un
pouvoir immunogène de certains microbe n'apparaît dans les
réponses que pour les élèves de terminale, après le cours. "On
injecte un virus ayant perdu son pouvoir pathogène mais ayant
gardé son pouvoir antigénique afin que le corps acquière une
immunité, etfabrique des anticorps qui pourront répondre à une
agression du même virus, mais celui-là pathogène."
Rappelons à ce propos que si Pasteur parle d'atténuation il ne
conçoit pas, dans ses premiers travaux, qu'il modifie les
microbes. Très attaché à prouver leur existence puisque dans
de nombreux cas il ne peut les observer, ou bien qu'ils sont
polymorphes, il admet a u contraire leur fixité, leur invariance,
leur constance. Les diverses techniques dites d'atténuation ont
pour lui un effet quantitatif, en diminuant le nombre, même si
à l'époque il ne peut effectuer de réels dénombrements. Quant
à l'organisme c'est un simple milieu de culture qui éventuellement s'épuise.
34
Questions 3 , 4 , 5 , 8
3. Les vaccinations sont-elles sans risque ? Connaissez-vous des cas d'accidents ou
d'inconvénients ?
4. Pourquoi certaines vaccinations sont-elles obligatoires ?
5. Comprenez-vous l'attitude de ceux qui refusent les vaccinations
- contre les maladies que l'on peut soigner ?
- contre celles que l'on ne sait pas actuellement soigner ?
8. Vaut-il mieux vacciner que soigner avec des médicaments quand on sait le faire ?
minoration des
risques
une
représentation
fortement positive
une
survalorisation de
la médecine
Pour les élèves de 3ème, 1ère, Terminales (10 à 20%), lycée
agricole (50%), les vaccinations sont sans risques, ni inconvénients. Certains ne donnent aucun argument à l'appui, d'autres tentent une explication : "... le corps introduit lors de la
vaccination n'est plus pathogène" (Term), "on a enlevé auproduit
le quelque chose qui déclenche la maladie".
S'il y a risque, il est mineur et sans gravité, ou bien largement
minoré :
- réaction localisée au point d'inoculation : rougeur, gonflement
- il y a rejet du vaccin
- il y a une allergie bénigne.
Un nombre infime d'élèves (1ère, Terminale exclusivement) ont
eu connaissance de séquelles graves :
- allergie grave
- troubles mentaux : "fai entendu dire qu'elle causait parfois
mais très rarement des troubles mentaux".
Ils avancent alors une explication en situant les causes :
- ce sont les antigènes
- ce sont les conditions d'aseptie qui ne sont pas respectées
- la notion de seuil réapparaît dans l'expression "si l'on abuse
des doses ... quelles seraient alors les séquelles ?'
- "depuis les vaccinations en Afrique Ü y a recrudescence de
virus, car le virus est plus fort". S'agit-il d'une modification du
virus lui-même, ou de l'apparition (sélection) de souches résistantes ?
- "le sujet ne réagit pas lors de la vaccination et les microbes se
développent ensuite".
La représentation de la vaccination est donc ici fortement
positive et certainement liée à l'enseignement et à la vulgarisation scientifique et médicale. Les débats liés à la variole ne
semblent par exemple pas connus. On peut rapprocher ceci de
certaines études faites sur ce que l'on a aussi nommé "l'image
mentale" c'est-à-dire la représentation sociale de certaines
maladies et en particulier celle de la tuberculose ,3). La repré(3) P. FREMOUR et al. "L'image mentale de la tuberculose". Rev. de Tub.
et de Pneum. Tome 23, n°4, p.428^139.
35
mieux vaut
prévenir que
guérir
sentation a été tellement modifiée "positivement" que certains
malades tuberculeux hospitalisés ne s'estiment pas contagieux !
Apparemment les lycéens algériens de notre enquête ont une
connaissance (livresque ou vécue ?) de plus nombreux accidents :
- néphropathie à la suite de vaccinations contre la variole,
- choc anaphylactique précoce,
- cardiopathie, hémopathie,
- cas d'encéphalite et de paralysies.
L'information du public est-elle différente, ou bien attribue-ton aux vaccins des séquelles imputables à d'autres causes, ou
bien les accidents sont-ils réellement plus nombreux ?
Logiquement donc l'aspect obligatoire de certaines vaccinations n'est pas contesté. Il est admis à cause :
- du danger couru sur le plan collectif par les épidémies,
- du danger couru sur le plan individuel par les maladies
mortelles et fréquentes.
Apparaissent ici des idées reçues sous forme de formules toutes
faites : "mieux vaut prévenu- que guérir", "pour être majeur et
vacciné", "ça a toujours été comme ça".
De ce fait "ils ne comprennent pas l'attitude de ceux qui reßisent
les vaccinations" mais beaucoup d'entre eux (50 %) tentent
cependant de donner quelques explications à ce refus :
• Irrédentisme à la science officielle justifié a posteriori par
de multiples raisons :
- libre arbitre (exclusivement en Terminale), attitude comparable à celle de ceux qui refusent de porter la ceinture de sécurité ;
ou refus de recevoir des produits dont ils ne connaissent pas ta
composition
- respect de dogmes religieux
- risque d'allergie
- scepticisme sur l'efficacité du vaccin
- peur des accidents post-vaccinatoires
le vaccin
médicament
panacée
• Incapacité d'intégrer un certain nombre de problèmes
dans le champ de la conscience, dont ceux de la vaccination :
- peur de la douleur causée par la piqûre (tous niveaux)
-manque d'information
- inconscience d'un besoin de vaccin.
- raisons pécunières liées aux conditions socio-économiques
des chômeurs en fin de droits.
Ainsi cette confiance quasiment aveugle, ou librement donnée
en cet aspect de la médecine se retrouve lorsqu'à l'unanimité le
vaccin est déclaré préférable au médicament.
Vaccins et médicaments sont comparés avec précision :
- l'emploi du vaccin est jugé plus commode, moins cher, dans
la mesure où il ne nécessite qu'un acte médical : c'est rapide et
moins astreignant (tous niveaux) ;
36
paré de toutes les
vertus
peu coûteux
économiquement
- son action est "durable, plus sûre et efficace". L'aspect préventif de la vaccination opposé à l'action curative des médicaments
se retrouve chez la plupart des élèves du second cycle : "on
soigne la maladie quand eue est apparue, avec des médicaments, et il est parfois trop tard".
La minorité qui a connaissance de la participation active de
l'organisme déclenchée par la vaccination voit en elle une action
naturelle préférable au rôle passif d'un composé chimique et
on retrouve ainsi l'idée de vaccin-anticorps sous-jacente : "ce
n'est pas un artifice car Ü agit en coopération avec l'organisme".
La méconnaissance des risques de la vaccination relatée plus
haut se retrouve ici alors que l'inefficacité, la toxicité des
médicaments sont largement développées :
" un vaccin fait courir beaucoup moins de risques à l'individu"
"la maladie produit un choc et une fatigue, certaines personnes
ne supporteront peut-être pas le traitement'.
" les traitements longs entraînent parfois des séquelles"
" non, je n'ai plus confiance envers les médicaments"
L'accoutumance aux médicaments est souvent évoquée et
parfois opposée à la non-accoutumance aux vaccins :
" Onpeut s'accoutumer aux médicaments, pour le vaccin le corps
se défend tout seul" (1ère).
Sur le plan social, les avantages de la vaccination en cas
d'épidémies sont à nouveau évoqués ici : "elle nous libère du
souci d'être contaminés", "on n'est pas contagieux".
Sur le plan humanitaire, il vaut mieux vacciner dans le Tiers
Monde "car les médicaments leur sont restreints".
Questions 6,7,9
6. Dans un pays donné, n'y aurait-il plus aucun individu malade si tout le monde
était vacciné pour une maladie donnée ?
7.
Peut-on faire disparaître la cause d'une maladie à la surface de la terre en
pratiquant la vaccination pour cette maladie dans tous les pays ?
9. Pourra-t-on un jour vacciner contre toutes les maladies ?
quelques
restrictions
cependant
A la différence des réponses aux questions précédentes où les
différents niveaux s'imbriquaient de la 3ème à la Terminale,
une divergence apparaît ici entre la seconde et la 1ère : 50 % des
élèves de 3ème et de lycée agricole sollicités pensent que la
maladie disparaîtra totalement mais la plupart des élèves de
1ère et pratiquement tous ceux de Terminale estiment que
quelques cas subsisteront :
"il est très dur de vacciner la totalité d'une population"
"il y aurait toujours quelques individus malades car certains ne
réagissent pas aux vaccins"
37
les maladies se
réfugient, ou
renaissent
les maladies sont
une multitude
"il me semble que les vaccins ne tuent pas les virus mais
ralentissent leur développement'.
Les arguments concernent donc les limites du possible du point
de vue pratique pour la vaccination de tous les terriens et les
limites de l'efficacité du vaccin liées à des variations individuelles, des contre-indications médicales (allergies) ou des limites
de l'efficacité du vaccin dans le temps.
L'aspect polymorphe de l'agent pathogène n'est évoqué qu'en
1ère et Terminale : "les virus évohient, rendant certains vaccins
inefficaces". On trouve aussi l'idée que l'on pourrait nommer
T'hydre aux cent têtes" : "quand une est vaincue, une autre
apparaît'. Il y a donc une idée de réapparition incessante et de
multitude. Ce qui entraîne également qu'il serait impossible de
vacciner contre toutes les maladies (infectieuses) car "il y en a
des centaines". Une version un peu écologique du même thème
suppose l'idée de "refuge" chez les animaux ou les plantes.
Question 10
10. Comment peut-on expérimenter pour savoir si un vaccin est efficace ?
spécificité stricte,
ou bien degré de
proximité
le vaccin est aussi
un remède
La majorité des réponses se contente d'énumérer les catégories
d'êtres vivants sur lesquels les expérimentations ont lieu sans
en préciser les modalités : "animal de laboratoire", animal "qui
aiesmêmescaractéristiquesquel'homme",
"chimpanzé", "gorille",
"homme volontaire, malade ou condamné" "chercheur lui-même"
(allusion qui était alors d'actualité au cas du Professeur Zagury
testant le vaccin contre le Sida qu'il a élaboré).
Cela signifierait-il qu'un vaccin contre un agent pathogène
donné n'aurait pas la même efficacité chez les individus d'espèces différentes à moins qu'ils n'aient des caractéristiques
"proches" à définir ? La notion de spécificité ou de "correspondance" serait ici donc à moduler, en fonction des réactions
obtenues selon la nature de l'hôte.
Certaines réponses laissent penser qu'il s'agit de montrer
l'efficacité d'un vaccin sur une personne : soit en observant la
réaction localisée au point d'inoculation, soit en faisant appel
à des autorités compétentes, soit encore en réalisant des tests
en laboratoire (ex : par les analyses d'urine).
D'autres réponses proposent des expérimentations testant
l'efficacité d'un vaccin sur l'ensemble d'une population. La
confusion avec la sérothérapie réapparaît quand il est avancé :
"introduction de la maladie à un animalpuis injectlondu vaccin",
ou "injection du vaccin à un homme atteint de la maladie et dont
le cas est désespéré". (Le seul cas correspondant à ce schéma
est celui de la vaccination antirabique et il ne semble pas
connu). Il s'agit donc ici du vaccin-remède.
Mais l'autre schéma expérimental est également connu, sans
que l'on puisse préciser ici s'il est exclusif de l'autre ordre de
les
représentations
peuvent
constituer des
obstacles
succession ["la confrontation d'un individu vacciné avec la
maladie", "l'injection du vaccin puis injection de la maladie').
Résumons donc en quelques formules condensées les principaux traits relevés dans les analyses précédentes. Cela ne
signifie pas bien entendu que toutes ces conceptions sont
simultanément présentes chez un même individu en même
temps à un moment donné. Il s'agit de survalorisations ou de
dévalorisations qui peuvent être sources de difficultés éventuelles qu'il faudrait encore analyser. Ainsi le caractère "nuisible" de certains microbes peut conduire à penser qu'ils sont
reconnus par l'organisme "parce qu'ils sont dangereux" (finalité
utilitaire). Ceci peut empêcher d'admettre que l'on puisse
précisément dissocier, dans certaines toxines, leur caractère
antigénique de leur caractère toxique et les utiliser comme
vaccin. A l'inverse, en admettant l'identité du "poison" et du
remède on admettra trop aisément que la recherche de petites
doses puisse avoir un effet vaccinant.
Principales représentations à propos des vaccinations
On peut donc résumer les principales représentations qui risquent defaire obstacle
à l'assimilation de certains concepts de l'immunologie de la façon suivante :
- vaccin conçu comme médicament-préventif et curatif
- vaccin-panacée, paré de toutes les vertus
Il agit avant, mais aussi après la maladie déclarée, il est plus commode, moins
cher, durable, efficace, naturel, sans accoutumance, présente peu d'inconvénients, protège mais rend également non contagieux.
- identité maladie/remède
La cause de la maladie est retournée en remède :
- grâce à l'atténuation de la virulence du virus
- et/ou l'utilisation de petites doses
- et/ou la répétition des actions, de manière analogue aux actions de type pédagogique.
-forte valorisation de l'anticorps
Il a, en plus de la fonction de reconnaissance, une fonction de destruction. Le
complément par contre est totalement ignoré.
- guérison conçue sur le mode de la lutte
Elle présente toutes les modalités possibles de l'attaque/défense.
- organisme-hôte conçu essentiellement comme un champ de bataille passif
Le vaccin agit à la place de l'organisme.
-fortefinalisation utilitaire
Le microbe est reconnu par l'organisme parce qu'il est dangereux et étranger.
- existence d'une certaine spécificité nommée correspondance, ou caractère propre
du vaccin
Une maladie = un microbe = un vaccin spécifique à l'homme. Cette spécificité
stricte n'exclut pas les essais sur certains animaux proches. S'ajoute donc une
notionflouede proximité.
- vaccin et invasion
Si la maladie est conçue comme une invasion-multiplication, le vaccin peut
également se multiplier.
39
2 . 2 . Le q u e s t i o n n a i r e "greffes, transplantations"
Question 1
1. Les mots greffe et transplantation ont-ils le même sens ?
ambiguté des
mots "greffe" et ^
"transplantation"
y compris dans la
presse médicale
Ces mots sont tantôt considérés comme synonymes, tantôt
comme ayant des sens différents et des hypothèses peuvent
être émises sur les critères de définition.
Us peuvent impliquer :
. i a nature du receveur :
»^ greffes sont des implants d'un individu sur lui-même... la
peau"
"une greffe se fait avec un organe pris sur quelqu'un d'autre".
On retrouve les mêmes types de réponses opposées pour les
transplantations :
"une transplantation se fait avec une partie de nous : peau
d'une cuisse prélevée et transplantée ailleurs"
"une transplantation se fait à l'aide d'organes étrangers au
corps concerné"
- la localisation du greffon :
"une greffe peut sefaire à n'importe quel endroit du corps, une
transplantation se fait au même endroit du receveur"
- certains s'attachent à la finalité de l'intervention :
"la transplantation remplace un organe, la greffe soigne"
"la transplantation correspond à un échange standard, la
greffe à une réparation"
"transplanter c'est changer complètement un organe, greffer
c'est rajouter un morceau d'organe sur un autre"
- enfin d'autres pensent à la composition du greffon :
"une transplantation correspond à un organe : coeur, rein,
alors qu'une greffe ne correspond qu'à une partie d'organe :
peau, fibres musculaires... "
Il ressort que les deux noms sont connus et familiers. Ils
signifient pour tous, prélèvement d'organe - tout ou partie - sur
un individu et implantation sur le même individu, ou u n autre.
L'essentiel de ces connaissances est acquis dès la 3ème.
L'Encyclopedia Universalis précise "qu'une transplantation est
une greffe d'organe accompagnée du rétablissement immédiat
de la continuité vasculaire" et reconnaît qu'en pratique les mots
sont utilisés indifféremment.
La confusion des termes observée dans les mass-médias et
parfois dans la presse médicale se retrouve chez les élèves à
l'exception des élèves de Terminale D.
40
Questions 2 et 3
2. La transplantation d'un organe : le coeur, ou le cerveau, ou le foie ou le rein, peutelle changer la personnalité de l'individu ?
3. Une transfusion sanguine peut-elle changer la personnalité ?
on peut changer
la personnalité
à moins que la
question ne soit
mal formulée
mais le cas du
cerveau
complique les
réponses
L'ensemble des élèves estime qu'à l'exception de la transplantation cérébrale, ces opérations ne changent pas la personnalité : "aucune cause biologique ne peut la modifier", "elle ne
dépend pas d'un organe mais de quelque chose qui est au plus
profond de nous-mêmes et qui n'a rien à voir avec la conscience,
les sentiments", "elle existe à notre naissance et vient de notre
code génétique".
En ce qui concerne le sang, les réponses sont plus ambiguës,
quand elles tentent de donner une explication à cette absence
de changement lors d'une transfusion "puisqu'il faut tenir
compte des groupes sanguins", "que le sang remplacé doit être le
même que le précédent".
Si le mythe du siège du courage dans un organe ("Rodrigue, astu du coeur"; 'You have a white liver" Shakespeare) n'apparaît
pas ici, celui de "Bon sang ne saurait mentir" n'a peut-être pas
tout à fait disparu.
A moins que les élèves soient empêchés de répondre à la
question, car ils savent que la transfusion de sangs différents
crée nécessairement un accident ; il est donc impossible de
transformer puisqu'on ne peut transfuser effectivement que du
sang homogène avec celui du receveur.
Certains élèves (25%) estiment enfin que la personnalité peut
évoluer dans la mesure :
- où elle est liée aux capacités physiques ; les interventions
citées améliorent l'esthétique, le confort de vie, les performances physiques. La personnalité est donc bien perçue comme
intimement liée a u corps, mais peut-être pas à un organe précis
(en dehors du cerveau).
- où elle subit un choc psychologique dû à la présence d'un
fragment "prélevé sur un être humain mort".
La transplantation cérébrale est déclarée impossible actuellement, sa réalisation ultérieure peu probable. La majorité considère le cerveau comme support anatomique de la personnalité :
"l'organe principal et important qui crée notre personnalité et qui
commande tous les autres organes"
"l'ordinateur central de tout le corps"
"le siège de notre intelligence, sensibilité, comportement, sentiments"
41
"notre cerveau c'est comme le livre de l'histoire de nos expériences ; chacun a le sien propre".
Ainsi toute intervention sur le cerveau posera des problèmes
éthiques car elle aura un retentissement sur la personnalité.
Quelle sera alors celle du receveur ? s'interrogent certains.
Celle du donneur présume l'un d'eux.
Questions 7 et 8
7. La notion de groupe sanguin correspond au fait que, en transfusant le sang de
certaines personnes à d'autres, il se produit une agglutination des globules rouges
du donneur dans le sang du receveur. Est-ce une anomalie de l'un des deux sangs,
ou des deux ? Ce phénomène d'agglutination peut-il avoir une utilité ?
8. Garde-t-on le même groupe sanguin toute sa vie ?
le rejet du corps
étranger
l'utilité des
groupes
sanguins ?
question sans
réponse
on pourrait
cependant peutêtre changer de
groupe sanguin
Si les causes de l'agglutination sont parfois attribuées à une
maladie ou une anomalie de composition d'un des sangs se
traduisant soit par un déficit en hématies du donneur, soit par
u n déficit en hématies du receveur, les phénomènes d'agglutination correspondent toujours au rejet d'un élément étranger :
"le corps humain rejette tous les organes extérieurs"
" rejette le sang du donneur considéré comme un corps
étranger"(3ème, 2de).
L'incompatibilité des sangs est souvent évoquée :
"c'est le fait qu'une personne ne reçoit pas du sang du même
groupe que le sien".
Pour un nombre restreint d'élèves (Terminale) elle est la manifestation de réactions immunitaires dont la médiation humorale est rarement précisée :
"ce phénomène a eu l'utilité de prouver qu'il existe des sangs
différents donc incompatibles avec d'autres"
"cela a permis de trouver qu'il faut que le donneur et le receveur
aient un groupe sanguin identique"
"l'agglutinationpermet de trouver le groupe sanguin d'un individu".
Si l'agglutination amène à la détermination des compatibilités
sanguines, elle peut être jugée bénéfique lors des "soins aux
hémophiles" et l'isolation des globules rouges".
A tous il paraît évident que chaque individu garde son groupe
sanguin toute sa vie, "saufen cas de transfiision totale". Cette
affirmation exprimée plusieurs fois à tous niveaux (sauf Alger)
signifie-t-elle que l'origine du sang et des groupes sanguins est
ignorée ?
Si chacun sait que "le sang est constamment renouvelé à partir
des nutriments du sang", l'origine des éléments figurés est
inconnue à l'exception de quelques élèves de Terminale D. En
quelque sorte le sang génère le sang.
42
Le groupe sanguin apparaît avant la naissance (90%, tous
niveaux) soit en début, soit en cours de vie intra-utérine :
"il est défini pendant notre viefoetale d'après celui dupère et de
la mère" (1ère).
Seuls quelques élèves de Terminale D connaissent son origine :
"il nous a été donné par la nature suivant un code génétique
précis"
"il existe dès la fécondation"
"les sites antigéniques ne pouvant être modifiés, le groupe
sanguin ne change pas à moins de mutation de l'ADN dans les
cellules souches, si c'est possible dans les conditions normales".
A l'exception des élèves de Terminale D qui attribuent les
compatibilités et incompatibilités sanguines à des phénomènes
de reconnaissance du système immunitaire, les autres élèves
les considèrent comme des originalités.
Questions 6 et 9
6. Comment essaie-t-on de limiter le rejet de greffe ? Peut-on l'éviter totalement ?
Peut-on faciliter la prise d'une greffe ?
9. Comment évite-t-on les accidents d'agglutination lors des transfusions sanguines?
la génétique et la
proximité familiale
sont des facteurs
de réussite
Une argumentation très variée est développée pour tenter de
limiter le rejet des greffes et éviter les accidents d'agglutination
lors des transfusions sanguines. Les précautions à prendre ou
les moyens à utiliser peuvent s'opérer aux différents stades de
l'intervention.
Lors de la programmation :
- une préparation psychologique est nécessaire
- une grande rigueur est exigée lors de la détermination des
groupes sanguins, de la réalisation des contrôles et de la
conservation des sangs et greffons
- un donneur proche du receveur doit être recherché
. par la parenté familiale
"fate une greffe entre vrais jumeaux!' (tous niveaux)
"trouver quelqu'un de la même famille"
. par la parenté génétique
"en s'arrangeant pour que l'individu qui donne un organe soit
de même groupe sanguin, de même rhésus et possède les
mêmes anticorps que l'individu receveur" (Terminale D) ; "en
ne transfusant que du sang ayant le même groupe que le
receveur" (tous niveaux).
Ainsi une large majorité pense à se conformer à la règle de la
compatibilité des systèmes A.B.O et D. Certains évoquent "les
gènes qui seraient proches" (1ère). Seuls les élèves de Terminale
D font allusion aux groupes HLA.
Pendant l'intervention :
- "onpeutfacillter laprise d'une greffe en rétablissant le système
de vaisseaux principaux/'.
43
Après l'intervention :
- avec des traitements particuliers : des médicaments, des
produits anticoagulants, des substances facilitant la reprise du
greffon.
Les élèves de Terminale D citent l'emploi de substances inhibant la réponse immunitaire, limitant la mitose des lymphocytes T, détruisant les anticorps responsables du rejet (ce qui
implique ici encore une survalorisation des anticorps), des
traitements par radio et chimiothérapie.
Les relations entre rejets de greffe et accidents de transfusion
sont mal connus.
"les premiers c'est notre organisme qui les refuse tandis que les
seconds sont souvent dus à l'homme".
Si la parenté familiale est considérée par tous comme u n atout
majeur pour la réussite d'une transplantation, u n autre type de
parenté est parfois pressenti et parfois exprimé. La notion de
distance génétique, inconnue jusqu'en terminale, reste un
obstacle à la compréhension de l'immunologie.
Questions 4 et 10
4. La greffe de quelques cellules nerveuses dans le cerveau est possible chez les
animaux (souris). Est-ce que cela deviendra possible et utile chez l'homme ?
10. A quoi servent les greffes chez les animaux de laboratoire ?
confiance dans la
recherche
scientifique et
médicale
malgré les
difficultés et les
restrictions
Tous les élèves font confiance à la recherche et conçoivent très
bien que les greffes réalisées sur les animaux de laboratoire
constituent le stade expérimental indispensable et fondamental pour un succès chez l'homme permettant :
- un progrès dans la compréhension des phénomènes de rejet,
des réactions immunitaires :
"elles servent à prévoir les réactions sur l'espèce humaine" (2de,
1 ère), "à expérimenter la technique de lagreffepourpermettre de
l'effectuer chez l'homme : étude du rejet et des phénomènes
immunologiques" (Terminale D)
- un progrès dans l'élaboration de nouveaux produits antirejet : "à essayer d'autres substances favorisant l'acceptation
de la greffe"
- un progrès dans la technique :"Û est possible que la greffe de
quelques cellules nerveuses devienne possible avec les progrès
médicaux"... "dans quelques temps" ... "avec les progrès en
microchirurgie".
Les réussites enregistrées chez les animaux auront des applications dans le cas des cellules nerveuses chez l'homme, mais
un certain délai sera nécessaire, les recherches étant longues ;
cependant deux problèmes se posent :
- "à condition que la greffe soit acceptée"
- "cela peut poser des problèmes de conscience"... "àceproblème
physiologique de rejet à résoudre s'ajoutent des problèmes
éthiques".
44
la greffe permet
des réparations
Tout problème résolu, la greffe de cellules nerveuses est souvent considérée comme pouvant être bénéfique car "les neurones ne se multiplient pas, ils meurent aujur et à mesure de la
ute"(tous niveaux).
Cette technique assurerait :
- l'allongement de la durée de la vie
- le retard du vieillissement : "la vieillesse témoigne entre autres,
de l'usure des communications nerveuses entre le cerveau et les
organes. Des greffes pourront retarder le vieillissement"
- la réparation des lésions accidentelles des centres nerveux et/
ou des nerfs
- la guérison de maladies congénitales ou non : cécité, paralysie
- l'amélioration des névroses et des aliénations : "cela pourrait
changer la personnalité, ce qui serait utile chez un fou ou un
criminel".
Ainsi l'espoir en des progrès de la médecine et de la biologie est
confirmé. Les problèmes éthiques posés par la modification du
tissu cérébral et l'incidence possible sur la personnalité ressurgissent.
La connaissance des difficultés rencontrées et des perspectives
de réussite se retrouve dans les réponses à la question 5.
Question 5
5. Pourquoi fait-on des transplantations puisqu'il y a rejet?
mais les
réticences et les
refus existent
Même si la réussite est aléatoire et de courte durée, il convient
de les réaliser lorsqu'aucun autre traitement n'est possible,
pour améliorer le confort de vie du malade en phase terminale,
dans l'attente de nouveaux traitements en cours d'expérimentation, pour la mise au point des traitements anti-rejet.
Aussi certains ne comprennent pas l'attitude de ceux qui
refusent transfusions sanguines et greffes, mais la plupart en
recherchent les causes. Les risques d'erreurs de détermination
des groupes et ceux, non directement liés à l'immunologie, de
transmission de maladies (sida, hépatite virale) sont très fréquemment cités et inquiètent.
Mais l'obscurantisme est également mis en avant : "ce sont des
analphabètes", "ils refiisent les progrès de la science". Cela
pourrait être évacué par une meilleure information scientifique.
Le sentiment de l'intégrité de soi ou les convictions morales et
religieuses sont parfois évoquées, notamment par les lycéens
algérois, "ils veulent mourir avec les organes avec lesquels ils
sont nés". "Ils se sentiraient diminués s'ils vivaient avec les
organes d'un autre". "Parßerte Us veulent lutter seuls contre la
maladie".
Au terme de cette deuxième analyse nous résumerons également en quelques formules condensées les résultats précé-
45
dents. Nous leur avons cependant donné volontairement une
formulation plus large et extensive pouvant servir de guide à
des analyses ultérieures.
Principales représentations à propos des greffes et transplantations
Les greffes, transplantations et transfusions induisent - et sont portées par plusieurs représentations qui risquent de distordre leur compréhension et l'appréciation de leur portée réelle :
- le mythe d'une réparation intégrale, d'une restitution de l'état initial, d'un retour
à l'état antérieur avant l'accident ou la maladie, sinon même celui d'un rajeunissement ;
- la peur - ou au contraire le désir - d'une transformation, d'une modification, d'une
métamorphose de soi-même, de sa personnalité ;
- un attachement (animiste, religieux, romantique ?) à l'intégrité de sapersonne. Ou
une peur des divisions, des pertes partielles, des décompositions partielles ;
- une indifférence (immatérielle, idéaliste, dualiste ou pathologique) à ses organes.
Ce balancement entre une intégrité-intégralité, et une décomposition possible en
parties interchangeables se retrouve plus spécialement dans deux thèmes de
réflexion : celui de la mort (de l'individu, ou d'un organe) et celui de l'individualitéindividualisme.
Les relations entre les pratiques médicales àfinalitéthérapeutique, donc utilitaire,
et les pratiques scientifiques àfinalitéthéorique et démonstrative parfois éloignées
d'une application immédiate sont souvent confuses. Cette confusion étant éventuellement entretenue par une collusion entre l'idéologie positiviste du progrès scientifique nécessairement utile, et l'idéologie médicale d'une intervention efficace.
Ainsi il peut y avoir opposition :
- entre la volonté de réparer et la volonté de créer une situation ou un "objet
biologique artificiel" à visée démonstrative qui implique déplacement et détour. Il
faut une relative indifférence temporaire à son intégrité (ou à celle d'un animal de
démonstration) pour trouver les moyens éventuels de rétablir une certaine intégralité de l'organisme
- entre les équivalences binaires simples qu'il faut admettre pour soigner, et une
approche théorique de type systémique nécessairement complexe
- ou inversement, entre un réductionnisme envahissant de la génétique moléculaire
pour diriger les greffes et la complexité clinique réelle
- l'intervention médicale pouvant elle-même être conçue de plusieurs façons :
stimuler les mécanismes propres de l'organisme, agir à la place de l'organisme,
sinon même détruire ses propres "défenses"
- entre une distinction binaire soi/non soi, et une conception graduelle des degrés
de proximité ou de distance entre les individus donneursireceveurs, entre une
"distance génétique" et une "distance familiale".
La présentation sous forme de deux tableaux condensant en
quelques formules ce que nous avons nommé les représentations concernant les vaccinations d'une part, les greffes et les
transplantations d'autre part, risque de renforcer trois difficultés :
- la tendance à considérer les représentations comme des
"choses", sinon même comme des échantillons de catégories
plus larges : finalisme, utilitarisme e t c .
- la tendance complémentaire à oublier de faire l'analyse de leur
rôle exact, dans une situation d'apprentissage donné sur le
trajet de l'appropriation d'un savoir conceptuel, méthodologique ou technique
- la tendance enfin à ne pas distinguer la fonction sociale de ces
représentations, éventuellement positive, et la fonction cognitive d'obstacle (ou d'aide).
Moyennant les précautions nécessaires pour prendre en compte ces difficultés, nous espérons que cette présentation synthétique facilitera, grâce à son caractère condensé, l'utilisation
pédagogique des résultats de notre enquête.
Marie Andrée BIHOUÊS
Suzanne MALOT
Lycée Henri Martin
Saint Quentin
LE SOI ET LE NON-SOI
Gabriel Gohau
Notre enseignement considère la distinction soi / non-soi comme stable et
antérieure au fonctionnement du système immunitaire. Et fait du soi une entité
bien délimitée, se protégeant du monde extérieur. L'existence des phénomènes de
tolérance oblige à unpremler renversement enfaisant du soi un secteur construit
par apprentissage, dans un champ où la réponse immunitaire est la réaction
normalement programmée. Pourtant, la théorie du réseau Impose un nouveau
renversement : c'est le non-soi qui n'est qu'une fraction du "répertoire" des
molécules du sot En sorte que la séparation soi / non-soi ne semble ni simple, ni
peut-être pertinente.
la distinction soi/
non-soi va-t-elle
d e soi ?
Il est fréquent de trouver la définition suivante des réactions
immunitaires :
"Les réactions immunitaires sont l'ensemble des réactions déclenchées dans un organisme par la présence de certaines
substances reconnues comme étrangères : les antigènes.
Le système immunitaire est capable de reconnaître et de discriminer le "soi!', ensemble de molécules propres à l'individu,
constituant son identité immunologique, du "non-soi", molécules
étrangères à l'individu. Les réponses immunitaires permettent le
plus souvent l'élimination de ces molécules étrangères, et contribuent ainsi à maintenir l'intégrité de l'organisme.
Un antigène est une substance reconnue comme étrangère,
parce qu'elle n'appartient pas à l'identité immunologique de
l'individu.
Toutes les cellules possèdent un ensemble de molécules membranaires specißques, constituant les marqueurs du sol"
Dans ce texte tout se passe comme si la distinction "soi / nonsoi" allait de soi. Elle semble absolue et antérieure à toute
investigation. Cette distinction serait de nature axiomatique ou
génétique. On pourrait en donner des définitions "en soi" a
priori. Or, pour entrer réellement dans le champ de la science,
cette distinction devra se relativiser. Pour devenir réellement
biologique, cette distinction doit être pensée et expérimentée
dans une relation fonctionnelle. Voilà le bénéfice pédagogique
de cette étude.Le "soi" est le titre d'un livre du célèbre immunologiste australien Sir Franck MacFarlane Burnet qui a fait de la
réaction immunitaire une distinction du soi et du non-soi {Self
andnon self, 1969) (*). Toutefois, comme le note A--M. Moulin,
la formule est tardive dans l'oeuvre du bactériologiste venu à
l'immunologie au début des années 40.
(*) Cf. la bibliographie, en fin d'article, donnant la liste des dates-repères.
ASTER N°10. 1990. L'immunologie, Jeux de miroirs. INRP. 29, rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.
48
une célèbre
formule
aux
commencements
de l'immunologie
Opsonines :
nécessaires et
discrètes
Selon un cheminement habituel en histoire des sciences,
Burnet n'a épilogue que "de façon rétrospective sur la fameuse
formule. Quoique, pratiquement, tout se soit passé comme
si ...".
On sait que le biologiste australien est l'auteur de la théorie de
la sélection clonale (1957), qui marque le retour à la conception
cellulaire de l'immunité. En 1955, Niels Jerne avait imaginé
une sélection des anticorps, mais c'est Burnet qui comprend
que la sélection se situe au niveau cellulaire. Or, dès 1941 [The
production of antibodies), celui-ci a vu que la réponse secondaire (booster) implique quelque chose de "biologique" : une
prolifération. C'est pourquoi A.-M. Moulin conclut que "la
théorie clonale est présente dès 1941" (4).
Ce retour à la cellule est, de fait, un brusque tournant, puisque
l'immunologie humorale triomphait depuis le début du siècle
(Jerne, dans un historique schématique, étend de 1890 à 1950
la domination de la notion d'anticorps et du niveau subcellulaire : cf. Jerne, Towards a network ..., 1974). Il est vrai que
c'est l'époque d'élucidation de la structure des protéines. Dans
le même temps, la théorie cellulaire ( = phagocytaire), avancée
par Metchnikoff, en 1883, marque le pas, entre la découverte de
la phagocytose des vieilles hématies (1902) et les travaux de
Marcel Bessis, dans les années 50, sur le nécrotactisme.
Büchner met en évidence (1889-1893) le pouvoir bactéricide et
hémolytique du sérum d'animaux non immunisés, et nomme
"alexine" la substance responsable. Pfeiffer (1894) observe in
vivo (cavité peritoneale) la lyse du bacille cholérique chez des
animaux immunisés. Ne pouvant la reproduire in vitro, il
l'attribue à une action vitale. Jules Bordet y parvient peu après,
et c'est lui qui donne la solution définitive du problème, en
distinguant l'action, spécifique, d'une sensibilisatrice", et celle
de l'alexine (nommée "complément" par Paul Ehrlich, dans le
cadre de sa théorie des récepteurs, concurrente de l'explication
de Bordet et qui, en parallèle avec celle d'Emil Fischer, sur les
enzymes, pose les bases de la stéréochimie) (cf. Claude Debru,
L'esprit des protéines) non spécifique, responsable de la lyse au
contact de la sensibilisatrice ( = anticorps).
Ainsi, dès 1895, la théorie humorale explique simultanément la
reconnaissance (anticorps) de l'antigène et la destruction de la
cellule reconnue par un effecteur (complément), de nature
moléculaire tous deux. Elle rend accessoire le rôle des phagocytes (2).
Pourtant, la même année, Denys et Leclef établissent que des
facteurs sériques, qu'ils nomment Opsonines, augmentent l'action des phagocytes chez l'animal immunisé. Grâce à l'opsonisation, le phagocyte participe, en concurrence avec le complément, à la compréhension de l'action antimicrobienne spécifique (réaction secondaire). Il semble, toutefois, que les Opsonines n'aient pas suscité de travaux décisifs. Certes, leur réalité
est établie (cf. expériences de Wood, 1941) (15), mais on range
sous un même nom toutes les molécules capables de se fixer sur
les macrophages afin de faciliter leur endocytose, quoique leurs
49
l'immunité des
Invertébrés
.
norvsc>rrnCe °U
mécanismes soient différents. Ainsi existe-t-il, à côté des
anticorps opsonisants, des Opsonines non spécifiques agissant
avec le complément (protéine C-réactive) (9). Et finalement, la
récente attitude de D. Zaguri (exposé devant des enseignants
du Secondaire) est assez symptomatique : il ne cite pas le mot,
mais répond à une question ... que l'action opsonisante est
évidente.
Pourtant, l'opsonine est le lien obligé entre la molécule qui
reconnaît (anticorps) et la cellule qui agit, l'anticorps n'étant
qu'exceptionnellement effecteur (antitoxine, agglutinine) et le
rôle du complément (agent humoral) étant réputé rare. Il aurait
donc mérité plus d'attention.
De même, on peut se demander si le macrophage, en dehors de
l'opsonisation, c'est-à-dire dans la défense "naturelle", n'est
pas doué d'une certaine capacité à reconnaître, au moins
l'étranger ou le déviant (qui lui est assimilé !), puisqu'il est
chargé en permanence de détruire les vieilles hématies et
autres déchets de l'organisme : fonction d'éboueur, à laquelle
s'associe sporadiquement la "défense". N'est-ce pas là une
distinction soi / non-soi ?
Ce qui est surprenant, c'est que jusqu'à une date récente on ne
s'en est pas préoccupé ... comme si la chose allait de soi. Ce
sont les travaux sur l'immunité des Invertébrés qui ont mis
l'accent sur cette séparation sommaire, quoique fondamentale,
dans la conservation de l'intégrité de l'être, et assez bien stable
puisque génétiquement programmée (12) (14).
Les Spongiaires ne possèdent que ce système élémentaire. Les
expériences de fusion chez les Gorgones (11) montrent la
destruction des cellules étrangères, plus rapide quand elles
appartiennent à une espèce différente, mais appréciable aussi
entre individus de même espèce, (rejet deux à trois fois plus
long). L'évolution fait apparaître progressivement un système
spécifique (réaction secondaire, donc mémoire immunologique) et adaptatif (avec apprentissage se substituant à la rigidité
génétique).
L'immunologie négligera la distinction primitive absolue du
soi et du non-soi, au profit d'une distinction beaucoup moins
nette. Comme si la science avait besoin d'explorer d'abord le
mouvant, le relatif. Il n'y a de science du soi que si la frontière
avec le non-soi peut être franchie. Ce que fera Burnet en
s'attaquant à la tolérance au non-soi et aux conditions de son
acquisition, en vue d'y trouver le modèle ... de la tolérance au
soi.
Trois observations auraient frappé Sir Macfarlane au moment
où il abandonnait la bactériologie : son échec à provoquer une
réaction immunitaire chez l'embryon de Poulet (expérience
reprise de Murphy, 1913), l'absence d'anticorps chez la souris
infectée in utero par u n microbe qu'elle conserve cependant
toute sa vie (expérience de Traub) et, enfin, les résultats des
observations d'Owen (1945-1947) sur les jumeaux dizygotes
des veaux qui, par échange de placentas, possèdent deux
lignées d'hématies (1). Il raisonne d'ailleurs en épidémiologiste
intrication
toléranceimmunité
qui a remarqué l'immaturité immunologique des enfants. Dès
1941, il postule que "les réactions immunitaires de toutes sortes
sont le résultat d'unprocessus d'apprentissage". La tolérance
immunitaire "ouvre u n programme d'expériences". C'est en cela
qu'elle devient objet de science (4).
En 1951, les veaux d'Owen acceptent les greffes de la peau de
leur jumeau. Et, en 1953, Sir Peter Medawar (Nobel 1960, avec
Burnet) réalise avec Billingham et Brent l'expérience décisive.
Des cellules splêniques de souris B sont injectées à des
souriceaux nouveaux-nés de lignée A. Six semaines plus tard,
une greffe de peau des premières est tolérée par les seconds.
Medawar relativise la distinction soi / non-soi en faisant de
*a t ° l e r a n c e u n e sorte de double inversé de l'immunité. Rejet et
non-rejet sont deux situations symétriques par rapport à la
réaction primaire du rejet en dix jours. On s'avance vers le
concept de "distance immunologique" que toute l'histoire de
la transplantation rénale permettra de préciser en faisant
apparaître sa double nature : génétique avec la découverte des
antigènes d'histo-compatibilité, et induite avec, notamment,
les polytransfusions préparatrices (5).
La tolérance ne peut être expliquée par la seule immaturité du
système immunitaire. Dès 1949, Felton montre que l'injection
massive d'un antigène provoque une tolérance à la seconde
présentation : c'est la paralysie immunitaire. Tolérance et
immunité ne sont pas seulement liées dans le temps, elles se
superposent en fonction des concentrations (4).
En 1964, Mitchison précise le problème. En injectant des doses
croissantes de sérumalbumine de Boeuf à des Souris, il distingue une zone de basse tolérance (10 fig), et une zone de haute
tolérance (100 mg), encadrant la zone de réponse immunitaire
(1 mg). Ainsi se trouvent incorporées aux connaissances, des
expériences anciennes qui montraient l'absence d'immunité
lors d'injection de fortes doses de toxine diphtérique (1924), de
polysaccharide de Pneumocoque (1928) ou de néoarsphénamine (1929) (9).
Cependant la tolérance n'est pas le défaut de réponse :
l'immunodéficience - hélas, bien connue aujourd'hui -est tout
autre chose. Symétrique exact de l'immunité, la tolérance est
spécifique, est douée de "mémoire" (réponse secondaire). C'est
pourquoi elle exige une explication qui incorpore cette symétrie,
qui vaille pour tous les modes de tolérance à autrui trop variés
pour suggérer des modèles clairs, et s'étende évidemment à la
tolérance à soi. Car le fond du problème est de rendre compte,
par la tolérance acquise, de l'absence de réaction immunitaire
de l'individu à ses propres antigènes. Purement génétique chez
les Invertébrés primitifs, la reconnaissance du soi est apprise
chez les animaux supérieurs.
*
*
*
51
La théorie de la sélection clonale marquant une rupture dans
les modèles explicatifs, on n'aura pas à remonter avant 1957,
si ce n'est pour souligner la discontinuité. Et précisément,
c'est le Burnet de 1949 qui nous la fera le mieux voir : les
cellules du système réticulo-endothélial fabriquent des enzymes qui s'adaptent successivement aux antigènes du soi, puis
à ceux du non-soi, devenant alors des anticorps. La théorie de
1949 fait appel à la notion d'"adaptation enzymatique".
Il est difficile aujourd'hui de comprendre ce concept. Pourtant,
avant que naisse la biologie moléculaire, on admet communément que l'enzyme se moule sur son substrat, lequel fournit
donc la forme (conception instructionniste). Ce qu'y ajoute
Burnet (avec Fenner), c'est que le soi et le non-soi sont faits de
molécules "chimiquement proches, mais structurettement dissemblables" (4). La distinction du soi et du non-soi s'esquisse
sur un fond d'identité.
Héritée du "dogme central" de la biologie moléculaire qui
retourne le schéma instructionniste lamarckien en un schéma
sélectionniste, la théorie clonale autorise l'indépendance et la
variété du non-soi. Du coup, c'est le soi qui n'a plus sa place.
Car s'il se forme autant de clones que le permet le jeu d'une
premier
combinatoire quasi infinie, les antigènes internes ne peuvent
renversement : la
sélection,
être épargnés par la production aveugle des anticorps. Il faut un
"interdiction" de
mécanisme postérieur qui "interdise" certains clones, raisonne
certains clones
Burnet.
Il n'est pas possible d'entrer dans le détail des discussions
contemporaines sur la question. L'induction d'une tolérance
chez l'embryon soutient la destruction des clones (Burnet).
L'effet tolérigène de stimulations répétées d'un même antigène
fait penser à un épuisement clonal.
Mais il peut y avoir aussi suppression des clones par des
lymphocytes particuliers, spécialisés dans cette fonction. En
1971, Gershon et Kondo (Université de Yale) montrent que des
Souris irradiées et thymectomisées, puis rétablies dans leur
fonctionnement immunitaire par injections de cellules B et T,
perdent leur réaction secondaire à la présentation d'hématies
de Mouton, si on leur a préalablement injecté des cellules T.
Celles-ci auraient supprimé la production d'anticorps antiGRM. Seulement ces cellules TS, dont l'action est manifeste in
vitro, sont difficiles à voir. Elles n'ont été que rarement isolées.
Cependant, elles sont nécessaires pour expliquer le fonctionnement régulé du système immunitaire. Et elles entrent dans le
schéma général de la "coopération cellulaire" (Claman, 1966),
auprès des cellules TH (auxiliaires) (16) (17).
On peut opposer cette suppression périphérique à la destructolérance et
ti°n
centrale des cellules cytotoxiques des clones interdits.
facilitation
Mais on pourrait aussi séparer la tolérance, disparition de
réaction immunitaire, de la facilitation par des agents humoraux, notamment anticorps facilitants, capables de recouvrir
les antigènes pour les protéger contre d'autres anticorps ou
anticorps anti-idiotypes, qui masquent les récepteurs des
cellules cytotoxiques.
avant 1950 : le
modèle
Instructionniste
Car la facilitation, qui produit une réaction secondaire, est plus
proche que la tolérance stricte du symétrique de l'immunité
défensive (rejet). Toutefois, les auteurs tendant à identifier les
deux, et à ramener la tolérance à u n phénomène actif, avec
mémoire (12), nous ne les distinguerons pas. Et renverrons
pour une poursuite de la question à l'article, ci-après, de Guy
Rumelhard.
les marqueurs du
so1
la double
reconnaissance
Cependant, ce soi qui perd sa spécificité, pour n'être plus, en
quelque sorte, qu'un accident du non-soi, maintenu tant bien
que mal (cf. les maladies auto-immunes) par la vigilance de
suppresseurs qui les font échapper au sort commun des
antigènes, s'enrichit, paradoxalement, par la découverte de ses
"marqueurs" (self-markers). Prolongeant les travaux de Lansteiner sur le système ABO (1900) et le système Rh (1940), J.
Dausset. (1952,1954) établit l'existence de groupes leucocytaires qui vont jouer un rôle dans la compatibilité greffon-receveur. En sorte que leur histoire rencontre celle des transplantations rénales (5). Mais à quoi servent ces marqueurs, pourtant génétiquement programmés, si l'organisme ne sait pas les
reconnaître et les épargner sans apprentissage ?
En 1974, Zinkernagel et Doherty fournissent une réponse
surprenante, dont on n'a sans doute pas fini de tirer les
conséquences : la "restriction H2". L'action cytotoxique des
lymphocytes Tne s'exerce que s'ils ont coopéré avec des cellules
qu'ils ont pu "reconnaître" parce qu'ils portaient les mêmes
marqueurs H2 (Souris) ou HLA (Homme). Ainsi se met en place
un système de "double reconnaissance" du soi et du nonso
*« auxquels sont associés Kindred et Schreffier (1972), Katz
etBenaceraff (1974), ainsi que Rosenthal et Shevash (1973) qui
ont, ces derniers, observé la coopération au niveau des cellules
T auxiliaires (13).
Cette double reconnaissance garde cependant (au moins pour
moi !) bien des mystères, car le complexe majeur d'histocompatibilité (C.M.H.) joue ainsi un jeu double. Les cellules TC
n'attaquent des cibles infectées par un virus que si elles les
reconnaissent comme éléments du soi (mêmes antigènes HLA)
mais ce sont aussi des lymphocytes TC qui lysent les cellules du
greffon, où le C.M.H. est, cette fois, reconnu comme non-soi
(évidemment sans double reconnaissance). Il y a donc là des
mécanismes plus ou moins antagonistes puisque, dans l'expérience de Zinkernagel, les fibroblastes (étrangers) porteurs
d'antigènes viraux (étrangers) auraient deux raisons d'être
"attaqués" par les cellules TC alors qu'ils échappent précisément à l'action cytotoxique (**).
(**) En fait, le modèle de la reconnaissance des lymphocytes T s'est
beaucoup enrichi depuis dix ans (18). Et le mystère s'estompe si l'on
adopte la théorie du "soi peptidique" de P. Kourilsky et J.-M. Claverie,
qui ramène la double reconnaissance à la reconnaissance unique d'un
peptide par le C.M.H. (19a).
53
retour aux
Invertébrés ?
second
renversement
le réseau
immunitaire
le non-sol
phagocyté
par le soi
Mais, plus fondamentalement encore peut-être, la coopération
avec les macrophages nous ramène à la défense naturelle non
spécifique, évoquée a u début de ce papier. Malgré tous les
progrès spectaculaires sur la réponse spécifique, il reste qu'elle
ne commence qu'après que l'antigène a été "présenté". Que
signifie la métaphore : "Par des mécanismes mal connus (les
macrophages) savent trier ie bon grain de l'ivraie et absorber
l'antigène étranger (...) Ainsi ce qui provoque la reconnaissance
immunitaire spécifique est enfait un sous-produit des mécanismes non spécifiques de l'étranger" !" ? (17). Les guillemets et le
point d'exclamation traduisent assez la perplexité des spécialistes pour nous dispenser de longs commentaires. La défense
non spécifique demeure ce qu'elle était au temps de Metchnikoff :
une sorte de distinction globale spontanée du soi et du nonsoi. Ou plutôt : les mécanismes élémentaires de l'immunité des
Invertébrés inférieurs ont peut-être leur équivalent dans les
systèmes les plus complexes des Vertébrés supérieurs.
Cependant, la double reconnaissance n'est pas seule à troubler
le modèle des années 60. La même année 1974, la théorie du
réseau de Niels Jerne (Nobel 1984) le retourne carrément. Au
départ, on trouve le concept d'idiotype (Jacques Oudin, 1963),
c'est-à-dire de déterminant antigénique situé sur le site de
fixation antigénique d'un anticorps (cf. ci-après l'article de
Jacques Dewaele). Tant qu'on observe la réaction contre les
antigènes étrangers, le concept ne fait que prolonger celui
d'allotype. Tout bascule quand l'anti-anticorps reconnaît ses
propres anticorps qui ne bénéficient pas de la tolérance acquise
par les antigènes plus ou moins permanents. D'autant que la
série, qui se prolonge avec les anti-anti-anticorps, se boucle vite
par un déterminant interne, identique à celui de l'antigène
extérieur. En sorte que chaque antigène externe aura son
"image interne".
Du coup, le soi, qui était devenu comme un accident, indistinct du non-soi, sinon par une tolérance acquise secondairement et imparfaitement, revient en force et ... phagocyte le nonsoi. L'antigène (non-soi) n'est qu'un idiotype ( = déterminant
d'un anticorps) égaré, qui trouble l'équilibre du réseau (soi). La
logique de la théorie ne lui laisse qu'une place tout à fait
subordonnée.
La théorie sélectionniste soulevait l'incrédulité du public des
années 60, resté instructionniste, car elle obligeait à imaginer
un "répertoire" (N. Jerne) quasi infini des anticorps possibles
contre les antigènes présents et à venir. La génétique est venue
rassurer en montrant que sélections et mutations réalisent des
milliards de combinaisons et répondent à la variété, finalement
limitée, du non-soi (Susumu Tonegawa, Nobel 1987).
Or voilà que ce non-soi n'est que du soi jusque-là inaperçu. Les
anticorps qui reconnaissent les molécules étrangères (fussentelles des produits de synthèse de l'industrie humaine) n'étaient
donc pas produits par des clones jusque-là maintenus à la
limite de l'élimination, du fait de leur inutilité, puisqu'ils
54
reconnaissent déjà l'image interne de cette nouvelle molécule.
Le répertoire n'est donc pas déterminé par l'univers extérieur,
mais par te monde interne. On ne reconnaît ... que le soi. N'est
pas antigène qui veut ! Le renversement est saisissant. Du
moins, si l'on pousse à ses limites, la théorie du réseau (***).
Gabriel GOHAU
Lycée Janson de Sailly
Paris
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
(Ouvrages et articles consultés)
Histoire
1. ALOUF (J.) "Sir MacFarlane Burnet", in Universalia 1986,535-536.
2. DUJARRIC DE LA RIVIERE (R.) "La découverte de la réaction de fixation", in
BINET (L.) et al. Les grandes découvertes françaises en biologie médicale. Paris,
Flammarion. 1949.57-94.
3. MOULIN (A.-M.). "De l'analyse au système : le développement de l'immunologie".
Revue Hist. Sciences, XXXVI, 1983,49 - 67.
4. MOULIN (A.-M.). "Tolérance et rejet : une étape dans la découverte de
l'individualité biologique", in BARREAU (ed.). Le même et l'autre. Paris, Ed. du
CNRS. 1986,239-254.
5. MOULIN (A.-M.) et LOWY (I.). "La double nature de l'immunologie : histoire de la
transplantation rénale". Fundamenta scientiae, vol 4.1983.201-218.
Traités d'immunologie
6. BACH (JJ\) et LESAVRE (P.). Immunologie. Paris, Flammarion. 1981.
7. CORDELIER. Immunologie. Lille, Crouan et Roques. Tome 1,1976.
8. LETONTURIER (P.). Immunologie générale. Paris, Masson. 2ème éd, 1982.
9. ROITT (L), BROSTOFF (J.), MALE (D.). Immunologie générale et appliquée.
MEDSI1985.
(***)Renversement accentué par la théorie du soipeptidique(19a), qui donne
(enfin !) un rôle important aux marqueurs du soi (C.M.H.).
55
Articles
10. Articles : "Complément" et "Phagocytose", in Encycl. Universalis. Paris. 19681975.
11. THEODOR (J.L.). "Comment les gorgones distinguent le soi du non-soi". La
Recherche, 57. Juin 1975.
12. VOISIN (G.A.). "Rejet et facilitation : le double aspect de la réaction immunitaire".
La Recherche, 62. Décembre 1975.
13. ZINKERNAGEL (R.A.). "Immunité antivirale". La Recherche, 83. Novembre 1977.
14. COOPER (E.L.). "L'évolution de l'immunité". La Recherche, 103. Septembre 1979.
15. HERVE (J.C.), MAISONHAUTE (M.) Immunologie I. Paris, Hauer. 1984.
16. FELDMANN (M.). "Les cellules qui suppriment l'immunité". La Recherche, 117.
Mai 1986.692-699.
17. TRUFFA-BACHI (P.) et LECLERC (C). "Comment les cellules coopèrent pour
défendre l'organisme". La Recherche, 177. Mai 1986. 702-717.
18. GREY (H.), SETTE (A.), BUUS (S.). "Comment les lymphocytes T reconnaissent
les antigènes". Pour la Science, 147. Janvier 1990. 52-62.
Un ouvrage récent
19. BERNARD (J.), BESSIS (M.) et DEBRU (C). Soi et non-soi. Paris, Seuil. 1990.
Cf. notamment :
19a. CLAVERIE (J.-M.). "Soi et non-soi : un point de vue immunologique", pp. 35-53.
19b. MOULIN (A.-M.). "La métaphore du soi et le tabou de l'auto-immunité",
pp. 55-68.
56
BIBLIOGRAPHIE
(Quelques ouvrages et articles ayant fait date, pour servir de repères)
1941. BURNET (F.M.). The production of antibodies. Melbourne, McMillan.
1949. BURNET (FM.) et FENNER, même titre, rééd.
1954. BBLLINGHALM (R.E.), BRENT (L.), MEDAWAR (P.B.). "Quantitative studies
on tissue transplantation immunity. II : The origin of strength and duration of actively
and adoptively acquired immunity". Proc. Roy. Soc. B., 143,58.
1955. JERNE (N.K.). "The natural selection theory of antibody formation". Proc. Acad.
Sci. t/SA.,41,849.
1957. BURNET (F.M.). " A modification of Jerne's theory of antibody production using
the concept of clonal selection". Austral. Jour. Sci., 20,3,67.
1959. BURNET (F.M.). Clonal selection theory of acquired immunity. Cambridge
(Mass.), Cambridge Univ. Press.
1963. OUDIN (J.), MICHEL (M.). "Une nouvelle forme d'allotypie des globulines
gamma du sérum de lapin apparemment liée à la fonction et à la spécifité des anticorps".
Ci? AS., 257,805. .
1969. BURNET (RM.). Self and non self. Melbourne Univ. Press et Cambridge Univ.
Press.
1974. JERNE (N.K.) "Toward a network theory in the immune system". Ann. Immunol.
(Institut Pasteur), 125C, 373.
1974. ZINKERNAGEL (R.M.) and DOHERTY (P.C.). "Restriction of in vitro T-cell
mediated cytotoxicity in lymphocytic choriomeningitis within a syngeneic or
semiallogeneic system. Nature, 248,701.
1979. ZINKERNAGEL (R.M.). "M.C.H. restricted cytotoxic T- cells : studies on the
biological role of polymorphic major transplantation antigens determining T-cell
restriction specificity, function and responsiveness". Adv. Immunol. 27,51.
LE CONCEPT DE RÉSEAU IDIOTYPIQUE
UNE NOUVELLE FAÇON DE PENSER
LE SYSTÈME IMMUNITAIRE
Jacques Dewaele
L'immunologie enseignée actuellement est essentiellement pasteurienne. Sa
théorie explicative, qui date de 1957, est celle de la sélection clonale. Ü existe
cependant une théorie plus récente (1974), celle du réseau immunitaire. Nous
tentons de montrer, que cette théorie utilise un concept transdiciplinaire, qu'elle
est bien explicative et cefaisant a cessé d'être un échafaudage conceptuel réservé
aux immunologistes avertis et enfin qu'elle entre en rupture avec un savoir
antérieur très résistant, qui est l'idée que nous nous faisons du "soi" et du "nonsoi". Cette rupture serait la cause des résistances à son adoption dans l'enseignement.
1. RÉSEAU, UN CONCEPT TRANSDISCIPLINAIRE
Dans l'étude d'un domaine du savoir scientifique ayant pour
but son enseignement, il est utile de dégager à la fois les
concepts spécifiques de ce domaine, et les concepts que l'on
peut nommer "transversaux" ou "interdisciplinaires". Mais
ces derniers termes sont ambigus et il faut en préciser le sens.
Il ne s'agit pas de problèmes traités en commun par plusieurs
disciplines, mais bien plutôt de "concepts nomades" selon
l'expression d'Isabelle Stengers. Passant d'une discipline à
l'autre le concept nomade voit son sens modifié, rectifié,
éventuellement reconstruit (1).
Nous ne reprenons pas ici à notre compte les critiques stéréotypées sur le cloisonnement disciplinaire qui serait nécessairement source de rigidité et d'obstacle au niveau de l'invention
scientifique et au niveau pédagogique de l'assimilation de ce
savoir. Mais il s'agit de montrer sur un exemple que travailler
un concept, selon Georges Canguilhem, "c'est en faire varier
l'extension et la compréhension, le généraliser par l'incorporation de traits d'exception, l'exporter hors de sa région d'origine,
le prendre comme modèle ou inversement lui chercher u n
modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d'une forme" (2).
ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP. 29. rue d'Ulm. 75230. Paris Cedex 05.
1.1. Un concept circulant dans tous les domaines
scientifiques
Le concept de réseau fait partie, au premier plan, de ces
concepts circulants comme en témoigne le séminaire organisé
de 1982 à 1984 par le laboratoire de Dynamique des Réseaux
et le Centre de Reherche Epistémologique et Autonomie de
l'Ecole Polytechnique dans le cadre du programme Science,
Technique et Société du CNRS (3).
Le concept de réseau se rencontre dans presque tous les
domaines :
- sciences sociales : réseaux sociaux de relations, phénomènes
de foules, ...
- sciences physiques : réseaux cristallins, systèmes désordonnés (concept de percolation, de verre de spin,...)
- mathématiques et informatique : réseaux d'automates, réseaux de processeurs, modèle "connexionniste" en intelligence artificielle, réseaux de neurones formels, ...
- technologie : réseaux de télécommunication, de transport, de
distribution (eau, électricité, ...), ...
- biologie : réseaux nerveux, réseaux génétiques, immunitaires, métaboliques, réseaux des protéines plasmatiques, réseaux trophiques en écologie, ...
Mais l'utilisation du concept de réseau en biologie, non plus
sous la forme empirique des réseaux trophiques, mais sous la
forme hautement formalisée des réseaux dit "d'automates
cellulaires" par exemple, devrait constituer un événement plus
important que l'importation en leur temps du concept de Milieu
(4) ou du concept de Régulation (5). Selon l'expression de Michel
Foucault (6) la biologie aurait peut-être franchi le "seuil de
formalisation".
Bien évidemment la biologie utilise les mathématiques soit
comme outil, soit comme modèle depuis Malthus pour la
dynamique des populations ou depuis Mendel pour la génétique. Mais, entre les travaux de Lokta et Volterra (7) par exemple
et ceux de Kauffman (8), il y aurait une différence importante
dans la mesure où, dans le second cas il apparaît une recherche
de formalisation qui se prend elle-même pour objet sans souci
immédiat de retourner à l'observation expérimentale.
Voici donc les raisons du choix de ce concept. Mais le cadre
limité de cet article ne permettra pas d'envisager tous ces
aspects. Nous nous limiterons à montrer que ce concept de
réseau idiotypique :
- est le concept central de la dernière théorie en date de
l'immunologie que nous devons à N. K. Jerne,
- qu'il permet à cette théorie dite du réseau immunitaire d'être
explicative et prédictive, et ce faisant lui fait abandonner le
statut d'échafaudage conceptuel réservé aux immunologistes
avertis,
- qu'il rentre en rupture avec un savoir antérieur très résistant
qui est l'idée que nous nous faisons du soi et du non-soi : ce
concept suppose qu'il n'existe plus de frontière bien définie
entre le soi et le non-soi, le soi contenant tel un miroir toutes
les images du non-soi.
59
Devant une telle rupture, un tel renversement, Jerne cite avec
humour Jean Cocteau en disant que "les miroirs seraient bien
avisés de réfléchir deux fois avant de réfléchir les images".
1.2. En immunologie : un réseau dynamique
fonctionnel
un réseau bien
particulier...
qui possède une
mémoire
Avant la présentation de cette théorie, il nous semble nécessaire de préciser ce terme de "réseau". Dans tout ce qui va suivre
il va s'agir d'un réseau dynamique fonctionnel, qui peut être
défini comme un ensemble d'éléments en communication les
uns avec les autres. Chaque élément étant relié à tous les autres
par un câblage fixe (réseau nerveux) ou mobile (réseau immunitaire ou biochimique).
Chaque élément se trouve donc en mesure d'influencer le
fonctionnement de tous les autres et voit en retour son fonctionnement modifié par tous les autres. Le réseau communique
avec l'extérieur par deux interfaces. Une interface d'entrée
formée par des éléments récepteurs (ou capteurs) qui seront en
mesure de capter des signaux qui leur seront spécifiques. Cette
réception va être à l'origine d'une information qui va influencer
le fonctionnement de tous les éléments du réseau y compris
celui des capteurs (recirculation de l'information).
La circulation de l'information à l'intérieur du réseau va correspondre à son traitement qui donnera naissance à la réponse du
réseau exprimée au niveau de l'interface de sortie, constituée
d'éléments que nous pourrions appeler effecteurs.
Une modélisation mathématique d'un tel réseau est possible.
Elle montre que toute perturbation extérieure va déterminer
une configuration du réseau correspondant à un état d'équilibre stable que le réseau gardera en mémoire. Cette configuration correspond à la réponse du réseau qui est la mise enjeu de
tel ou tel effecteur avec telle ou telle amplitude. L'étude des
réseaux de neurones formels (9), montre que cet état stable
correspond à un état d'énergie minimale du réseau, u n réseau
obéissant en cela aux lois physiques des équilibres qui veulent
que l'équilibre soit atteint lorsque l'énergie du système est
minimale.
Toute autre perturbation influencera le réseau qui prendra
alors une autre configuration stable. Si une perturbation
identique ou proche d'une perturbation ayant déjà agi se
présente, le réseau retrouve une configuration stable proche de
celle qu'il avait pris lors du premier contact avec cette perturbation. Un réseau dynamique fonctionnel possède donc une
mémoire. (10).
L'étude des réseaux, bien que n'étant pas récente, est de
nouveau en pleine expansion. A l'heure actuelle la biochimie
étudie la thermodynamique en réseau, les neurosciences étudient les réseaux neuroniques dans le but de comprendre les
fonctions supérieures du cerveau (mémorisation, apprentissage). Une branche de l'informatique en utilisant les résultats
des neurosciences conçoit et développe des ordinateurs en
réseau ou machines neuronales.
60
le réseau
immunitaire ou
l'Interconnection
des clones...
donnera-t-il un
statut moins
précaire au soi ?
Depuis 1974 l'immunologie teste une nouvelle théorie, celle du
réseau immunitaire, proposée par Niels Kaj Jerne, prixNobelde
médecine en 1985.
Nous verrons d'abord les fondements expérimentaux de cette
théorie, ensuite nous ferons fonctionner ce réseau de manière
toute théorique, puis nous envisagerons ses confirmations
expérimentales. Ce n'est qu'au prix de ce détour théorique et
épistémologique, ardu même pour un biologiste, que nous
pourrons expliquer les ruptures apportées par cette nouvelle
théorie qui prend à contre-pied les idées qui sont encore les
nôtres.
En effet N.K. J e m e fût le premier à insister sur la nécessité de
concevoir le système immunitaire comme un réseau dynamique fonctionnel, où tous les éléments, lymphocytes, plasmocytes, anticorps se reconnaissent et par là sont interconnectés.
L'information peut alors recirculer dans ce réseau rymphoplasmocytaire. Jusqu'alors, et encore maintenant pour la majorité
d'entre nous, on concevait ce système immunitaire comme l'a
conçu M.F. Burnet en 1957, c'est à dire comme un ensemble de
clones* de lymphocytes isolés les uns des autres. Chaque clone
ayant une spécificité propre préexistante, il sera sélectionné
par la structure étrangère ou étant devenue étrangère à l'organisme qu'il peut reconnaître (11).
Dans le cadre de cette théorie, dite de la sélection clonale, les
composants du "soi", voir l'article de G. Gohau (12), ne sont pas
reconnus par les clones autoréactifs* du système immunitaire
pour la bonne et simple raison qu'ils ont été détruits à un
moment du développement foetal. A la théorie de la sélection
clonale s'ajoute donc celle des clones interdits qui confère au
"soi" un statut pour le moins précaire puisque reposant sur la
destruction au bon moment des capteurs du système immunitaire capables de le reconnaître et par là de déclencher sa
destruction.
2 . L'ÉMERGENCE DE LA THEORIE DU RÉSEAU
IMMUNITAIRE
2.1. Les fondements expérimentaux de la théorie
du réseau
Selon N.K. Jerne la théorie du réseau est une nécessité logique
découlant de la découverte faite indépendamment par J. Oudin
à Paris et H. Kunkel à New York en 1963.
En injectant à un lapin un déterminant antigènique étranger ou
EPITOPE*, Oudin faisait produire par ce lapin des anticorps. Il
isola alors ces premiers anticorps (Ab-1) - pour Antibody 1 - du
sérum de l'animal traité et les injecta à un deuxième lapin qui
*
Les termes signalés par une astérisque sont définis dans le glossaire en
fin d'article.
61
l'idiotypie, une
diversité jusque-là
inconnue...
produisit alors des anticorps secondaires (Ab-2). Les anticorps
Ab-2 NE se liaient qu'aux anticorps Ab-1, et non aux autres
anticorps spécifiques d'autres épitotes produits par le premier
lapin avec lesquels ils avaient été testés ; de ce point de vue ils
reconnaissaient donc l'individualité des anticorps Ab-1 et non
pas leur allotype*.
Pour se rendre compte de l'importance de ce résultat, il faut
savoir que sur une molécule d'anticorps on connaissait, avant
cette expérience, deux ensembles de déterminants antigéniques* situés tous les deux sur la partie constante de la molécule
non impliquée dans la reconnaissance de l'antigène (voir figure
1);
- l'ensemble isotypique ou isotype, que l'on retrouve sur toutes
les molécules anticorps de tous les individus de la même
espèce, chez l'Homme il y a 5 isotypes ou classes d'anticorps,
- l'ensemble allotypique ou allotype, qui correspond à un
polymorphisme alléliques des molécules anticorps à l'intérieur
de l'espèce. L'allotypie permet donc de distinguer plusieurs
groupes d'anticorps à l'intérieur du même isotype. A l'intérieur
d'une espèce, tous les anticorps d'un individu ont le même
allotype qui peut ne pas être le même que celui de son voisin.
SCHEMA SIMPLIFIE D'UNE
MOLECULE ANTICORPS
Figure 1
1. Lorsque le paratope ne
porte pas l'idiotype:
)ix
On ne represent!
en fait que la
partie variable.
Lorsque le paratop«
porte 1'idiotwpe:
, px ou ix.
C: par-ci e constante, »lit port«:
-le« ISOTOPES*Cisi*i«2) =1 ' ISOTYPE*
-1»« ALL0T0PES*Cal*a2J =1•ALLOTYPE*
Vipartie variable,elle porte:
-le PARATOPE*:Pssite de fixation de 1'EPITOPE*
-1•IDI0T0PE*Cii*i2*i3*i4ï=l•IDIOTYPE*
Attention!>le paratope peut porter 1'idiotwpe
ce n'est pas le cas ici.
J. Oudin a donc mis en évidence une diversité supplémentaire
des anticorps, qu'il appela "spécificité individuelle d'anticorps"
(IAS) ou "IDIOTYPE".
La spécificité de la liaison Ab-1/Ab-2 laisse supposer que
ridiotype se trouve sur la partie variable de la molécule
62
qui sera reconnue
par l'anti-idlotype
anticorps que porte le PARATOPE* défini comme étant le site de
reconnaissance spécifique de l'épitope.
L'idiotype de l'anticorps sera donc défini comme l'ensemble des
déterminants antigéniques ou IDIOTOPES* situés sur ou à
proximité du PARATOPE des anticorps Ab-1. L'ANTÏ-IDIOTOPES" sera l'ensemble des anticorps Ab-2 produits en réponse
aux anticorps Ab-1.
L'ensemble de ces résultats permit à N.K. Jerne au début des
année 1970 de postuler l'existence d'interactions idiotype/
anti-idiotype au sein d'un même système immunitaire et à
partir de là, de construire sa théorie du réseau idiotypique, qu'il
exposa en 1974 dans u n article des Annales de l'Institut
Pasteur : 'Towards a network theory of the immune system"
(12).
2.2. Les premières hypothèses de Jerne
• Première hypothèse
('interconnection
doit exister car
elle a un support
Les interactions idiotype/anti-idiotype existeraient au sein du
même organisme. Elles vont pouvoir permettre l'installation
d'un véritable réseau, qu'il appelle réseau idiotypique.
• Deuxième hypothèse
molécules
anticorps et
lymphocytes
constitueraient le
réseau
Elle va consister à supposer que les récepteurs membranaires
des lymphocytes B et T tout comme les anticorps circulants
exposent des idiotypes.
Ce faisant des millions de clones cellulaires de lymphocytes B
et T portent autant d'idiotypes différents qu'il existe de paratopes différents. Ce double répertoire sans être illimité est très
vaste. Jerne pense qu'il est de l'ordre de cent millions de
paratopes et d'idiotypes différents chez l'Homme. Les clones
doivent donc logiquement se reconnaître les uns les autres par
un réseau de reconnaissances croisées reposant sur l'usage
des millions d'idiotypes du dictionnaire idiotypique.
Cellules et molécules du système immunitaire feraient donc
partie du réseau.
• Troisième hypothèse
la variabilité
idiotypique
permet de
concevoir les
images internes
En prenant en compte l'immense variabilité du répertoire
idiotypique, Jerne postule que ce répertoire va contenir TlMAGE
INTERNE" de l'ensemble des motifs antigéniques a priori
reconnaissables par le système immunitaire.
Ce concept d'image interne tout à fait révolutionnaire, Jerne
l'introduit sur des bases purement logiques et statistiques :
puisque les idiotypes sont des marqueurs de la région variable
des anticorps, ils doivent être aussi divers que les paratopes de
ces derniers. Mais, puisque les idiotypes sont reconnus par les
paratopes des anticorps anti-idiotypes, les structures dans
l'espace des idiotypes doivent être statistiquement aussi diverses que celles des déterminants antigéniques ou epitopes. On
63
n'est plus étranger
qui veut...
car pour le réseau
tout est du déjà
vu
doit donc s'attendre à retrouver dans l'ensemble des idiotypes
l'ensemble des epitopes reconnaissables a priori par le système
immunitaire. En d'autres termes, tandis que la diversité des
anticorps produit une capacité de reconnaissance quasi infinie,
cette même diversité crée au voisinage des paratopes et en leur
sein même une quasi-infinité de motifs structuraux différents
qui doivent donc inclure l'inventaire des motifs antigèniques
possibles.
On voit alors l'organisme contenir, tel un miroir, la totalité des
images des structures antigèniques du monde qui l'entoure. Ce
sont ces images que Jerne appelle "images internes".
• Quatrième hypothèse
les connections
du réseau, des
relations
fonctionnelles :
je suis reconnu
donc je suis
inhibé.
je reconnais donc
je suis stimulé
le comportement
propre ou
comment se
préparer à faire
face à tout, tout
le temps
Dans l'esprit de Jerne, ce réseau ne doit pas être uniquement
formel mais également FONCTIONNEL. Ce n'est qu'à cette
condition qu'il va pouvoir être une composante de la régulation
des réponses immunitaires.
La quatrième hypothèse de Jerne confère donc aux reconnaissances idiotype/anti-idiotype des conséquences sur le fonctionnement des lymphocytes B et T dont les idiotypes ont été
reconnus. Son hypothèse est d'autant plus justifiée qu'à cette
époque on connait la dualité de la réaction d'un lymphocyte B
quand ses récepteurs reconnaissent un déterminant antigénique, epitope ou idiotope. Cette reconnaissance peut en effet
avoir sur lui une action stimulatrice ou inhibitrice. Elle est donc
fonctionnelle.
Jerne va supposer qu'à l'intérieur du réseau, les lymphocytes
sont continuellement réprimés par d'autres lymphocytes et/ou
par des anticorps circulants dont les paratopes reconnaissent
leurs idiotypes. Il donne donc la prédominance à l'inhibition car
la réponse immunitaire est potentiellement dangereuse dans la
mesure où elle aboutit à l'activation des effecteurs non spécifiques de l'inflammation qui détruiront là où ils se trouvent
aussi bien le "soi" que le "non-soi". Cette réflexion sur le
caractère potentiellement dangereux de la réponse immunitaire nous montre l'impérieuse nécessité de sa régulation à
laquelle le réseau immunitaire pourra contribuer.
Certains lymphocytes échappent à la répression à la suite d'une
stimulation supérieure due à la reconnaissance de l'épitope qui
leur correspond. Ils se divisent alors et de nouveaux lymphocytes apparaissent. D'autres restent réprimés ou dégênèrent.
L'existence d'images internes va permettre à Jerne d'attribuer
au système immunitaire un comportement propre caractérisé
par l'ensemble des interactions des éléments qui le composent
et ceci en l'absence d'épitope étranger au système. En d'autres
termes, le comportement propre serait l'état dynamique du
réseau idiotypique quand "ses" composants agissent entre eux.
Dans cette optique, pour que le système immunitaire existe, il
doit fonctionner en permanence à bas bruit en équilibre avec les
auto-épitopes* (antigènes tissulaires marqueurs du "soi"), qui
viennent se heurter a u réseau. Ce faisant il auto-entretient la
totalité de ses clones en les stimulant à bas bruit grâce au
64
la réaction
immunitaire, une
conséquence
secondaire et
transitoire du
comportement
propre
la dimension
historique du
système
immunitaire a un
support
réseau idiotypique. L'hypothèse du réseau suppose donc que
l'essentiel du système immunitaire est très engagé dans un
discours sur ...lui-même ! (14).
En effet, dans le cadre de cette hypothèse, il ne fait guère de
doute que le système immunitaire est centré dans sa quasi
totalité, sur la production permanente des composants du
réseau idiotypique.
Au cours de l'ontogenèse l'irruption dans le réseau, d'épitopes
du non-soi, qu'il s'agisse d'un soi modifié ou d'un étranger
strict, va bouleverser le comportement propre de ce dernier
pour l'orienter vers l'effection qui n'apparaît alors que comme
une conséquence secondaire du fonctionnement propre du
réseau. Ce faisant le réseau subit des modulations, des empreintes dont il conservera les traces, la mémoire pendant toute
la vie de l'individu. C'est ainsi que Jerne explique que chaque
individu se constitue au cours de son histoire u n système
immunitaire qui lui est propre.
Les acteurs étant en place, leurs interactions étant définies,
nous allons voir comment Jerne voit le réseau idiotypique
fonctionner.
2 . 3 . Le f o n c t i o n n e m e n t t h é o r i q u e d u r é s e a u
(Pour la compréhension du texte se référer à la figure 2)
En accord avec la deuxième hypothèse c'est le réseau de
lymphocytes dont les récepteurs membranaires exposent des
paratopes et des idiotypes qui est représenté. C'est le même
mode de représentation que nous retrouverons dans les figures
3 et 4.
Commençons par considérer une substance immunogène* qui
présente l'épitope E a u réseau immunitaire. Cet epitope sera
reconnu (A) avec une certaine affinité par les paratopes "pi"
d'un ensemble d'anticorps Ab-1 d'idiotype "il". Les lymphocytes produisant les anticorps Ab-1 (L/1) vont alors être stimulés
(A) et produire ceux-ci en plus grande quantité, ce qui va avoir
pour conséquence la stimulation (C) des lymphocytes (L/2)
produisant les anticorps anti-idiotypes Ab-2, "p2i2". Ceux-ci
vont pouvoir être à l'origine d'une régulation de la réponse
immunitaire initiale en réprimant (C-) les lymphocytes (L/l)
dont les récepteurs expriment l'idiorype "i 1 ". Pour la lecture des
figures, il faut penser que la flèche qui part de L / l vers L/2
symbolise une interaction, la flèche étant toujours dirigée dans
le sens "est reconnu" "reconnaît, L/1 à l'origine de la flèche sera
inhibé et L/2 à l'arrivée de la flèche sera stimulé.
Il faut signaler que l'on peut trouver des idiotypes de la même
qualité que "il" sur des récepteurs membranaires des lymphocytes L/X et sur des anticorps "pXiX' dont le site de reconnaissance n'est pas spécifique de l'épitope étranger à l'origine de la
réponse immunitaire. Ce faisant, l'ensemble Ab-2 verra son
action inhibitrice partagée entre l'ensemble idiotypique Ab-1
(C-) et l'ensemble parallèle non spécifique de l'épitope "pXiX"
(B-).
Milieu
extérieur
. Peau ou
4 nuqueuse
intérieur
Figure 2
Groupe parallèle
EST R E P R I M E Q
EST RECONNU
EST S T I M U L E @
RECONNAIT
LA RELATION FONCTIONNELLE A
L'INTERIEUR DU RESEAU
Lyrtphocyte B ou lynphocyte T dont les
récepteurs nenbranaires exposent
un paratope et un idiotype
Milieu
Réseau idiotipique dans le cas où l'idiotype n'est pas porté par le paratope.
i
66
ne plus chercher
dehors ce que
l'on a dedans
le
fonctionnement
réseau, support
de la régulation
de la réponse
immunitaire
le réseau c'est
beau mais, ne
pousse-t-on pas
l'abstraction trop
loin?
D'autre part l'ensemble des anticorps Ab-1 reconnaît également les epitopes internes "i5" qui correspondent à l'idiotype
d'un autre ensemble d'anticorps. Cet idiotype jouera dans ce
cas le rôle d'image interne de l'épitope étranger. Lors du
comportement propre du réseau, c'est-à-dire en dehors de
toute stimulation antigénique étrangère, ces images internes
ont tendance à stimuler (D+) les rymphocytes de l'ensemble
"plil" et ainsi à contrebalancer l'action inhibitrice (C-) de
l'ensemble "p212".
L'image interne représente le support matériel de la pression
sélective interne évoquée par Jerne et reprise par J . Urbain
(15). En effet la pression sélective externe darwinienne ne
permet pas d'expliquer le maintien de combinaisons génétiques
codant pour des anticorps spécifiques de molécules n'existant
pas encore dans le milieu extérieur, comme par exemple une
molécule non encore synthétisée par l'industrie humaine. Cet
obstacle est levé par la troisième hypothèse de la théorie du
réseau qui suppose l'existence d'images internes des epitopes
étrangers préexistantes capables de stimuler a minima les
lymphocytes dont le génotype est capable de dirigerla synthèse
d'un ensemble d'anticorps qui reconnaîtra un epitope de cette
molécule quand elle existera et sera introduite dans le milieu
intérieur. Sans cette stimulation constante, oeuvre du réseau,
on peut penser que les rymphocytes de cette spécificité ne
seraient pas conservés.
Toujours selon Jerne, les réactions déclenchées par l'introduction d'un epitope étranger ne s'arrêteraient pas à la production
par le réseau d'anticorps anti-idiorypes, car ces derniers portent eux-mêmes des idiotopes. En raison de l'extraordinaire
diversité des anticorps, chaque idiotype sera reconnu par u n
autre anticorps. Ainsi les anticorps anti-idiotypes susciteraient-ils la production d'anticorps anti-anti-idiotypes p. 313,
lesquels stimuleraient la production d'anticorps anti-anti-antiidiotypes etc.. La réaction immunitaire à l'antigène serait donc
modulée par l'effet tampon de nombreux ensembles supplémentaires de paratopes et d'idiotypes, qui par le caractère
fonctionnel de leurs interactions réguleraient la réponse immunitaire.
Devant la complexité des interactions décrites par le réseau, on
peut se demander s'il n'est pas une pure construction mentale
de certains immunologistes ! En effet il peut sembler que la
théorie du réseau est une construction abstraite qui se prend
elle-même pour objet en oubliant momentanément le réel. Ce
faisant le biologiste sera réticent à la fois parce qu'il n'est pas
habitué à ce genre de détour lointain, parce que cela lui semble
un pur jeu de l'esprit gratuit, et parce qu'il est difficile de se faire
une représentation imagée de cette construction complexe. Le
biologiste souhaitera rapidement en trouver une confirmation
expérimentale.
67
3 . LES CONFIRMATIONS EXPÉRIMENTALES DE LA
THÉORIE
3.1. Confirmation de la coexistence dans le
répertoire d'un même individu, à la fois d'idiotypes
et d'anti-idiotypes
la première
preuve
expérimentale
C'est en 1974 que L. Rodkey a obtenu la première preuve
expérimentale de cette coexistence qui, rappelons-le, va permettre d'imaginer un nouveau mode de communication entre
lymphocytes et grâce à cela, l'établissement du réseau idiotypique.
L. Rodkey injecte un antigène à des lapins et purifie les anticorps Ab-1 produits à
la suite de cette injection. Il a ensuite laissé le système immunitaire de ces animaux
au repos pendant 14 mois,puis il a réinjectée chaque animal les anticorps Ab-1 qu'il
avait synthétisés 14 mois auparavant.
Par radio-immunologie, il a alors cherché la présence des anticorps Ab-2 dans leur
sérum :
après avoir marqué les anticorps Ab-1 à l'iode radioactif, il les a traités par une
enzyme qui détache la région effectrice des anticorps (unepartie essentielle de leurs
régions constantes), mais laisse intactes les régions variables porteuses de l'idiotype. L. Rodkey mélange alors les anticorps Ab-1 modifiés avec le sérum et il ajoute
des anticorps de chèvre formant un précipité quand ils se fixent sur la région
effectrice de tout anticorps de Lapin. Comme les anticorps Ab-1 ne portent plus de
région effectrice, ils ne peuvent réagir directement avec les anticorps de chèvre et,
pour former un précipité, ils doivent se lier à des anticorps intacts du sérum de
Lapin. L. Rodkey a observé en fait la formation d'un précité radioactif, comprenant
donc des anticorps Ab-1 et des anticorps de chèvre. Autrement dit, des anticorps
intacts s'étaient fixés sur les anticorps Ab-1.
Pour confirmer que ces seconds anticorps étaient bien des anticorps anti-idiotypiques, L. Rodkey incuba les anticorps Ab-1 radioactifs avec l'antigène d'origine et
répéta la procédure : cettefois la précipitation des anticorps Ab-1 par les anticorps
de chèvre fut nettement moins intense, ce qui indiquait que les anticorps Ab-2 se
fixaient bien sur la région variable des anticorps Ab-1. Dans un premier temps on
a appelé ces anticorps Ab-2 des anticorps auto-anti-idiotypiques. Puis il s'est avéré
que leur existence était la règle au cours de toutes les réponses immunitaires
normales, ce qui fait qu'on ne les appelle plus au 'anticorps anti-idiotypiques ou antiidiotypes.
un réseau pas si
étendu que Jerne
le pensait
Des travaux ultérieurs de J . Urbain et de C. Bona (16) ont
montré que les interactions idiotype/anti-idiotype ne sont pas
aussi nombreuses que l'hypothèse de N.K. Jerne le laisse
supposer. Dans la plupart des cas il n'existe que trois niveaux
d'interaction :
(Ab-1/Ab-2 ; Ab-2/Ab-3 ; Ab-3/Ab-4).
Milieu
extérieur
Figure 3
Peau ou
nuqueuse
Milieu intérieur
CI»-«
Réseau idiotypique dans le cas où l'idiotype est porté par le paratope. I
69
où la relation
idiotype/antiidiotype se
symétrise...
et où le
vocabulaire
traditionnel
devient inadapté
le réseau boucle,
il peut donc
régler la réponse
Immunitaire
Ces résultats suggèrent qu'une grande proportion des anticorps anti-idiotypes (Ab-2) et anti-anti-anti-idiotypes (Ab-4)
sont dirigés contre le paratope de Ab-1. Dans ce cas, bien sûr,
l'idiotype est confondu avec le paratope. Ab-2 sera l'image
interne de l'antigène et induira la synthèse d'Ab-3 identique à
Ab-1 : Voir figure 3.
Ab2-b est un anticorps anti-idiotype mimant l'épitope étranger,
c'est donc l'image interne de cet epitope.
On note ici la symétrie de la relation antigène/anticorps, telle
que si Ab2-b est antigène pour Ab-1, Ab-1 est antigène pour Ab2b. Nous soulignerons ici les limites du vocabulaire hérité des
débuts de l'immunologie, qui nous laisse deux mots désignant
deux notions asymétriques (anticorps/antigène) pour décrire
une relation symétrique. En effet dans le cas décrit par la figure
3, il n'y a plus de différence entre celui qui reconnaît et celui qui
est reconnu. Nous pourrions critiquer également la schématisation des sites de reconnaissance des anticorps qui emploie
une géométrie asymétrique de surfaces concaves et convexes,
alors que nous venons de souligner la symétrie de la relation,
mais nous n'en avons pas trouvé d'autre.
Peut-être est-ce là un exemple de résistance à la rectification
d'un savoir dont parle G. Rumelhard (17).
Si l'idiotype n'est pas confondu avec le paratope le nombre de
niveaux d'interaction est toujours de trois, dans la mesure ou
l'on trouve que Ab-1 est idiotypiquement semblable à Ab-4. Le
système est donc clos, il boucle ce qui permet d'entrevoir une
régulation possible ; Voir figure 4.
Le commentaire est le même que celui de la figure 2, si ce n'est
que nous avons ajouté le lymphocyte L/4 dont les anticorps
p2i2 ce qui limite la cascade des reconnaissances. L'antiidiotype p2i2 n'est pas image interne de l'épitope étranger d'où
son nom d'Ab-2x pour le distinguer de l'anti-idiotype image
interne Ab-2b.
3.2. Démonstration de la fonctionnalité des
interactions idiotype/anti-idiotype
• Travaux de J . Urbain
Le caractère fonctionnel de ces interactions fut démontré par J.
Urbain (16) en reprenant l'étude du phénomène d'accroissement d'affinité des anticorps au cours du temps qui s'écoule
après immunisation. Ce phénomène était expliqué jusqu'à
présent par la sélection clonale.
Lors d'un second contact avec l'antigène, en raison de la
prolifération cellulaire intervenue pendant la réponse primaire,
le nombre de lymphocytes de la "bonne spécificité" sera plus
élevé que lors du premier contact. La réponse immunitaire sera
alors plus intense et plus rapide. Lorsque la concentration de
l'antigène va décroître au cours de la réponse immunitaire, les
cellules possédant des récepteurs de plus haute affinité auront
Hi 1ieu
extérieur
Peau ou
Figure 4
Groupe p - a r a l l * ! «
EST REPRIME £•)
EST STIMULE®
RECONNAIT
Lynphocyte B ou lynphocyte T dont les
récepteurs nertbranaires exposent
un paratope et un idiotope
Milieu intérieur
Réseau idiotypique dans le cas où l'idiotype n'est pas porté par le paratope
i
71
l'anti-idiotype qui
inhibe le
lymphocyte qu'il
reconnaît...
un avantage sélectif s u r celles de "faibles affinité" et seront de
ce fait préférentiellement stimulées par les antigènes restants.
Cette compétition conduira à un accroissement de l'affinité
moyenne des anticorps.
J . Urbain en utilisant une méthode d'analyse qui permet de
mesurer l'affinité des anticorps sans les isoler, a pu étudier la
dynamique d'une réponse immunitaire de lapins immunisés
contre le virus de la mosaïque du tabac. Les premiers travaux
confirmèrent immédiatement les résultats décrits plus haut qui
avaient été obtenus par Jerne en 1956. Mais J. Urbain note que
la montée progressive de l'affinité des anticorps est toujours
suivie d'une décroissance de cette dernière à la fin d'une
réponse primaire ou de rappel.
Si la montée d'affinité était bien expliquée par la théorie de la
sélection clonale, la décroissance d'affinité ne pouvait pas en
être déduite. Cette diminution d'affinité ne peut être due qu'à
l'inaction temporaire et réversible des cellules mémoire possédant des récepteurs de haute affinité, et doit donc résulter d'un
mécanisme de rétroaction capable de distinguer les anticorps
possédant des paratopes de haute affinité. Deux catégories de
molécules seulement sont capables d'une telle discrimination ;
ce sont les antigènes et les anticorps anti -idiotypiques. Compte
tenu de l'action inhibitrice observée et des concentrations
d'antigènes utilisées, ces derniers ne seront pas retenus et J.
Urbain suggère que la baisse d'affinité observée résulte de
l'action inhibitrice des anticorps anti-idiótypiques.
Confirmation de ces résultats :
Dans l'article déjà cité (13), Jerne cite les travaux de deux
chercheurs confirmant l'action suppressive des anticorps antiidiotypes :
• Travaux de Nisonoff
Ceux-ci démontrent que l'injection à u n animal d'anticorps
anti-idiotypes élimine les lymphocytes qui possèdent des récepteurs ayant cet idiotype.
• Travaux de Herzenberg
Les lymphocytes T reconnaissant les idiotopes sur les récepteurs de lymphocytes B peuvent éliminer ces lymphocytes B. Le
réseau idiotypique concerne donc également les lymphocytes T,
comme N.K. Jerne l'avait supposé. D'autres résultats vont dans
le même sens.
On a par exemple prélevé à un animal des lymphocytes T qui proliféraient en
réponse à un antigène, et l'on a injecté ces lymphocytes à un autre animal. Puis on
a isolé les anticorps produits par ce second animal contre les idiotypes des
récepteurs des lymphocytes T et on les a injectés au premier animal. On a alors
observé qu'ils inhibaient la réponse immunitaire : il est probable que les anticorps
anti-idiotypiques déclenchent cette inhibition selon des modalités qu'il reste à
élucider.
sera appelé
régulateur
D'autres travaux ont montré que les anticorps Ab-2, non
images internes, inoculés en grande quantité induisent la
suppression des réponses immunitaires assurées par les clones dont ils reconnaissent les idiotypes.
Injectés en petite quantité, ils facilitent au contraire la prolifération de ces mêmes clones lorsque ces derniers sont mis en
présence de l'antigène qu'ils reconnaissent. A. Bona avec N.K.
Jerne proposent de les appeler les anticorps Ab-2x antiidiotypes régulateurs. (18).
L'interaction idiotype/anti-idiotype explique donc par le même
mécanisme les deux versants de la réponse immunitaire, à
savoir, l'immunisation et la tolérance. La tolérance étant obtenue lorsqu'à l'intérieur du réseau idiotypique les interactions
inhibitrices l'emportent sur les interactions stimulatrices.
Permettant d'expliquer la tolérance au "soi", ce que ne pouvaient pas faire la théorie précédente sans invoquer la destruction des clones autoréactifs*. Or des arguments expérimentaux
contredisent cette hypothèse qui suppose que l'autoréactivité
est l'exception, ne pouvant avoir lieu qu'à l'occasion d'un
contact accidentel entre l'auto-antigène et le système immunitaire. Comment expliquer alors les anticorps anti-idiotypiques
qui sont le résultat d'une autoréactivité, ou bien encore l'absence de maladie auto-immune attaquant la thyroïde lorsque
l'on trouve dans le sérum de sujets normaux adultes ou
nouveaux-nés de la thyroglobuline qui est un auto-antigène de
là thyroïde qui doit, selon l'ancienne théorie, être soustrait au
système immunitaire pour éviter toute maladie auto-immune.
3.3. Confirmation des images internes des
antigênes
Le concept d'image interne, nous l'avons vu est un concept clé
de la théorie du réseau. Mais les images internes existentelles ?
La théorie prévoit deux types d'images internes. Le premier (voir
figures 2 et 3), est constitué par l'idiotype d'un ensemble
d'anticorps reconnus par le paratope de l'ensemble des anticorps Ab-1. Ce type d'Images interne est donc distinct de
l'anticorps Ab-2 et si logiquement il doit exister, son existence
reste à notre connaissance théorique.
Il n'en est pas de même avec le second type d'image interne mis
en évidence par plusieurs types d'expériences.
Certaines consistaient à injecter à un animal une molécule
organique simple ou un glucide bactérien, qui servait d'antigène ; on séparait alors les anticorps Ab-1 produits, puis on
utilisait ces derniers pour engendrer des anticorps Ab-2. En
incubant l'anticorps Ab-1 avec l'antigène, il était souvent
possible d'empêcher la réaction ultérieure entre l'idiotype et
l'anti-idiotype : l'antigène empêchait la fixation de l'anticorps
anti-idiotype Ab-2 sur les déterminants idiotypiques portés par
les anticorps Ab-1. Il était donc logique de penser qu'ils
bloquaient le paratope des anticorps Ab-1.
73
la théorie du
réseau permet de
faire des
prévisions...
qui en étant
vérifiées...
confirment
l'existence des
images internes
Ces résultats ont permis de conclure que les déterminants
idiotypiques, ou IDIOTOPES, (l'ensemble des idiotopes formant
l'idiotype de la molécule), se situaient vraisemblablement dans
le paratope ou à proximité. Cette conclusion hypothétique avait
une conséquence verifiable à savoir : si l'anticorps Ab-2 peut
prendre la place de l'antigène sur les paratopes d'Ab-1, c'est
qu'il doit ressembler pour une partie de sa molécule à l'antigène, il en est donc l'IMAGE INTERNE.
Cette conséquence a été vérifiée par K. Sege et P. A. Paterson à
Uppsala en Suède, en 1978 (18) : ces auteurs purent montrer
que parmi des anticorps anti-idiotypes Ab-2 produits contre un
anticorps Ab-1 spécifique de l'hormone insuline, certains sont
capables de se fixer sur le récepteur de cette hormone des
cellules adipeuses. Ils miment alors les effets hormonaux de
l'insuline ; ils portent donc bien l'image interne de cette
hormone.
Cette expérience classique confirme donc bien ponctuellement
l'hypothèse des images internes. Elle a depuis été largement
reprise pour l'étude de récepteurs hormonaux.
Les images internes existent donc bien, et elles ont été mises en
évidence pratiquement chaque fois qu'on les a recherchées.
Mais à chaque fois elles correspondaient à un anticorps antiidiotype que C. A. Bona qualifie d'Ab-2J3. (18). Nous pouvons
donc dire que toutes les images internes mises en évidence à
notre connaissance sont des anticorps anti-idiotypes, mais que
tous les anticorps anti-idiotypes ne sont pas des images
internes de l'antigène, d'où la nécessité de classer ces anticorps
en Ab-la (régulateurs) et Ab-2JS (images internes).
3.4. Les manipulations du réseau immunitaire
encore des
prévisions...
Ces travaux ont pour b u t de vérifier une conséquence prévisible
de cette théorie. Si on se reporte à la figure 2 nous sommes en
mesure de prévoir, si le réseau existe, les conséquences de sa
manipulation. Manipuler le réseau revenant à l'orienter vers la
production de tel ou tel idiotype. Si cela est possible, un "simple"
dosage nous le dira et l'existence du réseau s'en trouvera
confirmée. Son rôle dans la régulation du système immunitaire
restera cependant à évaluer.
• Manipulation du réseau dans le but de créer un
vaccin anti-idiotvpiaue : exemple : le vaccin contre
l'Hépatite B
L'idée qu'un anti-idiotype porteur d'une image interne puisse
servir de vaccin contre un agent infectieux ou parasitaire a été
proposée par plusieurs chercheurs dans les années 1980, dont
A. Nisonoff et I. Roitt. Cette idée a germé à partir des résultats
des travaux sur les greffes de peau effectuées par J . Bluestone
et J. Sachs.
74
Ces auteurs, à partir du sérum d'une souris ayant reçu une greffe de peau, ont isolé
des anticorps Ab-1 dirigés contre les marqueurs du "soi" ou antigènes du CMH
(complexe Majeur d'Histocompatibilité) du greffon. Avec ces anticorps Ab-1 ils ont
fait produire des anticorps anti-idiotype Ab-2 chez d'autres espèces.
L'injection de ces anticorps Ab-2 à des souris qui n'avaient jamais été greffées,
induit chez elles une sécrétion d'anticorps capables de sefixersur les antigènes du
CMH du greffon initial.
Ils sont parvenus à immuniser des souris n'ayant jamais subi
de greffe, contre u n greffon, en leur injectant a u préalable des
anticorps Ab-2 qui étaient dirigés contre les anticorps Ab-1
spécifiques des antigènes d u greffon. Ceci peut s'expliquer dans
le cadre de la théorie du réseau en supposant que les anticorps
Ab-2 portaient l'image interne des antigènes du greffon. Ce
faisant l'injection des anticorps Ab-2 aurait déclenché la synthèse anticorps Ab-3 de spécificité semblable aux anticorps Ab1, d'où l'immunisation contre les antigènes du greffon des
souris n'ayant jamais subi de greffe.
Compte tenu de ces résultats R. Kennedy et al. ont essayé
d'obtenir des anticorps Ab-2 vaccinants dans le cas de l'Hépatite B.
Lorsque le virus de l'hépatite B (HBV) infecte des cellules
hépatiques, celles-ci synthétisent de grandes quantités de
protéines de l'enveloppe virale, or ces protéines sont très
antigéniques et contituent l'antigène de surface du HBV, ou
antigène HBs, principal constituant du vaccin actuel.
Ces auteurs ont eu la chance de vérifier que tous les anticorps
Ab-1 anti-HBs humains avaient tous le même idiotype, ce qui
simplifiait considérablement les interactions idiotypiques et les
rendait facilement manipulables.
Kennedy a donc mis en évidence que l'idiotype des Ab-1 antiHBs est un idiotype public ou récurrent.
Ceci est rassurant car si chaque individu avait eu son propre
idiotype la diversité des anticorps aurait été infinie et par
conséquent non aménageable. Nous pouvons supposer alors,
avec AM. Moulin (19) que l'idiotypie n'aurait pas suscité
l'intérêt qu'elle suscite à l'heure actuelle.
L'anticorps anti-idiotype Ab-2 avait de grandes chances de
porter l'image interne de l'antigène HBs car ce même antigène
bloque la fixation de Ab-2 sur Ab-1. Des investigations plus
précises ont montré qu'Ab-2 est du type Ab-2JS, image interne
de l'antigène HBs, capable, sans doute, du fait de son étroite
identité conformationnelle avec lui, de mimer ses propriétés
fonctionnelles et immunes en induisant la production d'anticorps anti-anti-idiotypes Ab3 reproduisant les propriétés biologiques des anticorps Ab-1 issus de l'immunisation par l'antigène HBs.
Les propriétés immunisantes des anticorps Ab-2 ont été démontrées chez la souris car ils sont à l'origine de la production
d'anticorps Ab-3 ayant les mêmes propriétés que les anticorps
75
Ab-1. Mais cela ne signifie pas forcément qu'ils aient des
propriétés vaccinales car le HBV ne provoque jamais la maladie
chez la Souris. Il a donc fallu avoir recours au Chimpanzé qui
développe une véritable hépatite au contact du HBV. Les
auteurs ont donc injecté des anticorps anti-idiotypes de Lapin
à deux chimpanzés et une préparation témoin constituée
d'immunoglobulines non spécifiques à deux autres animaux.
Ils ont ensuite exposé les quatre animaux au HBV. Les deux
témoins développèrent une hépatite, en revanche les animaux
qui avaient reçu les anticorps Ab-2 n'ont manifesté aucun signe
de la maladie.
• Manipulation d u réseau dans le but de lutter contre
le cancer
D. Herlyn et H. Koprowsky ont pu observer des améliorations
de l'état de santé de patients atteint de cancer du colon à la suite
d'injections d'anticorps monoclonaux* de souris dirigés contre
un epitope de surface des cellules cancéreuses.
Ceci peut s'interpréter en supposant que le réseau immunitaire
de ces patients a réagi aux anticorps monoclonaux Ab-1 par la
synthèse d'anticorps Ab-2J3 porteurs de l'image interne de
l'antigène tumoral, qui ont stimulé la réaction immunitaire
contre les cellules cancéreuses elles-mêmes.
Ceci a été confirmé par d'autres chercheurs qui ont obtenu chez
des animaux de laboratoire de tels anticorps Ab-2ß. Injectés à
d'autres animaux ils ont suscité la production d'anticorps
Ab-3 identiques quant à leur idiotype et leur paratope à
l'anticorps monoclonal Ab-1 avait induit la production d'anticorps Ab-2ß et capable de se fixer sur l'antigène tumoral.
• Manipulation du réseau dans le but de créer un
modèle expérimental animal d'une maladie autoimmune
Cette maladie est la myasthénie qui résulte d'une attaque autoimmunitaire du récepteur à l'acétylcholine au niveau de la
plaque motrice. Ce récepteur est une protéine de la membrane
musculaire sur laquelle se fixe l'acétylcholine au cours de la
transmission synaptique du message nerveux moteur au muscle.
Afin d'en découvrir le déterminisme, B. Erlanger et al. ont fait
produire par des lapins des anticorps dirigés contre un ligand
du récepteur de l'acétylcholine ; puis ils ont injecté ces anticorps à d'autres lapins afin de leur faire produire des anticorps
anti-idiotypes. Les anticorps anti-idiotypes obtenus paraissent
porter l'image d'une partie essentielle du ligand : ils se lient en
effet au récepteur de l'acétylcholine du lapin et, lors de cette
fixation, provoquent chez les animaux les signes de la myasthénie.
qui seront toutes
vérifiées
Nous voyons donc que les confirmations expérimentales des
hypothèses de N.K. Jerne sont nombreuses, la liste qui en a été
dressée n'étant pas exhaustive. Insistons sur les résultats des
immunisations anti-idiotypiques qui ont permis d'établir la
76
pertinence physiologique des notions d'image interne et d'antigène de substitution et par là même la pertinence physiologique de l'hypothèse du réseau idiotypique. Cette pertinence
ouvrant des champs d'applications thérapeutiques très vastes
mais loin d'être encore totalement défrichés. Ils ne faut pas
cacher que l'utilisation médicale des anticorps Ab-2£ pose
encore des problèmes importants d'effets secondaires néfastes
mal maîtrisés. (16).
4. LES APPORTS DE CETTE NOUVELLE THEORIE
4.1. Remise en cause des concepts existants
La théorie du réseau est donc maintenant largement acceptée
par les immunologistes. Longtemps méconnue, à cause de sa
difficulté expérimentale et de son vocabulaire si particulier, elle
prend une place notable dans la réflexion sur la physiologie du
système immunitaire, même si l'importance de cette place reste
encore controversée.
• Nécessité d'une rupture
un vocabulaire
gênant mais
pédagogique ..
qui n'a plus lieu
d'être dans la
théorie du réseau
Parmi les non immunologistes cette théorie ne rencontre pour
l'instant que peu d'écho, sans doute parce qu'elle prend à
contre-pied toutes les représentations militaro-guerrières de
la réponse immunitaire (17). Ce vocabulaire particulier (défense, surveillance, envahisseurs, étrangers, lutte, rejet etc..)
est un héritage du temps où l'on cantonnait la réponse immunitaire dans un rôle de rejet. C'est la période pasteurienne de
l'immunologie :
- rejet limité pendant longtemps au champ microbiologique,
sans doute à cause de son côté pratique d'élimination des
bactéries pathogènes.
- notion de rejet associée à celle de défense qui a été extrêmement renforcée par le succès de la vaccination et de la sérothérapie.
Il a fallu attendre le début du siècle pour que les expériences
d'immunisation anti-organes, la découverte de l'anaphylaxie,
la naissance de l'immunohématologie montrent que la réponse
immunitaire existe en dehors du domaine microbiologique. La
naissance et l'essor de l'immunité de transplantation ainsi que
la découverte des maladies auto-immunes l'en libère totalement. Mais par la même occasion l'immunité de transplantation semble confirmer que la réponse immunitaire consiste
uniquement en une réaction de rejet des structures étrangères.
Dans le même ordre d'idée, l'immunité anti-cancéreuse, l'étude
des maladies auto-immunes, associées à l'immunité de transplantation ont permis de construire le concept de surveillance
immunitaire, qui bien qu'étant récent (1975) ne se heurte pas
au vieil obstacle de défense. En effet tout le vocabulaire guerrier
y fonctionne encore, vocabulaire qui n'a plus cours dans la
77
théorie du réseau idiotypique qui apparaît alors comme une
rupture.
• Un nouveau paradigme
dans le réseau,
reconnaissance
ne signifie plus
systématiquement
destruction pour
ce qui est
reconnu
une nouvelle
façon de
concevoir
l'identité de
l'organisme
La rupture est encore présente lorsque nous nous rendons
compte que cette théorie nous fait abandonner un paradigme,
qualifié de "procaryotique" par J. Urbain (15), où le système
immunitaire était représenté par une myriade de petits soussytèmes immunitaires (clones lymphocytaires et cellules régulatrices associées) indépendants dont les récepteurs après la
"purge" des clones interdits ne pouvaient plus reconnaître que
les antigènes du non-soi, pour un nouveau paradigme "eucaryotique" où chaque lymphocyte communique avec d'autres
lymphocytes, quel que soit son clone et où la reconnaissance
du soi est la règle, alors que dans l'ancien paradigme l'autoréactivité était décrite seulement comme une exception et un
dérèglement du système immunitaire.
En tout état de cause, à la dynamique simple de la coopération
cellulaire, destinée à la mise en place d'une réponse spécifique
adaptée, s'ajoute l'établissement d'un réseau où circulent les
informations de reconnaissance interne au soi et leurs conséquences.
Le nouveau paradigme, nous le voyons, ne rejette pas totalement l'ancien, il conserve la sélection clonale en l'englobant
dans un ensemble conceptuel plus vaste couvrant un champ
d'application élargi.
Nous pouvons dire alors avec C. A. Bona (18) que la théorie du
réseau idiotypique est la théorie véritablement unificatrice
de l'immunologie.
De plus la distinction "soi"/"non-soi", une des bases du paradigme antérieur, devient beaucoup plus! difficile à affirmer car,
certains, sinon la majorité des composants du réseau sont en
équilibre avec les composants du "soi", qu'il s'agisse de la
capacité de répondre, éventuellement contre lui, en cas de levée
de la suppression spécifique ou qu'il s'agisse de la capacité de
présenter des images internes identiques à certaines fractions
des composants du "soi". L'univers des idiotypes assure alors
la continuité entre le soi et le non-soi, dans la mesure où nous
allons y trouver l'ensemble des images internes des epitopes
étrangers mais également l'ensemble des images internes des
epitopes du "soi" ! Dans ce cas, si l'observateur extérieur
continue à faire la distinction entre le "soi" et le "non-soi", le
système immunitaire lui, ne la fera pas. La distinction fondamentale qu'opère le réseau idiotypique se situe entre ce qui peut
et ce qui ne peut pas interagir avec le réseau. C'est parce que le
système immunitaire répond constamment à des stimuli en
provenance de lui-même qu'il peut déterminer sa propre identité. (20). Ceci est une première indication du rôle éventuel des
composants du système immunitaire comme signaux potentiels en dehors de leur "fonction" immunologique propre.
Finalement le caractère unificateur de la théorie d u réseau
s'exprime par sa capacité d'expliquer avec les mêmes concepts
78
les différentes catégories du fonctionnement du système
immunitaire (immunisation, tolérance, régulation), y compris
ses dérèglements. C'est ainsi que l'on attribuera de nos jours la
myasthénie, certains diabètes et d'autres maladies auto-immunes à la production d'anticorps "auto-immuns" contre diverse molécules du soi (récepteur qui retentirait ensuite sur
l'expression de clones autoréactifs, via l'équilibre des composants du réseau, plutôt que par la levée directe de la suppression de la reconnaissance de ce composant du soi (14).
Avec le réseau idiotyplque et les images internes, l'immunologie
entre dans l'ère du traitement de l'information en réseau.
4.2. Recherches d'isomorphisme entre systèmes
analogues
où le concept de
réseau va
permettre
d'expliquer les
relations entre les
émotions et
l'immunité
N.K. Jerne (13) fait remarquer que sa théorie du réseau permet
de mettre en évidence des ressemblances étonnantes entre le
système immunitaire et le système nerveux.
Le système immunitaire considéré comme un réseau fonctionnel exprimant un comportement propre principalement suppresseur, mais ouvert aux stimulations externes, se démarque,
comme le système nerveux, de tous les autres organes de notre
corps par son aptitude à répondre de façon adéquate à une
énorme variété de signaux.
Les deux systèmes montrent des dualismes. Les cellules des
deux systèmes peuvent aussi bien recevoir qu'émettre des
signaux. Dans les deux systèmes les signaux peuvent être
excitateurs ou inhibiteurs.
Les deux systèmes pénètrent la plupart des tissus de notre
corps, mais ils semblent être maintenus à l'écart l'un de l'autre
par la barrière hématoméningée. (5 lymphocytes par mm3 dans
le liquide céphalorachidien contre 5 à 10 000 par mm3 de
plasma).
Le système nerveux est un réseau fixe de neurones dans lequel
les axones et les dendrites d'une cellule nerveuse forment des
synapses avec des jeux d'autres cellules nerveuses. Dans le
corps humain il y a environ 10 lymphocytes contre 10 neurones. Les lymphocytes sont donc 100 fois plus nombreux que les
neurones. Ils n'ont pas besoin de connexions par des fibres afin
de former un réseau. Les lymphocytes pouvant se déplacer
librement, ils peuvent avoir des interactions soit par rencontres
directes soit par l'intermédiaire des molécules d'anticorps qu'ils
libèrent (Voir figure 5).
Pour les deux systèmes, la modulation de leur réseau par des
signaux qui leur sont étrangers induit la production de médiateurs modulateurs internes au système. Pour le système nerveux on parle d'interleukines. On sait depuis peu que les
lymphocytes sont sensibles à nombre de neuropeptides et que
les neurones sont sensibles aux interleukines.
79
Figure 5
Image
•ß:
interne
D
MECANISME DE L'INHIBITION
PAR L'ENKEPHALINE
RESEAU
NERUEUX
Quoi qu'il en soit la modulation des deux réseaux par des
signaux étrangers représente leur adaptation au monde extérieur. Les empreintes les plus précoces laissant les traces les
plus profondes. Les deux systèmes apprennent donc par expérience et construisent une mémoire qui est soutenue par le
renforcement et qui est déposée dans les modifications persistantes du réseau, lesquelles ne peuvent pas être transmises à
notre descendance.
Jacques DEWAELE
Lycée J e a n Zay
Aulnay s/Bois
80
GLOSSAIRE
Allotope . Déterminant antigénique ou epitope qui se situe sur la partie constante de la
molécule anticorps. Voir allotype.
Allotype . Ensemble des allotopes d'une molécule anticorps.L'allotypie représente le
polymorphisme allélique des anticorps à l'intérieur de l'espèce. Tous les anticorps d'un individu ont le même allotype qui peut être différent de celui d'un autre
individu.
Anticorps. Glycoprotéine plasmatique de la famille des globulines (immunoglobuline).
Possède dans la partie variable de sa molécule un paratope qui est l'endroit ou se
fixe plus ou moins spécifiquement l'épitope. La reconnaissance n'est donc pas
strictement spécifique car en réponse à un epitope donné, le système immunitaire
répond par la synthèse de plusieurs familles d'anticorps hétérogènes d'affinité
variable pour cet epitope.
Anticorps monoclonal. Produit de la biotechnologie, il a la particularité d'être homogène,
donc d'avoir une seule spécificité car obtenu à partir d'un seul clone de
lymphocytes.
Antigène . Toute molécule, cellule, bactérie, virus capable de fixer des anticorps. Ce terme,
trop vague et mal construit, devrait tomber en désuétude car un antigène est en
fait une mosaïque de déterminants antigéniques.
Auto-épitope . Molécule ou partie de molécule du "soi" capable de fixer un anticorps.
Clone autoréactif insemble de lymphocytes issu par mitose d'un seul lymphocyte capable
de reconnaître un auto-épitope.
Déterminant antigénique . Voir epitope.
Epitope . Déterminant antigénique simple. Il s'agit de la partie de l'antigène qui se
combine avec le paratope de l'anticorps. Les epitopes de la molécules anticorps
ont reçu des noms spécifiques : Isotopes, Allotopes, Idiotopes, et dans le cas de
la figure 3 qui est un cas limite, Paratopes.
Idiotope . Epitope situé sur la partie variable de la molécule anticorps.
Idiotype . Ensemble des idiotopes d'une molécule anticorps. L'idiotypie représente la
variabilité majeure des anticorps puisqu' elle renvoie à la variabilité du paratope,
lui-même situé sur la partie variable de la molécule.
Immunisation . Un premier type de la réponse immunitaire, visant à détruire l'épitope à
l'origine de cette immunisation.
Isotope
. Epitope situé sur la partie constante de la molécule anticorps différent d'un
allotope.
Isotype
. Ensemble des isotopes d'une molécule anticorps. L'isotypie est la variabilité des
anticorps à l'intérieur de l'espèce. Chez l'Homme, par exemple, il existe chez tous
les individus de l'espèce cinq isotypes ou classes d'anticorps.
81
Lymphocyte . Cellule immunocompétente possédant à la surface de sa membrane des
glycoprotéines exprimant des paratopes et des idiotopes. Elle est impliquée pour
cette raison dans le réseau idiotypique. D existe deux souches de lymphocytes les
B et les T
Paratope . Zone de la partie variable de la molécule anticorps qui reconnaît avec plus ou
moins d'affinité l'épitope. Le paratope peut parfois être confondu avec l'idiotype.
Plasmocyte . Lymphocyte B ayant atteint la phase finale de sa différenciation : la
production d'anticorps.
Immunogène . Se dit d'un epitope capable de déclencher une réponse immunitaire. Peut
s'employer comme nom commun. Tous les epitopes ne sont pas immunogènes
mais tous les immunogènes sont des epitopes.
Tolérance. Un second type de la réponse immunitaire symétrique de l'immunisation, qui
vise à faire accepter par l'organisme l'épitope ayant déclenché cette tolérance.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Seuil. Coll. Science ouverte. 1987.
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Paris. 1968. p. 206.
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mot". Bull. APBG N° 1 -1989 p. 146 -159.
(5) CANGUILHEM Georges. "La formation du concept de régulation biologique au
18e et 19e siècles" in Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie.
Paris. Vrin. 1977 p. 81-99.
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1927.
(8) KAUFFMAN S. "Behaviour of randomly constructed genetics nets" in Towards a
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Fév. 1988.
82
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Nov. 1988.
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the concept of clonal selection". Austral. Jour. Sei, 20,3,67.
(12) GOHAU Gabriel. "Le soi et le non-soi". in Aster n°10,1990 p. 47-56.
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Inst. Pasteur 125 C, 374,1974.
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lettres p. 45-98.1986.
(15) URBAIN J. "Le réseau immunitaire". La recherche n°126, p. 1056 - 1066, Oct.
1981
(16) KENNEDY R. et al. "Anti-idiotypes et immunité". Pour la Science n° 107, p. 52 63, sept. 1986
(17) RUMELHARD Guy. "Le concept de système immunitaire" in Aster n° 10,1990
p. 9-26
(18) BONA C. "Les vaccins du futur". La recherche n° 188, p. 672 - 682, Mai 1987.
(19) MOULIN Anne Marie. "L'idée de système immunitaire". Arch Intern Physio.
Vaillant Camanne. Liège 1986.
(20) VAREL A J. Francisco. "Clôture opérationnelle et transformation structurelle", in
Autonomie et connaissance. Seuil. Paris, p. 112 -142. 1979.
L'ETRANGE INDIVIDUALITE DE L'ETRE
Anne-Marie Drouin
L'un, l'identique, le même et l'autre, l'étranger, la tolérance et le rejet, tous ces mots
qui font partie du vocabulaire de l'immunologie véhiculent des questions anciennes et dont les implications vont au-delà de la science. On trouvera dans le texte
qui suit, sous forme d'invitation à un parcours philosophique, une analyse de
quelques métaphores et de leurs effets sur la pensée.
des métaphores
pour penser
Les sciences sont pleines de métaphores. A côté ou autour des
efforts de formalisation, il existe souvent un vocabulaire imagé,
qui apparaît au moins comme vestige des premières images
pour penser [1) .
A lui seul le terme d'immunologie évoque l'idée de préservation,
de protection, et d'exclusion, mais le vocabulaire de l'immunologie regroupe toute une série de termes dont les connotations
idéologiques ne peuvent laisser indifférent(2). Toutefois il serait
assez vain de faire un procès idéologique aux scientifiques qui
o n t élaboré ce vocabulaire, mais peut-on pour autant ne pas
s'interroger sur son sens. L'immunologie, plus semble-t-il que
d'autres domaines de la biologie, est au coeur de problèmes qui
ont été posés dans d'autres domaines par toute une tradition
philosophique, et qui resurgissent constamment à travers
nombre de conflits politiques, idéologiques ou éthiques. Il
semble bien que l'immunologie soit un exemple privilégié où
l'on peut percevoir du philosophique dans la science.
(1 ) cf. Bruno LATOUR. "Les vues de l'esprit. Une introduction à l'anthropologie des sciences et des techniques", Cult vare technique, 1985,n° 14,
CRTC, pp. 5-29 ;
et cf. Jean MOLINO. "Métaphores, modèles et analogies dans les
sciences". Langages, n° 54, Juin 1979.
Voir aussi Judith E.SCHLANGER. Les métaphores de l'organisme^
Paris, Vrin, 1971. Notamment le chapitre 1, "Métaphore et conceptualisation" (pp. 10-30), où l'auteur souligne la fonction productrice de sens
des métaphores (p. 18).
(2) Immunologie est un terme qui n'existait pas du temps de Littré. On n'y
trouve que "immunité", dont l'un des sens est le sens médical : "Préservation, exemption de maladie. La vaccine procure, dans la plupart des
cas l'immunité contre la variole." L'étymologie est à chercher dans le
latin "immunis", exempt de, (de "in" négatif, et "munus", service). Le
Larousse étymologique traduit "munus" par "charge", et indique l'apparition de "immunisation" en 1897, et de "immuniser" dans le Larousse
de 1807, avec pour définition : "donner l'immunité, en biologie". Quant
au mot "immunologie", sa première apparition est datée de 1938.
ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP, 29, rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.
84
1. LES MOTS NE SONT-ILS g U E DES MOTS ?
l'organisme
comme unité
menacée
le vocabulaire du
conflit...
... et ses divers
champs
conceptuels
Si l'on parcourt les pages portant sur l'immunologie dans u n
manuel de biologie de Terminale D (coll. Tavernier, Bordas,
1983), on peut percevoir la difficulté à parler de ce qui est
désigné par "unité et intégrité de l'organisme".
Les remarques préliminaires (p. 348) insistent sur la solidarité
des éléments constitutifs d'un organisme. Par exemple, la
photo d'une cellule musculaire réalisée au microscope électronique à balayage reçoit ce commentaire : "Une cellule telle que
cette cellule musculaire n'est pas isolée : irriguée, innervée, elle
peut ainsi répondre à tout instant à une sollicitation". Un peu
plus bas et de façon plus générale, il est précisé qu'un "animai
n'est pas une collection de cellules juxtaposées", que "le système
nerveux et le système hormonal se complètent' et qu'" ils collaborent ensemble au maintien de l'unité de l'organisme". Or cette
unité de l'organisme est d'emblée définie en termes conflictuels : "Le milieu intérieur a en outre pour fonction de préserver
l'intégrité de l'organisme constamment soumis à de multiples
agressions".
Il y a ainsi une tension entre la nécessaire communication et la
non moins nécessaire préservation d'une unité précaire. Dans
l'ensemble du chapitre, on peut recenser quelques formules et
toute une série de mots, qui, sortis de leur contexte, évoqueraient tout autre chose que la biologie. Il est question d'"intégrité
constammentmenacée", d'" agression" (microbienne), de "moyens
de défense", de "surface de protection", de tolérance (les "antigènes tolérés"), d'"élimination de la substance
étrangère",
d'"élimination ou neutralisation du corps étranger"; il y a des
"cellules cibles à éliminef ; certaines substances ont pour
fonction de "mobiliser et attirer les macrophages" ; il est question
de "cellules devenues "étrangères" livrées aux attaques du
système immunitaire" qui "les détruit', mais "il arrive qu'elles
résistent', etc.
Toutes ces expressions sont connues, on sait qu'elles sont
métaphoriques, mais leur accumulation contribue à en faire
une source d'interrogations. A quelle obsession de l'étranger
répond ce besoin de définir l'organisme comme un lieu de
résistance ? A quelle recherche du soi correspond cette hantise
de l'agression ? Les mots pour le dire s'ouvrent vers d'autres
espaces que la biologie, parce qu'avec les mêmes mots des
hommes se battent pour préserver leur intégrité, leur identité
culturelle, leurs valeurs. Avec les mêmes mots d'autres sont à
la recherche de leur propre équilibre mental ou affectif. Avec les
mêmes mots enfin l'angoisse métaphysique recherche le soi
hors de soi-même.
Ainsi l'immunologie évoque sous un mode scientifique les
antiques problèmes : l'un et le multiple ; le même et l'autre ; le
soi et le non-soi. Retrouver comment la philosophie posait ces
questions est une entreprise pleine d'aléas, mais néanmoins
85
les antiques
problèmes et leur
actualité
désirable pour qui aime à voir dans le jeu des mots et des
concepts plus qu'un simple moyen de communication.
Que l'un des chapitres du programme de biologie s'intitule
"Unité et intégrité de l'organisme" nous invite à prendre pour
point de départ les termes impliqués dans cette expression.
2 . À LA RECHERCHE DE L'INTROUVABLE UNITÉ
l'un.
... et son
indétermination
L'unité est le caractère de ce qui est "un". Mais qu'est-ce que
l'un ? Cette question est l'une des plus anciennes de l'histoire
de la philosophie. C'est la question que pose Parmenide dans le
dialogue qui porte son nom et où Platon le met en scène en
compagnie dujeune Socrate et d'autres interlocuteurs, dont u n
jeune Aristote, qui est u n homonyme du célèbre philosophe (3) .
En prenant l'Un dans son sens absolu (comme s'il était un être
en lui-même), Parmenide le décrit comme échappant à toute
détermination. L'une des étapes du raisonnement consiste à
montrer que l'Un non seulement se distingue du multiple, mais
ne peut avoir de parties et donc ne peut être considéré comme
un tout, puisqu'un tout par définition est composé de parties.
Et le fait qu'il n'ait pas de parties implique aussi qu'il est illimité.
Bref, toutes les déterminations que l'on cherche à lui attribuer
aboutissent à des contradictions, et si, pour sortir des contradictions, on suppose que l'Un n'existe pas, d'autres contradictions surgissent. L'une des étapes du dialogue avec le jeune
Aristote peut donner une idée de la méthode suivie :
- Parmenide : S'il est un, n'est-il pas vrai que l'Un ne saurait être
plusieurs ?
- Aristote : Comment le pourrait-il ?
- P : Une saurait donc avoir de parties et ne peut être un tout
- A : Pourquoi donc ?
- P : La partie est partie d'un tout.
-A : Assurément.
- P :Etle tout, n'est-ce pas ce à quoi aucune partie ne manque ?
-A : Absolument.
- P : Des deuxfaçons donc l'Un serait composé, soit qu'on le dise
un tout, soit qu'on hit donne des parties.
- A : Nécessairement.
- P : Donc de ces deuxfaçons l'Un seraitplusieurs et nonplus un.
(...)
- P :Si donc il n'a point départies, il n'aura ni commencement ni
fin, ni milieu : car de telles distinctions lui feraient des
parties.
- A : C'est juste.
(3) Parmenide est un philosophe présocratique (Ve siècle av. JC) qui a
développé toute une philosophie de l'Etre, dont il nous reste quelques
fragments. Platon l'a mis en scène dans un de ses dialogues qui porte son
nom.
Les passages cités (138c à 139c) sont tirés de la traduction Diès, Paris,
Les Belles Lettres, 1965.
86
divers points de
vue sur l'un
- P : Or dire fin ou commencement, c'est dire limite.
-A : Naturellement.
- P : Illimité donc sera l'Un, du moment qu'il n'aura ni commencement ni fin...
Si l'on veut prendre à la lettre l'idée d'unité, le raisonnement de
Parmenide est imparable. On ne peut rien dire de l'Un et on
reste muet. Mais si l'on ne prend plus l'unité dans son sens
absolu, mais comme qualité, comme caractéristique de quelque
chose, on peut tenter de le définir.
Le Vocabulaire philosophique de Lalande (4) ne fait d'ailleurs
pas allusion à Parmenide et tente plutôt de définir l'un de
plusieurs points de vue ; on peut le prendre a u sens quantitatif :
"un" "se dû de l'individu en tant qu'on le considère comme faisant
partie d'une multiplicité" ; on peut le prendre au sens qualitatif :
"un" "se dit d'un être qui n'a point de parties, qui ne peut être
divisé" ; mais il se dit encore "d'un être en qui l'onpeut distinguer
des parties mais quiforme un tout organique et qui ne saurait être
divisé sans perdre ce qui le constitue essentiellement".
De telles définitions font entrevoir que parler d'unité c'est se
référer implicitement à la notion d'"individu", ce qui fait rebondir la question sur ce nouveau concept.
3 . OÙ EST L'INDIVIDU INTÈGRE ?
l'individu peut se
concevoir en des
niveaux de
réalités multiples
C'est bien d'"individus" en effet que l'on parle en biologie. Mais
ces individus peuvent être compris à divers niveaux de réalité.
L'organisme dans son ensemble est l'individu, en tant que
totalité formant une unité. L'organe est aussi un individu, en
rapport avec d'autres organes. La cellule est à son tour un
individu, traversé et formé de substances qui en définissent et
en modifient le comportement. Or à chaque niveau, une des
caractéristiques de l'individu est d'être en relation avec d'autres, ou avec autre chose. Les frontières de l'individu sont
poreuses, mais elles sont. Même si l'individu s'ouvre sur
l"'autre", même si son niveau de réalité (cellule, organe, organisme) est variable, T'unite" le caractérise et mérite réflexion.
3.1. L'unité indivisible
l'un ne se divise
pas
L'unité de l'individu c'est d'abord l'unité d'un "indivisible"
comme le suggère l'étymologie, ou l'unité d'un être qui ne
pourrait être divisé sans perdre son intégrité. Et si l'on songe
que l'"intégrité" elle-même vient du latin "integer" qui signifie
"entier", l'individu nous apparaît vraiment comme ce qui ne se
divise pas et demeure entier pour pouvoir subsister. Mais quel
est le statut de cet "entier", quel est son principe unificateur ?
(4) André LALANDE. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris. P.U.F. 12e édition 1976 (le édition 1926). Ce dictionnaire
est la référence qui fait autorité en philosophie.
87
une âme
d'homme dans un
corps de
pourceau
le doigt peut-il
avoir une âme ?
l'appel au
fantastique
comme détour
théorique
l'individu et la
métaphysique
S'interrogeant sur "ce que c'est qu'identité ou diversité", Leibniz,
dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain (5 \ aborde
cette question d'une façon amusante : Leibniz se plaît à
imaginer ce que deviendrait l'âme d'un homme si elle tombait
dans un corps de pourceau. Serait-elle encore le même homme
sous une autre apparence ? Si l'âme n'avait pas souvenance de
savie d'homme la réponse serait négative. Par contre, si elle en
avait souvenance, on pourrait considérer que l'âme associée à
un corps de pourceau est bien le même individu que l'homme
qui en était auparavant habité. Mais précise-t-il, ce ne serait
pourtant pas un homme, car un homme est composé d'une âme
et d'un corps d'homme...
Ainsi ce qui constitue l'unité du moi, le principe unificateur de
l'individu, ce n'est pas le corps dans sa matérialité - car il est
dans un flux continuel - mais l'âme, car c'est elle qui assure une
continuité par l'intermédiaire de la mémoire. C'est pourquoi
Leibniz fait dire à Théophile, qui est son porte-parole dans les
Nouveaux essais :
"...je ne voudrais point avancer que mon doigt est une partie
de moi ; mais il est vrai qu'il appartient et qu'il fait partie de
mon corps."
Et si l'on devait imaginer que le doigt lui-même contient une
âme, il serait un autre individu :
"Aussi l'âme qui serait dans le doigt n'appartiendraü-elle
point à ce corps."
Il est frappant de voir que pour penser certaines questions
difficiles comme celle de l'individu et son intégrité, la philosophie peut faire appel a u fantastique : transfert d'une âme
humaine dans un corps d'animal, multiplication des âmes
dans un même corps. On ne peut s'empêcher d'évoquer sur le
même thème les histoires de greffes de cerveau, le mythe de
Frankestein et autres fictions de cauchemar...Penser l'individu
c'est en quelque sorte penser l'impensable.
Et en pointant la mémoire comme principe unificateur, en la
désignant comme "principe de vie subsistant', ou "monade",
Leibniz donne une solution qui souligne à quel point la notion
d'individu peut faire l'objet d'un questionnement métaphysique. La notion d'individu fait surgir celle de "monade", ou de
substance, c'est-à-dire "ce qui se tient dessous les apparences",
ce qui assure la continuité au-delà des changements.
Et en prolongement de ceci l'individu est aussi celui qui, en tant
qu'élément d'un ensemble, est unique, identique à soi-même,
distinct des autres individus.
(5) LEIBNIZ. Nouveaux Essais sur l'entendement humain. IL ch. XXVII.
1. Ecrit autour des années 1700, comme discussion critique de la
philosophie de Locke, ce texte est publié pour la première fois en 1765,
près de cinquante ans après la mort de Leibniz. La version utilisée ici est
celle de l'édition Garnier-Flammarion, Paris 1966.
88
3.2. L'identité à soi-même
des feuilles
dissemblables
un principe
interne de
distinction des
individus
Dans le même chapitre Leibniz évoque un autre aspect de
l'individu, lié au précédent : celui qui fait de l'individu un être
unique. Leibniz rapporte une anecdote demeurée célèbre, qui
met en scène son amie et protectrice, l'électrice Sophie de
Hanovre :
"Je me souviens qu'une grande princesse, qui est d'un esprit
sublime, dit un jour en se promenant dans sonjardin qu'elle
ne croyait pas qu'il y avait deuxjeutlles parfaitement semblables. Ungentilhomme d'esprit, quiétait de la promenade, crut
qu'il seraü facile d'en trouver : mais quoiqu'il en cherchât
beaucoup, il fut convaincu par ses yeux qu'on pouvait toujours y remarquer de la différence. On voit par ces considérations, négligées jusqu'ici, combien dans la philosophie on
s'est éloigné des notions les plus naturelles, et combien on a
été éloigné des grands principes de la vraie métaphysique"
(p. 197).
Cette vraie métaphysique, Leibniz en posait les jalons quelques
lignes plus haut en ces termes :
"Quoiqu'il y ait plusieurs choses de même espèce, il est
pourtant vrai qu'il n'y en a jamais de parfaitement semblables : ainsi quoique le temps et le lieu, c'est-à-dire le rapport
au dehors, nous servent à distinguer les choses que nous ne
distinguons pas bien par elles-mêmes, les choses ne laissent
pas d'être distinguables en sol" (p. 196).
Ainsi, le fait que deux objets n'occupent pas le même espace en
un même temps ne suffirait pas à ce qu'ils soient distincts. Il y
a un principe interne de distinction, ou d'"individuation" (selon
la terminologie des scolastiques que Leibniz reprend ici à son
compte) :
"Si deux individus étaient parfaitement semblables et égaux
et en un mot indistinguables par eux-mêmes, il n'y aurait
point de principe d'individuation ; et même, j'ose dire qu'il n'y
aurait point de distinction individuelle ou de différents individus à cette condition. '\p. 197).
Le principe d'individuation est un des piliers du système
métaphysique de Leibniz. Il permet de comprendre la diversité
des individus au sein d'une même espèce, la multiplicité dans
l'unité. Là encore la solution est métaphysique. Ce qui rend
l'individu identique à soi-même est aussi ce qui le distingue de
l'autre. "Deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables" (p. 41). La métaphysique de l'individu nous
oriente inévitablement vers la métaphysique de l'autre.
4 . LE MÊME E T L'AUTRE
4.1. On est toujours l'autre de quelqu'un
Si l'individu peut se définir par ce qui le distingue de l'autre, on
retrouve une idée évoquée plus haut : l'autre n'est autre qu'à
89
l'autre comme
concept relatif
l'autre devient le
même et le
même devient
l'autre
une certaine échelle et d'un certain point de vue. Si je me pose
en tant qu'être humain, tous les êtres humains sont mes
semblables, et l'autre est l'animal ou l'ange. Si je me pose en
tant que français, l'autre est le non français. Si je me pose en
tant qu'être féminin, l'autre est l'être masculin. Si je me pose en
tant qu'organisme vivant, l'autre est le milieu dans lequel
j'évolue et avec qui j'entre en rapport constant. Mais mon corps
lui-même peut être conçu comme un milieu intérieur, au sein
duquel des individus-organes ou des individus-cellules auront
leurs propres autres. Là encore, l'altérité fluctue en fonction de
son rapport à l'individu :
- Ce qui est autre peut devenir le même : une substance
étrangère assimilée par l'organisme devient cet organisme. Si
Pierre mange des carottes, les carottes deviennent Pierre, si
un lapin mange des carottes, les carottes deviennent du
lapin, et plus précisément, au sein d'un même organisme,
une partie devient du tissu osseux, une autre du tissu
musculaire...
- Inversement, la cellule cancéreuse devient une substance
étrangère et menaçante pour l'organisme auquel elle appartenait.
Autrement dit, il n'y a pas d'existence substantielle de l'autre,
et la notion d'autre ne peut qu'exprimer un rapport. Or sans ce
rapport il n'y aurait pas de soi.
4.2. La négation de l'autre constitutive du soi
la société et
l'exclusion
une métaphore
inversée
Cette vision de l'autre comme ce à quoi je m'oppose pour me
constituer comme moi, est analysée par Michel de Certeau
comme une des composantes du phénomène d'intolérance
dans les groupes sociaux :
"Une société se définit par ce qu'elle exclut. Elle se constitue
en se différenciant. Former un groupe, c'est créer des étrangers. A. y a là une structure bipolaire essentielle à toute
société : elle pose un "dehors" pour qu'existe un "entre nous" ;
des frontières pour que se dessine un pays intérieur ; des
"autres" pour qu'un "nous" prenne corps.
Cette loi est aussi un principe d'élimination et d'intolérance.
Elle porte à dominer au nomd'une vérité définie par le groupe.
Pour se défendre de l'étranger, on l'absorbe, ou on l'isole"{6).
Dans ces quelques lignes de Michel de Certeau l'analyse de
l'exclusion sociale inverse la métaphore biologique : ce n'est
plus l'immunologie qui intègre un vocabulaire sociologique,
mais la sociologie qui a recours au vocabulaire de l'immunologie : les mots "éliminer" et "intolérance" évoquent un mécanisme naturel, et l'"absorption" ou l'"isolation" apparaissent
comme des réactions de défense quasi-organiques.
(6) Michel de CERTEAU. "L'étranger". Etudes, mars 1969.
90
A la limite le rapport conflictuel, loin d'être accidentel et
provisoire, n'est que la traduction d'une unité en constant
déséquilibre, celle du soi, qui ici est un "nous", mais qui
pourrait aussi être un "moi". A moins qu'elle ne soit plutôt
interprétée comme le premier moment d'un développement
plus vaste, qui devrait aboutir à la reconnaissance de l'autre en
tant qu'autre.
4.3. La reconnaissance de l'autre, constitutive de
soi
la dialectique du
maître et de
l'esclave
reconnaître
l'autre comme
conscience de soi
La dynamique conflictuelle dont il est ici question ne va pas
sans rappeler le destin de la conscience de soi tel qu'il est décrit
dans la philosophie de Hegel. Dans ce qui est désigné sous le
nom de "dialectique du maître et de l'esclave" la négation de
l'autre n'est que le premier moment de la conscience de soi.
Le maître et l'esclave sont des figures emblématiques de deux
consciences, l'une dominante, l'autre dominée pour avoir préféré la vie et la soumission, à la liberté.
Tant que le maître considère l'esclave comme l'instrument de sa
satisfaction, et que l'esclave ne peut reconnaître le maître que
par impuissance, l'autre n'est conçu que comme négation de
soi. Le maître se constitue comme maître et l'esclave comme
esclave.
Or l'esclave est celui qui travaille pour la satisfaction du
maître, ce qui signifie qu'il est en contact avec la matière qu'il
façonne, et que le maître dépend de lui pour sa satisfaction. Le
maître éprouve en cela une certaine servitude et l'esclave
acquiert une forme de maîtrise. L'esclave est alors capable de
prendre conscience de sa propre volonté, et le maître de
reconnaître en l'esclave autre chose qu'un instrument. Les
deux consciences, celle du maître et celle de l'esclave, vont alors
devenir des consciences de soi, chacune reconnaissant l'autre
comme conscience de soi.
L'intérêt de cette perspective est de souligner que la conscience
de soi est une tension entre la reconnaissance de l'autre, à la
fois comme l'"autre", et à la fois comme "le même" que soi. Hegel
dit:
"Je sais que d'autres ont de moi un savoir qui est un savoir
d'eux-mêmes" {7).
Prendre conscience de soi est alors prendre conscience que
d'autres consciences de soi existent. C'est prendre conscience
que quelque chose de soi ressemble à l'autre, mais que l'autre
reste radicalement extérieur au soi, qu'il est l'étranger.
(7) HEGEL. Propédeutique philosophique. Trad. Maurice de Gandillac.
Paris. Gonthier. Bibliothèque Médiations. 1963, p. 81. Cet ouvrage de
Hegel rassemble des cours donnés autour de 1808 alors qu'il était
directeur du nouveau Gymnasium de Nuremberg.
91
5 . g U I EST L'ÉTRANGER ?
5.1. L'étranger est-il dehors ?
l'étranger voyage
du dehors...
L'étranger est par définition celui qui est "dehors" ("extra"). Or
le soi a pour fonction de s'assimiler l'étranger. Le soi est le
mouvement d'intégration de l'étranger. Un organisme se nourrit de ce qui vient de l'extérieur.
Mais l'accomplissement du destin de l'organisme est de devenir
étranger à soi-même, de se dissoudre dans le tout autre, de
devenir pure extériorité.
5 . 2 . L'étranger e s t - i l d e d a n s ?
.., vers le dedans
Dans son Manuel Epictète (8) dit qu'il faut "se défier de soi-même
comme d'un ennemi dont on redoute les pièges". L'étranger n'est
pas à ma porte, il est en moi, il est moi. J e suis distant à moimême.
Ce thème d'une distance à soi se retrouve chez Saint Augustin,
sous une forme non hostile : dans ce hiatus de la distance à soi
Saint Augustin pose la présence mystérieuse d'un Dieu "plus
intime à mon moi que moi-même' {"intimior intimo meo")(9). Au
coeur du moi se trouve le tout Autre, qui donne son sens au moi.
5.3. L'altérité au coeur du soi
l'inconscient
comme abîme
La figure moderne de cette étrangeté à soi présente en soi est
l'Inconscient. Désigné par Freud comme "hypothèse nécessaire" (10) l'inconscient est à la fois ce qui donne sens à notre
comportement psychique conscient, ce qui au coeur de nousmême agit comme notre vérité, mais qui à la fois demeure
inexorablement insondable, reculant comme en abîme devant
nos investigations :
"L'inconscient est le psychique lui-même et son essentielle
réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que la
réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne
sur lui d'une manière aussi incomplète que nos organes des
sens sur le monde extérieur."ln].
Freud dit aussi que nous sommes vis-à-vis de l'inconscient
"comme devant le phénomène psychique qui s'accomplit chez
EPICTETE. Manuel XLVm. 3. Trad. Mario Meunier. Paris. GarnierFlammarion. 1964, p. 230. Epictète est un esclave, philosophe stoïcien
du premier siècle de notre ère.
(9) SAINT AUGUSTIN. Confessions, m (VI, 11). Saint Augustin (354430), évêque d'Hippone en Afrique du Nord, est un philosophe et
théologien qui a beaucoup marqué la pensée occidentale.
(10) Sigmund FREUD. Métapsychologie, trad. Laplanche et Pontalis. Paris.
Gallimard, coll. Idées. 1968, p. 66.
(11) SigmundFreud. L'interprétation des rêves. (DieTraumdeutung. 1900),
trad. I. Meyerson, rev. par D. Berger. PUF. 1967, p.520.
(8)
92
l'inconscient est
l'autre en moi
notre prochain."(12), et que le "moi" lui-même ne coïncide pas
forcément avec la conscience. Autrement dit, il est vain de
chercher dans l'Inconscient un moi plus vrai que celui qui nous
apparaît, puisque l'Inconscient est aussi ce qui recèle le tout
autre. Il est l'autre en moi, et le moi n'est que le résultat,
partiellement conscient, de tensions conflictuelles.
Si le moi est une autre façon de désigner la "personne", il n'est
pas étonnant qu'il reste toujours masqué. "Persona" en latin
désigne le masque de théâtre. La "personne" n'est peut-être
qu'un masque derrière lequel on ne peut trouver qu'un autre
masque, en un mouvement abyssal qui ne peut aboutir à un
terme fixe.
6 . LE MYTHE ET L'AUTRE
6 . 1 . Lé flux e t l e s contraires
le fleuve n'est
jamais le même
un cycle
immuable
d'amour et de
haine
La recherche d'un soi fixe est une recherche sans fin. Heraclite
disait déjà qu"'on ne peut pas descendre deuxfois dans le même
ßeuve" (*3). Tout s'écoule, tout est flux. Doit-on dire en écho à
Heraclite qu'on n'est jamais le même soi ? Sans doute, si "le
même" est "ce qui ne change pas", mais si l'on garde mémoire
des changements, c'est cette mémoire, comme le soulignait
Leibniz, qui constitue le soi. Heraclite le dit en ces termes : "Pour
ceuxquisontenêtatdeveilie,
Ûy aunseuletmême monde". Quoi
qu'il en soit on ne peut penser le monde sans le penser en
mouvement.
Un autre des premiers penseurs grecs, Empedocle, voyait ce
mouvement comme un cycle immuable, dans lequel les éléments, toujours les mêmes, prennent des formes différentes,
sous l'effet de deux principes qui gouvernent le monde, l'Amour
et la Haine :
"Tantôt par l'effet de l'Amitié, ils se réunissent pour ne former
qu'un seul organisme, tantôt au contraire par l'effet de la
Haine qui les oppose, ils se séparent (...) Ainsi, dans la
mesure où l'Un naît du Multiple, et où de nouveau, par la
décomposition de l'Un, le Multiple se constitue, dans cette
mesure ils apparaissent et ne durent pas éternellement. "(14)
(12) Sigmund FREUD. Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Trad.
Anne Berma. Paris. Coll. Idées. Gallimard. 1978 (le édition française.
Gallimard. 1936), p. 95.
(13) HERACLITE. Fragments. Passage extrait de Jean VOILQUIN. Les
penseurs grecs avant Socrate, eh. IV, "Heraclite d'Ephèse". Paris.
Gamier-Flammarion, p. 79. (frag. 91). Heraclite est un philosophe
présocratique du Vie siècle av. J.C.
(14) EMPEDOCLE. De la nature (fragments). Texte extrait de Jean
VOILQUIN. Les penseurs grecs avant Socrate, eh. VI. "Empedocle
d'Agrigente". Paris. Gamier-Flammarion. 1964, p. 125 (frag. 26).
Empedocle est un philosophe présocratique du Ve siècle av. J.C.
93
des gémissements
et des souffrances
Ce qui dure éternellement n'est donc pas l'individu mais les
éléments qui le composent et les mouvements d'attirance et de
répulsion auxquels ils sont soumis.
Le flux perpétuel et le jeu des contraires sont encore ici remplis
des gémissements de la souffrance ou de la guerre :
"Ilfaut savoir que la guerre est commune, la justice discorde,
que tout se fait et se détruit par discorde", dit Heraclite (15).
"Hélas! Ô malheureuse race des mortels, ô très douloureuse!
De quelles disputes, de quels gémissements vous êtes nés",
dit Empedocle fl6).
Mais outre la discorde et la guerre, c'est aussi le désir qui peut
mener le monde.
6.2. Le désir de l'autre ou la recherche de la moitié
perdue
le désir mène le
monde
le symbole ou la
tessere
d'hospitalité
une plongée
métaphysique
vers la séparation
primordiale
Dans un mythe célèbre que Platon met dans la bouche d'Aristophane - l'un de ses personnages du Banquet - c'est Eros, le
dieu de l'amour et du désir, qui est le moteur de toutes choses.
Ce qui meut les hommes est le désir insoutenable de retrouver
la moitié dont ils ont été séparés. "Chacun de nous est comme
une tessere d'hospitalité" dit Aristophane (17) . Platon évoque par
cette formule une coutume selon laquelle une assiette ou u n
osselet coupé en deux servait de témoignage d'hospitalité entre
deux personnes ou deux familles, le rapprochement des deux
moitiés permettant plus tard de se reconnaître. Cette image de
l'adaptation de deux formes qui coïncident l'une avec l'autre,
appelée en grec "symbole", c'est-à-dire signe de reconnaissance, ne va pas sans rappeler - surtout lorsque la réflexion a
eu pour point de départ le domaine de l'immunologie - le modèle
"clé-serrure" qui sert à penser la spécificité biochimique. Et un
tel modèle analogique aurait sans doute fait les délices de
Freud...
Mais au-delà de ces dérives vers les métaphores sexuelles, le
mythe d'Aristophane nous fait nous replonger à nouveau dans
la dimension métaphysique. L'autre, qui est recherché à travers
le jeu incessant et souvent douloureux du désir, est certes celui
qui me manque, celui qui me complète, mais il n'est pas que
l'autre : il est le même et mon double. Rechercher l'autre,
complémentaire, c'est rechercher la moitié perdue, c'est se
rechercher soi. Se trouver c'est se fondre en l'autre, mais se
fondre en l'autre c'est retrouver l'image du moi.
On serait tenté de dire : l'autre est le moi. Pourtant l'autre ne
peut être indistinct du moi, puisque le moi n'existe que par
rapport à l'autre, et qu'il a fallu que Platon invente cette
(15) HERACLITE, ibid. frag. 80, p. 78.
(16) EMPEDOCLE, ibid. Purifications,frag.124, p. 134.
(17) PLATON. Le banquet (191 d.), trad. Emile Chambry. Paris. GarnierFlammarion. 1964, p. 51.
94
séparation primordiale pour que soit rendu possible le mouvement même de la vie.
6.3. De la guerre à l'amour
désirer l'altérité
Dans le même texte que celui qui est évoqué plus haut, Michel
de Certeau dit que c'est la non-identité qui permet la "communion". Pour se trouver il faut fonder une extériorité, mais il n'est
Pas nécessaire qu'elle soit vécue sur le mode de la guerre et de
l'exclusion. Elle peut être vécue sur le mode du désir et de
l'"affinité". Seul le désir permet que l'autre soit reconnu comme
l'autre. C'est son altérité qui est désirée. Alors que la perspective guerrière et conflictuelle veut réduire l'autre, le détruire en
tant qu'autre, en faire le même, la perspective amoureuse ne
veut que le reconnaître comme non-identique et complémentaire.
7 . LA MÉTAPHYSIQUE EST-ELLE L'AUTRE DE LA
SCIENCE ?
des problèmes
scientifiques et
des questions
philosophiques
Certes les problèmes de l'immunologie sont des problèmes
"scientifiques", c'est-à-dire des problèmes qui se définissent
dans un champ délimité, et qui tendent à se donner les moyens
d'être vérifiés, tout en débouchant partiellement sur une pratique de prévention ou de thérapie.
Néanmoins, l'immunologie est amenée à redéfinir le vivant,
comme un jeu de relations, où alternent et se complètent
"déséquilibre" et "régulation", "affinité" et "rejet", et où se
constitue un individu par rapport à un milieu.
Or la notion d'individu n'est pas seulement au coeur d'un
problème scientifique* elle est aussi, à travers celles de l'Un, de
l'Autre, du Même, à l'origine du questionnement philosophique. Ces questions, comme on l'a vu, font naître des métaphores et des mythes, comme si leur trop grande complexité ne
pouvait s'accommoder du formalisme d'un discours purement
rationnel. De telles questions, qui continuent à se poser actuellement, ont pris corps dans des mythes et des récits pleins de
bruits et de fureurs dont l'écho retentit encore dans les discours
scientifiques. La métaphysique n'est l'autre de la science que
comme le miroir de ses origines et comme la mémoire de
questions qui demeurent.
8 . DES MÉTAPHORES NON RÉVERSIBLES
Faut-il alors souhaiter que la démarche scientifique fabrique
des anticorps contre la métaphysique ? En fait, le véritable
95
un double
transfert de
concepts qui est
plein d'embûches
le non-identique
et la rencontre
danger de ces migrations de concept ,18) n'est peut-être pas à
redouter par l'immunologie. Celle-ci peut en effet être consciente des métaphores qu'elle emploie et de leurs implications
idéologiques.
Le danger se situerait plutôt dans le choc en retour des
métaphores. L'utilisation par la biologie de termes empruntées
au champ social permet de parler de regression" d'un organisme par un corps "étranger", qui l'amène à "se protéger" et à
"lutter" pour le "détruire". Les difficultés surgissent si l'on veut
réinjecter ces métaphores dans une description sociologique.
Les termes de "tolérance" ou de "rejet", d'"intégration",
d'"assimilation", d'"affinité" etc., lorsqu'ils sont utilisés dans un
autre champ théorique que la biologie, perdent leur sens
opératoire tout en entretenant l'illusion qu'une société d'êtres
humains obéit aux lois d'un organisme...
Ainsi, malgré des emprunts conceptuels mutuels, philosophie
et science ne peuvent que gagner à garder leur spécificité. Voir
derrière des problèmes scientifiques se profiler des vestiges
vivants de questions philosophiques, cela ne signifie pas que les
démarches sont interchangeables. Car là aussi la non-identité
est la condition de la vraie rencontre.
Anne-Marie DROUIN
Lycée de Corbeil
Équipe de didactique des sciences expérimentales, INRP
(18) On peut rappeler ici l'heureuse expression de "concepts nomades" qui
a été utilisée dans un livre collectif récent : Isabelle STENGERS dir.
D'une science à l'autre. Les concepts nomades. Paris. Seuil. 1987. Coll.
Science ouverte.
On peut signaler également l'analyse de Judith Schlanger sur les divers
types d'emprunts terminologiques et leurs effets sur la circulation des
concepts, in Judith E. SCHLANGER, Les métaphores de l'organisme.
Paris. Vrin. 1971, p. 20.
LES FORMULATIONS SUCCESSIVES DU SAVOIR
LE CONCEPT DE RÉCEPTEUR
ET LE MODÈLE CLÉ-SERRURE
Eric Perez
Admettre la possibilité deformulations successives d'un même savoir ayant une
valeur explicative réelle mais partielle n'est pas une banalité. Cette conception se
heurte à celle qui identifie vérité et savoir le plus récent, autrement dft qui nie la
dimension historique du travail des savants.
Pour le modèle analogique "clé-serrure" quifournit une explication dufonctionnement des récepteurs biologiques il est possible de définir quatre formulations qui
intègrent les concepts impliqués et les représentations auxquelles ilfaut renoncer.
enseigner les
résultats du savoir
isolément
L'idée que l'enseignement d'une question scientifique ne puisse
se faire en une seule fois dans toute son extension et dans toute
sa profondeur semble une banalité. Il se pose ainsi les questions d'un ordre de succession, d'une progressivité, d'une
préparation, d'une initiation, d'une introduction, que l'on nomme
également propédeutique.
Mais ce qui est souvent moins bien aperçu, c'est le fait que ces
questions peuvent recevoir des réponses fort différentes selon
la conception que l'on a, non pas tant de la finalité de l'enseignement scientifique, que de son objet. Définir l'objet de
l'enseignement scientifique n'appelle de réponse évidente que
si l'on identifie la science à enseigner avec ses résultats, et si
l'on identifie les résultats de la science avec leur énoncé pédagogique universitaire actuel au niveau le plus élevé. Dans ce cas
les enseignements successifs d'une même question scientifique
ne peuvent être conçus que comme une suite misérable d'approximations ou d'erreurs partielles qu'il faudra par la suite
non seulement compléter à la manière d'un puzzle qui se
construit progressivement, mais également bien souvent rectifier. Misère de l'enseignement pour débutants dans lequel seul
l'enseignant connaît et comprend la cohérence du puzzle qui se
construit, dans lequel l'enseignant est bien souvent condamné
à la réduction homothétique du savoir, à l'allusion compréhensible seulement par ceux qui savent déjà. Dans cette logique il
y a bien peu à réfléchir sur le plan didactique.
Pour sortir de cette logique du vrai identifié au plus récent il ne
s'agit pas de réhabiliter le définitivement périmé, même comme
étape provisoire. Une autre logique est possible, mais à condition de modifier l'objet même de l'enseignement scientifique.
ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP, 29, rue dTJlm. 75230, Paris Cedex 05.
98
ou bien préciser
leur valeur
explicative,
prédictive.
inventive
ce que doit
comprendre une
formulationexplication
Des exemples ont déjà été analysés (1, en prenant comme logique
la volonté d'expliquer et de rendre la discussion critique des
résultats, accessible aux étudiants. En adoptant, dans une
première étape, u n point de vue essentiellement épistémologi°*ue G u v Rumelhard proposait de définir chaque formulationexplication du savoir de la manière suivante :
- un mot, ou plutôt une formule condensée,
- une définition la plus univoque possible,
_ u n ensemble d'observations et de mesures liées à des techniques expérimentales,
- un réseau de concepts qui constituent des conditions de
possibilité pour cette nouvelle explication,
- une explication qui vient en réponse à un problème ou une
question, mais qui n'est pas nécessairement fermée sur ellemême, et qui peut relancer la recherche,
- une méthode explicative, et un type de déterminisme impliqués par l'explication,
- des obstacles à dépasser ou à déplacer, des représentations
à abandonner,
- des fausses conditions liées aux habitudes d'enseignement à
critiquer.
Nous allons tenter de définir plusieurs formulations-explications dans les termes que nous venons de rappeler pour le
concept de spécificité biologique.
1. LE CONCEPT DE SPÉCIFICITÉ
une image
explicative : la clé
s'emboîtant dans
une serrure
permettant de
l'ouvrir
Pour expliquer la spécificité de l'action chimique dans certains
domaines de la biologie :
- spécificité de la fixation des anticorps sur les antigènes,
- spécificité de l'action des enzymes,
- spécificité de l'action des médicaments, des poisons, des
drogues, des substances toxiques,
- spécificité de la reconnaissance des molécules par les organes
du goût,
le langage des chercheurs, des enseignants et celui de la
vulgarisation scientifique a créé le terme de récepteur, et une
image simple, répétitive, envahissante fournit l'explication du
mécanisme et du déclenchement éventuel d'une action, celle
d'une clé s'emboîtant dans une serrure de sûreté et qui permet
d'ouvrir la porte.
S'agit-il d'une simple métaphore uniquement liée à l'enseignement, ou bien a-t-elle eu un réel rôle inventif chez les scientifiques eux-mêmes ? Et dans ce cas qui l'a inventée et lancée ?
Quelle est sa valeur explicative, et peut-on définir des degrés
(1) RUMELHARD Guy. "Les formulations successives du savoir : le cas
de la respiration animale." Actes des journées d'étude INRP (document
interne). Sèvres. Mars 1989.
99
une chimie des
formes dans
l'espace
d'explications variables en extension et en compréhension ?
Cette image en suscite immédiatement d'autres qui risquent de
n'avoir aucun rôle sinon même de devenir des obstacles. Ainsi,
s'il existe des clés, il doit aussi y avoir des passe-partout ! Il doit
exister des fausses clés etc.
En fait, même profondément modifiée et remaniée par les
théories les plus récentes, celles de l'allostérie en particulier,
l'image persiste et autorise donc à la prendre comme fil conducteur de la permanence d'une question, celle de la spécificité
dans le cadre d'une chimie qui n'est plus celle des fonctions,
mais celle des formes dans l'espace, autrement dit de la
stéréochimie.
Dans ce bref article nous nous limiterons à l'analyse de quatre
formulations-explications possibles pour la notion de récepteur et l'image explicative de son action, sans satisfaire à
toutes les exigences énoncées précédemment. Dans chaque cas
nous analyserons les concepts impliqués et qui constituent des
conditions de possibilité, puis la valeur explicative, et éventuellement prédictive et inventive de la formulation, enfin quelques
obstacles et surdéterminations éventuels. Une analyse plus
détaillée a été réalisée12'.
Il serait utile de développer ici l'apparition historique de cette
métaphore en biochimie avec E. Fisher, puis son utilisation et
sa popularisation par de nombreux auteurs au premier rang
desquels il faut citer Paul Erhlich. Mais le cadre limité de cet
article nous conduira seulement à renvoyer à la lecture des
travaux de F. Dagognet et C. Debru cités en bibliographie.
Nous avons retenu quatre formulations que l'on pourrait
caractériser par quatre formules condensées :
- des formes partiellement complémentaires, indéformables,
- un emboîtement dynamique, réversible,
- une régulation de l'activité des récepteurs, par changement
de forme,
- une régulation de l'activité par changement du nombre des
récepteurs.
Un aspect statique donc et géométrique, puis u n aspect dynamique de l'emboîtement, sans, puis avec déformation, et un
aspect statistique enfin. Ce travail pourrait prendre l'allure
d'un cours organisé selon des critères explicites, et ce serait
déjà une étape car la question n'est jamais abordée sous cette
forme dans les manuels universitaires. Les concepts forment
rarement des critères d'exposition du savoir scientifique. Les
divers aspects de la spécificité biologique apparaissent plutôt
incidemment à l'occasion d'autres questions. Mais il y a plus.
Il s'agit de dépasser une étape de l'enseignement qui se contente souvent de la description phénoménologique des faits et
des résultats pour tenter réellement une explication sinon
(2)
PEREZ Eric. Le concept de récepteur et le modèle clé-serrure. Mémoire de DEA. Université Paris 7. Didactique de la Biologie. 1988.
100
même pour tenter de relancer la réflexion et prévoyant des
conséquences ou des situations nouvelles. Il s'agit enfin de
désigner certains obstacles.
2 . DES FORMES PARTIELLEMENT
COMPLÉMENTAIRES, INDÉFORMABLES
il faut préciser
l'extension et les
limites exactes de
la valeur
explicative
Cette formulation prend l'image au sens strict : l'emboîtement
de deux ou plusieurs formes partiellement complémentaires
dans l'espace, cet emboîtement ne créant aucune déformation.
L'interaction par contact suffit à déclencher l'action. On peut
dire que ce modèle est préformationniste dans la mesure où les
formes préexistent et que l'interpénétration ne les modifie pas.
Aux yeux des théories de l'allostérie, ce premier modèle est
devenu "périmé", ce qui ne signifie pas qu'il ne conserve pas une
valeur explicative dont il faut seulement préciser l'extension et
les limites.
2.1. Concepts indispensables
préciser les
concepts
expliquant la
forme spatiale
des protéines
(forme primaire,
secondaire,
tertiaire,
quaternaire)
Il s'agit ici de préciser la compréhension du concept, c'est-àdire de préciser la liste des autres concepts contenus dans celui
que nous abordons et dont l'assimilation semble une condition
préalable indispensable. Mais d'une certaine façon cette liste
peut sembler également limitative, c'est-à-dire qu'elle devrait
permettre de se dispenser de certains concepts qu'une longue
tradition ou des habitudes d'enseignement ont placés en amont
mais qui ne constituent en rien des conditions de possibilité.
Nous avons ainsi retenu quatre séries de concepts :
- ceux précisant la structure spatiale des protéines,
- les diverses formes d'isomérie optique et géométrique,
- la bioisostérie (Figure 1),
- les concepts de liaisons covalente et non covalente.
Nous ne développerons pas ici ces concepts dont l'analyse se
trouve assez classiquement dans les manuels, sauf peut-être
celui d'isostérie. Les récepteurs connus étant de nature protéique, J. Monod explique en effet dans Le hasard et la nécessité,
que "toutes les performances téléonomlques des protéines reposent en dernière analyse sur les propriétés stéréo-spécifiques,
c'est-à-dire sur leur capacité de reconnaître certaines molécules
d'après leurforme qui est déterminée par leur structure moléculaire. R s'agit d'une propriété littéralement discriminative sinon
cognitive, microscopique. C'est de la forme que dépend la discrimination stéréospéctfìque particulière que constitue safonction."
2 . 2 . Valeur explicative, prédictive, i n v e n t i v e
Il s'agit ici de préciser en quoi cette formulation explique
réellement telle ou telle observation connue ou provoquée. Il
s'agit également de tracer l'extension et les limites du concept.
101
A gauche : exemple* de groupes isostères (notion électronique). — A droite : exemples de molécules blo-isostères
(notion biologique de molécules qui montrent la même activité biologique).
'
OH
r^S—-i" C
\£Cr
estradiol
dMmytetllbeatrol
Oléthylstllbestrol el estradiol comparés du point de
vue de leur volume. Dans cette représentation (Dodds, 1938),
on notera que la distance a entre les deux groupes hydroxyles
est la même dans les deux molécules.
COOH
NH,
SO,NH,
0
L'acide p. amlnobenzoTque (a gauche) et son « sulfamide correspondant» (à droite).
OH
C=C-CH3
x&Z
Structure de l'antiprogestérone RU 486.
Figure 1 - D'après Wülfert, modifié.
102
Le lecteur non spécialiste voudra bien nous excuser de devoir
entrer dans quelques détails, mais il faut bien analyser quelques cas de manière technique si l'on veut éviter u n simple
exposé de principes. Par ailleurs cette première formulation,
ayant, malgré sa simplicité, une extension très grande nous
avons multiplié, abusivement peut-être, les exemples.
• La spécificité biologique
la chiralité :
l'image de la
main et du gant
ressemblance
chimique, mais
différence de
fonction
La complémentarité au moins partielle des formes nécessitée
par leur emboîtement explique donc que si l'emboîtement n'est
pas possible, l'action n'a pas lieu.
Ainsi en enzymologie, si la fumarase catalyse l'hydrogénation
sur l'acide fumarique, elle ne catalyse pas la réaction sur l'acide
maléique. Si l'enzyme catalyse la transformation d'une molécule, elle ne catalyse pas la transformation de son isomère
optique. Le terme de chiralité, utilisé aussi, fait appel à l'image
de la main. Le récepteur devient le gant, et chacun sait que la
main droite n'entre pas dans le gant gauche.
En endocrinologie, l'ocytocine ne diffère de la Vasopressine que
par deux acides aminés sur les neuf au total. La forme générale,
la taille et la distribution des charges électriques sont donc très
voisines. Et cependant l'ocytocine active les récepteurs des
cellules musculaire lisses de la paroi de l'utérus. La Vasopressine active les récepteurs des cellules epitheliales qui bordent
les tubules collecteurs du rein. La Vasopressine n'agit pas sur
l'utérus, ni l'ocytocine sur le rein.
En immunologie, les antigènes portés par les globules rouges
humains ne diffèrent entre eux que par une ou deux molécules
de glucide dans le cas des groupes dits A, B, O ou AB. Et
pourtant l'agglutination se fait de manière spécifique.
• Le mécanisme d'action enzymatiaue
Pour qu'une réaction ait lieu il faut que les molécules entrent
en contact, et parfois même en collision. On conçoit donc que
l'emboîtement, que l'on peut nommer "complexe stéréospécifique" augmente la probabilité de rencontre et de collision
efficace entre les groupements fonctionnels qui entrent en
réaction. On comprend que l'enzyme augmente ainsi la vitesse
de réaction, mais n'y participe pas directement et se retrouve
donc intacte à la fin. Par contre elle n'agit pas sur le sens de la
réaction.
• Les agonistes et les antagonistes
la logique des
formes chimiques
n'est pas la
logique des
fonctions
chimiques
La complémentarité stérique permet de concevoir a priori un
fait inexplicable dans la logique d'une chimie des fonctions
chimiques (acide, alcool, amine ...). Des corps chimiques
"artificiels", c'est-à-dire qui n'existent pas normalement dans
un organisme donné, peuvent cependant avoir un effet à cause
d'une analogie structurale avec un récepteur existant. L'effet
peut être analogue sinon exactement identique (agoniste) ou
"contraire" (antagoniste). Ici la deuxième partie de l'analogie
103
le modèle
n'explique pas
tout
révèle son caractère métaphorique : qui enfonce ou retire la
clé ? Qui tourne la clé ? Et pourquoi a-t-elle ou non u n effet ?
Peut-on parler de fausse clé qui tout en entrant dans la serrure,
ne peut enclencher le mécanisme tout en le bloquant ?
La morphine par exemple, a le même effet que l'enképhaline,
mais plus prolongé. D'autres produits "artificiels" ont un effet
plus fort (phénazocine) ou plus faible (methadone) que la
morphine. La naloxone par contre a un effet antagoniste. La
pentazocine enfin a u n effet mixte anta- et agoniste car elle
contient deux isomères. Tous ces produits sont des isostères
par une partie de leur molécule. Mais bien évidemment, le
modèle n'explique pas ici l'intensité plus ou moins grande de
l'action (Figure 2).
• La polyvalence fonctionnelle
une molécule,
plusieurs
récepteur-hôtes
Le fait à expliquer est l'existence, par exemple, d'effets secondaires souvent inattendus pour certains médicaments utilisés
chez l'homme. Les bronchodilatateurs provoquent une tachycardie, les antidépresseurs peuvent avoir un effet toxique, les
neuroleptiques des effets sur les réactions extrapyramidales, la
cortisone provoquer une boulimie, etc.
On peut imaginer, et démontrer l'existence de plusieurs
récepteurs pour une même molécule réceptionnée. Ceci implique que cette molécule présente elle-même plusieurs configurations spatiales simultanément présentes ou non. Ainsi on
connaît quatre récepteurs à l'adrénaline, que l'on nomme alpha
1, alpha 2, bèta 1 et 2. On connaît deux réceptions pour les deux
isomères de l'acétylcholine (Figure 3) que l'on nomme d'après
leurs agonistes, récepteurs muscarinique et nicotinique. On
connaît deux récepteurs Hl et H2 pour l'histamine, Dl et D2
pour la dopamine, mu, khi, delta et gamma morphiniques dans
les muscles lisses de l'iléon et le canal déférent, etc.
• La vicariance des récepteurs
un récepteur,
plusieurs
molécules-invitées
Elle signifie simplement qu'un récepteur peut recevoir plusieurs corps chimiques ayant au moins partiellement une
forme analogue. Généralisant la constatation d'effets agonistes
décrite précédemment, on peut concevoir un grand nombre de
combinaisons moléculaires difficiles à prévoir réellement.
Pour prendre un exemple en immunologie, on a montré qu'une
même molécule d'anticorps pouvait posséder une même structure complémentaire pour deux antigènes différents, la menadione ou le DNP. Quand l'un se fixe, l'autre ne peut se fixer. On
dit qu'ils entrent en compétition pour la place (le site de
l'anticorps), bien qu'ils occupent une position différente à
l'intérieur du site.
Ces sites de liaison capables de se lier spécifiquement à plus
d'un déterminant antigénique sont appelés polyspécifîques ou
polyfonctionnels.
104
levo isomere actif
(iextro
isomère
MORPHINE
agonistes
antagonistes
OXYMORPHONE
NALOXONE
LEVORPHANOL
LEVALL0RPHAN
Figure 2 - D'après S. Snyder, modifié.
inactif
105
CH,
H,CJ/CH,
©7
H,C
o
T
CH,
H,C
«
T
CH,® CH»
CH
' CH "'
Conformations dans lesquelle« agirait ('acetylcholine
au niveau du muscle lisse (à gauche, conformation - musca*
rinique -) et au niveau du muscle strié (à droite, conformation
nicolinique).
Figure 3 - D'après Wulfen.
106
• Les réactions antigéniques croisées
Dans une logique a priori, on conçoit que ce jeu d'emboîtement doit être d'une très grande variété pour éviter les erreurs
à l'intérieur d'un même organisme. A fortiori si l'on considère
des antigènes portés par des êtres vivants responsables de
maladies (bactéries, virus, parasites,...). En immunologie donc
on risque de mauvaises surprises car le nombre d'antigènes
possibles est très grand. La spécificité d'action d'un sérum
immunitaire résulte non pas de la présence d'un seul type
d'anticorps, mais d'une population d'anticorps distincts (anti
X, anti Y, anti Z,...) dirigés contre divers déterminants antigéniques d'un même virus, ou différentes parties d'une même
molécule antigénique. Si l'antigène A et l'antigène B ont un
déterminant antigénique en commun (Y par exemple), le sérum
dirigé contre l'antigène A et contenant donc des anticorps anti
X, Y, Z, réagira également de manière croisée avec l'antigène B
(ou du moins son déterminant Y) (Figure 4).
• Les maladies autoimmunes
des maladies, ou
bien des "erreurs"
dans la logique
du système
Les réactions croisées ne concernent pas que le "non soi", c'està-dire les antigènes portés par des molécules dites "étrangères".
Selon certains auteurs le mécanisme existe aussi pour les
molécules du "soi", et ce serait "le coup de pouce" nécessaire
pour qu'une maladie autoimmune apparaisse. Chez l'homme la
présence du gène qui code pour la synthèse de l'antigène B 27
du système HLA et qui s'exprime à la surface de certaines
cellules prédispose à la spondylarthrite ankylosante. Mais une
infection par un microbe du type Klebseilla est aussi un facteur
favorisant la maladie. Celle-ci semble donc apparaître chez des
individus HLA B 27 atteints de cette infection. Ceci pourrait
s'expliquer par le fait que les Klebseilla ont des déterminants
antigéniques qui ressemblent à certains motifs antigéniques de
l'antigène B 27. En réagissant contre "l'étranger", le système
immunitaire réagit également contre l'individu lui-même. Plusieurs maladies pourraient s'expliquer de cette façon.
• Les anticorps anti-récepteurs
anticorps et
hormones
peuvent interférer
En restant dans cette logique du croisement, il est encore
possible d'imaginer et de démontrer la possibilité d'une interférence entre le système endocrinien et le système immunitaire.
Simple jeu combinatoire purement théorique ? Cela a réellement lieu, et le vrai problème serait plutôt d'expliquer qu'il n'a
finalement pas lieu très souvent, sous réserve d'inventaire.
La myasthénie, maladie qui se caractérise cliniquement par
une diminution extrême de la force musculaire est associée à la
fabrication par le malade d'anticorps antirécepteurs à l'acétylcholine présents sur la membrane musculaire au niveau de la
plaque motrice. Dans ce cas l'anticorps joue le rôle d'antagoniste en se liant au récepteur, empêchant ainsi l'acétylcholine
d'induire la contraction du muscle.
107
Spécificité, réaction croisée et non réactivité. La spécificité d'un immunsérum résulte de l'action d'une population d'anticorps
distincts (anti-X, anti-Y et anti-Z) dirigés contre différents déterminants
(X, Y, Z) antigéniques. L'antigène A(AgA) et l'antigène B(AgB) ont un
déterminant Y en commun. L'immunsérum dirigé contre AgA (anti-XYZ)
réagit spécifiquement avec l'antigène A et présente une réaction croisée avec l'AgB (due à la reconnaissance du déterminant Y commun et
à une reconnaissance partielle du déterminant X'). Cet immunsérum ne
réagit pas avec l'AgC (pas de déterminants communs).
site de liaison polyspécifique
| menadione (oj
menadione exclue
DNP exclu
Compétition antigenique. Le site actif de l'anticorps peut
se lier à plus d'un déterminant antigénfque. L'anticorps 460 possède,
dans son site actif grand de 1,2 à 1,4 nm, 2 sites de liaison distincts. Il lie
les 2 haptenes menadione et DNP de manière compétitive, c'est-à-dire
que la liaison avec l'un des haptenes empêche la liaison avec l'autre.
Les sites de liaison capables de se lier spécifiquement à plus d'un
déterminant antigenique sont appelés sites polyspecifiques (ou sites
polyfonctionnels).
Figure 4 - D'après Roitt.
108
La maladie de Basedow est caractérisée par un accroissement
de la thyroïde et par une production massive d'hormones
thyroïdiennes. La production excessive d'hormone a de nombreux effets nocifs, surtout à cause de l'hypermétabolisme
entraîné par une utilisation inefficace de l'énergie cellulaire. On
a montré que les malades produisaient un anticorps qui
stimulait la thyroïde en entrant en compétition avec l'hormone
hypophysaire nommé TSH qui normalement stimule les cellules thyroïdiennes par l'intermédiaire de leurs récepteurs. Le
processus de la maladie résulterait d'une ressemblance fonctionnelle entre une partie de la molécule d'anticorps et une
partie de la molécule de TSH. L'anticorps se comporte ici comme
un agoniste.
• Spécificité plus ou moins étroite
la spécificité
concerne la
partie "emboîtée"
de la molécule
Dans les exemples précédents il suffit de considérer qu'une
partie seulement de la molécule "s'emboîte" dans le récepteur.
Si cette partie de la molécule doit donc avoir une constance ou
une analogie de forme étroite, il n'en est pas de même pour le
reste de la molécule qui "n'entre" pas dans la liaison. La
spécificité d'action d'une enzyme comme la bétagalactosidase
le fera comprendre (Figure 5).
2.3. Surdétermination du modèle
la spécificité
concerne
Interrelation de
la clé et de la
serrure
Le modèle étant ici purement analogique il faut s'attendre à ce
qu'il véhicule au cœur de la théorie stéréochimique tout un lot
de surdéterminations affectives et sociales. En dehors du
symbolisme bien connu des images de clé et de serrure que
nous ne demanderons pas à S. Freud d'interpréter, un vocabulaire vient survaloriser les deux molécules qui sont supposées
s'emboîter. Interviennent ici soit un registre du type masculin/
féminin, ou actif/ passif, soit un registre fortement finalisé. On
trouve ainsi les termes de molécule-hôte, molécule-invitée,
molécule-réceptionnée, molécule-réceptrice, accueil, détection,
molécule-message, molécule-cible, e t c . . Une étude détaillée
serait ici utile pour déterminer en quoi ces termes sont le signe
d'obstacles éventuels.
Une autre difficulté vient de la tendance à considérer la
spécificité de l'action dans l'une des molécules en elle-même,
soit dans l'hormone, soit dans le récepteur, et non pas dans leur
relation.
Cette première analyse un peu longue avait pour but de
montrer la puissance explicative d'un modèle apparemment
simple et souvent réduit au rôle de vague analogie utilisée par
la vulgarisation. Il fallait également souligner la grande difficulté à passer d'une chimie des fonctions (au sens de fonction
acide, fonction alcool,...) à une chimie qui n'est pas tant celle
des formes que celle des relations fonctionnelles et au type
d'explications paradoxales qu'elle apporte.
109
Comparaison des spécificités d'induction, de la ß-galactosidase de £. coU.
•CH2OH
|\. Q|_J
H Xj
i
3H
H/•
y
_£ 1
20H
Activité galactosidasique
induit chez E. coli « ML »
par une concentration 10~3 M
P
R-ß-D-galactoside
Galactose
420
ß-D-galactosides
méthyl- ß- D-galactoside
2 800
/7-butyl-ß-D-galactoside
2 800
o-nitrophenyl-ß-D-galactoside (NPG)
1 060
ß-naphtyl-ß-D-galactoside
4-glucose-ß-D-galactoside (lactose)
mannose-ß-D-galactoside
4(2-aminophenyl-ß-glucosido)-ß-D-galactoside
42
2 500
2 500
. 1 200
phenyl-ß-D-r/7/ogalactoside
Substitutions en 2, 3, 4 et 6
2-méthyl-ß-methyl-D-galactoside . . .
2-6-diméthyl-ß-methyl-D-galactoside
3-4-diméthyl-ß-methyl-D-galactoside .
2-4-6-triméthyl- ß-methyl- D-galactoside
Dérivés par réduction
2-désoxygalactose
1-2-didésoxygalactose
6-désoxygatactose (D-fucose) . . . .
Oxydation en 6
acide D-galacturonique
D-galacturonate de méthyle
Suppression du carbone 6
L-arabinose
méthyl- ß-L- arabi nose
o-nitrophényl-a-L-arabinose
Figure 5 - D'après G. Cohen, modifié.
0
20
o
o
o
0
0
Q
0
0
0
0
0
110
3 . UN EMBOÎTEMENT DYNAMIQUE RÉVERSIBLE
la métaphore a
ses limites et ses
excès, la réalité
déborde le
modèle
rectifier ou
abandonner
certaines
représentations
temporairement
commodes
Malgré sa simplicité apparente l'image de l'emboîtement de
formes rigides et qui ne se déforment pas a permis de rendre
compte et d'expliquer certains faits expérimentaux ou cliniques, mais également de se livrer à un jeu prévisionnel de cas
possibles à vérifier expérimentalement, autrement dit une
certaine inventivité. Mais la métaphore rencontre ses limites et
ses excès, tandis que la réalité expérimentale déborde le
modèle. Des phénomènes enfin restent inexpliqués, ainsi le
fait que les enzymes du complément soient inactives dans la
circulation sanguine et ne deviennent actives qu'après fixation
sur le complexe anticorps-antigène.
Il s'agit donc d'ajouter des concepts supplémentaires, de
compléter ou de rectifier certaines explications, mais aussi
d'abandonner certaines représentations temporairement commodes dans la formulation précédente. Même si l'on ne détaille
pas dans un enseignement cette formulation différente de la
même question, son étude contribue à définir plus nettement
les contours de la formulation précédente. Bien souvent les
limites exactes de l'extension d'un concept ne s'aperçoivent
qu'a posteriori au contact de progrès du savoir.
3.1. Concepts impliqués
Il semble qu'il faille se munir ici de trois notions supplémentaires : celle d'interactions faibles, celle de site actif, et celle
décrivant la réversibilité des réactions (loi d'action de masse,
constante d'affinité, etc.,).
• Les interactions faibles
Cet ensemble de concepts mériterait un long développement
car il n'est que rarement traité dans les manuels classiques tout
en étant d'une grande importance. Il faudrait distinguer les
molécules polaires ou non, les forces de Van Der Waals, les
liaisons dites "hydrogène", les liaisons ioniques, les liaisons
hydrophobes. La réversibilité de la formation du complexe
stéréospécifique à température de l'organisme est liée à la
maîtrise de ces notions (Figure 6).
• Le site actif
les molécules
modifient leur
forme en fonction
du milieu
chimique
Il s'agit ici de déterminer précisément la partie de la structure
spatiale réceptionnée qui est complémentaire du récepteur, et
le degré de complémentarité. La compréhension des techniques
expérimentales utilisées dans ce type d'étude aide à déterminer
les limites du concept. La technique des rayons X par exemple
donne une vue d'un phénomène nécessairement figé dans un
état donné. Or l'existence de liaisons faibles oblige à ne plus
considérer les molécules comme "isolées", mais bien plutôt
comme plongées dans un "milieu" qui interagit en permanence
(température, pH, concentrations en ions, ...).
Ill
10 A
Faible attraction de van der Waals
•-••csrvv??--'
-5 A-
Trés forte
attraction de
van der Waals
4Â
Force d'attraction de van der Waals
équilibrée par les forces de répulsion
dues à (Interpénétration des couches
d'électrons externes.
V
R—C
\;=OWmilillH—N
/
\
H—N1
C
H
\
Liaison hydrogène entre groupes peptidiques
V
, / \
I
owmuuuH—o
V
y \
Liaison hydrogène entre deux
groupes hydroxyles
Exemples de liaisons hydrogène intervenant
dans les molécules biologiques.
Figure 6 - D'après Watson.
1
112
• La réversibilité et la loi d'action de masse
Traité dans les manuels, à propos des équilibres chimiques
réversibles déplaçables entre plusieurs corps chimique, c'est
l'application à l'équilibre formé entre l'enzyme et son substrat
(E + S) d'une part et le complexe (ES) d'autre part qui mériterait
ici d'être développée. La définition de la constante d'équilibre
permet alors de définir l'affinité.
3.2. Valeur explicative, prédictive, inventive
• Les variations du degré d'affinité
la somme des
forces attractives
et répulsives
permet de définir
le degré
d'affinité...
L'affinité d'un récepteur pour la molécule réceptionnée (Figure
7) représente la force de liaison qui est la somme des forces
attractives et répulsives. Ces forces dépendent des liaisons
faibles qui peuvent s'établir, et pour celles-ci, la distance est un
facteur critique. Cette force est inversement proportionnelle au
carré de la a distance pour les forces ioniques et électrostatiques, et à la puissance six de la distance pour les forces de Van
der Waals. Il faut donc un contact étroit. Mais si les nuages
électroniques se recouvrent, les forces de répulsion sont alors
inversement proportionnelles à la douzième puissance de cette
distance. Ces forces répulsives peuvent donc dominer les forces
attractives si la complémentarité est imparfaite. La constante
d'affinité se définit par application de la loi d'action de masse.
affinité =
forces attractives
forte affinité • forte attraction
répulsives
faible affinité - faible attraction
Affinité de l'anticorps. L'affinité avec laquelle un anticorps
se lie a un antigène résulte d'un équilibre entre les forces attractives et
répulsives. Un anticorps de haute affinité implique des structures complémentaires parfaites. A l'inverse, un anticorps de basse affinité implique une complémentarité imparfaite.
Figure 7 - D'après Roitt.
113
• L'inhibition compétitive et absolue
.. .et d'expliquer la
compétition entre
molécules invitées
Nous avons décrit le fait que des analogues structuraux peuvent prendre "la place" sur le site actif du récepteur. Mais on
peut ici distinguer deux cas.
- Les inhibiteurs dits compétitifs créent des liaisons qui
peuvent se dissocier à la température et dans les conditions
de l'organisme. S'il s'agit d'une enzyme par exemple, il pourra
se former alternativement l'un ou l'autre complexe ES ou El
(S = substrat, I = inhibiteur). L'application de la loi d'action de
masse permettra de calculer la nouvelle vitesse initiale de la
réaction. Une augmentation de la concentration de S peut
donc déplacer ce nouvel équilibre et "lever" l'inhibition.
- Les inhibiteurs dits absolus qui contractent avec le site actif
du récepteur des liaisons fortes (covalentes) qui rendent ainsi
le complexe indissociable. Le récepteur n'est plus apte à
recevoir la molécule qui lui est naturellement associée. Des
concentrations même élevées de celle-ci ne peuvent déplacer
l'inhibiteur.
• Compétition entre anticorps et hormone
les changements
d'équilibre entre
molécules
hormonales et
anticorps
expliquent
certaines
maladies...
Le cas de l'anticorps qui entre en compétition avec l'hormone
hypophysaire pour le récepteur situé sur les cellules thyroïdiennes a déjà été cité dans le cas de la maladie de Basedow. Il
en serait de même dans certaines formes de diabète. Mais le
diabète offre également un autre exemple, celui de la fabrication par un individu d'anticorps dirigés contre ses propres
molécules d'insuline. Ces anticorps d'une grandes affinité
changent la cinétique de l'insuline en retardant son effet initial
et en prolongeant son action. En raison de la fixation des
anticorps une partie de l'insuline sécrétée circule sous forme
liée, biologiquement inactive. En réponse au glucose ingéré
l'insulinémie n'augmente pas suffisamment et la glycémie
élevée continue de sécréter de l'insuline. Sa concentration
augmentant les complexes insuline-anticorps se dissocient
progressivement et continuent de le faire tardivement, même
après retour à une glycémie normale, ce qui entraîne une
hypoglycémie retardée, et durable.
• Dosage radioimmunologique par compétition
...et permettent
le dosage des
hormones in vivo,
dans le sang
circulant
Cette fabrication d'anticorps anti-insuline a lieu également lors
de traitement du diabète par de l'insuline extraite du porc ou du
bœuf. Ce défaut du traitement a été utilisé par S. Berson et R.
Yalow pour doser l'insuline circulante. Il est en effet, très
difficile de doser l'insuline car sa concentration est de l'ordre du
microgramme par litre soit quelques nanogrammes par millilitre. On peut repérer les molécules d'insuline en les rendant
radio-actives par incorporation d'un atome d'iode radio-actif.
La quantité d'insuline qui se lie aux anticorps dépend de la
quantité totale d'insuline de bœuf présente dans le sérum
sanguin. Sans entrer dans le détail du dosage on comprend que
114
l'on peut mettre en compétition l'insuline "naturelle" que l'on
cherche à doser et l'insuline radioactive qui se lie à l'anticorps
dans ces conditions permet après étalonnage de déduire la
quantité d'insuline libre circulante.
• Exploration des récepteurs
on peut
également
localiser, doser et
extraire ainsi les
récepteurs
En combinant les informations précédentes il devient possible
de localiser "in situ" les récepteurs, de les dénombrer, de les
extraire, de les isoler à l'état pur afin de les analyser. La
recherche d'un inhibiteur absolu qui se fixe donc de manière
irréversible sur un récepteur permet de réaliser ces opérations.
Les récepteurs nicotiniques à l'acétylcholine fixent ainsi le
venin de Cobra ou de Bungare ou plus exactement l'un de ses
composants nommés alpha bungarotoxine. Si ce ligand est
radioactif on pourra le repérer.
3.3. Surdétermination du modèle
l'affinité, concept
objectif qui
déplace
certaines
représentations
Du côté du vocabulaire, l'utilisation du mot compétition évoque
inévitablement des représentations valorisées. De même l'emploi des termes "attraction", "répulsion", "affinité",... Du côté
des techniques d'analyse, l'emploi des poisons, venins, drogues
et toxiques divers comme outil d'analyse dans la sérénité du
laboratoire, ne parvient pas à faire oublier quelle conversion
d'attitude il a fallu pour abandonner le contexte mythologique
qui entoure les poisons et l'identification des poisons et des
remèdes aux doses près.
Par ailleurs le concept objectif d'affinité permet de lutter contre
le finalisme implicite d'expressions telle celle de "cellule-cible".
L'affinité explique la fixation et fait l'économie d'une intention.
Cette deuxième formulation a également été développée un peu
longuement pour bien montrer combien la modification de la
compréhension du concept, la modification de son contenu
conceptuel étendait les limites de son pouvoir explicatif à de
nombreuses situations nouvelles, situations qui demeurent
paradoxales et inexplicables en physiologie et chimie classiques.
4 . RÉGULATION DE L'ACTIVITÉ DES RÉCEPTEURS,
PAR CHANGEMENT DE FORME
Une longue tradition de réflexion biologique a habitué à séparer, dans l'analyse des phénomènes biologiques, la structure
d'une part et la fonction d'autre part. Le fait de relier l'un à
l'autre pour souligner le degré d'adaptation ne contredit pas le
fait de les penser isolément avant de les réunir. D'une certaine
façon les deux premières formulations véhiculent cette représentation puisqu'on décrit l'emboîtement statique ou dynamique de formes préformées et qui ne se déforment pas au contact
115
un processus
permanent de
déformations
qui permet de
moduler l'activité
l'une de l'autre. Les techniques physiques d'analyse des molécules renforcent cette dichotomie puisqu'on analyse le plus
souvent une molécule "figée" sinon cristallisée et non pas une
molécule "en action". Il s'agit cette fois de rectifier profondément
le contenu du concept en intégrant les processus permanents
de déformation moléculaire. L'opposition entre structure et
fonction va se dissoudre, de même que le modèle analogique de
la clé et de la serrure. Ou du moins les procédés de représentation imagés se limiteront, sans toujours le dire explicitement,
à dessiner des états qui ne sont que des étapes dans u n
processus de transformation permanent.
Comme le dit Claude Debru (1983), "la structure n'est qu'un
instant dans le processus de transformation". Nous pourrions
ajouter que l'activité d'un récepteur n'est qu'un moment dans
un processus de régulation. En effet ni la molécule invitée ni la
molécule réceptrice ne sont figées, elles évoluent en fonction du
temps, de l'environnement physico-chimique. Elles intègrent
individuellement diverses informations qui entraînent une
modulation de leur action.
4 . 1 . Concepts impliqués
• Proenzymes et prohormones
La synthèse intracellulaire de certains corps protéiques tels
que les enzymes ou certaines hormones, n'aboutit pas directement à un composé actif. On ne concevrait d'ailleurs pas que le
pancréas fabrique des enzymes digestives actives sans se
digérer lui-même ! La réalisation d'une forme active résulte d'un
réarrangement spatial lié à la coupure d'un fragment peptidique (Figure 8).
• Environnement phvsico-chimiaue d'une protéine
Plusieurs facteurs vont influer sur les liaisons faibles et donc
modifier la forme spatiale des protéines : le pH, la concentration
en divers ions, la température par exemple. Ces modifications
peuvent les rendre inactives ou actives, de manière réversible.
• Le concept d'allostérie
les effecteurs
allostériques
activent, inhibent
ou modulent
l'activité de
certaines
protéines
Concernant les enzymes par exemple on peut donner en
quelques mots la définition suivante : "comme les enzymes
classiques, les enzymes allostériques reconnaissent en s'y
associant un substrat spécifique, et activent sa conversion en
produits. Mais en outre ces enzymes ont la propriété de
reconnaître électivement un ou plusieurs autres composés
dont l'association (stéréo-spécifique) avec la protéine a pour
effet de modifier c'est-à-dire selon le cas, d'accroître ou d'inhiber son activité à l'égard du substrat." Ces composés sont
appelés des effecteurs allostériques (Figure 8). On distingue
plusieurs types de mécanismes qui permettent tous, une
régulation de l'activité :
116
peptide C (30 acides aminés)
n
(21 acides aminés)
séquence de
20 acides aminés
(30 acides aminés)
La pré-proinsuline
proinsutine
pré-proinsuline
peptide C
insuline
état relâché
état contraint
3-1
^t^t.
monomère
L inhibiteur
A activateur
S substrat
Illustration de la théorie proposée par Monod, Wyman
et Changeux (1965) pour interpréter les propriétés allostéri*
ques des enzymes régulateurs. Le monomère dissocié- n'est
plus capable de transmettre le message des effecteurs régulateurs au site catalytique.
Figure 8 - D'après Changeux.
117
une enzyme
intègre des
Informations
différentes
- l'inhibition rétroactive, le produit final d'une chaîne métabolique catalysée par une série d'enzymes inhibant l'enzyme qui
catalyse la première réaction, gouvernant ainsi la vitesse de
sa propre synthèse ;
- l'actlvation rétroactive, l'enzyme étant activée par le produit
de dégradation du métabolisme ultime ;
- l'activation par le substrat, ou par un précurseur du substrat,
permet d'ajuster l'offre à la demande ;
- l'activation en parallèle, une enzyme d'une chaîne métabolique étant activée par le produit d'une autre chaîne.
Une même enzyme étant sujette à plusieurs sortes de régulation à la fois, on peut insister sur les propriétés intégratrices
de telles molécules qui modulent donc leur activité en fonction
de plusieurs informations différentes. Cet ensemble de concepts est développé dans les traités modernes et dans divers
articles cités en référence. L'histoire de cette question est
analysée par C. Brebu (1983).
• Le concept de régulation
Cet ensemble de concepts qui permet de décrire d'une manière
transversale les mécanismes de régulation serait à maîtriser ici
(capteur, comparateur, variable réglée, signal d'erreur, etc.,).
4 . 2 . Valeur explicative, prédictive, i n v e n t i v e
ce qui permet de
réguler le réseau
des réactions
chimiques
ou de moduler le
fonctionnement
de l'hémoglobine
Les phénomènes à expliquer portent d'une part sur le fait que
de nombreuses molécules (hormones, enzymes, cascade enzymatique du système du complément) sont fabriquées et véhiculées sous une forme nécessairement inactive, et ne deviennent
actives qu'à certains moments ou en certains lieux. D'autre
part l'ensemble des réactions chimiques du métabolisme doit
nécessairement être régulé. Il n'est pas concevable a priori que
toutes les réactions aient lieu en même temps et à la même
vitesse.
La notion de transition moléculaire comme résultat de la
fixation d'un ligand régulateur n'étant pas applicable exclusivement aux enzymes, nous disposons là d'un mécanisme
général d'interactions moléculaires régulatrices, même s'il n'a
pas été précisément analysé dans tous les cas. Ce mécanisme
étudié dans le cas de l'hémoglobine et de quelques enzymes,
n'explique pas seulement l'état inactif ou activé, mais également des effets d'amplification ou de modulation de l'activité.
Il explique enfin la possibilité d'une intégration d'informations
différentes.
Dans un article de l'ancienne revue Atomes (qui a précédé La
Recherche) J.P. Changeux et D. Blangy font un état des
connaissances sur les interactions allostériques, auquel nous
emprunterons u n exemple.
118
Une enzvme allostérique. la L-thréonine
désaminase
Cette étude concerne une Bactérie, E. Coli. Parmi ses enzymes,
la L-thréonine désaminase est la première enzyme d'une longue
chaîne métabolique qui aboutit à la synthèse d'un acide aminé
la L-isooleucine. Elle catalyse une réaction biochimique qui
part de la L-thréonine. Elle possède un poids moléculaire de
160 000 et une structure formée de quatre sous-unités identiques de 40 000 de poids moléculaire chacune, unies par des
liaisons faibles (structure polymérique).
La régulation de la L-thréonine désaminase se présente sous u n
double aspect :
- il existe une régulation de la quantité d'isoleucine produite en
fonction de la quantité de substrat disponible (la L-thréonine). Celle-ci sera appelée autorégulation (Figure 9) ;
- d'autre part il existe une régulation de la quantité de Lthréonine transformée en fonction de la quantité d'isoleucine
produite. Il s'agit d'une régulation par effecteurs allostériques.
un exemple
d'enzyme
allostérique : la
L-thréonine
désaminase
elle est constituée
de quatre sousunités...
L. threonine
P1
P2
alpha
(autocétobutyrate
|
regulation) |
I
I
1
*- E1 ^
E2
E3
soleucine
Valine
E1, E2, ... enzymes catalysant chaque réaction. Seule El, la
L-thréonine désaminase est allostérique.
P1, P2, ... produit de la réaction catalysée par l'enzyme
correspondante El, E2, etc...
sous unité
axe de
symétrie
liaisons faibles
S = site actif
V et I = site allostérique
structure de 1'enzvme
Figure 9
119
Si l'on analyse la cinétique de transformation de la première
réaction
L-thréonine -* P, = alpha-céto-butyrate
...qui interagissent
en coopérant
trois facteurs
interviennent et
modulent son
activité :
...le substrat sur
lequel elle agit..
...le produit final
de la réaction...
l'on obtient une courbe sigmoidale (Figure 10). Ceci signifie :
- que sous une certaine valeur de concentration en substrat, il
n'existe pratiquement pas de transformation, c'est-à-dire que
l'enzyme ne fonctionne pratiquement pas ; autrement dit, peu
de complexe ES, peu de P r et par conséquent peu d'isoleucine
en fin de chaîne ;
- au-delà de ce seuil, l'enzyme "fonctionne" ; autrement dit, la
vitesse de transformation croît plus vite que la concentration
en substrat et, inversement la production de P., et donc
d'isoleucine, est ralentie plus rapidement que ne diminue la
concentration en substrat ;
- enfin, que ces caractères disparaissent lorsque l'on sépare les
sous-unités par dénaturation ménagée (l'enzyme possède
alors une courbe d'activité Michaelienne, c'est-à-dire une
branche d'hyperbole).
Tout se passe donc comme si la fixation de molécules de
substrat sur une sous-unité facilitait ou accélérait la fixation
du substrat sur les autres sous-unités : c'est l'effet coopératif
entre les quatre sous-unités. Il est déclenché par un signal qui
est la concentration en substrat. Cette régulation évite l'engorgement, c'est-à-dire l'accumulation de threonine dans la cellule.
L'effet coopératif disparaît lorsque les sous-unités sont séparées car dans ce cas, il existe une saturation indépendante des
différents sites actifs.
La conclusion partielle de cette première régulation est donc la
suivante :
La régulation de la transformation de la L-thréonine par la Lthréonine-désaminase, dépend de la concentration en substrat
qui est le signal de sa propre fixation : il existe une autorégulation de cette réaction enzymatique.
Analysons à présent la courbe donnant la vitesse initiale de la
même réaction biochimique en fonction de la concentration en
L-isoleucine, la concentration en L-thréonine désaminase étant
fixée (Figure 10).
Lorsque la concentration en isoleucine dépasse u n certain
seuil, la vitesse de réaction diminue brusquement, autrement
dit, le produit final de la chaîne métabolique agit comme une inhibiteur de l'enzyme au-delà d'un certain seuil : il s'agit d'une
rétroinhibition. Ce processus évite l'accumulation du produit
final et limite donc le gaspillage d'énergie et de précurseur : on
l'appellera régulation par rétroinhibition. Notons que cette
rétroinhibition est spécifique, elle n'est déclenchée par aucun
autre acide aminé. Tout se passe comme si les sous-unités de
l'enzyme possédaient un site de fixation stéréospécifique pour
la molécule d'isoleucine. Cependant le site de fixation du
substrat (threonine) est différent de celui de l'inhibiteur, la Lisoleucine.
120
10-ZM
2x10- 2 M
Relation sigmoidale entre la concentration de threonine et la vitesse
de sa désamination par la threonine désaminase.
<rt M cétoacide/mn
IO' 4 M
5 x IO"4 M
Relation sigmoidale entre la concentration de l'isoleucine,
inhibiteur allostérique et l'activité de la threonine désaminase
Figure 10 - D'après G. Cohen, modifié.
121
...ainsi que la
valine
En effet :
- la dénaturation ménagée de l'enzyme supprime l'effet inhibiteur de la L-isoleucine mais ne supprime pas la transformation de la L-thréonine, ce qui peut s'expliquer par la modification du site de fixation à la L-isoleucine, alors que celui de
la threonine n'est pas modifié ;
- on peut supprimer l'effet inhibiteur de la L-isoleucine en
ajoutant des analogues structuraux de l'isoleucine qui sont
des activateurs de la réaction.
D'autre part la courbe de rétroinhibition est sigmoide, ce qui
traduit l'effet coopératif entre les sites de fixation de l'inhibiteur sur l'enzyme. Ceci produit un freinage de la réaction plus
rapide que l'augmentation de l'isoleucine. L'isoleucine est un
effecteur de l'enzyme mais de structure différente du substrat :
il s'agit d'un effecteur allostérique.
Enfin, signalons qu'un acide aminé, la valine, joue le rôle
d'activateur de la threonine désaminase, en se fixant à u n
troisième site à la surface de l'enzyme.
La L-thréonine désaminase intègre donc plusieurs informations chimiques, ce qui permet une régulation de son activité
(Figure 9).
4.3. Surdéterminations du modèle
il est difficile de
penser la mobilité,
le changement,
la relation au
m
eu
Il y a une résistance certaine à penser la mobilité, le changement permanent, l'interrelation, la relation au milieu. Ces
difficultés déjà notées quand il s'agit d'objets biologiques visibles directement13* ne font que redoubler ou réapparaître quand
il s'agit de molécules non directement visibles et qu'il faut donc,
de plus, se représenter.
Il y a également une résistance à penser des mécanismes de
régulation non centralisés, localisés au niveau de chaque
molécule elle-même mobile. Ce sont les notions de "centre" et
de "localisation" qui doivent être ici rectifiées et qui font
éventuellement obstacle.
Quant à la spécificité, la difficulté citée précédemment se
complique ici encore. Même si la spécificité est pensée dans la
relation molécule réceptionnée/récepteur, il faut encore ajouter "à un moment donné", "dans un milieu chimique donné",
puisque les molécules peuvent avoir une conformation modifiée, et c'est une difficulté supplémentaire.
D'une manière plus largement interdisciplinaire la stéréochimie offre l'occasion d'éprouver la difficulté à adopter un mode
de pensée qui ne soit ni "structuraliste", ni "fonctionnaliste",
mais l'interrelation continuellement changeante des deux.
(3) CANGUILHEM Georges. "Le vivant et son milieu", in Connaissance
de la vie, Paris, Vrin, 1965, pp. 129-154.
122
5 . RÉGULATION DE L'ACTIVITÉ PAR
CHANGEMENT DU NOMBRE DE RÉCEPTEURS
rectifier une
nouvelle fois le
modèle, pour
l'ajuster aux
observations
S'il y avait un ordre de succession à définir dans les quatre
formulations que nous décrivons, l'un des critères possibles en
serait peut-être le degré de résistance des obstacles à surmonter et des représentations à abandonner pour adopter chaque
formulation nouvelle. Il semblera ainsi difficile d'admettre que
l'explication des modulations de l'activité biochimique puisse
reposer non pas sur les modulations de la forme, mais sur les
modulations du nombre de récepteurs. Pour le dire autrement,
c'est la présence ou l'absence de certaines structures qui
explique la fonction.
Poser la question de la régulation du nombre de récepteurs par
un mécanisme spécifique permet de mieux faire apparaître a
contrario que, dans les formulations précédentes, même si l'on
incorpore une conception dynamique et statistique des molécules entrant en réaction, le nombre total de récepteurs peut
demeurer constant. Or il existe encore des phénomènes cliniques ou expérimentaux à expliquer tels les phénomènes de
dépendance-tolérance aux drogues, ou l'inversion des effets de
l'insuline injectée de manière prolongée à dose excessive. La
réalité déborde encore et toujours nos modèles. Modifions le
donc encore une fois.
5.1. Concepts impliqués
• Turn over
Derrière une constance apparente, les protéines subissent
constamment un turn over. A chaque instant 2 % des protéines
membranaires sont renouvelées, dégradées, synthétisées. Ce
phénomène peut donc moduler le nombre de récepteurs par
modification soit de la synthèse, soit de la dégradation.
• Le concept de population, et de régulation
Que les populations soient constituées d'animaux, de cellules
ou de molécules, certains concepts communs permettent d'en
décrire la dynamique.
5.2. Valeur explicative, prédictive et inventive
Il faut bien admettre que si la possibilité d'une variation du
mais cette fois
nombre de récepteurs à certaines hormones par exemple rend
encore il
compte de paradoxes cliniques ou expérimentaux, elle n'explin'explique pas
que pas le mécanisme de cette modification, ni toujours sa
tout
finalité
dans l'optique du moins des concepts classiques de la
régulation. Analysons un exemple.
123
INSULINE
/Qk
\
t
"
membrane
cellulaire
®
v "auto" phosphorylation (tyrosine-kinase) v
activation
^
ou "second messager"
protéine-kinase
1
effets biologiques.
transport
du glucose
activations ou
inhibitions
enzymatiques
synthèse
protidique
synthèse
de l'ADN
Structure du récepteur
d'insuline
Le récepteur est composé de 2 sous-unités of portant le site de liaison spécifique de
l'insuline et de 2 sous-unités ß transmettant le signai hormonal à l'intérieur de la cellule par l'intermédiaire d'une auto-phosphorylation qui est probablement l'événement
initiant les effets métaboliques ultérieurs.
regroupement
endocytose
complexes
insuline*
récepteur
RECEPTEUR
recyclage1
dégradation
INSULINE
dégradation
Golgi
iysosome
reticulum
endoplasmlque
Interna lisation du
complexe
insuline-récepteur
Figure 11 - D'après Bull. AJD n° 3 1986.
124
• Le nombre de récepteurs à l'insuline
lafinalitédu
mécanisme
semble
paradoxale
La fixation de l'insuline sur le récepteur d'une cellule dite "cible"
déclenche plusieurs processus métaboliques dont notamment
une augmentation de l'incorporation de glucose. Le complexe
insuline-récepteur peut ensuite se dissocier en fonction des
conditions de l'équilibre déterminé par la quantité d'hormone
circulante et de récepteurs occupés. Mais il peut aussi s'internaliser, c'est-à-dire que les complexes migrent à la surface de
la membrane cellulaire de manière à se regrouper dans des
structures particulières nommées "puits recouverts" (coated
pits en anglais). Par endocytose ces puits forment des "poches"
à l'intérieur desquelles les complexes vont se dissocier. Le
mouvement intracellulaire des vésicules d'endocytose, les porte
au contact des lysosomes qui sont des vésicules de digestion.
Certains récepteurs non dégradés peuvent être "recyclés" c'està-dire réutilisés en surface de la cellule. Ce mécanisme peut
jouer le rôle de régulation en effet la fixation d'insuline favorise
l'internalisation des récepteurs, et cette fixation dépend donc
de la concentration d'insuline circulante. Une augmentation de
celle-ci entraîne rapidement la diminution du nombre de
récepteurs disponibles en surface et donc une relative "résistance" à l'insuline, une sorte d'état réfractaire à son action
biologique. Mais le mécanisme de régulation est ici "à l'envers"
de ce qu'un finalisme trop simpliste aurait fait imaginer. On le
nomme "régulation négative" (down regulation en anglais)
(Figure 11).
Ce mécanisme expliquerait l'observation expérimentale ou
clinique nommée "effet Somogy". Une dose excessive d'insuline
injectée de manière répétée finit par entraîner paradoxalement
une hyperglycémie. Le nombre de récepteurs aurait diminué.
De même une forme de diabète de l'adulte serait due à une
diminution du nombre de récepteurs, associée à une sécrétion
normale ou excessive d'insuline.
Un mécanisme analogue expliquerait certaines formes d'hypercholestérolémie.
• Les récepteurs de réserves
lafinalitéde
"l'excès" de
récepteurs
également
Les résultats expérimentaux fournis par l'étude du pourcentage de récepteurs occupés en fonction de l'activité biologique
d'une hormone apportent un nouveau paradoxe apparent,
c'est-à-dire qui prend à contre-pied notre finalisme naïf. La
réponse augmente en fonction de l'occupation des sites, mais
elle est très vite maximale pour des proportions de sites occupés
très faibles (quelques %). Il faut donc raisonner en termes
quantitatifs (population de molécules d'hormone libre, population de récepteurs occupés) et appliquer les lois des équilibres
chimiques cités précédemment.
Mais la finalité d'obtenir un effet biologique avec de très faibles
concentrations d'hormone fixée et de très faibles concentrations d'hormone circulante est moins évidente : permettre une
économie d'hormone ; permettre une réponse maximale même
125
lors d'une altération de certains récepteurs. D'où l'expression
finalisée : récepteurs de réserve.
• Désensibilisation et resensibilisation
le modèle rend
compte de
certaines
observations
apparemment
paradoxales
En restant ici dans le domaine hormonal nous dirons que la
désensibilisation provient de la perte de la capacité de certains
récepteurs à induire une réponse biologique. Ceci peut résulter
d'un changement structural du récepteur, sorte de vieillissement qui le rend non fonctionnel, ou bien d'une internalisation
expliquée précédemment, ou d'autres mécanismes encore.
Mais ici encore le modèle a ses limites. Ou plus exactement s'il
"rend compte" de certaines observations, il ne les explique pas
totalement. Ainsi il existe des souris génétiquement obèses et
qui sont de surcroît hyperinsulinémiques. Ces souris sont
diabétiques malgré un fort taux d'insuline circulant car elles ne
possèdent que très peu de récepteurs à l'insuline sur leurs
cellules du foie et sur les cellules graisseuses responsables de
l'obésité. Or on peut réaliser une resensibilisation hormonale
en les soumettant à des jeûnes croissants qui font réapparaître
progressivement des récepteurs à l'insuline.
• Dépendance et tolérance aux drogues
peut-on trouver
des molécules qui
évitent la
dépendancetolérance
La découverte du récepteur de la morphine a conduit J . Hughes
et al. à rechercher le "ligand endogène" du récepteur. L'hypothèse d'une "morphine intracerebrale" a permis l'identification
des enképhalines, et d'autres peptides. Mais le cerveau n'est
pas dépendant de ses propres morphines comme le toxicomane
de sa drogue. Par ailleurs les molécules provenant des plantes
sont toxiques car, bien qu'elles se combinent avec les récepteurs des neurotransmetteurs, elles ne peuvent être rapidement métabolisées ou détruites par les enzymes qui normalement limitent leur action. Ces molécules ont donc des effets
souvent prolongés et par suite toxiques. De plus le phénomène
de dépendance cité plus haut s'accompagne d'un phénomène
appelé tolérance, cela signifie que le taux initial de la drogue
doit être accru pour produire le même effet qu'au début de la
prise, que ce soit l'analgésie ou l'euphorie.
On conçoit donc que chez le toxicomane les récepteurs sont
exposés à de hautes concentrations pendant de longues périodes. La morphine remplace alors le produit morphinique endogène. Le neurotransmetteur responsable de la transmission de
la douleur serait la substance dite "F". La membrane postsynaptique contient des récepteurs pour cette substance. On
pense que les molécules morphiniques inhibent cette transmission en se fixant sur la membrane présynaptique. Mais l'inhibition permanente de la libération de substance P doit avoir
pour effet d'augmenter le nombre de récepteurs à cette même
substance du côté postsynaptique et donc d'augmenter la
sensibilité à cette même substance. A l'occasion d'une douleur,
celle-ci sera plus vivement ressentie du fait du nombre de
récepteurs plus élevé, d'où un besoin accru de molécules
126
morphiniques, et d'où les effets accrus en cas de manque. Cette
théorie explicative peut conduire donc à prédire la possibilité
(encore théorique) de trouver des analogues qui n'engendreraient pas de dépendance-tolérance-toxicité parce qu'ils seraient rapidement métabolisés. Mais cela n'a pas encore été
réalisé.
5.3. Surdétermination du modèle
le modèle
pédagogique de
l'habitude et de
l'accoutumance
servait de
pseudoexplication
construire un
réseau de
formulations
Les notions communes qui risquent ici de faire obstacle peuvent se regrouper autour des mots d'équilibre, d'adaptation et
d'habitude qui ont été analysés par ailleurs*4'.
Au terme de cette analyse on mesure le travail qui reste à faire
pour que cette étude apparaisse réellement comme plus et
mieux qu'une simple mise à jour de connaissance organisée en
quatre points. Les limites exactes de chaque concept apparaîtraient mieux si nous avions pu préciser les techniques et les
méthodes démonstratives impliquées dans chaque cas, ainsi
que le type de déterminisme. Mais, de plus, chaque concept
impliqué dans chaque formulation pourrait être lui-même
analysé en termes de "formulations successives". Il faudrait
alors croiser ces deux approches. De même il faudrait croiser
ces exigences de nature épistémologique avec les autres exigences pédagogiques, par exemple celles de promouvoir une pédagogie différenciée ou d'inciter les élèves à l'initiative et à
l'autonomie dans l'appropriation d'un savoir.
Eric PEREZ
Lycée A. Schweitzer
Le Raincy
(4) RUMELHARD Guy, "Lanotion d'équilibre, concept ou métaphore ?".
Bull. APBG n°3, 1985, pp. 541-549. "Les notions d'habitude et
d'accoutumance." Bull. APBG n°2,1987, pp. 331-339.
127
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QUELQUES TENDANCES OU EFFETS
DE FIGURABILITÉ DANS LA DIVULGATION
DES THÉORIES IMMUNOLOGIQUES<1>
Daniel Jacob!
On se propose d'étudier un aspect particulier des théories immunologiques :
queues sont les ressources dont disposent les auteurs de documents de divulgation scientifique pour visualiser les concepts? Après avoir dressé un mini répertoire des Illustrations conformistes (les plus nombreuses) et non conformistes, on
analyse de façon plus fine le rôle que certaines figures, susceptibles de conférer
une stabilité visuelle à des concepts, peuvent jouer dans la divulgation.
comment étudier
les plages
visuelles des
documents de
divulgation
scientifique ?
Depuis quelques années plusieurs recherches, conduites aussi
bien dans le champ de l'éducation scientifique classique que
dans celui de l'éducation non formelle, ont entrepris d'accorder
une attention critique aux plages visuelles des documents qui
se proposent de divulguer des connaissances scientifiques*2*.
La présentation des principaux résultats de ces recherches
pourrait faire l'objet d'une très utile "revue de la question"'3*
Toutefois, comme le montrent à l'envi quelques publications récentes, une telle revue ne serait pas des plus aisées tant le
statut que les chercheurs en sciences sociales confèrent aux
plages visuelles est mouvant14*.
(1) Ce texte reprend pour partie deux communications présentées d'une
part au colloque Epistemologie et symbolique de la communication",
organisé par L Sfez à Cerisy La Salle en juin 1988, et, d'autre part, au
colloque "La communication scientifique publique", Poitiers, LABCIS,
mai 1989. Je remercie Alberto Cambrosio, chercheur au CREST
(Université du Québec à Montréal) à qui je dois plusieurs interprétations
et remarques suggérées lors d'échanges sur le projet "Imagerie et
histoire de l'immunologie".
(2) Pour un aperçu de quelques courants de recherche, voir par exemple
Jacobi et Vezin, édit., 1988.
(3) Une telle revue pourra-t-elle être réalisée un jour? Pour des éléments
consulter : Bresson, 1981 ; Vezin, JF. & L., 1988; Duchastel et al., 1988;
Jacquinot, 1988.
(4) L'analyse des plages visuelles est longtemps restée le domaine de
certains psychologues, spécialistes du dessin technique et du schéma
comme par exemple: Weil-Fassina, 1988 et Vezin, 1984. On peut
penser que c'est l'explosion de l'imagerie dans les manuels scientifiques
contemporains qui a conduit les spécialistes de l'éducation à les prendre
enconsiderationaleurtour.ilestencorerarequeles illustrations fassent
l'objet de recherches empiriques. Dans l'ensemble ce sont des analyses
de contenu qui dominent, analyses qui questionnent l'efficacité didactique des illustrations proposées. D'autres auteurs adoptent un point de
vue plus prescriptif, allant jusqu'à proposer les règles que devrait respecter une imagerie efficace. Pour un exemple de ce type de recherche,
cf. Payne, 1980.
ASTER N°10. 1990. L'immunologie Jeux de miroirs, INRP, 29. rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.
130
les images ontelles un effet de
renforcement ?
comment
visualiser les
concepts de
l'immunologie ?
Certains auteurs escamotent l'imagerie et ils testent la compréhension du document en ne tenant compte que de la composante linguistique du message. Plusieurs études récentes de
l'information scientifique dans les médias, fort bien documentées par ailleurs, laissent totalement de côté les plages visuelles
ou les traitent comme des éléments très accessoires*5'.
A l'opposé, dans d'autres recherches, les illustrations sont réellement prises en compte et traitées comme une variable. Dans
ces études, non seulement les illustrations sont considérées
comme une composante du message, mais, plus encore, on y
défend l'idée de l'efficience de certains ajouts au texte, comme
les schémas, pour faciliter la compréhension ou le rappel de
l'information scientifique'6'.
Enfin le courant des "partisans de l'image" (rejoignant une
tradition toujours vivace dans l'éducation) considère qu'un
document bien illustré sera toujours davantage lu (effet attentionnel), mieux compris (effet explicatif) et mieux intégré (effet
rétentionnel)(7). Les travaux de ce type, plus souvent anglosaxons que français, ont accumulé des résultats qui tendent à
prouver l'efficacité de l'image dans l'éducation scientifique et
postulent l'existence d'un PSE (Pictorial Superiority Effect,
littéralement: effet de supériorité de l'image)'8'.
Cependant pour qui parcourt cette abondante littérature, il
apparaît d'emblée que sous la variable "image" les auteurs ne
rangent, dans la plupart des cas, qu'une seule catégorie
d'illustration, il est vrai fort riche, de type schémas. Or il suffit
de feuilleter un manuel contemporain ou une collection de
revues de vulgarisation pour apercevoir d'emblée que l'imagerie
mobilisée dans les documents de divulgation est un ensemble
des plus diversifiés.
Si l'on recense les différents types d'imagerie mobilisés dans
l'un et l'autre cas, on constate d'abord qu'en dépit de l'effort des
éditeurs, deux registres dominent assez nettement : d'une part
la ré-utilisation d'illustrations empruntées à des documents
scientifiques primaires et d'autre part les ressources de schématisation que les manuels surtout utilisent. Certes ces deux
catégories, si elles sont dominantes, sont loin de constituer la
totalité de la palette disponible' 9 '. Et il est nécessaire de
recenser la nature des démarches ou des mécanismes de
visualisation sur lesquels s'appuie la recherche des illustrations
d'un document de divulgation. Mais quels sont les avantages et
les limites des choix opérés par les auteurs et les éditeurs?
Cf. par exemple Goldsmidt, 1986; Guéry et al., 1985.
Cf. par exemple Duchastel et Waller, 1979.
Cette typologie des effets a été proposée par Duchastel (1978).
Le PSE est souvent commenté par DJ. Reid comme par exemple dans
son texte publié en 1984. Pour une revue de ces recherches (écrite par
l'auteur et traduite en français par Michel Jolland), voir Reid, 1990.
(9) Pour une description des catégories voir Vezin (L.), 1986 ou Jacobi,
1987.
(5)
(6)
(7)
(8)
131
Dans ce texte, on se propose d'étudier un aspect particulier,
souvent ignoré par les spécialistes de l'éducation : quelles sont
les ressources dont disposent les auteurs de documents de
divulgation scientifique pour visualiser les théories ,10) ? Autrement dit, comment l'imagerie des documents de divulgation
peut-elle aider les lecteurs à se représenter les concepts scientifiques et les relations entre les concepts que proposent les
théories scientifiques? Pour répondre à une question de ce type,
il est bien évident qu'une quelconque taxonomie des images par
caractères ou par classe est incapable d'apporter la moindre
information1115.
La question centrale est celle du pouvoir de l'image à conférer
une valeur d'objectivation et de concrétude à des concepts
scientifiques par nature abstraits' 12 '. Ce que l'on résume parfois
sous l'appellation de recherche de figurabilité(13). A l'aide d'un
recensement des plages visuelles mobilisées par les documents
de vulgarisation, nous établirons que certaines ressources de
figurabilitê renvoient en définitive aux fondements (comme les
modèles) et aux preuves qui permettent aux théories de prendre
naissance' 14 '. Après donc quelques rappels sur ce que sont les
théories et quelles sont les méthodes utilisées, on présentera
quelques résultats d'une recherche en cours sur la figurabilitê
des théories immunologiques.
1. POSITION DU PROBLÈME ET MÉTHODE
UTILISÉE
,
,
C qU U n e
+KÌ®!Ì!
-?
théorie ?
Dans les documents de vulgarisation et plus encore dans les
manuels scientifiques, le statut des théories scientifiques est
flou. Il n'est même pas toujours évident que les lecteurs
(10) En introduisant le concept de visualisation, on admet implicitement
l'hypothèse qu'une théorie n'est pas visuelle mais linguistique ou
abstraite. Ainsi que l'a suggéré Jakobson (1967), elle ferait secondairement l'objet d'une traduction intersémiotique. Il est important de
faire ici deux remarques : rien ne dit que les supports visuels ne sont pas
imaginés d'emblée par les chercheurs, ni surtout qu'ils ne jouent aucun
rôle dans la réussite d'une théorie.
(11) Pour un survol rapide mais suggestif de ces approches, cf. Duchastel et
al., 1988.
(12) C'est Vezin (1984) qui utilise habilement le concept de concrétude pour
rendre compte de la nature des différents types de schémas.
(13) Sur la question de lafigurabilitê,concept emprunté à Freud (édit. fse
1967), cf. Jacobi, 1984.
(14) L'observateur qui consulte des ouvrages scientifiques traitant d'un
thème donné à l'intérieur d'une même discipline remarque d'emblée la
récurrence de certains patterns visuels. Cette convergence n'est nullement fortuite et résulte comme l'a montré Panofsky à propos des arts
visuels du déterminisme des formes expressives. Cf. Panofsky, 1969.
132
pour une
conception non
normative
perçoivent toujours la nature particulière des théories qui ne
sont ni des résultats de recherche, ni des découvertes (au sens
quelque peu événementiel que les médias ont conféré à cette
notion). Les théories "toujours contrôlées par le souci d'être
prises en faute", c'est-à-dire menacées d'être contredites par
des nouveaux faits scientifiques, ne sont pas des objets qui se
prêtent docilement aux mises en forme exigées par la diffusion(15).
Dans la presse d'information on attend d'une théorie, soit
qu'elle propose une (nouvelle) vision achevée du monde, soit
surtout qu'elle apporte rapidement les preuves de son efficacité
pratique pour, par exemple, améliorer l'environnement ou la
santé. Le travail des hypothèses et les expériences souvent
complexes de vérification que suppose toute théorie, sont
occultés au profit des résultats.
Pour ce qui concerne les manuels, c'est surtout une autre
tendance qui se manifeste : la dogmatisation tend à effacer dans
ces ouvrages la dimension interrogative et le scepticisme des
premières formulations*16). Cependant de tels constats supposent que l'observateur ait au préalable consulté la littérature
scientifique échangée entre pairs (dite ésotérique ou qualifiée
de primaire) pour s'assurer de l'origine d'un terme scientifique
ou d'une plage visuelle.
Au plan scientifique et au sein de la communauté savante en
effet les théories sont plus faciles à repérer. Par exemple elles
se situent toujours à des places assignées et connues des pairs
dans une publication scientifique primaire, à savoir : l'introduction ou la discussion-conclusion. Plus souvent elles font
l'objet de textes différents des publications standards (où les
chercheurs rapportent des résultats "d'expé" ou de "manip").
Ces textes, tels les "revues de la question", le premier chapitre
d'un recueil édité par un spécialiste (appelé reader) ou d'un
manuel universitaire, ou encore certains écrits de semi-vulgarisation sont l'occasion de synthèse et de remise en perspective
des orientations générales des recherches du domaine concerné.
Lorsque les autres spécialistes prennent connaissance de ces
textes, ou de ces fragments de textes, ils repèrent sans la
moindre hésitation ce qui en fait leur originalité. Les théories
nouvelles se constituent par opposition aux théories précédentes qu'elles réutilisent, complètent, modifient et parfois contredisent. Le but ultime d'une proposition théorique est de remplacer ou plutôt de déplacer une proposition antérieurement
admise.
Un observateur qui, tel un historien des sciences, consulte une
suite de travaux publiés dans une discipline sur un thème de
(15) Canguilhem, 1979.
(16) Pour des exemples très démonstratifs d'effets de dogmatisation dans le
cas de la génétique, cf. Rumhelard, 1986.
133
l'exposition d'une
théorie et les
terminologies
les preuves
visuelles d'une
théorie
recherche, pour une assez longue période (un large intertexte
d'orientation diachronique) note que les traces qui président à
la naissance de nouvelles théories dans les publications scientifiques sont doubles : langagières et visuelles.
Elles sont langagières d'abord : pour exposer une théorie
nouvelle le savant est amené à construire sa langue. C'est-àdire qu'il tente d'imposer une série d'appellations qui constitue
l'amorce d'une terminologie systématique. En somme on pourrait dire que le savant procède comme un romancier : il nomme
et choisit des acteurs (les personnages connus ou inconnus);
au besoin il leur attribue des caractères, des rôles (ou même des
sentiments); puis il les fait agir et les met en mouvement et
mieux combine leurs actes de façon qu'ils fassent système
(dans le roman il s'agit d'une intrigue en forme de récit). En
somme toute théorie apparaît comme un ensemble ordonné de
concepts et donc aussi comme une construction langagière*17*.
L'observateur qui analyse une terminologie peut ainsi retrouver
les choix du savant : a-t-il créé des mots nouveaux 118 '? A-t-il au
contraire, emprunté des termes à une autre discipline? Et dans
ce cas confère-t-il à ces emprunts un sens nouveau*19' ? Comment les théories qui mettent en mouvement les concepts sontelles formalisées? A partir de quels modèles dans le cas des
sciences de la vie cette formalisation est-elle opérée*20' ?
Mais elles sont visuelles aussi. Ce qui nous renvoie à la question
de l'imagerie scientifique, domaine riche et complexe, aujourd'hui étudié par une cohorte de spécialistes et notamment des
ethno-méthodologues dont le point de vue radical a contribué
sans doute à relancer l'intérêt pour ce type de recherche' 21 '.
L'existence de ce double réseau, linguistique et visuel, explique
pourquoi les recherches qui prennent appui sur l'analyse de
discours pour étudier les difficultés de la communication
scientifique sont parmi les plus fécondes. Aujourd'hui linguistes, sémioticiens, historiens, sociologues et didacticiens se
retrouvent dans la cohorte hétérogène des spécialistes qui
prennent appui sur des documents scriptovisuels afin de
fonder leurs recherches.
Pour rester dans le domaine de la divulgation, les travaux qui
portent sur la reformulation peuvent eux aussi être divisés en
(17) Lavoisier, pour exposer sa nouvelle théorie "change la langue que ses
maures ont parlé", note Canguilhem (1979).
(18) On sait que le souci de se conformer aux règles de bi-univocité conduit
à recourir au néologisme. Sur ce point se reporter à Guilbert, 1975.
(19) L'emprunt est une ressource au moins aussi fréquente que le néologisme. Son emploi est plus ambigu. Dans le cas de l'immunologie, on
note l'orientation très métaphorique de la terminologie contemporaine.
(20) Sur les limites des modèles en biologie, voir encore Canguilhem, 1979.
(21 ) Pour un aperçu récent voir Representation in Scientific Practice, édité
par Lynch et Woolgar (1988).
134
deux grands ensembles de recherches : celles qui se limitent au
plan linguistique et celles au contraire qui, plus rares, envisagent le plan visuel(22). Mais leurs méthodes, en réalité assez
proches, oscillent entre deux pôles.
L'un, dont l'inspiration est d'ordre linguistique, se situe dans
une orientation intertextuelle : on compare les illustrations et
le recours à l'imagerie dans des corpus construits à partir
d'hypothèses sur le rôle du scripteur ou du contexte de communication(23). L'autre envisage les rapports texte/image dans un
ou plusieurs textes pour mettre en évidence les changements
de registre, les différentes ressources de visualisation et les
tentatives de recherche de figurabilité. C'est cette seconde voie
qui a été retenue ici.
2 . CONFORMISME ET NON-CONFORMISME
VISUELS
un inventaire des
plages visuelles
de l'Immunologie
Un premier repérage opéré en feuilletant des manuels ou des
textes de vulgarisation permet de dresser une sorte d'inventaire
des illustrations les plus récurrentes^24'. Le lecteur peut ainsi
remarquer des dessins de rats, souris ou lapins à qui l'expérimentateur injecte différentes substances afin d'observer leurs
conséquences sur leur santé (figure 1). Ailleurs ce sont les
immunoglobulines et leurs silhouettes en Y, forme allusive ou
au contraire très détaillée de ces anticorps avec leurs chaînes
légères ou lourdes, leurs ponts di-sulfure (figure 2)...
On identifie également très vite les micrographies des cellules
impliquées dans les réactions immunitaires ou les images
numériques richement colorées qui en principe décrivent l'ultra- structure des substances impliquées dans les réactions
immunitaires. Le dessin permet également de représenter soit
sous une forme géométrisée très schématique, soit avec une
précision quasi anatomique la liaison antigène / anticorps
(figure 3).
(22) C'est la distinction proposée par Jakobson entre intra-lingual et intersémiotique et que Peytard préfère qualifier de transcodage.
(23) A ce stade de la recherche sur l'imagerie des théories immunologiques
dans les documents de divulgation, il n'a pas été possible de travailler
finement sur des petits corpus comme cela a été le cas pour d'autres
études déjà publiées comme les exemples analysés dans Jacobi, 1988.
(24) Pour dresser cet inventaire, un large corpus de revues et de manuels a
été consulté. Citons rapidement les principaux documents utilisés :
Bach et Lesavre, 1981; Roitt et al., 1985; Golub, 1987 -,Science et vie :
n° 757,836,840,844; Sciences et avenir : n° 399; La Recherche : n° 58,
109,177,193 \PourlaScience:n° 42,83,98,125,134;Biofutur :n° 66.
135
Figure 1
19
THE NATURE OF ANTIGENS
Haptencarrier II
conjugate
FIGURE 1 ANTIBODY RESPONSES
The injection of immunogenic carrier alone results in formation of
carrier-specific antibody' The injection of hapten alone does not result
in formation of anti-hapten antibody. When the hapten is conjugated to
an immunogenic carrier and injected, however, the animal responds by
producing both anti-carrier and anti-hapten antibodies.
source : Golub, 1987, p. 19
Pour mettre en évidence les réactions immunitaires les chercheurs ont utilisé longtemps du
matériel vivant : souris, rats, lapins. Des schémas permettent de résumer le principe du
déroulement de l'expérience et visualisent les réactions sous la forme de disques et de points
colorés.
136
Figure 2
LA STRUCTURE DES ANTICORPS ET LEURS MODES D'ACTION
La structure de base des anticorps est une
unité comportant quatre chaînes protéiques :
deux chaînes dites lourdes (H) et deux chaînes
dites légères (L). La plupart des vertébrés ont
deux types de chaînes légères, appelées kappa
(x) et lambda (À). Il existe en revanche un plus
grand nombre de types de chaînes lourdes (a, y.
z. etc.) qui donnent aux anticorps aussi bien
leurs caractéristiques de classe (IgM, IgG. IgA.
etc.) que leurs caractéristiques fonctionnelles
dans la défense de l'organisme. Chaque type de
chaîne lourde peut se combiner avec chaque
type de chaîne légère, mais dans une même
molécule d'anticorps les deux chaînes lourdes et
les deux chaînes légères sont de même type. Ces
chaînes sont reliées entre elles par des liaisons
stables appelées ponts disulfures (S-S). Nous
avons représenté ici. à titre d'exemple, la structure de base d'un anticorps de classe IgG
humain (A). Cette représentation en V n'est pas
purement conventionnelle : elle a été observée
directement au microscope électronique par
Valentine en 1965. L'analyse biochimique a
montré que chaque chaîne comporte une région
qui varie d'un anticorps à un autre (respectivement YL et VHi et une région qui reste constante
à l'intérieur d'un type de chaîne lourde ou
légère (respectivement CL et CH). Les régions
constantes des chaînes lourdes comprennent
trois à quatre domaines de repliement indépendants, alors que celles des chaînes légères n'en
comportent qu'un : ces domaines sont numérotés de 1 à 3 ou 4 : dans ce cas particulier, la
chaîne lourde est constituée, dans l'ordre, de
VH, C„l. CH2 et C„3. Quant aux régions variables, elles comportent notamment des régions
hypervariables (en rouge). Les deux branches
du Y portent chacune un site de fixation de
l'anticorps à sa cible (l'antigène) ; ce site est
constitué par un repliement des régions VH et
YL. dont l'association détermine la structure du
site de liaison à l'antigène. L'ensemble des différentes combinaisons VL-YH est à la base de la
diversité des anticorps.
®structure d'une IgG
régions hypervariables
des chaînes légères f (
région de la liaison
du complément
ponts disulfures<.
La tige du Y. issue de l'association des régions
constantes terminales des deux chaînes lourdes,
assure les fonctions des anticorps. Cette organisation de base se retrouve à peu près telle quelle
dans les anticorps de classes IgD et IgE. En
revanche, les anticorps de classes IgA et IgM
circulants possèdent un niveau d'organisation
supérieur (B, C). Les IgA, qui sont susceptibles
d'être sécrétées en particulier dans le lait maternel, sont issues de l'association de deux unités de
base reliées par un peptide supplémentaire, la
pièce secrétaire, et une pièce supplémentaire, la
source : La Recherche, 177 (mai 1986), p.682
L'un des très nombreux dessins qui schématise la structure d'une immunoglobuline. La
silhouette en Y est devenue le pattern visuel du concept d'anticorps. Cette silhouette est
répétée de façon obsessionnelle dans tous les documents de divulgation. Elle est même
largement utilisée dans les publicités des firmes pharmaceutiques pour les anticorps
monoclonaux.
137
Figure 3
FIGURE 4 ASSEMBLY OF THE ACTIVATION UNIT
(A) Activated Cls attacks C4 and then C2, cleaving a small activation
peptide from each. (B) Formation of a bimolecular C4C2 complex occurs, and the complex attaches itself to the cell surface. This complex
is known as C3 convertase (see next panel). (C) The C4C2 complex acts
on C3 in the serum, splitting off C3b, which forms a trimolecular
complex C4C2C3b on the cell surface. (D) The C4C2 complex continues
to act on serum C3 and many C3b molecules accumulate on the cell
surface.
source : Golub, 1987, p. 146
Le mécanisme très complexe de la réaction antigène / anticorps dans laquelle intervient le
complément et ses multiples composants suscite bien évidemment une abondante imagerie.
Cette planche est l'une des seize figures proposées par Golub pour le chapitre 9 consacré au
complément (soit une par page en moyenne, le chapitre 9 compte 16 pages). On remarquera
la qualité et la précision de ce dessin à rapprocher du fait que cette réaction demeure encore
mal connue.
138
les prototypes
visuels
conformistes
le recours à des
genres populaires
Le matériel expérimental ou les sujets d'observation, l'instrumentation et les inscriptions qu'elle autorise, les systèmes
sémiologiques propres aux disciplines ... autant de ressources
qui permettent de visualiser les théories dans les publications
scientifiques contemporaines*251. Manuels et revues de vulgarisation s'inspirent de ces registres pour à leur tour illustrer leurs
documents.
Dans cet ensemble de planches visuelles dont les tendances
paraissent donc assez convergentes, on s'étonne surtout des
tentatives qui correspondent à des orientations bien différentes. Dans un traité de type universitaire (abondamment illustré), pour visualiser la réaction antigène / anticorps, les auteurs ont eu recours à une analogie banale : la photographie en
couleur d'une pomme verte tenue par les doigts des deux mains
(figure 4). "L'antigène est une pomme; les doigts correspondent
aux boucles hyperuariables délimitant le site de liaison à l'antigène'^.
Autre exemple : un "dossier" publié par une revue de vulgarisation et intitulé "Du nouveau sur l'allergie" (27). Le texte est
principalement illustré à l'aide de photographies. Mais l'éditeur
a ajouté un encart (une double page) au milieu de ce dossier. Il
s'agit d'une série de dessins humoristiques. Ces dessins sont
extraits d'un manuel destiné aux médecins praticiens pour
"mettre à jour leurs connaissances et les aider à expliquer de
façon plaisante à leurs patients et notamment aux enfants
certains principes de base". Dans la partie supérieure de la
double page, on trouve une galerie de portraits qui va du "banda
antigène" au "nettoyeur des champs de bataille eosinophile"
(figure 5). En dessous de la galerie s'empilent deux bandes
verticales. A gauche une série de trois vignettes parodie une
réaction allergique du type de celle provoquée lors des quatre
maladies évoquées dans les quatre dessins de la bande de
droite. Enfin, en bas de la page de gauche est représenté "le
mécanisme hypothétique de la vaccination anti-allergique".
(25) C'est Latour (1985) qui a proposé d'appeler "inscriptions" l'ensemble
des traces visuelles produites par les chercheurs dans les laboratoires.
Il est un de ceux qui a beaucoup contribué à relancer l'intérêt pour ce
type de recherche.
(26) Le manuel Roitt et al. (1985) est remarquable pour le soin et la qualité
du traitement iconographique. Le recours à une analogie qui, secondairement, suggère la publication d'une photographie (probablement réalisée à cette intention) est d'autant plus surprenant qu'il est exceptionnel
dans cet ouvrage où schémas et clichés scientifiques, re-dessinés à partir
de plages visuelles empruntées, semble-t-il, à des publications savantes, dominent largement.
(27) La revue Sciences et avenir n'utilise pas très fréquemment un tel
registre. Dans le cas qui nous occupe, ces dessins ne sont pas réellement
mobilisés pour visualiser le dossier sur l'allergie. Ils font l'objet d'un
encart présenté comme une sorte d'intéressante curiosité.
139
Figure 4
Fig. 5.25 Représentation analogique de la liaison antigèneanticorps. L'antigène est une pomme ; les doigts correspondent aux
boucles hypervariables délimitant le site de liaison à l'antigène. Si la
pomme était encore attachée à l'arbre, ceci illustrerait les nombreux
déterminants antigéniques qui sont généralement exposés à la surface
des micro-organismes même les plus simples.
source : Roitt et al., 1985, p.5.9
Cette photo est complètement atypique. Elle est la seule de cette veine dans un manuel où
l'humour est une denrée très rare. Qui a eu l'idée de recourir à une photo réaliste-figurative
pour visualiser un modèle? Et pourquoi cette ressource digne d'une revue de vulgarisation
dans un ouvrage de ce type?
140
la bande
dessinée et les
relations entre
acteurs d'une
réaction
surveillance ou
répression ?
On notera qu'il s'agit d'une bande dessinée classique dont les
caricatures, un peu de seconde main, sont empruntées au style
western du Lucky Luke de Morris et Goscinny(28).
Il y a déjà quelques années une revue de vulgarisation avait fait
appel à J.C. Forest, le créateur de Barbarella pour illustrer la
double page d'un article vedette (29) . Le texte porte sur les
difficultés de l'organisme à lutter contre des tumeurs malignes.
Cette bande constituée de neuf vignettes ne raconte pas réellement une histoire. Elle cherche plutôt à évoquer un climat, une
ambiance spécifique, le dessinateur introduit dans cette bande
un savant et une candide qui, soit au tout premier plan, soit à
l'arrière plan, vont commenter et expliquer des événements qui
faute de cette paraphrase resteraient confus (figure 6).
Le dessin de Forest présente cependant une qualité : il tente de
traduire l'ambiguïté de la situation. Comment reconnaître avec
certitude les cellules malignes, plus dangereuses bien que tout
à fait semblables à des cellules "saines" ? Ce parti pris correspond assez bien à celui adopté par l'auteur de cet article de
vulgarisation qui, critiquant la théorie dite de "la surveillance
immunitaire", cite une série de faits expérimentaux dans
lesquels les cellules de l'immunité sont prises en défaut ou contribuent à la prolifération de certains cancers.
Quelle est l'origine du dessin? Il est aisé de comprendre qu'il a
pris appui sur des éléments linguistiques assez disparates du
texte, qu'il a organisés librement en filant les termes scientifiques métaphoriques. Le système immunitaire devient "la police" ou une "armée de veilleurs". L'humour de cette bande
provient peut-être d'abord du renversement que le dessinateur
opère : au lieu de produire une série de dessins dans lesquels
les "méchants agresseurs" seraient "surveillés et punis" par les
"héroïques et courageux défenseurs" de l'intégrité corporelle, il
montre le système immunitaire comme une instance répressive
qui traque et interpelle des suspects parfois innocents. L'un
des aspects les plus complexes de l'immunologie réside dans
son ambiguïté. Comme le soulignait l'exemple précédent emprunté à la réaction allergique, ou celui plus connu des greffes
d'organe, le système immunitaire peut quitter son rôle de "bon"
système protecteur pour devenir un ennemi pour le corps qui
l'abrite.
(28) Le vulgarisateur essaie ici de créer des "personnages" identifiables.
Dans un espace restreint, cela est loin d'être facile. D est donc obligé de
les étiqueter (T, Mac, Eos...) pour permettre leur identification à chaque
occurrence. La bande dessinée ne peut être comprise sans ce recours
permanent et transforme chaque séquence en un pléonasme indéfini.
(29) L'aire scriptovisuelle de la double page d'un article vedette de La
Recherche utilise presque toujours un système dans lequel une très
grande illustration joue un rôle d'accroché. Cette planche est déjà
ancienne mais la mise en page actuelle maintient une organisation du
même type.
141
Figure 5
Le commandant en chef
lymphocyte
Le macrophage
« fort à bras »
Le complément
« vilain coco »
Le nettoyeur des
champs de bataille eosinophile
source : Sciences et Avenir, 399 (mai 1980), p.45
Les acteurs de la réaction immunitaire représentés comme des héros de Lucky Luke. Ces
dessins ont été réalisés pour un ouvrage de vulgarisation destiné à des médecins : J. Centner
et J. El Azara, Abrégé d'immunoallergologie, éd de Halleux (Belg.).
Figure 6
source : La Recherche, 58 (juillet-août 1975), p.640-641
JC Salomon a demandé au créateur de Barbarella de réaliser une illustration (double page
d'un article vedette sur La surveillance immunitaire) qui joue le rôle d'accroché. Cette bande
dessinée représente cependant une tentative originale pour figurabiliser l'ambiguïté de la
vigilance/répression.
142
Pourtant en parcourant la collection des manuels et des revues
de vulgarisation qui traitent de l'immunologie, on remarque
qu'une planche dessinée originale revient très souvent. Quelle
est-elle?
3 . UN BEST-SELLER : LE SCHÉMA DES CHAÎNES
LATÉRALES DE PAUL EHRLICH
le dessin
scientifique
confère une
évidence et une
stabilité visuelle
aux concepts
Cette planche a été publiée en 1900. Elle est pourtant fréquemment publiée dans les manuels et les revues de vulgarisation*301.
On attribue en effet à ces dessins originaux un mérite singulier : Paul Ehrlich aurait eu dès cette période l'intuition de la
théorie qui est parvenue à s'imposer plus d'un demi-siècle plus
tard (figure 7). Cette théorie, dite des chaînes latérales (qui préfigurerait d'une certaine façon celle de la sélection clonale) tente
de rendre compte de faits d'observation déjà bien connus : comment l'organisme peut-il produire rapidement une grande
quantité d'"anti-toxines" (qui vont bientôt être appelées anticorps) à la suite de l'exposition à un agent infectieux ou tout
simplement étranger? Ehrlich imagine un mécanisme de base :
des récepteurs spécifiques, situés à la surface de la cellule,
disposent de chaînes latérales auxquelles les substances étrangères se lieraient chimiquement. La nature de cette illustration
appelle évidemment quelques remarques.
Rappelons tout d'abord que cette préfiguration des théories
modernes ne présente pas le caractère universel qu'on lui prête
aujourd'hui. Il s'agit de rendre compte de l'efficacité du sérum
dans la lutte contre des maladies graves (tétanos, tuberculose,
syphilis...),31). Ehrlich pense que les anticorps que l'on trouve
dans le sérum proviennent de certaines cellules stimulées par
une substance étrangère. Il imagine que chaque cellule capable
de sécréter un anticorps possède sur sa surface un dispositif de
chaînes latérales dont chacune est capable de réagir spécifiquement à un antigène particulier.
Cette intuition lui a permis de rendre compte à l'aide d'un
dispositif élémentaire d'un mécanisme complexe : comment un
nombre limité de cellules (ou même un seul type de cellules?)
peut-il reconnaître plusieurs types de substances différentes?
Observons les solutions visuelles que le dessin propose. La
diversité est figurabilisée par des sites géométriques saillants
sur la cellule (les "chaînes latérales") et en creux sur l'antigène
de façon à ce qu'ils puissent s'emboîter parfaitement à la
surface de cette dernière.
(30) Voici quelques-unes des occurrences de ce dessin : Pour la science, oct.
87 (p. 89); Roitt et al., p. 9.1 ; de Duve, p. 48; Golub, p. 5 (NB. : dans ce
dernier ouvrage, le dessin original n'est pas reproduit mais redessiné).
(31) C'est le commentaire qui est proposé dans Golub, 1987.
143
Figure 7
Fig. 9.1 Théorie de la chaîna latérale d'Ehrlich. Ehrlich proposa que
l'interaction de l'antigène avec un récepteur préformé présent sur la cellule 6 (on ignorait alors qu'il s'agissait d'un anticorps) augmentait la production et la sécrétion de ce récepteur par la cellule. Bien que le schéma
montre qu'Ehrlich pensait qu'une seule cellule pouvait produire des anticorps capables de se lier à plus d'une sorte d'antigène, il est évident qu'il
anticipa à la fois la théorie de la sélection clonale et l'idée que le système
immunitaire pouvait produire des récepteurs avant même le contact
avec l'antigène.
source : Paul Ehrlich, Proc. Roy. Soc, B, 66,424 (1900), repris dans Roitt et al, 1985, p. 91.
Ce dessin original est devenu un best-seller de la divulgation des théories immunologiques.
Son succès s'explique par l'intuition que l'on prête à son auteur : il aurait préfiguré, dès la
fin du siècle dernier, la théorie, aujourd'hui admise, des chaînes latérales et de la sélection
clonale. On peut cependant remarquer que ces quatre dessins esquissent le scénario d'une
petite bande dessinée.
144
la successlvlté des
dessins crée une
certaine tension
narrative
Mais cette planche a une autre particularité : elle présente en
fait une série de quatre dessins organisés en séquence (ils ont
été numérotés de 1 à 4 par l'auteur). Le dessin 1 illustre la
complémentarité chaîne latérale/antigène. Un antigène est
différencié des autres par sa couleur foncée. Sur le dessin 2
l'antigène déjà mis en évidence s'est fixé sur son site spécifique
à la surface de la cellule. En 3 l'antigène a été rejoint par cinq
autres individus de même nature qui se sont également fixés
tout autour de la cellule. Enfin sur la dernière image deux
autres individus sont venus rejoindre leurs prédécesseurs mais
maintenant la cellule s'est hérissée d'une multitude de sites
spécifiques de cet antigène, et les anticorps, se détachant de la
cellule, passent dans le sérum.
Cette description de la représentation visuelle proposée par
Ehrlich indique nettement qu'elle impose simultanément deux
visions du monde. L'une est statique : comment l'antigène se lie
spécifiquement à u n récepteur. L'autre est dynamique et raconte la séquence d'événements grâce à laquelle un anticorps
peut repérer un antigène spécifique puis provoquer la libération d'anticorps par la cellule permettant ainsi à l'organisme de
lutter efficacement contre une infection.
L'organisation de la planche en une série de quatre dessins crée
de fait ce que l'on pourrait appeler un scientific-strip(32). La
planche que le savant a dessinée constitue deux séries de deux
vignettes explicitement numérotées de 1 à 4. Cette séquence
ordonnée d'événements lui confère nécessairement une dimension narrative. Il est vrai que conformément à un modèle très
utilisé dans toutes les sciences de la vie la séquentialité trouve
son origine dans une tradition heuristique : pour décrire un
phénomène, il est fréquent de représenter la succession des
événements d'un mécanisme ou leurs inter-relations dans un
cycle.
Une représentation de ce type, élaborée dans le contexte d'un
discours savant, destiné à des pairs, est un double pari. Outre
qu'elle propose par cette description hypothétique de rendre
compte d'une série d'observations contrôlées (ici, pourquoi en
dosant les anticorps circulant, relève-t-on un foisonnement
explosif peu après l'exposition à un agent infectieux?) elle
constitue un coup de force visuel. En conférant d'emblée à son
explication hypothétique la forme d'une figure, Paul Ehrlich
innove et enrichit considérablement son énoncé.
Le dessin qui se prête aisément à mémorisation par sa forme séquentielle narrative intrigue d'abord puis permet d'ancrer le
modèle. La planche dessinée est un support qui instaure une
relation texte-image et donc une activité de lire-voir chez le
(32) Ce jeu de mot est emprunté à la typologie des bandes dessinées. Strip
signifie littéralement bande. Pourquoi ne pas souligner la convergence
entre la bande dessinée qualifiée de "figuration narrative" par Fresnault-Deruelle (1988) et ce type d'illustration?
145
destinataire plus complexe et plus riche. Mais dans le même
mouvement elle donne un substrat matériel, aux concepts et
donne à penser que cette théorie a la force d'une réalité
observable*33'.
Il n'est pas aberrant d'estimer que c'est une préoccupation de
cet ordre qui milite pour le succès rencontré par les photos
prises au moyen des puissants microscopes électroniques.
4 . MICROGRAPHIE ET PHOTO-ROMAN
la lutte du bien et
du mal
Les savants qui tentaient, à la fin du siècle dernier, de comprendre comment les organismes réagissent contre les toxines,
travaillaient sur du matériel observable à l'oeil nu ou à partir
d'indices qui étaient contrôlables de visu (par exemple les
symptômes d'une maladie). On sait que dans l'immunologie
contemporaine, les observables ne sont plus les mêmes. La
biologie moléculaire d'une part, et les progrès de l'instrumentation d'autre part, ont bouleversé le champ.
Très grossièrement, on peut séparer les recherches en deux
catégories : celles qui traitent de l'immunologie humorale et
celles qui sont centrées sur l'immunologie cellulaire. Cette
deuxième série est relativement simple puisqu'elle met face-àface deux types d'acteurs : d'un côté les ennemis (qu'il s'agisse
de virus, de bactéries) et de l'autre les défenseurs, c'est-à-dire
certaines cellules du système immunitaire qui sont capables de
les manger (ou plutôt de les phagocyter, d'où le nom générique
de cellules phagocytaires ou phagocytes*34'). Ces deux types
d'acteurs sont aujourd'hui bien identifiés puisqu'on dispose
pour chacun d'eux de portraits précis. Il s'agit de clichés
obtenus à l'aide d'appareils optiques complexes et de techniques de fixation-coloration comme par exemple l'histofluorescence.
Ces différentes techniques ont doté les immunologistes d'une
série consistante de micrographies leur permettant de cataloguer en une liste impressionnante de cellules différentes, ce qui
constituait, dans les théories anciennes, le groupe anomique
des globules blancs. Ces cellules diffèrent les unes des autres
par leur forme ou leur fonction. Il devient même possible de les
voir à l'action notamment grâce aux images obtenues par les
(33) Une recherche en cours de Cambrosio et Keating porte sur les enjeux
sociaux de ce type de figuration dans les débats entre scientifiques.
Rappelons que P. Ehrlich a lui-même dessiné cette planche. Est-ce une
indication sur le rôle pregnant de l'imagerie dans l'intuition scientifique? Ou un souci lié à l'exposition de la recherche?
(34) Rappelons que les cellules impliquées dans les réactions immunitaires
appartiennent à deux grandes catégories : les cellules lymphocytaires et
les cellules phagocytaires, macrophages ou polynucléaires.
146
les photos sont
choisies comme
preuves
elles racontent
une histoire
microscopes électroniques à balayage. Et les vulgarisateurs
bien entendu tentent de se servir de certaines de ces micrographies.
Cette illustration, publiée dans une revue de vulgarisation, est
un bon exemple de cette veine. Il s'agit d'une série de quatre
micrographies (photographies prises à l'aide d'un microscope
électronique "à balayage"). On y remarque, à l'aide d'une vue
agrandie plusieurs milliers de fois, une amibe attaquer et
éliminer une cellule de défense de l'organisme (un macrophage
du système immunitaire) (figure 8).
A priori l'emploi de ces photographies scientifiques semble
anodin. Pourquoi le vulgarisateur ne procéderait-il pas à la
manière du rédacteur d'un dictionnaire illustré ? Puisque
l'entité décrite est probablement inconnue du lecteur, autant
accompagner sa description linguistique
de la vignette illustrative que les scientifiques en proposent'35*.
Pourtant, dans les sciences de la vie, la production de toute
cette imagerie a une importance considérable. Au point que
cette activité peut devenir un thème de recherche en soi dont le
but est d'élaborer les referents strictement analogiques d'entités biologiques minuscules et invisibles à l'oeil nu. L'instrumentation est Censée augmenter l'acuité du regard de l'observateur pour tenter
de continuer à fournir une description a
priori objective'36'.
Le cliché photographique scientifique obtenu à l'issue d'une
procédure standardisée d'observation, dans des conditions
elles-mêmes contrôlées, permet de révéler l'invisible pour en
faire un objet observable, concret, mesurable au besoin; cet
objet aura alors le statut de témoin, sorte de preuve du réel. Loin
déjouer le rôle dévolu à ce qu'on nomme l'illustration (au sens
d'un ornement rajouté à un ensemble déjà clos), ces micrographies instaurent un nouveau réfèrent. Ces images construisent
la réalité vraie, ou en tous cas, esquissent la vision du monde
qu'une théorie scientifique propose de faire voir.
Mais, pour le cas qui nous occupe, cette planche comporte, ici
encore, non pas une mais quatre micrographies. On la trouve
à la dernière page d'un document de vulgarisation intitulé: "Les
cellules tueuses en action". Les auteurs en sont deux membres
du Laboratoire de Physiologie cellulaire de l'université de
Rockfeller aux USA. En fait cet article s'ouvre, un peu, comme
il se conclut par une planche du même type, composée, elle, de
trois micrographies.
(35) On appelle vignette une illustration strictement referentielle comme le
dessin correspondant au nom d'un objet, d'une plante ou d'un animal. Le
prototype serait la figure d'un des ouvrages populaires les plus connus :
le petit Larousse illustré. Sur le rôle de ces vignettes voir Jacquinot,
1988.
(36) L'idée que le cliché photographique constitue une reproduction analogique, fidèle et objective relève d'une vision naïve de cette technique ou
de cet art. Loin de constituer un "langage sans code ni syntaxe"
(Bourdieu,1965), la photographie scientifique opère elle aussi cet
"ordonnancement de l'ordre du visible" propre aux choix -inévitablesde l'opérateur.
147
Figure 8
8. L'AMIBE est un parasite qui tue les cellules au moyen d'une protéine perforante analogue
à la perforine. Sur ces photographies prises au microscope électronique à balayage par Gilla
Kaplan, Entamoeba histolytica (la grosse cellule) approche de sa cible, un macrophage du
système immunitaire (7) et émet un pseudopode (2). Une fois le contact établi, l'amibe peut tuer
sa cible par phagocytose (c'est-à-dire par ingestion) (3), ou en sécrétant une protéine qui forme
des pores : la cellule cible gonfle, sa surface se couvre de bulles ou de vésicules (4), et elle meurt.
source : Pour la Science, 125 (mars, 1988), p. 86
Un roman photo qui raconte comment la perfide amibe, nommée Entamoeba histolica,
empoisonne un courageux macrophage!
148
le récit
dramatique
prend appui sur
les métaphores
des spécialistes
Comme l'indique fort justement son titre, ce document est la
description d'une action. Celle-ci est fort bien résumée dès le
chapeau situé en dessous du titre (p. 80) : "Ces cellules du
système immunitaire reconnaissent une cellule-cible, s'en approchent, s'y fixent; puis elles sécrètent une protéine perforant la
membrane de la cellule qui se vide et meurt". Ce court énoncé
constitue un parfait résumé de l'action, comme s'il s'agissait
d'un scénario ou d'un script, script qui servira de canevas aussi
bien à la rédaction d'une partie du texte que pour les légendes
des deux séries de photos qui ouvrent et ferment le document.
Revenons à cette illustration. Les micrographies sont numérotées de 1 à 4 imposant ainsi une orientation du regard et une
successivité des images de gauche à droite et de haut en bas.
La première photo fixe le début de l'action : la grosse cellule (une
amibe) émet un pseudopode en direction d'un défenseur (un
macrophage). Les photos suivantes retracent des changements
ou évolutions. La dernière des quatre photos saisit l'instant
précis où le défenseur anonyme meurt. Cette séquence illustre
la progression du récit; récit dramatique qui s'achève par la
défaite de l'un des protagonistes; récit canonique élémentaire
a v e c attaque, puis lutte (inégale) et qui s'achève par la mort
d'une victime (le dénouement).
Le texte lui-même induit sans ambiguïté une lecture de ce type:
conjugués au présent, les verbes actualisent un drame qui se
déroule sous les yeux du lecteur. Ce sont tous des verbes
d'action ou de faire comme "s'approcher", "se fixer", "perforer",
"vider" et enfin... "mourir/tuer''. Les analogies couramment
utilisées, tout comme les termes scientifiques, volontiers métaphoriques, imposent un registre très homogène. Le texte commence ainsi : "On compare souvent le système immunitaire à une
armée et les cellules immunitaires à des soldats". Les dénominations sont elles aussi très suggestives : "cellule tueuse
naturelle (NK, Natural Killer)", "cellule-cible"...{37] On dispose
ainsi d'un faisceau d'indications linguistiques et textuelles qui
toutes orientent l'interprétation vers un mini-récit prototypique que l'image résume et condense.
Soulignons par ailleurs la symétrie des deux séries. La première, non reproduite ici (attaque et meurtre d'une cellule
tumorale par un lymphocyte T) est le double inversé de la
seconde (attaque et meurtre d'un macrophage par une amibe).
Cette convergence n'a évidemment rien de fortuit. Dans la lutte
que se livrent les cellules de la défense du corps et les agresseurs, qui menacent l'intégrité corporelle, les armes sont
interchangeables. Comme le sont également les images des
représentants de l'un et l'autre camp. Dans cette lutte du bien
et du mal (et notons que le noir-et-blanc du cliché renforce le
(37) L'orientation très métaphorique des termes de l'immunologie fait l'objet
de remarques contradictoires comme chez Moulin, 1988 ou Karush,
1988. Leur analyse demanderait une étude approfondie.
149
manichéisme de l'opposition), on ne sait s'il faut craindre
davantage le danger représenté par l'ennemi ou l'efficacité de
l'arme utilisée par le défenseur pour le détruire.
5 . IMAGERIE SCIENTIFIQUE ET DIVULGATION
les grammaires
d'image et leur
efficacité
communicative
Cette petite étude est consacrée à un aspect encore assez peu
étudié des documents de divulgation : les plages visuelles et
l'imagerie qu'elles utilisent. Pour compléter les recherches qui
tentent d'évaluer leur efficacité, nous avons décrit certaines des
tendances de figurabilité des théories immunologiques. On
peut, comme pour d'autres thèmes, identifier plusieurs grammaires d'images. Certaines plages visuelles sont en effet,
directement empruntées au champ scientifique et résultent de
contraintes épistémologiques ou plus prosaïquement instrumentales. Elles ont été élaborées pour produire de la connaissance. D'autres ont été conçues plus tardivement et dans une
perspective d'exposition de résultats ou même de diffusion. Ces
deux types d'images peuvent-ils avoir des impacts comparables
auprès d'une même catégorie de lecteurs?
Il est bien diffìcile de répondre a priori à une telle question. Mais
pour résumer les observations qu'une analyse de type sémiolinguistique permet d'établir pour certaines de ces images, nous
ferons plusieurs catégories de remarques.
Les dessins de Paul Ehrlich, tout comme les micrographies
scientifiques, par leurs qualités visuelles et plastiques, sont
propres à être décontextualisés. La précision du dessin tout
comme sa simplicité dans un cas, la qualité de la mise au point,
le contraste du noir et blanc, le galbe des formes et leur
étrangeté (qui évoquent certaines tendances de la création
artistique contemporaine) dans l'autre, confèrent à ces planches une valeur expressive autonome. Elles fournissent alors
une image d'accroché qui, par son étrangeté ou sa nouveauté,
est susceptible d'attirer l'attention du lecteur.
On peut ensuite souligner que ces planches possèdent une
qualité essentielle : par leur structure et leur organisation
spatiale, elles fournissent rapidement au destinataire, et ce
sans commentaire superflu, des indications susceptibles de
l'aider à comprendre l'image. On sait que la bande dessinée tire
en partie son succès de sa capacité à superposer à son discours
son mode d'usage. Peut-être possède-t-elle un avantage par
rapport à d'autres grammaires d'images qui au contraire réclament, soit une culture visuelle préalable, soit un apprentissage
pour acquérir des habiletés spécifiques de lecture d'images.
Les dessins d'Ehrlich comme les micrographies doivent encore
davantage à la bande dessinée : ils apparaissent comme de
courts récits visuels prototypiques. Il n'est nul besoin de
rechercher l'histoire qui se cache sous chaque image car
150
la figurabilité des
concepts et les
mythes
chaque séquence constitue une sorte de strip, petit récit
condensé en trois ou quatre vignettes*38*.
Ces images peuvent être interprétées sur deux plans. D'un côté,
elles proposent une image analogique, illustration referentielle,
d'entités biologiques jusqu'ici inconnues ou mal connues. De
l'autre, elles embrayent sur des mythes puissants : capacité à
répondre à une agression microbienne en produisant un contre-poison, lutte sans merci qui se termine par la mort d'un
adversaire, emploi d'armes sournoises et irrémédiables (le
poison){39)...
On peut donc souligner que les ressources de visualisation auxquelles les divulgateurs recourent dans leur quête de figurabilité ont des effets au moins aussi importants que les tentatives
de reformulation strictement linguistiques. En premier lieu, on
peut penser que l'imagerie précise et ancre le registre analogique que l'immunologie utilise volontiers. La "défense" ou les
"tueuses naturelles" cessent d'être des notions scientifiques
pour devenir les héros d'un fait divers quotidien dont le
vulgarisateur nous rend compte comme il s'agissait d'un véritable reportage.
Peut-on espérer à l'avenir que les recherches sur les effets des
images prennent en compte la diversité des types d'imagerie
mobilisés? En fait ces recherches supposent toutes que les
sujets savent déjà, a minima, traiter l'image et que la plage
visuelle (presque toujours un dessin ou une photo de type
analogique et plus souvent un schéma qui focalise l'attention
par le traitement cognitif qui a permis sa conception) permettra
de mieux comprendre l'énoncé linguistique qui constitue le
noyau dur de la connaissance à transmettre. L'étude de l'impact des plages visuelles ne porte en réalité que sur le contrôle
des activités de rappel ou de mémorisation en vérifiant la
réponse à des questions dites de compréhension, c'est-à-dire
une liste d'items factuels ou inférentiels tous directement tirés
de l'énoncé linguistique. Il est bien évident que des recherches
de ce type, très précises et bien conduites, sont indispensables.
Mais en se spécialisant dans l'étude en profondeur d'une
catégorie limitée de facettes des documents de divulgation, elles
risquent d'induire deux types d'interprétation. Premier risque :
toutes les plages visuelles dans les documents destinés à
diffuser des connaissances scientifiques, appartiennent à un
ensemble homogène. Deuxième danger : est-il possible de
généraliser à l'ensemble de l'imagerie mobilisée, les résultats
(38) Cf. Myers, 1988.
(39) Un texte récent de K. Popper souligne la parenté entre la création
artistique et la science : "Pour moi, la science tire ses origines des
mythes poétiques et religieux, et de l'imagination humaine toujours en
quête d'une explication de nous-mêmes et de notre univers (...) poésie
et science ont une seule et même origine dans le mythe." (Popper, 1989,
p. 41).
151
positifs obtenus à l'aide de vignettes analogiques ou de schémas précis et utilisés à bon escient dans un document, sans
préjuger de la complexité des effets virtuels d'autres catégories
d'images?
Daniel JACOBI
Institut National de Promotion Supérieure
Agricole, Dijon
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LE RÉCEPTEUR EN IMMUNOLOGIE,
POLYSÉMIE - POLYPHONIE HISTORIQUE
Anne-Marie Moulin
L'immunologie est particulièrement riche en expressions métaphoriques qui
fournissent d'utiles indicateurs de ses péripéties historiques. L'univers sémantique de ces métaphores déborde les limites du langage scientifique et la polysémie
de certains termes-clé scientifiques aide à comprendre leur impact sur l'imagination des chercheurs. Cet article retrace plus particulièrement l'histoire du terme
récepteur, sans cesse réemployé depuis le début duXXème siècle et qui assure
des fonctions épistémologiques multiples, parmi lesquelles la garantie de la
continuité historique en immunologie et le renforcement de l'unité de la discipline.
la thèse
réductionniste est
double :
ontologique et
linguistique
jouer avec le
contexte de
certains termes
Les biologistes du XXe siècle ont pour la plupart adhéré à une
philosophie réductionniste des phénomènes vitaux. Leur tentative a visé à obtenir, entre autres, un effet d'ordre linguistique : ne faire intervenir dans leurs descriptions et explications
des phénomènes biologiques que des concepts et des méthodes
empruntés aux phénomènes physico-chimiques, permettant
une approche rigoureuse, quantifiable et contrôlable expérimentalement... La thèse réductionniste est en fait double :
thèse ontologique sur l'applicabilité des lois du monde inanimé
aux phénomènes vitaux, thèse linguistique sur la possibilité
d'utiliser les concepts physicochimiques afin de constituer un
langage clair, cohérent et sans équivoque, bref un langage
scientifique par excellence. C'est assigner au langage biologique un "sens étroitement surveillé" et lui interdire les connivences multiples avec d'autres univers de référence que la physicochimie, comme celles qui font les délices des amateurs de
littérature : le plaisir naît de la résonance avec de multiples
réseaux de sens dont le texte littéraire entrouve l'accès, et où la
richesse du lecteur fait souvent la richesse de la lecture.
Sur un exemple emprunté à l'histoire de la biologie moderne et
plus particulièrement à l'histoire de l'immunologie, je voudrais
montrer qu'il existe dans le langage biologique de nombreux
termes d'emprunt qui maintiennent plusieurs significations
simultanées et préservent une part de la richesse de leurs
contextes d'origine, et jouent un rôle central pour cette raison
dans l'histoire de la discipline. Le lecteur, même le plus
convaincu des réductionnistes, joue avec ces contextes qu'il
tient à sa disposition dans un coin de sa mémoire, comme le
lecteur de romans joue avec les cadres fictifs et réels de ses
héros. La pluralité de ces significations pourrait même être un
indice de l'importance stratégique du terme dans la science
envisagée (à l'inverse, certains termes qui n'ont qu'un sens local
peuvent être insignifiants). Ces termes correspondent sans
ASTE» N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP, 29, rue dOJlm. 75230. Paris Cedex 05.
156
un transfert de
forme d'un
contexte à l'autre
avec transfert de
termes
doute à un usage "riche, suggestif et même persuasif', comme
les métaphores de Max Black™. L'importance stratégique de ces
termes tend à être particulièrement grande dans les périodes
d'expansion dramatique de la discipline, de réorganisation ou
de confrontation avec d'autres disciplines jusque là restées
éloignées.
Ces considérations préliminaires tendent à inclure les textes
scientifiques, ici biologiques, dans la sphère de compétence du
linguiste qui pourra scruter la légitimité des transferts de
certitude entre les différents sens contextuels : ceci vaut pour
le raisonnement analogique qui fonctionne comme un transfert
de forme d'un contexte à l'autre, ceci
vaut pour la généralisation, la métaphore, etc. Le long débat{2) pour savoir où commencent les sciences appliquées et où finissent les sciences fondamentales (coupure qui est sans cesse déplacée au gré des
objectifs et des intérêts du locuteur) s'éclaire si l'on admet en
fait que ce sont souvent les mêmes mots qui servent à poser les
passerelles en étant réutilisés dans des contextes différents,
sans qu'il y ait nécessairement radicale discontinuité entre les
uns et les autres. Les applications de la biologie aux problèmes
médicaux reviennent à une transposition de formes, avec
transfert de termes. On admet souvent que l'un des univers
concernés (ici physicochimique) sert de référence principale,
mais ce privilège ne va pas de soi.
Quoi qu'il en soit, l'essentiel était ici de secouer les prétentions
de la biologie "pure", en rappelant qu'elle aussi, même la plus
réductionniste et partant, la plus rigoureuse, connaît une
certaine laxité dans l'emploi des termes, un jeu avec les
différents contextes. Cette laxité est-elle inévitable ou non,
dommageable ou féconde ? C'est la question que je voudrais
poser à propos d'un terme qui, à deux reprises au moins, a été
un terme-vedette dans les sciences biologiques : celui de
récepteur.
Le récepteur aux origines de l'immunologie
une analogie
entre cellule et
molécule à
noyau
benzénlque
Le médecin (et chimiste) allemand Paul Ehrlich
est un des
e
grands noms de la biologie
du
début
du
XX
siècle.
Sa théorie
des chaînes latérales(3) a offert
un
cadre
aux
premières
recherches sur la chimiothérapie(4) des maladies bactériennes et
parasitaires, mais a été aussi associée au développement d'une
science nouvelle, la science de l'immunité. Celle-ci, qui ne
devait prendre que plus tard le nom d'immunologie, se proposait d'abord d'élucider les réactions de l'organisme à l'agression
des bactéries et de leurs toxines.
Paul Ehrlich commence à élaborer sa théorie dite des chaînes
latérales à partir de 1885. Elle repose sur l'analogie entre une
cellule et une molécule géante comportant des chaînes latérales, latérales par rapport à un noyau central, par allusion à la
figure géométrique des carbures benzéniques qui venait d'être
décrite par le chimiste Kekule (1872), avec ses fonctions
substituables sur le noyau.
157
la périphérie est le
lieu des échanges
le double sens du
mot récepteur
La chimie allemande*5' connaissait alors un essor sans précédent, elle concurrençait victorieusement la chimie française et
anglaise, elle fournissait aux chimistes u n arsenal de molécules
à tester dans tous les domaines, de l'armement à la santé, où
ils pouvaient être utilisés. La description chimique qu'Ehrlich
proposait des phénomènes vitaux n'était pas originale, d'autres
avant lui (Pflûgge, Verworn) l'avaient tentée avec une autre
terminologie, mais c'est celle de Paul Ehrlich qui est restée
longtemps la plus influente et a donné le mot de passe aux
nouveaux chercheurs. Dans la description métaphorique de la
cellule comme un noyau benzénique porteur de chaînes latérales, l'opposition pertinente passait entre ce qui est connaissable
ou accessible à l'expérimentation - les chaînes latérales qui
"fixent" des molécules - et ce qui ne l'est pas. Les chaînes
latérales sont les parties connaissables de la cellule parce que
ce sont les plus accessibles, à tous les sens du mot : c'est par
elles, par un biais (la-té-ra-le-ment) que la connaissance peut
s'opérer, la cellule ou la molécule géante restant en dehors
d'elles inconnaissable. Les substitutions sur les chaînes latérales indiquent la périphérie comme le lieu des échanges, des
intersections et, finalement, de la connaissance.
A partir de 1900-1901 (6) , Ehrlich substitue le terme de récepteur à celui de chaînes latérales pour désigner les molécules
situées à la surface de la cellule et libérables dans le milieu. La
première dénomination, d'origine chimique, n'est plus guère
employée. Ehrlich met surtout l'accent sur le fait que des
structures chimiques reçoivent ou fixent d'autres molécules.
La définition du récepteur comporte au moins deux éléments :
• le premier est emprunté au registre de la sensorialité, contexte d'origine du récepteur : le récepteur est doué d'une
affinité particulière pour une molécule (ou une classe de
molécules), ou encore de spécificité. Il s'agit d'affinité chimique, au sens où on dit que deux molécules réagissent
préférentiellement l'une avec l'autre;
• le récepteur est libérable dans le milieu et il est alors régénéré
par la cellule selon la loi de Weigert (1896), qui veut qu'une
cellule ou un tissu endommagé régénèrent aussitôt la partie
manquante.
Le récepteur est donc en fait doué d'une double polarité :
• d'une part, c'est u n site fixe sur la membrane, qui fixe les
molécules de passage, utiles ou délétères pour l'organisme;
• en même temps, c'est une molécule fabriquée par la cellule
qui l'exprime à sa surface, donc labile et régénérable. Ehrlich
évite de se prononcer sur le caractère permanent ou transitoire de la plupart des récepteurs (constitutifs ou épiphénoménaux ?).
L'univers de référence est donc bien toujours celui de la chimie
(auquel appartiennent les colorants, par exemple, qui se fixent
sur les tissus), mais il est de fait associé à un autre, plus
physiologique. Le "récepteur" est un terme largement employé
par la physiologie sensorielle du XIX5 siècle, où il désigne
volontiers les structures anatomiques des organes des sens.
158
entrer en relation
Dans ce contexte, il renvoie aussi bien à l'appareil de la
sensibilité exteroceptive (perception au sens classique : tact,
audition) qu'à celui de la sensibilité interoceptive (viscères,
sens de la position des membres...). Du récepteur sensoriel
Ehrlich garde la double polarité : il faut que la cellule exprime
sa vitalité par la production de récepteurs de surface doués de
spécificité, il faut qu'elle puisse entrer en relation avec d'autres cellules (ou d'autres molécules). On déborde donc le
programme initial du réductionnisme chimique, présenté comme
l'interprétation scientifique la plus satisfaisante des phénomènes vitaux.
Un r é d u c t i o n n i s m e ouvert
des réactions
chimiques pour
décrire les
fonctions
biologiques
mais un vocable
vaguement
chimique
Les textes d'Ehrlichf7) témoignent indubitablement de ses intentions réductionnistes et de son désir de rénover et de
légitimer la biologie en choisissant le point de vue de la chimie :
les grandes fonctions de l'organisme (nutrition, défense...)
peuvent, selon lui, être décrites en termes de réactions entre
des groupements chimiques, comme la fixation de l'oxygène par
l'hémoglobine, mais le choix du terme de récepteur indique un
registre plus varié. Et, surtout, l'utilisation qu'Ehrlich en fait ne
respecte pas ses intentions. On ne trouve nulle part dans ses
textes, par exemple, un essai sérieux d'identification chimique précise des récepteurs :
• ni en nombre : on sait seulement qu'il doit y en avoir sur la
cellule "un très grand nombre"(8) ;
• ni en type : Ehrlich suggère qu'il y a probablement "des
centaines de types différents"(8', sept fois septante disait la
Bible;
• aucune fonction chimique particulière n'est invoquée. "Fonction chimique" est destiné à "faire sérieux", mais toute
définition précise entraînerait des difficultés. Tous les chimistes, même apprentis, savent qu'une fonction chimique
peut réagir avec des molécules différentes et ne possède que
rarement une spécificité unique : un acide réagit avec une
base mais aussi avec un sel ou un alcool... La réactivité
chimique n'est pas le modèle idéal de la stricte spécificité
postulée par Ehrlich.
Les récepteurs fournissent à Ehrlich un vocable vaguement
chimique, taillé à la mesure de la biologie toute entière. Ils ne
caractérisent pas une sorte de cellule, mais toutes les cellules
de l'organisme. Certains d'entre eux peuvent être largement
distribués dans le règne animal, ou être, au contraire, "restreints à un petit groupe d'espèces" |9) , ou "reßeterdes variations
groupées à l'intérieur d'une espèce" (9). Ce qui suggère que la
carte des récepteurs pourrait jouer un rôle dans l'établissement
d'une systématique zoologique, renouveler les interprétations
de l'évolution en redistribuant identités et différences.
L'univers chimique sert de référence sérieuse à la théorie des
récepteurs, qui permet une nouvelle écriture des phénomènes
biologiques. Mais ne s'agirait-il que d'une "terminologie
159
le terme de
récepteur est
moins
réductlonnlste
qu'il ne semble
l'univers des
organes des sens,
et du discontinu...
attrayante'',10), d'un déguisement ou même, selon certains,
d'un travesti ? Ehrlich forge de nouveaux récepteurs sur la
cellule quand il en a besoin : légitimés par la théorie, Ils n'ont
besoin d'aucune démonstration expérimentale et, pendant
longtemps, leur nombre grandit sans encombre.
Ehrlich était conscient du caractère volontariste de sa terminologie :
"Dans cette discussion, Je me sens justifié à affirmer qu'une
nouvelle direction significative de la recherche biologique s'est
ouverte avec l'étude des récepteurs... Notre savoir expérimental
n'a pas encore progressé en raison de difficultés sans nombre...
J'espère que ma théorie va remplir ce vide" lnK
Jules Bordet, un des "adversaires" d'Ehrlich, disait qu'un des
inconvénients de sa théorie était justement de présenter les
problèmes comme résolus*12'. La théorie était-elle bienfaitrice,
étouffante ou simplement outrancière ? Les contemporains
d'Ehrlich n'étaient pas d'accord.
Le terme de récepteur apparaît donc beaucoup moins réductionniste qu'il ne semblait au premier abord. Il joue le rôle d'un
élément descriptif de la cellule et de sa membrane, mais il est
aussi porteur d'options sur le langage descriptif choisi, comme
l'hypothèse chimique, enfin et surtout il joue un rôle décisif
dans la transcription des phénomènes biologiques. Le récepteur, on l'a vu, articule deux régions, intra- et intercellulaire; il
n'a pas seulement un contenu sémantique, Il induit et organise
la nouvelle interprétation des phénomènes et permet notamment de relier aisément des événements situés de part et
d'autre de la membrane cellulaire, "en trans". Il fournit un
principe de transformation du champ expérimental : il permet
de comprendre le passage du métabolisme cellulaire aux interactions intercellulaires, le passage de la présence à l'absence et
réciproquement, de la production à la reproduction, de la nonréponse à la réponse, de l'action à la réaction, sans trop
s'inquiéter des mécanismes véritables. On dirait volontiers que
ce terme est un opérateur.
On a vu l'importance de la référence à l'univers physiologique
des organes des sens. Il existe une autre référence révélée par
les controverses des chimistes et des biologistes autour de la
théorie d'Ehrlich. Cette référence est celle qui fait intervenir le
puissant univers mathématique du discontinu. Cette discontinuité est sensible au moins de deux façons :
• la membrane porte une suite discrète de récepteurs;
• l'affinité des récepteurs obéit à la loi du tout ou rien. Les
récepteurs fixent les molécules à l'aide de liaisons fortes, de
haute énergie, peu susceptibles d'être dissociées. A la même
époque, d'autres auteurs suggéraient d'autres modèles de la
spécificité*13), considérée comme un continuum où l'affinité
peut se déplacer vers des valeurs moindres sans disparaître
pour autant. Le discontinu se prête incontestablement mieux
au biologique à qui il a fourni une liste impressionnante
d'unités élémentaires : bactéries, gènes, cellules, opérons,
160
...susceptible
d'entrer dans une
combinatoire ou
une écriture
mathématique
la contre épreuve
expérimentale
tardive
particules variées susceptibles d'entrer dans une combinatoire et de subir des tentatives de décodage ou d'écriture
mathématique.
Cependant Ehrlich lui-même assignait une durée de vie limitée
à ces êtres de raison à qui ressemblent les récepteurs, puisque
dans le même paragraphe où il glorifiait la fécondité de sa
théorie pour les recherches interdisciplinaires et le développement de l'immunologie, il annonçait aussi que bientôt : "Sur la
route de l'immunisation, nous arrachons délibérément aux cellules les récepteurs qui, désormais, libres de toute attache perturbante avec le protoplasme, ne présentent plus de difficultés pour
les recherches chimico-biologiques" {14). Il annonçait ainsi la
mort des récepteurs puisque, privées de leurs connexions avec
le protoplasme (qu'elles soient qualifiées de perturbantes est
significatif !), les molécules deviendraient tout autre chose, les
fameux anticorps*15) dont l'histoire tiendrait en haleine les
biochimistes pendant toute la période entre les deux guerres et
même au-delà, une longue histoire d'analyses et de purifications. Mais peut-on encore parler de récepteur lorsqu'il est
détaché de son support cellulaire, si ce n'est par métaphore ?
En attendant, la théorie des récepteurs prolongeant la théorie
des chaînes latérales de 1870, serait encore citée (par un
chimiste !) en 1934 comme "fournissant une image concrète des
processus impliqués dans l'immunité, proches de ceux du métabolisme normal Cette théorie doit être à la base de toute
spéculation sur l'immunologie... Cette théorie est à la fois plausible et attrayante..."(16).
La théorie des récepteurs subit tardivement la contrépreuve
expérimentale. Ehrlich requérait une centaine de récepteurs au
moins sur la cellule. La découverte faite par Landsteiner de
1913 à 1920 que de multiples molécules peuvent se fixer de
façon spécifique sur la cellule confronte les biologistes avec
l'impossibilité physique ou supposée telle d'admettre 105, 106
récepteurs sur la cellule, mais les conséquences ne commencent à être tirées qu'à la fin des années 30(17). En même temps,
au fur et à mesure que les chimistes pèsent, mesurent, détaillent les molécules impliquées dans les phénomènes biologiques (naissance de la biologie moléculaire), l'anticorps se
dépouille de son appellation de récepteur, et l'on découvre avec
stupeur qu'on avait confondu sens littéral et sens métaphorique.
La métaphore du récepteur
Max Black, dans son célèbre ouvrage Models and Metaphors(1)
rappelle qu'un mot est employé au sens métaphorique quand
il est vidé de son sens littéral pour ne garder qu'un ou plusieurs
éléments de signification qui permettent le rapprochement avec
d'autres termes. La sélection de ces éléments renvoie donc à un
univers imago-conceptuel communément admis à l'intérieur
d'une communauté linguistique. Ce découpage d'une con-
161
la métaphore et
ses limites
une prolifération
de termes
apparentés
nexion "forcée" entre deux ensembles de signification ne renvoie donc nulle part à une nature, mais à des univers de
référence déjà complexes et fortement intellectualisés.
La deuxième leçon des linguistes porte sur u n autre point : si
la métaphore est fréquente dans le langage, châtié ou non (et il
faut établir à quoi elle sert et si elle est créatrice), elle reste un
phénomène sporadique. Un langage ne saurait être entièrement métaphorique, sous peine d'altérer sa fonction de communication (l'allégorie peut être considérée comme un langage
entièrement métaphorique, mais il s'agit alors de langage à
intentions didactique ou esthétique et non descriptive). Dans
un langage scientifique, certains mots sont pris dans un sens
métaphorique, d'autres non. En général, la métaphore porte
sur un mot et non sur la syntaxe. On peut ainsi suggérer que
le récepteur est entendu au sens littéral lorsqu'il désigne la
structure moléculaire, et que les autres sens sont métaphoriques, mais on peut aussi bien proposer que l'un et les autres
sont métaphoriques, selon l'univers de référence choisi.
Historiquement, on assiste à un processus qui revient à identifier matériellement les entités auxquelles on se réfère en
biologie, et à restreindre l'emploi des termes lorsque l'expérimentation se prête à des critères précis. Le sens métaphorique
tend alors à disparaître*18). Mais on assiste alors à une prolifération de termes apparentés, créant une famille de mots pour
désigner des substances proches mais qui ne satisfont pas tout
à fait aux mêmes critères : la langue emploie alors des suffixes
tels que ...forme, ... ioïde, des préfixes tels que quasi..., pseudo..., etc. Les objets matériels témoignent de l'achèvement
impressionnant de la construction scientifique, les familles de
mots rappellent l'existence des échafaudages.
Eclipse e t résurgence d e s récepteurs
le retour au point
de vue cellulaire
en immunité
Les biologistes étaient bien délivrés des connexions "perturbantes" des récepteurs avec le protoplasme, mais ils l'étaient
aussi des questions vives soulevées en physiologie cellulaire et
en pathologie, de sorte que le retour au point de vue cellulaire
et biologique (et non plus exclusivement chimique) sur les
phénomènes d'immunité devait s'effectuer aux alentours des
années 40 : les deux éditions de l'ouvrage de Burnet qui plaidait
pour un "ressourcement" de la biologie, The production of
antibodies, se situent en 1941 et 1949(1^>. Redonner de l'importance au point de vue cellulaire signifiait que l'action d'une
molécule sur une autre dans l'espace (thème favori de la
biologie moléculaire) n'avait de sens que si on n'oubliait pas les
multiples fonctions de la cellule qui porte ces molécules, celles
qui sont bien connues et celles qui le sont mal. En termes
linguistiques, on revenait au contexte.
(Certains historiens des sciences ont soutenu ajuste titre que
la théorie des récepteurs n'avait jamais disparu complètement,
mais avait continué à fournir, dans une position de repli, le
162
identifier la
cellule, et
imaginer
comment elle
réagit avec
d'autres
le récepteur
omniprésent et
omnivalent
cadre d'une discipline restée semi-autonome pour diverses
raisons, l'étude des groupes sanguins {20) ).
Quoi qu'il en soit, à partir du moment où la cellule est
redevenue l'objet d'études principal en ce qui concerne les
phénomènes d'immunité, on assiste à un processus de diversification très rapide. Burnet invoquait d'abord la cellule pour
comprendre la montée des anticorps lors des réimmunisations
comme une sorte de principe de multiplication encore abstrait
et de démultiplication des effets : la bactérie, la cellule se
multiplient à une vitesse qui permet à l'expérimentateur d'observer rapidement plusieurs générations. Mais très vite cette
cellule indifférenciée se spécialise, elle se localise dans un
organe; si elle reste mobile à travers l'organisme, elle est
repérable à tout instant grâce à son récepteur.
Ce récepteur a encore une double fonction : il permet d'identifier la cellule (à l'aide d'antisérums convenablement choisis,
par exemple), il permet aussi d'imaginer comment la cellule
réagit avec d'autres cellules. Il s'agit, grâce à la cellule ou aux
cellules, d'expliquer l'énorme masse de faits expérimentaux qui
s'est accumulée depuis qu'au début du siècle, on a commencé
d'inoculer le cobaye et le lapin et la souris, les "lab-pets", avec
les produits les plus variés. Le récepteur se prête cette fois à un
raisonnement simple emprunté au langage des communications'21J: un signal, deux signaux, trois signaux... C'est l'époque
où les immunologistes rivalisent d'ingéniosité dans leurs modèles : duos, trios, quatuors de cellules se succèdent pour expliquer pourquoi telle réaction se produit et telle autre ne se
produit pas. Comme le dit l'un d'entre eux, "ces structures de
surface sont des récepteurs, au sens défini par Paul Ehrlich, et
jouent un rôle crucial dans une foule de réactions... Ce sont des
structures ubiquitaires qui, en plus de leur rôle de récepteur
d'anticorps, peuvent avoir beaucoup d'autres fonctions physiologiques importantes"{22).
Dans le même numéro des Annals of New York Academy of
Sciences, un autre immunologiste définit le récepteur à l'antigène comme "l'unité immunologique primaire; laformation d'anticorps n'est rien d'autre que la reproduction et la. surproduction
de multiples exemplaires de ces récepteurs"|23). D'une phrase à
l'autre, dans la terminologie historique si dévotieusement
rapportée à Ehrlich, il s'est produit un glissement : le récepteur
est-il porteur d'anticorps ou fixateur d'anticorps ? Fixe-t-il
l'anticorps à l'aide d'un autre anticorps qui le constitue ? La
solution est donnée par le même immunologiste cité plus haut,
qui y voit "une conséquence duprincipe d'économie : la nature n'a
inventé qu'une seule unité de reconnaissance chimique, qui est
de structure immuno-globullnique"(22).
Comment le récepteur a-t-il pu devenir à la fois principe de
diversification (sous la forme des "marqueurs" utilisés pour
caractériser les différentes cellules) et être en même temps
omniprésent et omnivalent à ce point ? Au début du siècle, une
grande querelle avait secoué l'immunologie naissante : sont-ce
163
l'écriture des
récepteurs
concilie les points
de vue
jeu de miroirs
entre antigène et
anticorps
les molécules (les anticorps) ou les cellules (par leur propriété
de digestion des microbes) qui jouent le plus grand rôle ? Dans
les années 60, avec le retour à l'immunologie cellulaire, on
n'assiste pas à une nouvelle phase de la querelle entre théorie
cellulaire et humorale de l'immunité. L'écriture des récepteurs
concilie les deux points de vue. Eisen exprime bien cette
fonction conciliatrice : "nous assistons", dit-il, "à l'émergence
d'un deuxième monde de Vimrnunologie" ,24). Le premier était
constitué de molécules, le deuxième est peuplé de cellules en
perpétuelle circulation et Interaction, par l'intermédiaire de
leurs récepteurs. Les récepteurs fixes s'échangent avec les
récepteurs libres, les deux univers s'interpénétrent harmonieusement et n'en font plus qu'un : grâce aux récepteurs,
l'immunologie a conquis son unité et sa plus grande dimension.
Au prix néanmoins d'un glissement de sens non négligeable et
bien perceptible dans les textes cités plus haut, qui voisinent
dans le même numéro d u périodique : récepteur à anticorps est
devenu récepteur-anticorps. Beaucoup d'auteurs tendent à
parler indifféremment dans l'un et l'autre sens pour expliquer
la fixation des molécules. L'affinité entre molécule et récepteur
n'est pas quantifiée, elle est évaluée globalement et définit u n
couple antigène-anticorps, où les positions sont en fait interchangeables, que le lien soit compris comme une complémentarité ou même comme une quasi-identité. Aujourd'hui, la
notion de structures complémentaires apparaît fondamentale,
sous l'effet de la biologie moléculaire qui a privilégié les effets
d'emboîtement, d'encastrement, de déploiement sur trois
dimensions. Vers 1900, l'affinité renvoyait plutôt, comme il est
psychologiquement défendable, a u n e sorte d'identité a u moins
partielle entre le récepteur et sa molécule. Témoin un curieux
texte de Bela Schick*25', pédiatre et pionnier de l'immunologie,
dans un article de 1954 : à cette date, Schick évoque encore la
possibilité que l'anticorps soit au moins en partie une réplique
de l'antigène. Peu importe, dans cette perspective, si le récepteur est l'anticorps ou l'antigène, puisqu'il semble s'agir d'une
relation réversible. Même lorsque la distinction entre le récepteur et la molécule fixée se clarifie et l'asymétrie se précise, il
subsiste quelque chose de ce jeu de miroirs entre antigène et
anticorps dans la représentation de l'univers immunologique.
Univers sans limites où l'unité de composition est donnée par
le récepteur qui, de porteur d'antigène, peut se transformer en
porteur d'anticorps.
Espaces d'ignorance ou trop-plein de sens
Françoise Bastide(26), sémioticienne, a repris et critiqué les
aimables analogies échangées entre Jakobson et Jacob à
propos du code génétique, s'aidant mutuellement pour la
compréhension de leurs sciences respectives et, finalement,
sous des prétextes pédagogiques, pervertissant la description
de leur objet : le code génétique, à la différence du code
linguistique, auquel il est comparé, n'a ni locuteur ni message,
164
des matériaux
dont le sens
historique est à
demi-effacé
le récepteur
devient
l'opérateur du
système
(immunitaire)
il repose sur des unités signifiantes, et Jakobson a été infidèle
à la leçon de Saussure sur l'arbitraire du signe. Après cette
critique sévère, Françoise Bastide se radoucit et consent à
biologie et linguistique le droit d'effectuer des "chimères" : ne
serait-ce que pour conjurer l'immensité de "nos espaces d'ignorance".
Plutôt que d'espaces d'ignorance, je parlerais de trop-plein de
sens et de reconstruction incessante des sciences avec des
matériaux dont le sens historique à demi-effacé, à demiprésent, reste disponible pour les stratégies de la persuasion
sans exercer de contrainte deductive. Ajoutons que, comme le
disait Almroth Wright (le modèle de Bernard Shaw dans The
Doctor's Dilemma) au début du siècle, "le reproche que l'on peut
faire aux inventeurs de nêologismes est que l'attribution d'une
nouvelle signification et l'adoption d'un nouveau terme dans le
vocabulaire exigent un effort intellectuel considérable. C'est pour
cela que tout le monde s'en prend maintenant aux nêologismes
et leurs inventeurs ne doivent s'attendre à aucune reconnaissance" l27).
L'attention flottante prêtée aux récepteurs, sans trop s'appesantir sur la différence entre antigène et anticorps et la priorité
chronologique de l'un ou de l'autre (débat ridiculisé sous le nom
de la poule et l'oeuf !), évite de donner du poids à l'histoire du
système formé par les cellules intervenant dans les phénomènes d'immunité, et dont on ne saisit ainsi qu'un état synchronique, conformément à une sorte de préférence structuraliste.
L'apogée de cette vision est marqué par la vogue des théories du
"système immunitaire" autour de 1974, date de la plus célèbre
d'entre elles,28): quels qu'en soient dans le détail les déterminants, susceptibles de nombreuses substitutions, le système
n'existe comme réseau que lorsqu'il a atteint une certaine
expansion; cette expansion sous-entend une longue histoire.
Le récepteur est l'opérateur du système dont il ouvre et ferme
les circuits.
Discipline e t pluridisciplinarité
limiter l'emploi du
terme
Les biologistes des autres disciplines, qui estiment avoir des
droits (historiques et contemporains) à l'utilisation des récepteurs, ont eu beau jeu de dénoncer le laxisme et l'irresponsabilité des immunologlstes en parlant des récepteurs. Ils ont
rappelé, mettant à profit leur expérience des récepteurs hormonaux ou neuronaux par exemple, qu'il faut limiter l'emploi du
terme récepteur à des contextes précis et tirer parti de l'amélioration de techniques quantitatives pour l'estimation de l'affinité
d'une molécule pour son récepteur ou le nombre de récepteurs
sur une cellule. En termes exigeants, ils demandent qu'on ne
parle pas de "récepteur" chaque fois qu'une molécule se fixe sur
une cellule, mais rappellent que cette molécule doit être spécifique, ce dont témoigne l'énergie des liaisons mises en jeu, et
surtout l'effet biologique entraîné par la fixation, tel que
165
les contacts entre
disciplines
s'opèrent à un
niveau lâche
d'Interprétation
comparer les
systèmes nerveux
et immunitaire
l'ouverture d'un canal ionique, une digestion enzymatique, une
stimulation métabolique..., tout le reste n'étant que... littérature.
Ces rebuffades témoignent d'un certain affolement devant la
prolifération des récepteurs dans le langage scientifique129', et
soulèvent le problème de la marge de liberté des locuteurs à
l'intérieur d'une communauté professionnelle. Un groupe de
spécialistes s'adjuge le rôle de porte-parole de la Science et
limite les usages des autres. Cependant, il ne faut pas négliger
l'importance d'une vision globale des cellules munies de leurs
récepteurs. Alors qu'une définition précise correspond mieux à
l'usage expérimental quotidien (mesure de seuils, modèles
animaux, etc.), le ou les sens plus larges conviennent mieux à
une vision intégrant plus facilement les autres sciences dans
un même ensemble, amoindrissant les barrières entre les
spécialistes.
Le récepteur avait une double fonction : sémantique - nous
l'avons vu fonctionner à plusieurs reprises comme élément de
description - et aussi organisationnelle - nous l'avons vu
orienter les recherches et suggérer comment le langage scientifique doit être reconstruit. Cependant, ce qui frappe, si l'on
remonte aux premiers contacts entre les disciplines (et leurs
servants), c'est qu'ils se sont opérés à un niveau très lâche
d'interprétation autorisant le maximum de contacts, suite à u n
compromis tacite entre le sens restreint et l'ambiguïté. On
remarque la même chose entre Jacob et Jakobson : pour
s'entendre, chacun doit abandonner une partie des restrictions
sémantiques en échange contre des perspectives, supposées
fructueuses, d'intégration réciproque.
Les rapports entre neurophysiologistes et immunologlstes ont
été relativement tardifs. Pourtant le système nerveux a incontestablement une valeur défensive, et le système immunitaire
un rôle dans la perception de l'environnement; mais l'accent
était mis en général sur la défense pour le deuxième et sur les
mécanismes cognitifs pour le premier. L'analogie s'est faite sur
une image très générale, celle d'une organisation ramifiée de
circuits, sans préjuger de leur nature ou de leur nombre
d'éléments. Ce qui a paru comparable, dans les années 60, aux
neurologistes et aux immunologlstes, c'est d'abord le système,
et cette autosuffisance du système pouvait aller jusqu'à remettre en question le caractère indispensable du monde extérieur.
Les scientifiques intéressés recherchaient un langage qui favorise cette communauté de vues. A la question cartésienne du
malin génie, l'immunologiste et le neurologiste pouvaient répondre également qu'ils n'avaient cure de poursuivre des
ombres ou des spadassins sur la muraille, les combats sont les
mêmes et la question de la dualité entre le monde réel et le
langage scientifique est une question oiseuse. L'essentiel est de
déployer un entrelacs d'information susceptible d'autostimulation et d'autorégulation et qui ressemble, à s'y méprendre, à la
réalité130'.
166
une place à part
dans le langage
scientiflque
Dans une telle perspective, il n'est pas étrange qu'un laboratoire baptise son domaine de recherche "Onirologie moléculaire"{31): bel exemple de chimère a u sens mythologique, utilisé
plus haut par Françoise Bastide, de dénomination mixte fructueuse mais ambiguë. Une vision unitaire de la physiologie
s'esquisse où il pourrait être difficile "de distinguer les récepteurs et les signaux qui sont utilisés à l'intérieur du système
endocrinien et du système immunitaire et entre ces systèmes" {32).
Le récepteur continue donc à occuper une place à part dans le
langage scientifique. Lorsqu'il n'est pas cité, il manque. Prenons une définition donnée par un biologiste des lymphocytes,
cellules jouant un grand rôle dans les phénomènes immunitaires : "les lymphocytes sont les cellules du système immunitaire
qui ont la capacité de reconnaître des antigènes spécifiques
et de répondre dans des conditions appropriées par prolifération, sécrétion d'anticorps... "(33). Le terme de récepteur n'est pas
explicite, mais il fournit de toute évidence le maillon manquant
entre la "capacité" de la cellule et sa "réponse" effective.
Depuis le temps d'Ehrlich, la science des communications a
pris une importance extraordinaire, et le lecteur est habitué à
l'idée d'une circulation quasi instantanée de l'information. Là
où le lecteur d'Ehrlich, surtout s'il était chimiste, lisait "fixation" de molécules (comme dans la fixation des colorants sur
des tissus), le lecteur moderne déchiffre aisément "transmission", sur la base de sa familiarité avec de multiples appareils :
radio, télévision, talkie-walkie...
Le récepteur est resté légèrement archaïque par la persistance
de la sensorialité impliquée dans la nécessité d'un contact et
la géométrie de ses contours. J e citerai un texte biologique de
1976:
"La base structurale de la spécificité est aujourd'hui virtuellement résolue au sens géométrique du terme. R est clair pour tous
que sept chaînes d'acides aminés constituent les domaines
variables des immuno-globullnes légères et lourdes, forment les
sites de combinaison avec l'antigène et fournissent la zone de
contact pour la fixation des ligands"{33).
Remarquons qu'un tel texte peut encore être lu en supprimant
tous les termes obscurs pour un non-spécialiste. Bien que le
choix des termes retenus pour le non-initié révèle les difficultés
à faire le partage entre des termes franchement techniques
(acides aminés, ligand...) et des termes communs en voie de
spécialisation (séquences, domaines...), il faut souligner que la
plupart des termes restés en place (géométrie, contact, fixation...) correspondent à des opérations portant sur l'espace et
le temps. C'est ce que les linguistes, avec Greimas, appellent
"l'aspectualisation" (34), et ils la lient à une mise en valeur de
l'apparition d'un effet dans l'espace et le temps.
Insister sur l'instantanéité du message est privilégier le regard
synchronique sur l'organisation du corps et des êtres vivants,
le "système". A ce titre, les récepteurs comptent moins par leur
167
les récepteurs
offrent la
possibilité de
former un réseau
des opérations
portant sur
l'espace et le
temps
localisation que par leur possibilité de former un réseau qui ne
dépend pas nécessairement de tel ou tel type de récepteurs,
l'essentiel étant d'obtenir une configuration d'échanges et de
transmission.
Par contre, si on recherche un effet précis (aspectualisation), il
devient incontestablement important de savoir où l'effet a pris
naissance, quelle est sa localisation exacte. La neuropharmacologie, l'endocrinologie veulent aussi savoir ce qui se passe en
tel ou tel moment de l'histoire du sujet. L'immunologie, elle,
manque d'un savoir précis : connaissant un récepteur pour
l'antigène, elle ne peut encore déduire (le pourra-t-elle un
jour ?) de la nature de ses molécules celle de l'antigène doué
d'affinité pour ce récepteur. Elle a des récepteurs mais point de
code. D'où le privilège, peut-être éphémère, de l'organisation
intemporelle, dans laquelle le récepteur a joué souvent le rôle
de deus ex machina.
Conclusion : à la poursuite de la Chimère
le langage des
biologistes oscille
Dans les sciences "dures" ou semi-dures comme la biologie (et
nous avons pratiquement évité le problème du langage médical
qui aurait été une facilité), l'usage de certains termes déborde
leur définition, implicite ou non, avec des conséquences variées: de l'inauguration d'une nouvelle discipline par une
théorie cohérente à l'intégration de plusieurs sciences dans une
vision unitaire de l'organisme. La communauté scientifique et
les différents groupes professionnels qui la composent baignent, quoiqu'ils s'en défendent souvent, dans l'univers du
langage quotidien et des transcriptions antérieures de leur
propre science. La tentation des néologismes est une alternative légitime aux réemplois. On assiste donc à des périodes
oscillatoires où l'univers linguistique apparaît non pas vide,
mais trop plein de sens. Cette "polyphonie"(35)- terme à préférer
peut-être à celui de polysémie, rend difficile l'assignation
précise du sens métaphorique et du sens littéral, dont certains
groupes peuvent se faire les champions.
L'écoute de cette polyphonie est certainement un des plaisirs de
l'historien des sciences, mais il fait aussi partie de l'habitus du
lecteur obligé des revues scientifiques. L'histoire de sa discipline est un facteur dont le scientifique ne saurait faire bon
marché sans perdre le contact avec sa communauté et sacrifier
en autocritique et en auto-intelligibilité ce qu'il gagnerait en se
rapprochant du modèle hypothético-déductif. Le langage des
biologistes serait plutôt "historico-déductif ' et relève à la fois de
l'herméneutique des linguistes et de l'épreuve de la formalisation. La poursuite de la Chimère rappelle le lien de la sémiotique
des textes scientifiques avec l'analyse des contes merveilleux.
Anne-Marie MOULIN
CNRS-REHSEIS- INSERM U 158,
Hôpital des Enfants Malades, Paris 15 e
168
NOTES
[1) Max BLACK, Models and Metaphors, Studies inLanguage, Cornell University Press,
Ithaca, New York, 1962.
[2) Un bon exemple de débat est donné par Immunology Today, G.S. GOLUB, November
1980, pp. 5-6; April 1981, pp. 59-61; March 1982, pp. 59-61; LA. HABESHAW,
August 1980, pp. 4-5; April 1981, pp. 4-5; J.M. GARLAND, February 1981, pp. 4-5.
;3) Paul EHRLICH, Klinische Jahrbruch, 1897-1898,6,299-326. Pour un exposé de la
théorie d'Ehrlich par un de ses contemporains, voir C. BOLDUAN, Immune Sera,
Wiley, New York, 1911.
[4) J. PARASCANDOL A and R. J ASENSKY, Origins of the Receptor Theory of Drug
Action, Bull Hist Med, 1974,48,2,200-220.
[5) J.J. BEER, The Emergence of the German Industry, University of Illinois Press,
Urbana, 1959.
[6) P. EHRLICH, Über den Receptorenapparatderrothen Blutkörperchen, in P. EHRLICH,
Collected Studies on Immunity, C. Bolduan (ed.), London, 1906, pp. 316-323.
[7) P. EHRLICH, Croonian Lectures, 1900,66,424.
[8) P. EHRLICH, Über den Receptorenapparat, op. cit., p. 319.
[9) P. EHRLICHJbid., p. 322.
[10) H.G. WELLS, Les aspects chimiques de l'immunité, Doin, Paris, 1928, Introduction.
Le biologiste Peyton Rous a ce commentaire rétrospectif : "Le chimiste était si
impuissant devant les problèmes de l'immunité que même Ehrlich était contraint de
s'appuyer sur ses symboles pour penser". (P. ROUS, Karl Landsteiner, Obituary
Notices, Fellows of the Royal Society, 1947,18,5,295).
[11) P. EHRLICH, Über den Receptorenapparat, op. cit., p. 320.
[12) La théorie d'Ehrlich "a permis d'élaborer certains problèmes qui n'avaient été
qu'effleurés auparavant". (J. BORDET and F.P. GAY, Studies on Immunity, Wiley,
New York, 1909, p. 498).
;i3) L.P. RUBIN, Styles in Scientific Explanation, / Hist Med, 1980,35,4,397-425.
[14) P. EHRLICH, Über den Receptorenapparat, op. cit., p. 321.
;i5) TJ. KINDT and J.D. CAPRA, The Antibody Enigma, Plenum Press, New York, 1984.
;i6) J.R. MARRACK, The Chemistry of Antigens and Antibodies, London, 1934, p. 129.
;i7) K. LANDSTEINER, ZImmunitätforschung, 1917,26,258. "Cette hypothèse [celle
d'Ehrlich] est intenable au vu du nombre illimité de substances physiologiques qu'elle
entraîne " (K. LANDSTEINER, The Specificity ofSerological Reactions, Dover, New
York, 1962, p. 148 [first edition 1936]).
169
( 18) Le sociologue Terry Shinn s'exprime en termes très proches à propos des modèles : "La
polysémie compte parmi les caractéristiques principales des modèles... C'est le
devenir de la polysémie qui conditionne l'itinéraire [du modèle]. Il y a soit recul de la
polysémie et alors le modèle se transforme en loi, soit maintien ou croissance de la
polysémie. " (T. SHINN, Géométrie et langage, la production des modèles en sciences
sociales et en sciences physiques, GEMAS-CNRS, Paris, 1983, p. 5.
(19) F.M. BURNET, The Production of Antibodies, Walter and Eliza Hall Institute,
Macmillan, Melbourne, 1949. F.M. BURNET and F. FENNER, ibid.
(20) P.M. MAZUMDAR, Karl Landsteiner and the Problem of Species, Ph. D., Johns
Hopkins University Press, Baltimore, 1976.
(21) M. COHN, Conversations with Niels Kaj Jerne..., Cellular Immunol, 1981,61,425436.
(22) G J . SPRINGER, Ann NY Acad Sci, 1970,169,134.
(23) P.G. GELL, ita*., 253.
(24) H.N. EISEN, Two Immunological Worlds, in The Immune System, F. Melcher and K.
Rajewsky (eds.), Springer, Berlin, 1976, p. 282.
(25) B. SCHICK, Ann NY Acad Sci, 1954,49,2.
(26) F. BASTIDE, Linguistique et Génétique, Bulletin du Groupe de recherches sémiolinguistiques de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1985,8,33,21.
(27) A. WRIGHT, cité par Z. COPE, Almroth Wright, Founder of Modem Vaccine
Therapy, London, 1966, p. 110.
(28) N.K. JERNE, Ann Immunol Inst Pasteur, 1974,125 C, 373.
(29) Pour une revue du problème des récepteurs, cf. E.S. VITETTA, Science, 1975,189,
964-969; A.F. WILLIAMS, Nature, 1984,308,108-109.
(30) F. CRICK and G. MITCHINSON, The Function of Dream Sleep, Nature, 1983,304,
111-114.
(31) C'est le nom d'une unité de recherches dirigée par le chercheur français M. Jouvet.
(32) LE. BLALOCK, J Immunol, 1984,132,1068.
(33) G.I. BELL, Theoretical Immunology, Dekker, New York, 1978, p. 352.
(34) AJ. GREIMAS etJ. COURTES, Article "Aspectualisation", in Sémiotique, actionnaire
raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1979, p. 22.
(35) B. HRUSHOVSKY, Integrational Semantics, in B. Heidi (ed.), Contemporary
PerceptionsofLanguageInterdisciplinaryDimenswns,Gœrgetown\]ni\GTsityPrQSs,
Washington, 1982.
PRÉSENTATION DU CONCEPT DE CLIMAX
AUX VISITEURS DU MARAIS VERNIER
Emmanuel Lemare
Ce travail résulte de l'observation de l'évolution du Marais Vernier après l'abandon des pratiques agricoles de pâture et de fauche menée par une équipe de
biologistes (CEDENA, Parc Naturel Régional de Brotonne), T. Lecomte et C. Le
Neveu. La dégradation écologique qui a suivi a conduit à la mise au point sur la
Réserve Naturelle des Mannevilles, d'un mode de gestion restauratrice compatible
avec les contraintes du milieu, et à une réflexion théorique sur le concept de climax.
Contribuant à promouvoir et à diffuser ce mode de gestion l'auteur a tenté une
première analyse des réactions du public des visiteurs, de leurs résistances et de
leurs adhésions.
révolution
«naturelle» est un
appauvrissement
divulguer ce
mode de gestion
restauratrice
Les visites guidées, encadrées par des animateurs nature,
d'une zone dite "naturelle" telle celle du Marais Vernier sont
l'occasion de tenter une divulgation de notions écologiques. Le
cas du Marais Vernier présente la particularité d'avoir été
pâturé et fauché pendant de nombreuses années puis laissé à
lui-même. Mais son évolution supposée "naturelle" s'est, en
fait, accompagnée d'un appauvrissement, et a nécessité une
réflexion théorique sur le concept de climax. Cette réflexion a
conduit à la mise au point d'un mode de gestion visant à
restaurer la richesse du milieu. La vocation d'ouverture au
public de cette région, grâce à l'existence de la Réserve Naturelle, devenait alors l'occasion d'expliquer aux visiteurs les
modalités pratiques et les raisons théoriques qui avaient conduit à ce nouveau mode de gestion. Mais, comme dans toute
forme d'éducation scientifique, une bonne connaissance des
représentations, des adhésions enthousiastes et des résistances solides est indispensable. Nous tenterons donc, dans cette
étude :
- une présentation du concept de climax tel qu'il est mis en
œuvre dans ce cas,
- une description des modalités de cette gestion nouvelle dite
"restauratrice",
- une première esquisse de classification et d'interprétation
des réactions des visiteurs réalisée a u fil des visites.
En reprenant par la suite ce travail* de manière plus systématique nous espérons pouvoir contourner certains obstacles
(*) Ce travail a été réalisé dans le cadre du DEA de Didactique de
l'Université Paris 7.
ASTER N°10. 1990. L'immunologie, jeux de miroirs, INRP. 29. rue d'Ulm. 75230, Paris Cedex 05.
172
rencontrés et, plus largement, analyser les contraintes spécifiques et la complexité de cette situation non scolaire de divulgation du savoir scientifique.
1. LE CONCEPT DE CLIMAX ET SA RECTIFICATION
prendre en
compte les
grands herbivores
la forêt n'est pas
le climax
Nous reprendrons brièvement l'argumentation développée dans
la thèse de T. Lecomte et C. Le Neveu (1986), d'une manière
simplifiée. Les prairies tourbeuses du Marais Vernier (Basse
vallée de Seine) évoluent rapidement en un bois de bouleaux
lorsqu'elles sont abandonnées par l'agriculture (pâture et fauche). Ce boisement, conforme au concept de climax développé
par de nombreux auteurs, s'accompagne ici d'une dégradation
de la richesse biologique du milieu : disparition de la plupart
des espèces palustres, animales et végétales, chute du nombre
total d'espèces présentes. Cette évolution apparaît comme
naturelle.
Or, si l'on considère l'ensemble des facteurs intervenant dans
l'évolution de la biocénose, il faut prendre en compte les grands
herbivores, même s'ils ont disparu depuis des siècles, comme
c'est le cas des Aurochs, Bisons d'Europe et Chevaux sauvages
dans les milieux terrestres et tempérés de l'Europe Occidentale.
L'évolution vers le boisement doit donc être interprétée comme
"spontanée", et non plus naturelle. L'évolution naturelle, si la
composante "grands herbivores sauvages" était encore présente, serait tout autre : les grands herbivores, par l'ouverture
irrégulière du milieu qu'ils génèrent, seraient un facteur clé
d'une "évolution cyclique où alternent milieux ouverts, milieux
boisés, milieux intermédiaires dont l'ensemble constitue alors le
climax" (Lecomte, Le Neveu, p. 284).
L'installation, sur des prairies abandonnées dans le Marais
Vernier, de bovins et de chevaux de race rustique - taureau
d'Ecosse, cheval camarguais -, voisins de leurs ancêtres sauvages a permis une "restauration écologique" de ces milieux, avec
réapparition abondante des espèces palustres évincées par le
boisement. Cette installation présentée comme une ré-introduction expérimentale a fait l'objet d'un suivi : évolution
spatiale et temporelle de l'état des milieux, influence de la
densité des animaux, suivi saisonnier des troupeaux etc.
Devant le succès de cette technique de gestion, de nombreux
gestionnaires d'espèces en friche y font maintenant appel.
T. Lecomte et C. Le Neveu estiment donc que, dans ce cas, la
forêt ne correspond pas au climax. Pour atteindre ce dernier,
il leur paraît nécessaire d'inclure la composante "grands herbivores", qui amène l'existence simultanée de milieux boisés,
prairiaux et intermédiaires.
173
2 . CIRCONSTANCES DE CETTE RECTIFICATION
trois étapes de la
rectification
Deux facteurs semblent décisifs dans l'élaboration de cette
nouvelle approche. D'une part, l'équipe des deux écologues est
complémentaire, l'un étant spécialiste d'écologie animale et
l'autre d'écologie végétale. On peut donc supposer que la
collaboration des deux sous-disciplines fut source de questionnement et de stimulation autant dans la convergence des
points de vue que dans la solution d'éventuelles contradictions.
D'autre part, l'équipe est chargée de la gestion d'une réserve
naturelle, ce qui implique les devoirs d'une gestion appropriée
et les droits d'une étude "libre", voire d'une expérimentation.
Cette interaction entre l'activité technique du gestionnaire et
l'activité scientifique du chercheur est certainement ici une
condition clé dans l'élaboration de la rectification, une condition de possibilité. Le cheminement suivi se sépare en trois
étapes principales (Lecomte, Le Neveu, communication personnelle) :
1. mise en évidence de la dégradation biologique des prairies
en voie de boisement, et conviction de la nécessité de gérer
le milieu ;
2. choix d'un outil de gestion compatible avec les contraintes
du milieu (parcelles peu accessibles, faible portance du sol,
174
l'acceptation
théorique de
cette gestion
la justifier auprès
des autorités
etc..) et les contraintes économiques nécessitant un faible
coût d'entretien : bovins de race primitive, puis chevaux ;
3. conjointement :
- suivi des résultats, tant du point de vue de la survie de
l'outil de gestion que de l'impact du pâturage sur la
biocénose ;
- justification de l'utilisation de cet outil par élaboration
théorique sur le statut des grands herbivores.
La rectification est donc partie du besoin technique de gérer besoin qui dut être mis en évidence - et semble se rattacher a u
pragmatisme, où le plan d'action ne s'assortit que secondairement d'une justification théorique.
Ces deux conditions de possibilité étant réunies, on peut par
ailleurs chercher à mettre en évidence les difficultés qui pouvalent entraver cette élaboration. Une démarche visant à
élucider plus complètement la formation de cette rectification
et les réticences qu'elle suscite exigerait qu'on étudie les
positions de plusieurs chercheurs en écologie, soit dans leurs
publications, soit mieux encore en dialoguant avec eux ; en effet
peu d'auteurs semblent avoir à ce jour pris position par écrit sur
cette rectification, sans doute encore trop récente, en France du
moins. Aux États Unis cette idée est mieux partagée.
Mais, en dehors du public des spécialistes, les auteurs se sont
très vite attachés à promouvoir ce mode de gestion mis au point,
ainsi que la conception du climax qu'elle sous-tend auprès d'un
public plus large, et en tout premier lieu du public des visiteurs,
et ceci pour au moins deux raisons :
- pour justifier auprès des autorités (locales, administratives,
scientifiques) l'introduction, peu orthodoxe, de vaches dans
une réserve naturelle
- pour que se développe la gestion restauratrice des milieux
ouverts biologiquement riches, à la fois "zones refuges" pour
la vie sauvage, et zones frappées par la déprise agricole et par
la dégradation écologique qui lui succède souvent. Cette
promotion réalisée en partie grâce à une équipe d'animateurs
biologistes, rencontre un accueil intéressé auprès du public
nombreux qui assiste aux visites guidées.
3 . ANALYSE DES RÉACTIONS DU PUBLIC DES
VISITEURS
Il ne s'agit pas ici d'un travail réalisé selon une méthodologie
stricte visant à définir précisément les catégories du public
concerné, ni à codifier les modalités de recueil des représentations. Nous nous appuierons sur les remarques et les réponses
entendues ou obtenues lors de visites guidées de cette réserve,
ainsi que sur les réactions transmises par T. Lecomte et C. Le
Neveu, ou recueillies auprès des autorités concernées par la
gestion du Marais. Ce public est bien évidemment "intéressé"
175
le public prend
position
d'une manière ou d'une autre, ce qui favorise l'envie de "prendre
position" sur cette gestion, mais rend délicat toute généralisation. Par ailleurs personne n'a exprimé en totalité et d'une
manière nette telle ou telle des réactions que nous allons
regrouper ci-dessous de manière systématique et organisée à
des fins didactiques. Il y a bien évidemment une part d'hypothèse et d'interprétation concernant les attitudes et les réactions observées, comme dans toute analyse de représentation.
Mais il est bien dans la nature des représentations de ne
pouvoir être décelées de manière manifeste.
Si l'adhésion à ce mode de gestion est très spectaculaire, on
peut cependant entrevoir trois difficultés qui se manifestent
régulièrement et que nous voulons examiner ici :
- difficulté à quitter l'idée "climax = forêt" ;
- difficulté à accepter les conséquences pratiques de la rectification (gestion par les vaches) ;
- ou alors acceptation trop facile de cette idée de gestion.
Définitions du concept de climax
"Le climax désigne une association stable d'espèces qui caractérise qualitativement
et quantitativement l'ultime phase de développement d'une biocénose dans une
succession."
F. Ramade. Éléments d'écologie. Écologiefondamentale. Paris, McGraw Hill, 1984,
p. 285.
"En France, si l'homme n'était pas intervenu les plaines seraient occupées par de
vastes forêts de Chênes ou de Hêtres telles que les Gaulois et leurs druides les ont
connues."
Collection La vie et la terre. Classe de Seconde. Paris, Istra, 1987, p. 97
3 . 1 . Dissocier c l i m a x e t forêt
repérer des
obstacles
Les réticences à envisager une dissociation entre climax et
forêt, pour les régions de plaine de l'ouest européen, peuvent
s'analyser en terme d'obstacle épistémologique (Bachelard,
1938). Trois obstacles principaux semblent être à l'œuvre dans
cette réticence.
• La nature c'est la forêt
La connaissance commune attribue à la forêt la "palme" de
l'espace naturel vierge et sauvage, qu'elle ne partage guère
qu'avec la montagne (Bozonnet, Fischesser, 1985). La forêt
semble jouir de deux types de surdétermination. D'une part, sa
présence centrale dans de nombreux contes, de Boucle d'or au
Petit chaperon rouge, suggère une surdétermination affective
très forte, où la forêt représente un archétype de la nature, en
ce qu'elle est inhabitée, inconnue, pure, source d'attirance forte
et de dangers brûlants. D'autre part, la forêt est perçue comme
176
survalorisatlon des
forêts
un milieu naturel noble et riche. Son indiscutable valeur en
capital, que soulignent ses liens étroits à la noblesse - forêts
royales, seigneuriales, e t c . . - ou à l'État - forêts domaniales
gérées par le puissant corps des Eaux et Forêts - semble de
nature à induire une surdétermination de type utilitaire. Et si
"l'utile par sa valorisation se capitalise sans mesure" (Bachelard, p. 91) la valeur pécuniaire et même stratégique de la forêt
est si forte que sa valeur biologique peut s'en trouver implicitement idéalisée, et ceci à l'opposé des "terres incultes" et "marais
incultes". Cette idée de valeur, "la qualité occulte la plus insidieuse' (Bachelard, p. 145), est associée à un second type
d'obstacle épistémologique, la substantification.
• Le climax, forêt profonde
contourner
l'obstacle
La tendance, mise en évidence par G. Bachelard, à identifier
une notion ou un concept à une substance semble s'illustrer
avec l'identification climax-forêt. Si l'idée substantialiste veut
que la qualité profonde soit enfermée (p. 99), la forêt et son
éternelle profondeur semblent apporter toutes les garanties
d'une authenticité et d'une qualité optimales. Un "massif
forestier" jouira donc d'une surdétermination par rapport à un
inconcevable "massif prairial" ou un fragile "massif clairière".
En revanche, pour abandonner l'idée que, dans nos plaines, le
climax est la forêt, pour celle d'un milieu où coexistent les
différentes étapes d'une série de végétation, la substantification devient inconfortable et génère un double obstacle : d'une
part, cette nouvelle conception du climax ne se laisse pas
substantifler aisément, car le paysage qu'elle suppose est
hétérogène et fluctuant ; et d'autre part, elle perd en profondeur, en "intérieur", pour s'étirer en enveloppes, en lisières et
en circonvolutions, qui paraissent, comme le disait Bachelard
(1938, p. 98) à propos d'autres exemples, "moins précieuses,
moins substantielles que la matière enveloppée'. Cette difficulté
à concevoir l'idée d'un climax hétérogène et intrinsèquement
fluctuant rejoint u n troisième type d'obstacle, l'obstacle verbal.
• Un sommet est fixe et élevé
un terme anglais
La formation de la notion de climax découle des travaux de
Cowles en 1899 sur le boisement d'une dune du lac Michigan,
puis de ceux de Clements, en 1916 sur l'évolution de la
végétation (Drouin, 1988). Clements définit le climax comme un
"point culminant qui correspond à une phase d'équilibre entre la
communauté et son milieu" (Drouin 1988, p. 217). Le choix du
terme "climax" paraît pertinent pour décrire le boisement
résultant de la succession des groupements végétaux. Il signifie
"sommet, point culminant, aboutissement d'une gradation ascendante' (Penguin English diet).
Mais si le terme fournit une représentation métaphorique
efficace de la dynamique végétale du boisement, il peut constituer u n obstacle lorsque la notion de climax quitte le strict
177
équilibre stable
ou dynamique
domaine de la géographie botanique (Dreux, 1980, p. 164) pour
s'appliquer à l'étude globale des écosystèmes comme représentant la biocénose en équilibre avec les conditions locales de sol
et de climat (Gachon, Ricou, Grumer 1978, cité par Lecomte et
Le Neveu 1986). Dans ce dernier cas, le contenu métaphorique
semble pouvoir continuer d'imprégner la notion et ce, de deux
façons.
D'une part, la gradation ascendante, qui doit maintenant se
rapporter à une élévation de la diversité spécifique et de la
stabilité de l'écosystème, peut continuer d'amener l'idée d'une
élévation physique de la prairie vers la forêt. L'idée de point
culminant sied bien sûr mieux à une forêt qu'à une prairie ou
une lande. Et cette cohésion entre la première définition du
climax et le vocabulaire utilisé actuellement est encore renforcée par les notions de progression (vers la forêt) et de régression
(vers la lande ou la prairie).
D'autre part, l'idée de point culminant fait obstacle pour voir
dans le climax, une biocénose fluctuante, en équilibre dynamique ; la substantification, déjà, fait préférer une conception
stable et homogène de la notion, et le terme de climax vient
renforcer cette présence.
Nous chercherons maintenant à analyser les résistances qui
peuvent naître vis-à-vis du pendant technique de cette rectification théorique, c'est-à-dire la réintroduction de grands herbivores dans un milieu en cours de boisement spontané. Nous
y voyons, dans un cas, une réticence vis-à-vis de l'intervention
humaine dans les équilibres naturels, et dans l'autre cas,
l'acceptation, avec un engouement suspect, de cette même
intervention.
3.2. Installer des vaches pour manger des jeunes
arbres
L'installation de vaches dans une "réserve naturelle" et ce, avec
"mission" de manger déjeunes arbres, peut susciter quelques
grincements de dents. Hormis les réactions au quasi-sacrilège
que peut représenter la destruction d'arbres, deux obstacles
semblent être à l'œuvre : u n obstacle vitaliste, et u n obstacle
idéologique.
• Confiance dans les forces de la nature
une amélioration
nécessaire
La confiance que le vitalisme recouvre dans les forces de la
nature amène l'idée que l'abandon des prairies, et "le retour à
la nature" qu'il permet, se traduit nécessairement par un enrichissement qualitatif du milieu. D'innombrables expressions
telles "la nature reprend ses droits", "la nature fait bien les
choses" ou même "chassez le naturel il revient au galop"
viennent renforcer ce point de vue, qui rend superflue et dans
une certaine mesure, impensable, l'étude détaillée de l'écosystème après abandon. Lorsqu'un naturaliste écrit : "une friche
reconquise par la végétation, d'une diversité spécifique extraor-
mimer la nature
dinaire sur le plan faune et flore..." il semble que l'idée vitaliste
de "reconquête" amène intrinsèquement la "diversité spécifique
extraordinaire" et qu'il soit par conséquent inutile d'aller s'en
assurer sur le terrain. Nous croyons voir, là, une illustration du
questionnement de G. Canguilhem (1952) "laconfiance vitaliste
dans la vie ne se traduit-elle pas dans une tendance au laisseraller, à la paresse, dans un manque d'ardeur pour la recherche
biologique ?' (p. 94). Ce premier obstacle vitaliste, qui aveugle
le naturaliste quant à une possible dégradation biologique dans
les friches, se traduit par un "anti-interventionnisme" lorsque
l'idée de gestion est posée.
Si l'on considère, avec Canguilhem que le vitalisme est "l'expression d'une méfiance, faut-il dire instinctive, à l'égard dupouvoir
^ to technique sur la vie" (p. 86), il amène à se réjouir du retrait
de la gestion agricole, mais également à réprouver l'application
d'un autre type de gestion. Même si les Taureaux d'Ecosse
miment l'action naturelle des grands herbivores, ils ont été
amenés ; même si les parcelles où vivent les troupeaux sont
vastes, elles sont clôturées. Ces deux marques de l'homme, en
justifiant le verdict de type "c'est pas naturel", délégitimisent
l'entreprise au regard du vitaliste. Cette résistance se retrouve
également dans un obstacle idéologique vis-à-vis de la gestion
par pâturage.
• Idéologie protectrice et anti-productiviste
refuser la gestion
la nature est
désintéressée
L'obstacle idéologique se sépare lui aussi en deux catégories.
La première que l'on peut baptiser sommairement "idéologie
protectrice", relève au moins pour partie du vitalisme pour
considérer avec suspicion toute intervention humaine sur le
milieu naturel. Alimentée par nombre d'exemples de dégradation de toutes sortes, l'idéologie protectrice se dresse contre les
entreprises de domestications, de gestion, de maîtrise du
milieu naturel et des espèces sauvages. Si une clôture barbelée
est acceptée sur une réserve naturelle, c'est pour empêcher
l'homme d'entrer sur la réserve ; ici, la clôture est installée
comme composante nécessaire de la gestion par pâturage, et
l'idéologie protectrice peut voir dans sa présence une sorte de
trahison : "vous ne protégez pas, vous domestiquez".
La seconde peut naître à rencontre d'un sous-produit de la
gestion par pâturage : les veaux et les poulains qui, naturellement naissent et grandissent sur la réserve. Cette production
secondaire, partie intégrante du fonctionnement de l'écosystèrne, peut heurter une "idéologie anti-productiviste" qui l'assimile à une production de type agricole. Deux arguments forts,
quoique déplacés, nourrissent la "résistance anti-productiviste" : produire du bœuf est stupide, car déjà on ne sait que
faire des stocks communautaires, ces "montagnes" de viande
ou de beurre régulièrement stigmatisées ; produire de la
richesse est suspect, car la protection de la nature se doit d'être
désintéressée et de ne pas s'engager sur le terrain compromettant du marché.
179
Ainsi, à côté des questions fort pertinentes sur l'extension
possible de ce mode de gestion, sur la survie des troupeaux, sur
les modalités de la restauration des prairies, etc., le vitalisme
et certaines formes d'idéologie peuvent former chez le public un
cortège de résistances, généralement peu ou pas explicites, qui
d'ailleurs, par une sorte de concurrence occulte, semble de
nature à distraire de l'élaboration d'objections lucides et explicites.
3.3. Acceptation trop facile de l'idée de gestion
une action
constructive sur la
nature
l'homme est
indispensable
la nature
domestiquée ou
libérée
Les réactions positives à l'égard de cette expérience de restauration de friches découlent souvent, chez le public, de l'impression d'avoir découvert et compris des conceptions enthousiasmantes sur la protection de la nature : le fait que les milieux
ouverts figurent parmi les richesses du patrimoine naturel, le
fait qu'il soit possible d'agir positivement sur la richesse
naturelle de certains milieux fragiles, au lieu de simplement les
soustraire à toute activité humaine, et qu'il soit par conséquent
possible, en développant ce type d'action, de compenser au
moins partiellement les dégradations faites par ailleurs.
Mais à côté de ces "bonnes" raisons, d'autres motifs de satisfaction semblent transparaître de certaines appréciations du
public, telles que "finalement l'homme doit toujours être présent", "c'est très bien de nettoyer tout cela", ou encore "la
protection doit faire place à la gestion". Ces appréciations
recouvrent une acceptation trop facile de l'idée de gestion, car
elles semblent motivées par des arguments et attitudes étrangères aux aspects scientifiques et techniques du problème.
D'une part, une tendance à l'anthropocentrisme peut trouver
dans l'idée de gestion, une double source de réconfort. Un
"réconfort narcissique", car cette expérience semble montrer
que "sans l'homme rien ne va plus". En l'occurrence l'intervention humaine est effectivement centrale dans l'installation des
troupeaux, mais elle tend, en fait, à rétablir des conditions
naturelles en contrebalançant l'action humaine passée que fut
la destruction des grands herbivores sauvages en Europe
occidentale. L'anthropocentrisme, opposé ici au vitalisme évoqué plus haut, ne retiendra que la place actuelle de l'intervention humaine pour s'en féliciter.
Ce réconfort narcissique peut par ailleurs s'accompagner d'un
autre réconfort, certainement plus puissant bien que moins
avouable : le réconfort du maître devant la nature domptée.
Domestiquer, maîtriser, neutraliser la vie sauvage sont des
attitudes que l'existence même de l'homme justifie, pour des
raisons de subsistance et de bien-être matériel, mais elles
semblent également mues par d'autres motivations : volonté de
puissance et surtout lutte contre la peur et le dégoût qui
accompagnent l'attirance pour la nature, dans nos sociétés
occidentales du moins. A l'évidence, cette question mériterait
une étude comparative beaucoup plus ample. La nature domestiquée, où la part d'inconnu est circonscrite par des amé-
180
des interdits ou
des compromis
la nature n'est
pas mauvaise
nagements sécurisants, jouit souvent d'un privilège du construit sur le donné (F. Terrasson, 1982, p. 61).
D'autre part, enfin, à côté de l'anthropocentrisme, un courant
de nature idéologique semble aussi privilégier l'idée de gestion.
En effet, si la protection de la nature s'est accompagnée d'une
idéologie protectrice caractérisée notamment par sa méfiance
vis-à-vis des formes modernes de l'activité humaine, cette
idéologie protectrice est en déclin. La pugnacité de ses positions
est en effet, peu compatible avec la tiédeur consensuelle
contemporaine qu'analyse F.B Huyghe dans La sofi-idêologie
(1987). Protéger un milieu paraît aujourd'hui défensif, crispé,
"ringard", alors que le gérer est dynamique, entreprenant,
"branché". Dévaloriser le démodé et l'archaïque, voilà quelques
notions typiquement soft-idéologiques. Reste à savoir s'il s'agit
réellement de concepts. La protection pure associe des images
de contrôle et d'interdiction à l'égard d'autres usages d'un site
concerné, alors que la gestion, avec sa souplesse, rend théoriquement possible la recherche de compromis, de consensus.
Dans le cas de la gestion par pâturages, les retombées bénéfiques de nature consensuelle existent (par exemple, utilisation
possible de ce mode de gestion par des chasseurs, agriculteurs,
communes, etc..) ; elles sont bien sûr mises en avant par les
auteurs du projet, mais comme étant des retombées indirectes.
Il se pourrait qu'elles soient perçues par certains comme le
principal argument de validation de ce mode de gestion. Ainsi
l'adhésion du public à cette expérience semble pouvoir recouvrir, en partie, une acceptation trop facile, pour des raisons non
pas mauvaises en elles-mêmes, mais déplacées.
En conclusion, pour élaborer cette rectification, il nous semble
que ces différents types d'obstacles et de résistances ont dû être
surmontés. De même pour la faire admettre par le public. Aux
deux conditions de possibilité évoquées plus haut, peut-être
doit-on ajouter une impulsion vitaliste du type "la nature ne
peut pas si mal faire les choses ; si le milieu évolue si mal, cela
ne peut être naturel". Mais cette impulsion, si elle a été
présente, a néanmoins su laisser la place à une argumentation
solide, entourant u n suivi de terrain approfondi.
D'une manière plus large, une analyse approfondie de cette
situation non scolaire de transmission et de tentative pour faire
partager un savoir scientifique, semble tout-à-fait exemplaire à
la fois par les motivations qu'elle suscite chez les visiteurs, par
le caractère fonctionnel et en même temps expérimental du
mode de gestion proposé, par le type de réflexion plus théorique
qu'elle induit nécessairement, par l'analyse des résistances et
des adhésions trop aisées qu'elle entraîne et que l'animateur
des visites ainsi que l'expert aux prises avec les "décideurs", doit
apprendre à rectifier.
Emmanuel LEMARE
Animateur nature
Centre de Découverte de la Nature du Parc
Naturel Régional de Bretonne (CEDENA)
181
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