René Barbier et Christian Verrier La joie d`être grand-père

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René Barbier et Christian Verrier
La joie d’être grand-père
« Dans un monde où les couples n’ont plus la solidité d’antan, les grands-parents sont devenus des
repères importants, d’autant qu’ils accompagnent en général plus longtemps la vie de leurs petitsenfants.
En commençant à écrire ce livre, j’ai pris conscience de la valeur symbolique que je pouvais lui
donner : celle d’un testament spirituel »
Hubert Reeves
(L’univers expliqué à mes petits-enfants, Seuil, 2011)
À Lou
Août 2013
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Sommaire
Introduction
p. 4
Chapitre 1. Pourquoi et comment ce livre ?
p. 8
Chapitre 2. Mes grands-parents
p. 17
Chapitre 3. Attachement et perte
p. 39
Chapitre 4. Profondeur et reliance
p. 50
Chapitre 5. La gravité
p. 62
Chapitre 6. L’amour et le mal
p. 74
Chapitre 7. Le sens de la vie poétique
p. 88
Chapitre 8. Le jeu
p. 99
Chapitre 9. Gronder
p. 110
Chapitre 10. La tendresse, le câlin, le corps
p. 123
Conclusion
p. 135
Postface
p. 143
Adresse du site-miroir
p. 147
4
Mini-biograhies et bibliographies des auteurs
p. 148
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INTRODUCTION
Le livre que vous allez lire tente de sortir des sentiers battus. Il ne s'agit pas de délivrer un recueil
de recettes ou de trucs pour devenir un « bon grand-père » comme le proposent analogiquement
maints ouvrages destinés aux entreprises et à destination des cadres pour asseoir leur autorité et
pour correspondre à l'état d'esprit du « manager efficace ».
Je suis parti d'un autre point de vue. Non donner des conseils pratiques plus ou moins codés par
un imaginaire social structuré par le néolibéralisme, mais m'interroger et tenter de répondre aux
questions posées par le problème de la transmission de valeurs entre un grand-père incarné et une
petite fille qui grandira et comprendra la vie pour le meilleur et pour le pire. Il se peut alors
qu’elle ait envie de savoir ce que pensait son grand-père qui l’aura si tendrement aimée. Il n’est
pas impossible également que les considérations qui vont suivre suscitent quelques
retentissements chez des contemporains soucieux d’éducation familiale.
Je rédige ce livre avec la collaboration d'un ami expérimenté en histoire de vie et en
autoformation Christian Verrier. Il m'aide par ses questions et ses retentissements à aller plus
avant dans ma réflexion.
Transmettre devient la question cruciale aujourd'hui en ces temps de changement accéléré des
valeurs, des attitudes et des comportements individuels et sociaux. Qui doit transmettre et que
transmettre ? L'école ou la famille ? Au sein de cette dernière, le père, la mère ou les grandsparents ?
Mais surtout que transmettre ? Sur le plan professionnel les jeunes générations vivent une
transformation radicale du savoir qui devient trop vite obsolète. Les grands-parents qui
appartiennent à deux générations antérieures sont largement dépassés et n'ont plus guère
l'occasion de parler de leur expérience de travail. Apparemment nous sommes loin du proverbe
africain « quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui flambe ».
Sur le plan des valeurs et du sens de la vie, ils sont également tout aussi handicapés. Leur
expérience de vie, encore liée à des us et coutumes pas trop démantelés, est ressentie comme d'un
autre âge par leurs petits enfants et même par leurs propres enfants. Ce fait devient évident
lorsqu'ils n'ont pas su ou pu en tant que parents donner une éducation affective, sensible,
généreuse, réfléchie et ouverte à la solidarité humaine, à leurs propres enfants.
On le comprend bien à travers l'enquête menée par Marie de Hennezel et son fils Edouard sur le
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thème de la grande dépendance entre générations1.
La génération 68, à laquelle j'appartiens en partie puisque je suis né en 1939, a largement profité
des bienfaits d'une période d'accalmie économique et sociale en France. Elle a eu la chance de
vivre dans sa maturité sans le sida mais avec la liberté sexuelle et morale, une relative ouverture
professionnelle, une scolarisation plus sûre et plus longue, une possibilité de voyager et de
rencontrer d'autres cultures, enfin une retraite garantie même si elle n'est pas toujours confortable
pour certaines catégories sociales. Il est normal que les enfants et petits enfants des parents des
trente glorieuses et soixante-huitards interpellent leurs ascendants sur l'état de l'économie et de la
planète qu'on leur laisse en héritage, en leur demandant, en plus, de subvenir aux besoins de
dépendance des grands vieillards dont nombreux sont ceux à avoir mené leur existence dans la
foulée d'un individualisme jouissif et inconscient des enjeux du vieillissement.
Certes je ne veux pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Beaucoup de personnes de cette génération
68 ont éduqué les enfants avec un humanisme débarrassé des vieilles idoles, une curiosité saine à
l’égard de la spiritualité humaine pour laquelle le corps n’était plus tabou, une perspective d’une
autre socialité ouverte à un sens de la vie partagé entre les citoyens du monde. Mais leur
ouverture, justement, a permis à leur progéniture d'aller de l'avant, de devenir curieux de la vie
des autres, d'être exigeants sur leur propre besoin de liberté et parfois de partir loin de leurs
parents. L'assomption de la solitude est le lot des personnes de ma génération et la possibilité de
la dépendance physique, un horizon dramatique compte tenu de l'allongement du vieillissement.
Dès lors la personne âgée qui n'a pas fait depuis longtemps un travail intérieur
d'approfondissement sur le sens de la vie et de la mort, de la finitude de la puissance d'agir et du
rétrécissement des relations sociales et de pouvoir, risque d'être bien dépourvue le moment venu.
Aujourd'hui le sens de la sagesse devient une exigence évidente, avec son lot inexorable de
lucidité et d'acceptation de la complexité existentielle. Lors d'un ultime entretien avec un
journaliste anglais, le psychologue Carl Gustav Jung répondait à la question suivante : quel
conseil donneriez-vous à un vieillard sur son avenir ? De continuer à vivre comme s’il avait
l'éternité devant lui, assurait le psychologue. Aujourd'hui, nous savons que nous n'avons plus
l'éternité devant nous mais plutôt le risque de l'invalidité et de l'extinction progressive des
souvenirs qui s'estompent comme un voilier englouti par l'horizon. Mais alors que transmettre à
1
Marie et Edouard de Hennezel, 2011, Qu’allons-nous faire de vous ?, Carnets nord.
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nos petits enfants avant qu'il ne soit trop tard ? Peut-être, en fin de compte, un sens de la vie
lucide mais enrichi par les épreuves de réalité et qui débouche sur le sens de l'émerveillement
d'être encore en vie et en relation avec tout ce qui vit, au coeur de la création et de la complexité
croissante de l'humain à travers le monde, comme je le ressens aussi dans la réflexion du
philosophe Bertrand Vergely. Un sens de la vie et de la responsabilité à son égard que je ressens
dans la vision du monde de ces grands sages modernes que sont Edgar Morin et Stéphane Hessel
lorsqu’ils écrivent : « Il faut savoir mondialiser et démondialiser. Il faut poursuivre la
mondialisation qui nous donne une communauté de destin d’êtres humains de toutes origines,
menacés par des dangers mortels. Nous devons tous nous sentir solidaires de cette planète dont la
vie conditionne la nôtre. Il faut sauver notre Terre-mère2. »
Cet ouvrage veut délivrer le sens d'un clair-joyeux de cet ordre à ma petite fille même si elle ne le
comprendra vraiment que plus tard.
Ce sens du clair-joyeux passe par ce que j'ai appelé « la foudre dans les yeux ».
Cinquante années d'enseignement, de formation permanente, d'animation de groupes, de
réflexions sur l'interculturel, sur les relations Orient-Occident en matière de valeurs de
l'existence, de confrontation des sciences humaines et sociales à la philosophie et à la spiritualité
la plus large, le questionnement radical de l'art et de la poésie dans un prolongement de la
problématique éthique en éducation, m'ont donné envie d'écrire ce livre, au-delà même de toute
croyance, de tout dogme et livres sacrés. Il est conçu comme une réflexion continue cheminant
avec une existence concrète d'un éducateur qui termina sa carrière comme professeur de Sciences
de l'éducation à l'université. Un éducateur à contre-courant des modes de pensée dans sa
discipline, au carrefour de sagesses millénaires et d'une interpellation moderne par les sciences
contemporaines ni « dures », ni « molles », mais toujours humaines, transversales et
transdisciplinaires.
Une personne a « la foudre dans les yeux » lorsqu'elle est entrée dans une révolution du silence,
et qu'elle a découvert un espace-temps de la conscience qui allie complètement la solitude
radicale de la finitude de toute forme vivante, le sens de la plus haute fraternité de reliance avec
les autres, l'inéluctable gravité de la lucidité décapante à l'égard de notre réalité sociale et la
joie d'être sans objet, pour rien, pour le simple fait d'exister.
2
Edgar Morin et Stéphane Hessel, 2011, Le chemin de l’espérance, Paris, Fayard, p.12.
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Il y a dans ce processus existentiel un moment où la personne vit une sorte de retournement, une
métamorphose de sa vision du monde, qui lui découvre un autre univers de valeurs et d'attitudes à
l'égard de la vie, un sens au-delà du non-sens, ouvert à la surprise du vivre et à l'acceptation de
tout ce qui advient. Pour ce passage surprenant, imprévu, paradoxal, aucun maître aucun gourou,
aucun dieu n'est nécessaire, seulement la volonté de voir clair pour la personne qui s'engage dans
cette voie.
Pourquoi ne se suicide-t-on pas ? C'est la première question qui vient à l'esprit du philosophe
comme le pensait Albert Camus, pour celui qui a commencé à s'interroger sur le sens de
l'existence. Le dépassement du suicide et de l'angoisse de mort par le sentiment du mourir
d’instant en instant est une longue traversée de la conscience d’être. Mais demeure le
questionnement radical et toujours d'actualité de celui qui comme le philosophe Gilles Deleuze,
écrasé par sa souffrance, décide de mourir volontairement.
Combien de grands vieillards, aujourd’hui, isolés de tout et de tous, sont au bord de ce
questionnement ? Combien de petits enfants et d’adolescents, également, espèrent rencontrer un
grand-père et une grand-mère qui sauront les comprendre dans leur élan de vie et leur
douloureuse ambivalence ?
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CHAPITRE 1
POURQUOI ET COMMENT CE LIVRE ?
R.B. : Pour évoquer la grand-parentalité et la Joie d’être grand-père, nous ne savons pas comment
faire, si ce n’est s’efforcer d’être dialectiques. Toi et moi nous avons des idées, liées à notre
conception des sciences humaines, mais comme nous refusons d’être complètement inféodés à
l’habitus des sciences humaines, il faut essayer d’inventer autre chose. Actuellement, nous en sommes
au début, on ne sait pas encore ce qui va advenir.
Mon intérêt de connaissance est de nature affective, personnelle, familiale, il s’agit de laisser une
trace pour ma petite fille, aussi pour ma fille, sans oublier les gens que je connais. Donc une trace
certes liée à ma relation à ma petite fille, mais plus large en même temps. Dans le fond, après toute
une existence, qu’est-ce que la vie pour moi ? Que veut dire « vivre », et en quoi ça « vaut le coup »
de vivre ? C’est cela que je veux transmettre à ma petite fille : pourquoi vivre vaut le coup, malgré les
tragédies, malgré les problèmes qui peuvent se poser, tous les malheurs, tous les holocaustes. Malgré
tout cela, ça vaut le coup de vivre ! Un peu, peut-être, comme le voyait Albert Camus avant son
accident, et j’ai l’impression d’avoir des choses à dire là-dessus.
La réflexion ne sera pas forcément originale, mais bien dans l’air du temps. C’est-à-dire quelque
chose qui ne se rattache pas à une idéologie religieuse ou politique complètement enfermée, mais qui
prend appui sur la vie contemporaine, sur ce qui se passe, sur les sciences humaines, sur la
philosophie, sur toute la réflexion scientifique, pour ouvrir la réflexion sur « ça vaut le coup de vivre »
malgré tout. Et essayer de le dire pour ma petite-fille, non pas pour maintenant, mais pour quand elle
sera adolescente, qu’elle sera capable de réfléchir, et même encore plus tard.
C’est mon idée première, et une autre idée est de présenter un corpus thématique autour de cette
question-là, en un ensemble qui puisse intéresser des lecteurs un peu cultivés malgré tout, même si je
prendrai garde de ne pas être trop universitaire, afin que chacun puisse lire, pour que le texte ne soit
pas réservé uniquement à une élite. L’idée est de toucher des gens et de les enrichir indépendamment
du fait qu’il s’agit d’une relation à ma petite fille.
C.V. : Partir d’un cas particulier pour déboucher sur du plus général ? Il est certain que l’expérience
de grand-père que tu vis depuis deux ans est à la fois très répandue, très générale, et aussi très
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singulière, particulière. Tu es grand-père, mais cela vaut aussi pour le féminin, pour la grand-mère, ta
relation est une relation de grand-père à petite-fille, et non une relation de grand-mère à petite-fille ou
petit-fils. Ce que l’on peut dire sur la Joie de la grand-parentalié est peut-être dépendant de ce que
l’on est, grand-mère ou grand-père, d’un petit-fils ou d’une petite-fille. Mais, somme toute, en règle
générale, avoir ou pas connu son grand-père peut certainement influer sur une vie, ainsi que les
rapports qu’on a pu entretenir avec lui. L’inverse aussi : être grand-père doit changer le regard sur la
vie, le monde, sur l’éducation également, bien entendu. N’étant pas grand-père moi-même, je me pose
la question.
R.B : Qu’est-ce qui fait sens, en fin de compte, pour une personne qui a vécu sa vie ? A mon âge, plus
de soixante-douze ans, on a vécu sa vie. Je ne sais pas combien de temps je tiendrai encore, mais j’ai
vraiment conscience que la fragilité existe, je vois tous mes amis partir. Si je suis encore capable de
réfléchir à l’heure actuelle, profitons-en, dans dix ans ça ne sera peut-être plus possible. Pour laisser
une trace, avant tout pour des gens proches, pour que ça fasse sens pour eux, et notamment ma
famille, naturellement. Même pour Sun Mi, mon épouse coréenne, il s’agira en partie d’une
découverte, on ne parle pas nécessairement beaucoup de tout cela, elle est secrète. Certes en allant
visiter le Journal de Chercheurs3 on a déjà une idée, il y a tellement de textes, mais ce sera une façon
de synthétiser
C.V. : L’intérêt, ce serait aussi de pouvoir dire ce qui ne peut être dit dans l’espace d’une vie, ou au
moins une partie de ce qui ne peut être dit, parce qu’on ne peut jamais tout dire. Non pas parce que
des choses sont à cacher - bien que le cas puisse exister -, mais simplement parce que l’occasion ne
s’en présente pas toujours, ceci valant pour qui que ce soit, et aussi pour la relation qui s’établit avec
le petit-enfant. On ne peut dire certaines choses parce qu’en quelque sorte c’est trop volumineux,
considérable, et, concrètement, on ne peut pas toujours en trouver le temps et la disponibilité, entre le
toboggan, le cheval à bascule, plus tard les sorties au cinéma ou ailleurs. Mais, cependant, se ménager
un temps pour le dire malgré tout, tant qu’on le peut encore, dans un livre peut-être, est sans doute
important. Ce serait la question du bon moment à trouver pour le dire, mais aussi pour le recevoir.
D’où l’idée de consigner, sous la forme de discussions, des propos pouvant traverser le temps, en
3
Le Journal des chercheur, créé et animé en ligne par René Barbier, depuis 2002, est consultable à l’adresse
électronique suivante : http://www.barbier-rd.nom.fr/Lejournaldeschercheurs.html
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attendant le moment où ils seront recevables, au moins à partir, disons, de l’adolescence de la petitefille ou du petit-fils. On peut ajouter le fait qu’on a rarement dans la parentalité, à plus forte raison
dans la grand-parentalité, du côté du grand-parent ou du petit-enfant, une vision suffisamment longue
de l’autre pour s’en faire vraiment une idée. Nos petits-enfants ne connaîtront qu’une fraction
temporelle de nous-mêmes, ils ne nous connaîtront jamais jeunes, et de notre côté nous ne les
connaîtront jamais vieux, ou même adultes dans certains cas. C’est une part d’inconnu qui se joue
différemment d’avec les parents, une part qui, un peu mieux éclairée, peut être intéressante pour eux
s’ils ont envie de s’y arrêter un jour.
R.B : Actuellement, je découvre des spécificités du grand-père, vraiment liées au fait que je n’ai plus
trente-cinq ans. Quand ma fille est née j’avais cet âge-là, maintenant je suis à une autre période de vie,
et par rapport à ma petite-fille, je suis une autre personne. Je suis en train de découvrir des choses
inconnues pour moi, c’est vraiment important. Et je vais en découvrir au fur et à mesure,
naturellement, c’est ouvert. Cela me fait aussi beaucoup réfléchir sur le vieillissement : qu’est-ce
qu’une personne âgée, dans notre société ? Et, aussi : comment faire ? comment écrire ? Je n’ai pas
envie de tomber dans de l’histoire de vie classique4. Plusieurs personnes m’ont demandé de faire une
histoire de vie, jusqu’à présent je n’ai pas accepté, parce qu’avant je ne voyais pas trop l’intérêt, et il
est vrai que ce n’est pas tellement mon histoire de vie que j’ai envie de faire, j’ai envie que ce soit de
la création et de la transmission.
C.V. : Le thème est vaste - la grand-parentalité, l’éducation, l’enfance, le vieillissement, ne serait-ce
que cela -, et si en plus on trouve une forme originale, parfait. Je me dis que nous sommes dans le
troisième millénaire, le livre évolue à partir de sa forme classique, il devient de plus en plus
disponible sur internet, il peut se lire sur tablettes numériques, le livre électronique est une réalité.
Nous en avons peut-être déjà parlé rapidement ensemble, mais j’y reviens. À côté du livre-papier que
nous allons essayer d’écrire, pourquoi ne pas utiliser aussi, en complémentarité, les ressources des
médias électroniques actuels ? J’imagine que nous pourrions réaliser un site-miroir à ce livre, qui
serait son complément, son annexe en quelque sorte. Le lecteur du livre-papier y trouverait ce qui ne
peut actuellement trouver place dans un livre classique : des enregistrements audio, des
4
Outre le récit de sa vie que chacun peut faire à qui bon lui semble, l’histoire de vie est aussi une méthode de
recherche en sciences humaines.
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enregistrements vidéo, des photographies en grand nombre, tout ce qu’on pourrait avoir envie d’y
mettre, y compris des textes écrits dans cinq, dix ans. Le livre papier sera « fixé » comme il se doit,
dans une forme définitive, jusqu’à une éventuelle nouvelle édition, mais le site-miroir du livre serait
quant à lui constamment amendable, modifiable, évolutif, s’enrichissant sans cesse. Et, dans l’idée
d’une vraie continuité, Lou, ta petite fille, pourrait, quand elle en aurait l’âge, intervenir à son tour sur
le site-miroir, apportant par exemple son propre point de vue, ce qui serait bienvenu puisque c’est elle
qui suscite l’écriture du livre initial. Quinze, vingt, ou même trente ans plus tard, adolescente ou
adulte, elle deviendrait possiblement une actrice et co-rédactrice du livre écrit à partir d’elle, pouvant
y mettre cette fois son grain de sel, alors que toi et moi auront disparu. Pour la forme à trouver,
originale autant que possible, il s’agirait alors d’un livre en constante actualisation, à partir de la
matrice que nous allons écrire ensemble cette année. Et bientôt, avec les progrès du numérique, ce qui
serait tout d’abord séparé pour ce livre entre le support papier et le site-miroir, pourra être rassemblé
en un unique support, style e-book, le site pouvant être consulté grâce à des liens placés dans le texte
initial, sans que le lecteur doive passer successivement du livre à son d’ordinateur, tout serait
disponible sur le même écran.
R.B : Je suis assez d’accord avec ce projet que nous avons discuté déjà tous les deux, on va essayer de
le faire. Toujours à propos de la forme, mais plus dans l’écriture proprement dite, je sais qu’il y a chez
moi, comme chez beaucoup, une différence entre le style écrit et le style oral. Il y aura des moments
évoquant l’affectif qui seront plus de l’ordre de l’entretien, du parler, et des moments plus de l’ordre
d’une vision du monde construite, élaborée, qui risquent d’être un peu plus chargés de références,
d’intellectualité. Il sera parfois délicat de trouver un modus vivendi. Et il y a aussi l’aspect poétique.
Souvent la figure ou l’image poétique me vient spontanément, et pour qui a l’habitude de discours
linéaires - où A vient après B, alors que le discours poétique est plutôt en retentissement -, c’est assez
difficile. Je m’y suis essayé dans L’Approche transversale5, où on trouve des dérives immédiates vers
des dimensions plus poétiques. Je sais que je fonctionne ainsi, et c’est là d’ailleurs que je trouve
souvent mes intuitions les plus fortes. Il y aura donc deux problèmes : une dérive vers le concept, une
dérive vers la poésie.
5
René Barbier, 1997, L’Approche transversale. L’Ecoute sensible en sciences humaines, Paris,
Anthropos.
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C.V. : A moins qu’elle ne devienne très envahissante, je trouve que la deuxième dérive est moins
gênante pour la lecture, pour le ton général. J’imagine que le lecteur en est finalement moins
déstabilisé, qu’il peut être séduit et ressentir plus de plaisir à la lecture, en trouvant tout à coup une
vision poétique. D’ailleurs, j’espère que le livre sera lu par des lecteurs différents, pas seulement des
habitués des sciences de l’éducation et des sciences humaines et sociales, là où les lectures peuvent
être denses, certes, mais souvent bien ennuyeuses. De la poésie, des images poétiques venant s’insérer
dans le texte, mais tant mieux !
Au-delà du style, de l’écriture, il y a également le « pourquoi » ? Que tu souhaites écrire un livre à
partir de ton expérience de vie avec ta petite-fille est facilement compréhensible, le lecteur le
comprendra facilement. Par contre qu’en est-il de mon implication personnelle ? Je dirais que le sujet,
la grand-parentalité, est bien sûr intéressant en lui-même, pour moi qui ne suis pas grand-père, plus
jeune que toi d’une quinzaine d’années. Mais cette écriture est aussi la poursuite d’un déjà assez long
compagnonnage entre nous, depuis vingt ans, compagnonnage d’abord professoral, puis
compagnonnage tout court, aurais-je envie de dire. Pour moi, faire ce livre, y contribuer, est en grande
partie un acte d’amitié, réciproque je crois, et qui me suffit déjà largement, ce n’est pas du tout une
raison superficielle. Cette dimension, centrale, est certainement utile, parce que, à côté, il y aura aussi
du travail, certainement des petits désaccords à gérer, il ne s’agit pas d’un travail à la légère.
Une autre réponse au « pourquoi ?» serait ce qui vient d’être évoqué concernant l’originalité de cet
ouvrage par rapport à la thématique traitée, qui ne semble pas encore très fréquente, bizarrement, alors
que le monde des seniors est quantitativement de plus en plus important, avec une grand-parentalité
de plus en plus fréquente elle aussi. En sciences de l’éducation par exemple, d’où nous venons toi et
moi, ce n’est pas un champ de recherches très développé. Derrière une activité grand-parentale
impliquée, il y a toujours un vœu éducatif, même si l’éducation, fut-elle celle du grand-parent, est
chose incertaine, souvent vouée en partie à l’échec, et l’éducation m’intéresse même quand elle
échoue. Bien sûr, par ce livre, je m’interroge aussi sur ma propre grand-parentalité, ce qu’elle pourra
être. Pour l’instant je ne sais pas ce que c’est, mais j’ai une certaine curiosité ; par avance, un peu
comme tout le monde, j’ai mon avis sur la question, tout en sachant qu’il est faux, et j’aimerais le
confronter à ce que tu vis dans le rôle de grand-père, pour relativiser un peu dès maintenant.
Une autre raison encore serait qu’à mon avis, idéalement, chaque nouveau livre devrait être un livre
nouveau. Quand j’écris un livre, j’essaie de faire en sorte qu’il ne ressemble pas au précédent, qu’il
soit différent, sur le fond, sur la forme. Écrire constamment le même livre, avec les mêmes idées et le
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même stylo ne m’intéresse pas beaucoup. J’essaie toujours, sans certitude d’y être arrivé après-coup,
que le prochain livre soit si possible très différent du précédent, et là, ce sera la première fois que
j’écrirai un livre « interactif », très directement, d’une autre façon que pour un livre collectif, où
chacun écrit sa partie, contribue à l’ensemble sans qu’il y ait pour autant de véritable collaboration
entre des auteurs travaillant chacun dans leur coin. Par ailleurs je n’ai jamais utilisé la forme
entretien/discussion pour un livre entier, et en voici l’occasion. Concevoir une forme interactive pour
un livre me motive, avec une part de risque, parce que je sais que je suis en général réticent à l’idée
d’écrire avec quelqu’un, il s’agit d’un problème d’égocentrisme, c’est certain.
R.B. : On ne sait pas d’avance, je suis curieux de savoir ce qu’on va produire. Et l’écriture, c’est très
personnel. Moi non plus je ne sais pas, en plus j’ai une écriture très singulière, donc je ne sais pas non
plus comment on fera, ça reste de l’inconnu pour moi aussi, avec cette particularité que la notion
d’oeuvre est très relative pour moi. J’ai un tel sens de l’éphémère. Pour moi il n’y a pas d’œuvre, c’est
une illusion, l’œuvre est déjà poussière au moment même où on l’écrit. J’essaie de voir cela à
l’échelle du cosmos, pas à l’échelle humaine, je ne peux pas me rattacher à la croyance dans l’œuvre.
Pourtant j’ai envie d’écrire ce livre, essentiellement par rapport à ma petite-fille, c’est vraiment elle
qui déclenche l’envie.
C.V. : Oui, et c’est un aspect particulier, parce que pour moi, ce sera la première fois que je
participerai à une écriture, à un livre, avec un destinataire précis. On a peut-être toujours des lecteurs
imaginaires dans la tête, ceux qu’on aimerait bien toucher, mais cette fois il y a une personne bien
identifiée, même si d’autres pourront quand même être intéressés.
R.B. : Et encore, il s’agit d’un destinataire qui n’est pas la petite fille d’aujourd’hui, mais qui sera
celle de son adolescence, dans dix ans ou quand elle sera adulte. Ce livre peut être en retentissement
pour elle en 2025 ou 2030, et même plus tard, avec cette possibilité qu’elle aurait d’intervenir à son
tour sur le site-miroir, pour donner son point de vue sur ce qu’on aura dit de nôtre côté maintenant, en
2011. Mais, aussi, ça peut être en retentissement pour des gens qui sont actuellement ou grand-père ou
petite-fille, par rapport à leur propre vie. Si le livre est assez sensible, il peut aussi toucher, affecter,
impliquer réellement d’autres personnes dans le présent. Au fond il va être écrit pour une petite fille et
pour la jeune fille qu’elle deviendra, et peut-être même pour ses propres enfants encore plus tard, et il
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peut être aussi lu dans le présent par des gens qui pourront se dire : Mais oui, pourquoi ne pas avoir ce
type de relation, ce type d’attitude ?
C.V. : D’autant plus que dans l’avenir la grand-parentalité va se généraliser de plus en plus, en ce sens
qu’on va être grand-parent pour des périodes de plus en plus longues, l’espérance de vie augmente, les
centenaires ne sont déjà plus si rares que cela. Même en ayant des petits-enfants assez tard, on peut
facilement atteindre une période de vie auprès d’eux de vingt ans, même de trente ans. Donc, les
petits-enfants vont connaître leurs grands-parents pendant des durées de plus en plus longues, et
inversement.
R.B. : On est grand-père de plus en plus tard parce qu’on se marie plus tard, forcément on est grandpère plus tard, et être grand-père à quarante-cinq ans ou à soixante-dix ans, ce n’est pas la même
chose.
C.V. : Il est courant maintenant d’avoir soixante ans et d’être en charge de ses parents qui peuvent
avoir quatre-vingt cinq ou quatre-vingt dix ans, voire plus, ce qui vient ricocher sur les petits-enfants,
qui par le passé ne connaissaient qu’assez peu leurs grands-parents. La période durant laquelle les uns
et les autres se connaissent est toujours fragmentaire, mais elle s’est allongée de beaucoup.
R.B. : Si elle augmente ça veut dire que les grands-parents suivent l’existentialité de leurs petitsenfants beaucoup plus, donc leur évolution aussi. Entre le petit enfant de l’âge de Lou, presque deux
ans et demie, et puis la jeune femme de vingt ou vingt-deux ans, il y a un espace très grand, avec aussi
la transformation liée à la vitesse transformatrice de la société actuelle. Qu’est-ce qui est coupé à ce
moment-là, qu’est-ce qui n’est pas coupé ? Les grands-parents réussissent malgré tout, peut-être
mieux que les parents parfois, à rester dans le continuum, malgré les secousses, malgré les ruptures
liées à la vie actuelle.
C.V. : Quelque chose change dans le rapport intergénérationnel entre les enfants et les parents, et avec
les grands-parents. On peut au passage se dire que si les années 68 avaient bien enregistré les
modifications du rapport parent/enfant, elles n’avaient que rarement, ou pas du tout, anticipé la
possibilité d’un renouveau possible du rapport entre petits-enfants et grands-parents.
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R.B. : Et il pourra même y avoir un lien avec les arrières-petits-enfants, ça va encore se déplacer.
C.V : Une nouvelle arrière-grand-parentalité va se jouer. Du coup, en devenant vraiment vieux, tout
en demeurant malgré tout en forme, l’adulte se retrouve avec une charge éducative qui n’en finit pas.
R.B. : Oui, absolument, et il serait intéressant de voir si les arrières-grands-parents sont encore plus à
l’écoute que les grands-parents. Qu’est-ce qui va encore se transformer là-dedans ?
Ce sera donc un livre qui ouvrira pas mal de pistes, à la fois sur le fond, et aussi sur la forme, sans
oublier l’aspect du vieillissement, qui est très mal exploré en fait, comme si on avait peur d’y aller
voir. Mais je comprends, quand on écoute nos amis qui vieillissent, on voit leurs peurs. Le
vieillissement peut aller tant qu’on est en bonne santé. En fait on ne voit pas le vieillissement, on
regarde du côté de la jeunesse. On se retourne et on marche à reculons, on ne regarde pas devant soi.
Mais celui qui regarde vraiment vers l’avant, souvent tombe dans la déprime, dans le néant, dans
l’esprit de naufrage selon la formule de De Gaulle : « La vieillesse est un naufrage ».
C.V. : Même si l’espérance de vie augmente de plus en plus, il y a toujours l’inéluctable. Mais,
qu’est-ce que le petit-enfant ou l’arrière-petit-enfant vient perturber dans le processus de
vieillissement ? Peut-il en partie avoir un effet régénérateur, relancer la machine ?
R.B. : Pour moi qui m’intéresse à la spiritualité laïque 6 , cette question du vieillissement est
importante. Il s’agit d’une spiritualité qui ne plonge pas dans l’imaginaire, qui ne plonge pas dans la
foi, pas dans les croyances, qui reste proche du discernement, sans nier le fait que nous sommes aussi
des êtres imaginaires, naturellement, nous sommes aussi des êtres du jeu, de la folie, des êtres de la
raison, et donc il est important de pouvoir aussi y réfléchir. Mais le problème est qu’en vieillissant on
tombe souvent dans la croyance parce que c’est la bouée de sauvetage, on s’y enferme. D’une certaine
façon on s’illusionne, on s’interdit de penser. Dans le livre, il ne faut pas qu’on s’interdise de rebondir
sur des choses qui réaniment notre questionnement, avec les sciences humaines, la philosophie, la
littérature. Et il y a aussi mes intérêts de connaissance concernant l’Orient, la problématique du
6
Pour René Barbier, la spiritualité laïque est une relation vécue, expérientielle, de dépassement de soi-même
par une participation consciente et méditative au procès de la Nature dans sa forme fondamentalement
énergétique, imprévisible, non rationalisable, dynamique et ouverte sur l’inconnu de ce qui est.
17
métissage, qu’est-ce que le métissage par rapport à la grand-parentalité ? En Chine par exemple, pour
les grands-parents le rapport à l’enfant unique est très important, devient essentiel. Il y a donc de très
nombreuses entrées possibles.
C.V. : Ce sera un livre multiréférentiel 7 , en ce sens qu’il y a ton expérience, qui est déjà
multiréférentielle et interculturelle, plus multiréférentielle que la mienne. Il y a aussi le fait que tu as
été parent et que tu es maintenant grand-père, tes références expérientielles en la matière sont plus
nombreuses que les miennes, je ne suis que parent, il me manque un maillon. Mais le livre sera aussi
multiréférentiel dans ce qui sera mobilisé dans le domaine artistique, le cinéma, la poésie, tout ce qui
paraîtra bon pour mieux réfléchir cette Joie de la grand-parentalité.
7
Concept de Jacques Ardoino, qu’il résume lui-même ainsi : « L'analyse multiréférentielle des situations, des
pratiques, des phénomènes et des faits de nature institutionnelle, notamment dans le champ éducatif, se
propose explicitement une lecture plurielle, sous différents angles, et en fonction de systèmes de références
distincts, non supposés réductibles les uns aux autres, de tels objets. Beaucoup plus encore qu'une position
méthodologique c'est un parti-pris épistémologique ».
18
CHAPITRE 2
MES GRANDS-PARENTS
Pour commencer, il a semblé intéressant et même indispensable, que René Barbier s’attarde, au
moins l’espace d’un chapitre, sur la façon dont il a vécu, enfant, la grand-parentalité, avec une
évocation de ses propres grands-parents. On verra par la suite combien cette « filiation grandparentale », tout au moins quelques-uns de ses aspects, est importante dans l’exercice de la grandparentalité actuelle, la sienne, la nôtre.
R.B : Tout d’abord, avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques considérations générales concernant
mes propres grand-parents et ceux de ma fille. Pour moi, un grand-père représente peut-être quatre
dimensions importantes pour le sujet. La première dimension est la question de l’enracinement de
l’existence ; la deuxième dimension est l’archéologie des valeurs ; la troisième dimension est la
transmission de l’amour de la vie ; la quatrième dimension est le principe d’espérance sur la
vieillesse. Et je peux essayer de cerner ces dimensions en fonction de mon rapport avec mes propres
grands-parents.
Pour la première dimension de l’enracinement, je crois qu’il est vraiment important de pouvoir
revenir sur ce qui nous a fondé, en quelque sorte. Ce qui nous a fondé c’est naturellement nos parents,
mais au-delà de nos parents ce sont aussi nos grands-parents, nos arrières grands-parents. Ensuite,
cela s’estompe parce qu’on n’en a pas véritablement connaissance, à moins de faire des recherches
spécialisées, mais souvent elles resteront en grande partie dans l’imaginaire. Tandis que les grandsparents ne sont pas complètement dans l’imaginaire, généralement on a pu quand même les
rencontrer, les connaître, vivre un peu à leurs côtés, et pour moi il s’agit de quelque chose qui permet
un enracinement, qui me semble fondamental. Je crois qu’un être humain qui n’a jamais pu
s’enraciner aura beaucoup de mal à trouver son identité, même si pour la trouver il faudra prendre des
distances avec l’enracinement. Mais on a besoin de cet enracinement, il est le sol nourricier à partir
duquel on pourra rebondir. Pour sauter, il faut d‘abord le sol, et je pense que la grand-parentalité est
un élément constitutif de ce socle identitaire.
Le deuxième élément est l’archéologie des valeurs. Les valeurs ne sont pas simplement données par
le père et la mère, et par la société ambiante, elles sont aussi données par ceux qui ont engendré le
19
père et la mère. Même si elles changent en permanence, il y a une continuité des valeurs. Dans les
familles aimantes, il n’y a pas nécessairement une métamorphose systématique des valeurs, ou une
révolution complète des valeurs, mais plutôt une sorte de continuité avec une transformation, un
approfondissement, des bifurcations. Si ces valeurs dépassent le contexte narcissique familial, si elles
s’élargissent à l’universel et peuvent être reconnues de façon lucide justement comme de telles
valeurs, il y a effectivement quelque chose qui a à voir avec une archéologie des valeurs. Je pense que
les grands-parents, et notamment peut-être le grand-père davantage que la grand-mère, sont des
personnes qui vont permettre de vivre cette archéologie des valeurs, qui vont la constituer en quelque
sorte. J’en dirai un mot pour ce qui est de ma propre existence et de mon rapport à mes grandsparents.
La transmission de l’amour de la vie, maintenant. Je crois qu’il est fondamental que l’on ressente à
travers ses propres parents, mais aussi à travers ses grands-parents, là aussi dans une sorte de
continuum - on pourrait dire de continuum de l’amour, de l’amour de la vie -, quelque chose qui est
présent, qui se fortifie de génération en génération. C’est vraiment très important. Récemment, j’ai
une discussion avec un ami, ancien collègue et mon vieux maître en sciences humaines, qui a eu une
enfance souffrante et abandonnique, sur laquelle il est d’ailleurs revenu, avec une mère en grand
danger psychologique et un père absent, avec également des grands-parents qu’il n’a jamais connus.
Et, durant la conversation, j’ai constaté à quel point quelque chose a manqué chez lui, au niveau de la
transmission de l’amour. Il a eu deux fils, mais qui n’ont pas pu avoir le désir d’engendrer eux-mêmes
des enfants d’après son sentiment. Et lorsque je lui ai demandé de faire un effort d’imagination :
« Que pourrais-tu dire si tu étais grand-père ? », il a n’a pas pu entrer dans cette imagination active,
comme s’il y avait une forclusion à faire advenir en lui-même cette possibilité. Il m’a dit : « Dans la
mesure où je n’ai pas du tout ressenti chez mes fils le désir de faire des enfants, ce non désir qu’ils ont
eu entraîne chez moi un non désir d’être grand-père ». Nous avions décidé de faire ensemble un
entretien sur le thème de la grand-parentalité. Finalement cela n’a pas été possible. Mais, en passant
par l’animalité d’ailleurs, l’amour qu’il a pour les chats, un rapport vraiment très fort, on a réussi à
parler quand même du petit enfant et de l‘émerveillement. C’est lui-même qui a cité le mot
émerveillement, et j’ai eu l’occasion de lui dire qu’un philosophe contemporain, Bertrand Vergely est
l’auteur d’un livre sur ce thème, Retour à l’émerveillement. Cette non transmission, pourrait-on dire,
de l’amour de la vie, joue sans doute chez mon collègue et ami, alors même qu’il a un puissant amour
de la vie. Il y a eu chez lui un phénomène de résilience très fort, mais malgré tout il y a eu de la perte,
20
et ce qui a été perdu est cette possibilité d’aller vers un engendrement, une continuité. Il n’a pas pu
aller jusque-là. Il a fait des enfants un peu dans le désir de sa femme, mais les enfants n’ont pas été
sensibles, ou n’ont pas pu sentir qu’il était important de continuer la lignée, de continuer cet amour.
Et, pour moi, c’est un vrai travail, la raison pour laquelle je parle de transmission de l’amour de la vie
de la part du grand-père, des grands-parents. C’est une chose essentielle. S’il y a cette transmission,
elle passe chez les enfants, puis chez les petits-enfants.
Le principe d’espérance sur la vieillesse, est la dernière dimension. L’image que l’on donne en tant
que grand-parent ouvre à cet amour de la vie. Si les rides creusent le visage, si les mains se tâchent, si
l’énergie diminue, il y a tout de même quelque chose qui passe, faisant que l’image de la vieillesse
chez le petit enfant ne sera pas l’image d’un vieillard décrépi, sans intérêt, un « vieux con », mais
quelque chose qui est digne de vivre, parce qu’il apporte un plus être. La ride est une autre façon de
dire, son anagramme.
Ces quatre dimensions me semblent un peu constitutives d’un rapport à la grand-parentalité, et elles
viennent de ma propre expérience.
C.V : Sans être grand-père moi-même, je serais assez d’accord avec ce que tu proposes là comme
dimensions essentielles. Parce qu’elles me renvoient à certaines choses que j’ai pu vivre, dans mon
expérience personnelle, avec mes grands-parents, que j’ai pour certains connus assez longtemps, en
fonction de l’allongement de la vie, ce qui est sûrement assez nouveau dans l’histoire des hommes.
R.B. : Pour ma part je n’ai pas connu tous mes grands-parents, et je les ai connus assez peu. J’ai
connu ma grand-mère du côté paternel, mais très peu. C’étaient des gens venus d’Auvergne, du
Limousin, très terriens, très paysans. Mon grand-père était un maçon auvergnat, comme il se doit, et
ma grand-mère est devenue concierge, pendant la guerre de 1914. Ils crevaient la faim, c’était très
dur, une famille très pauvre. Je ne les ai pas vraiment connus parce qu’on a eu peu de contacts. J’ai
connu un peu plus mon grand-père paternel, parce que ma grand-mère maternelle étant décédée, à un
certain moment, il a vécu dans le XXe arrondissement, assez près d’ici. Il s’occupait un peu, faisait
des bricoles dans une usine en tant que maçon. J’ai le souvenir, oui, d’un maçon auvergnat avec sa
ceinture de flanelle, qui travaillait encore à soixante-dix ans, et qui en même temps s’envoyait
plusieurs litres de vin rouge par jour. Je l’ai vu se casser la figure dans les escaliers d’une manière
extraordinaire. Il était assez frustre en fait, mais en même temps il faisait ce qu’il pouvait par rapport à
21
moi. Je crois qu’il m’aimait bien, de temps en temps il me donnait une pièce, et, pour lui, donner une
pièce à son petit-fils était extraordinaire. J’ai un bon souvenir de lui, mais pas plus que ça, ce n’est pas
quelqu’un qui m’a marqué.
Par contre, du côté de mes grands-parents maternels, là il s’est passé quelque chose. D’abord il y a ma
grand-mère, la mère de ma mère, qui m’a profondément marqué. Elle m’a élevé et à un moment elle
était très présente, lorsque mes parents travaillaient, quand j’étais tout petit. C’était vraiment une
femme du peuple, un peu grassouillette. Elle vendait des légumes sur sa voiture à bras de vendeuse
des quatre-saisons, rue Nationale dans le XIIIe arrondissement. Elle a travaillé très tard, allant du
XIIIe à pieds jusqu’aux Halles, pour ramener des marchandises dans sa voiture à bras. C’était une
femme extraordinairement vivante, qui chantait tout le temps, qui fumait, qui discutait, qui avait son
franc-parler. Je me souviens de discussions qu’elle pouvait avoir avec mon père, assez vives, où les
injures pouvaient fleurir facilement, mais lui aussi était sans doute plus proche de sa belle-mère que
de sa propre mère. C’était intéressant, il y avait une sorte de rapport entre les deux qui était très
bizarre, et de ce côté-là, je pense vraiment que ma grand-mère, avec l’énergie qu’elle avait, m’a donné
une source de vie fantastique. Elle adorait manger, elle se massait le ventre en disant : « Moi a bien
mangé », elle était vraiment heureuse. Quand elle était proche de la fin, j’étais très à l’écoute, d’un
seul coup, elle s’est arrêtée de manger. Elle trouvait qu’il n’y avait plus de sens. Elle avait perdu son
mari - mon grand-père maternel – il y avait longtemps. Il est mort très jeune à quarante-trois ans des
suites de la guerre de 1914, et sur la fin elle a dit : « Je vais rejoindre mon Léon », et puis voilà. J’ai
écouté, je ne voulais pas du tout qu’elle aille à l’hôpital, elle n’y était jamais allé et n’en avait pas
envie. J’ai vraiment discuté avec elle, et j’ai dit à ma mère : « On la laisse là », et elle a fini ses jours à
la maison. J’étais là quand elle est morte, avec elle, et cela a été un moment exceptionnel de reliance
et de communication silencieuse, que j’ai essayé de relater dans un petit texte du Journal des
chercheurs8. Ma grand-mère m’a donné le souffle de vie, l’archéologie des valeurs justement, et
surtout l’amour de la vie, c’est vraiment là que je vais chercher la source. Naturellement à travers mes
parents aussi, mais mes parents, et notamment ma mère qui était une femme de caractère, qui avait
cette résilience extraordinaire, elle a aussi trouvé ses valeurs chez ses propres parents. Ma grand-mère
a adopté quatre enfants d’un seul coup. Elle avait deux enfants qui auraient pu faire des études, mais
8
René Barbier, Une mort si
rd.nom.fr/journal/spip.php?article410
simple,
mis
en
ligne
le
30
avril
2005
http://barbier-
22
du jour au lendemain elle a adopté quatre orphelins, et ça faisait une famille de six enfants en une
époque où il n’y avait pas d’assurances sociales – en fait c’était ses neveux et nièces, les enfants de sa
sœur et du frère de son mari. C’est significatif au niveau des valeurs de solidarité, de fraternité, c’est
ma grand-mère je dirais « concrète », existentielle. Du côté de mon grand-père, c’était un grand-père
symbolique, complètement. Je ne l’ai pas connu, il est mort à quarante-quatre ans, mais il a eu une
influence considérable dans la famille, notamment chez ses filles - donc ma mère et sa sœur -, chez
ma grand-mère naturellement, et aussi chez ces orphelins qu’elle avait adoptés. Je me souviens encore
du portrait de mon grand-père, dans le studio de ma grand-mère, dans le XIIIe arrondissement. Il était
d’origine alsacienne, et sa famille au moment de la guerre de 1870, pour ne pas devenir Allemande,
était partie pour Paris. Ils avaient tout laissé, alors qu’ils parlaient à peine le français. Je me souviens
de cet homme blond aux yeux bleus, avec une belle moustache typique des années 1900. Il y a eu un
mythe dans la famille, un récit familial autour de lui. Il n’avait pas fait d’études mais il avait été un
ouvrier hautement qualifié, dans la mécanique, ajusteur, il était capable de démonter une machine, de
la remonter. Vraiment un ouvrier hautement qualifié, et accompagné d’une vraie culture, notamment
une culture socialiste. C’est lui qui a entraîné ma grand-mère marchande de quatre-saisons, assez
fruste culturellement, sa propre femme, vers la politique. La mère de ma grand-mère, mon arrière
grand-mère, était une chiffonnière analphabète. Mon grand-père emmenait ma grand-mère dans des
meetings du parti socialiste de l’époque de Jaurès, il avait tout un rapport à la politique, à la réflexion
sur le monde, ce qui a beaucoup joué sur ma propre mère, qui, comme ma grand-mère, a toujours été
inscrite au Parti communiste. C’était inscrit dans leur cœur par mon grand-père, mort avant que les
choses ne se développent vraiment, le socialisme, le communisme. Mais il a laissé des traces
symboliques, et beaucoup pour moi, parce que ma mère m’a parlé souvent de son père, quand il
entraînait ma grand-mère dans ces réunions, mais aussi danser au bord de la Marne, tout un côté vie
joyeuse. Et surtout ma mère m’en parlait comme d’un homme extrêmement généreux et gentil, même
s’il buvait un petit coup de temps en temps, comme souvent les ouvriers de l’époque. Mais quand il
rentrait, il n’était pas du tout violent, il demandait qu’on le déchausse, ses filles s’occupaient un peu
de lui, il était très doux avec elles. Il racontait des histoires, était très proche de ses enfants et de sa
femme. Il a été une image fortifiante pour moi, et une image d’ouvrier engagé en même temps. On
reconnaissait son intelligence, et je le revois encore sur ce portrait, je vois ces yeux, je vois ce visage,
qui effectivement respiraient l’intelligence et la bonté.
Mais pour moi cela a été complètement symbolique, et imaginaire en fin de compte, parce que je ne
23
l’ai jamais connu. C’est la parole de ma grand-mère et celle de ma mère qui ont dessiné un profil
psychologique et politique de ce grand-père. Mais je sais que cela a beaucoup joué pour moi au
niveau de l’archéologie des valeurs. Et je crois que j’aurais mal supporté que mon père ou ma mère
soient vraiment différents de cela. Il a été important pour moi que mon père soit aussi quelqu’un
d’assez révolté, qui refuse les compromissions, que parfois on voulait lui faire accepter, notamment
après la Seconde Guerre mondiale. Mon père a été un révolté. On pourrait dire que c’est dans la
continuité symbolique de mon grand-père. Mon grand-père maternel et mon père, naturellement c’est
différent, mais pour moi il y a une continuité au niveau de l’imaginaire.
C.V. : En termes de grand-parentalité, avec ce grand-père au moins, on semble trouver, pour toi, un
élément inaugural, dans la posture d’engagement, dans la précision du geste professionnel, dans la
façon de vivre en général, avec peut-être déjà un petit quelque chose allant du côté d’un culturel un
peu savant, engagé aussi…
R.B. : Avec l’amour du savoir aussi. Ma mère avait l’amour du savoir. Avant que soient adoptés ces
quatre enfants, ma mère voulait devenir institutrice. Elle travaillait très bien à l’école, elle ne faisait
aucune faute d’orthographe, elle a passé son Certificat d’études à douze ans, elle avait une très belle
écriture. Elle voulait devenir institutrice, c’était son rêve. Comment la punir quand elle était jeune ? :
« Tu n’iras pas à l’école ! ». C’était la punition !
C.V. : Juste avant cette question du savoir… Je suis toujours intrigué par les origines, même quand ce
n’est pas significatif sociologiquement, cet aspect parfois surprenant des rencontres fondatrices mais
improbables, qui défient heureusement les énoncés sociologiques. Ta grand-mère rencontre cet
homme qui vient d’Alsace, ce sont deux mondes différents qui se joignent. Sais-tu comment a eu lieu
leur rencontre ?
R.B : Je ne sais pas du tout. Je sais pour mes parents, mais pour mes grands-parents je ne sais pas. Je
sais simplement que ma grand-mère l’a connu très jeune, vers quinze-seize ans. Mais ce qui est
intéressant, c’est ce désir de savoir venu de mon grand-père, qui est passé chez ma mère. Elle a fait
une très bonne école primaire, puis a arrêté de penser qu’elle pouvait devenir institutrice lorsque les
quatre enfants d’adoption sont arrivés. La vie était difficile économiquement, et elle a été travailler à
24
l’âge de douze ans, comme on le faisait à l’époque dans les milieux modestes. Il n’empêche qu’elle
est restée avec cette faim de savoir. Ma mère serait sans doute devenue une intellectuelle, elle
raisonnait très bien. Plus tard, quand on avait des discussions, je lui disais : « Toi, tu es une vraie
Lénine ! ». J’étais un poète, je parlais en retentissement, en émotion, tandis qu’elle avait une vision
logique, linéaire, assez forte, elle était capable de discuter.
Mon père était beaucoup plus affectif, plus rentré en lui-même, émotionnel à un point fou. Oui, à un
point de folie, même. Quand les gens qu’il aimait étaient dans le malheur, ou en danger, il était
complètement décontenancé. Un jour ma mère monte sur un escabeau, et elle tombe en se blessant
aux jambes. Elle avait des problèmes de varices, du sang jaillit. Mon père était complètement
bouleversé. Une autre fois, j’avais une dizaine d’années, je tombe d’un camion et me démets le bras,
qui se désarticule. Voyant ça, mon père est à nouveau totalement bouleversé : comme j’étais avec des
copains, il pense qu’ils m’ont poussé, il les engueule, leur jette des pierres. J’ai dû lui dire : « Calmetoi, ce n’est pas grave (alors que mon bras pendait !), on va aller chez le médecin ». Mon père était
comme ça, très fort et très affectif.
Là, je vois que la constellation est impressionnante autour du savoir. Je suis bien conscient que je suis
devenu enseignant aussi dans cette filière, le désir de savoir de ma mère, et ça remonte à mon grandpère. Ce rapport au savoir m’a vraiment engendré. Mais un rapport au savoir beaucoup plus large que
le savoir académique, qui est une sorte de curiosité sur la vie, de compréhension de la vie, beaucoup
plus large que ce qu’en disent les savants, et encore plus les intellectuels enracinés dans leur statut
d’intellectuel.
Voilà, c’était pour ce qui concerne mon grand-père paternel, figure symbolique mais en même temps
qui a vraiment à voir avec l’archéologie des valeurs, d’enracinement dont je parlais tout à l’heure.
C’était très fort. Et par analogie, j’ai constaté en discutant avec mon vieux maître combien ça lui a fait
défaut, un manque en forme de souffrance faisant qu’il n’a pas pu y avoir de continuité de la vie. Il
avait un tel amour de la vie, presque au niveau organique, avec une telle énergie, qu’il s’en est sorti
malgré tout, mais, comme il dit souvent : « J’aurais pu devenir un assassin, un gangster, j’aurais pu
très mal tourner ». Il avait une énergie de vivre extraordinaire, mais une énergie de vivre ne suffit pas,
il faut qu’il y ait quelque chose qui passe, qui soit l’amour, l’amour de la vie, mais aussi l’amour tout
court, et ça lui a manqué.
J’ai eu la chance d’avoir cette grand-mère quand j’étais petit garçon, qui chantait tout le temps. Je
chante aussi tout le temps comme ma mère et ma fille aussi. Quand j’étais adolescent, j’allais la voir à
25
sa voiture rue Nationale, où elle chantait en vendant ses fruits et légumes. On remontait dans son
studio, elle faisait un steak-frites. Elle faisait très bien les frites, j’en ai encore le goût dans la bouche.
Pour moi, cette force de vie de ma grand-mère à été très importante, ainsi que mon grand-père, sur les
plans symbolique, imaginaire, et intellectuel. Autant de choses qui sont passées chez mes parents. Ma
mère avait vraiment une grande force de caractère. Ils ont vécu des choses dures, il y a eu la Seconde
Guerre mondiale, ma mère servait dans les restaurants, puis elle servait des ouvriers dans une usine.
Mon père était boxeur professionnel depuis l’âge de quinze ans, et à l’âge de vingt-cinq ans il a eu un
décollement de la rétine, manquant de peu d’être aveugle. Il a donc arrêté la boxe pour devenir peintre
en bâtiment. Ils étaient tous deux ouvriers, mais ils étaient des êtres d’amour, avec des figures
différentes. Ma mère était certainement plus autoritaire, mon père beaucoup plus libertaire, je sens
très bien que j’hérite de mon père une force de révolte assez considérable notamment à l’égard des
institutions, à l’égard de l’autorité, dont je dois me méfier. Dernièrement, j’écoutais une émission sur
le mal et sur l’autorité ; il est évident qu’il y a un rapport entre l’éthique et le rapport à l’autorité. S’il
n’y a pas eu prise de distance à l’égard de l’autorité, l’éthique sera étouffée. Elle ne sera pas vive, ne
sera pas flamboyante. Elle ne sera jamais une éthique capable de révolte, parce que l’expérience de
Stanley Milgram, la fameuse soumission à l’autorité, ainsi que cinquante ans après sa réplique à la
télévision, dans le contexte de la société du spectacle, montre effectivement que ce rapport à l’autorité
est inscrit en nous, si on ne prend pas de distance. Il y a cinquante ans, 70% des personnes acceptaient
des ordres pouvant aller jusqu’au risque de donner la mort à un comparse de l’expérimentation, et
aujourd’hui, en 2010, à la télévision, on en est à 80%9 !
Pour mon père, je me souviens d’anecdotes : il était très mauvais soldat, 360 jours de prison, dans les
années 1920-21. Très mauvais soldat, à tel point qu’il a été condamné aux travaux forcés en Afrique
du Nord. S’il y était allé, il serait mort là-bas, parce que trop révolté. Il s’était révolté contre
l’institution militaire, et il a eu de la chance parce qu’il a été amnistié en raison de l’avènement d’un
président de la République. Il est resté très profondément antimilitariste. Il n’avait pas une conscience
politique élaborée, c’était vraiment de la révolte, avec aussi un grand sens de la solidarité et de la
parole donnée, c’était très important. Il a fréquenté en tant que boxeur des milieux interlopes, mais il
était connu comme étant un homme intègre, y compris par des gens qui étaient plus ou moins des
bandits. Mais on le respectait. Il m’a cité un cas, c’était avant ma naissance : il se trouvait dans un bal
9
Voir : Stanley Milgram, 1994, Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy ; également en 2009 le documentaire
télévisuel Le jeu de la mort, reprenant les principaux éléments de l’expérience de Milgram dans le contexte
des jeux télévisés.
26
musette – La Java, qui existe encore d’ailleurs du côté de Ménilmontant, j’y suis allé avec lui quand
j’étais petit –, et un mauvais garçon, un bandit, a sorti un pistolet pour en descendre un autre qui avait
dû lui faire un sale coup, et mon père qui était là, avec sa rapidité de boxeur, lui a donné un coup de
poing, l’a assommé. L’autre a pu se sauver, et le gars a dit à mon père : « Mais qu’est-ce que t’as
fait ? c’était un salaud, etc. », tout en comprenant qu’il l’avait fait comme ça, spontanément. C’était le
côté généreux, spontané, de mon père, il avait évité que l’autre soit tué, alors que peut-être il avait fait
des saloperies.
Plusieurs épisodes de sa vie montrent qu’il a été intègre, pour moi ça jouait beaucoup. Notamment, au
début de la guerre, il s’est évadé, il n’est pas resté prisonnier comme beaucoup de militaires. Il était
déjà plus âgé, il avait fait son service dans les années 1920, puis avait été remobilisé en 1939. Il a été
prisonnier assez rapidement, mais il a cherché par tous les moyens à ficher le camp, et un jour il a
soulevé les barbelés et s’est évadé. Arrivé à Paris il s’est fait démobiliser sous de faux noms pour être
tranquille, et, dans le même temps, quelqu’un qu’il avait connu avant la guerre quand il était peintre
l’a contacté, mais il s’est aperçu que cet homme faisait partie de la « cinquième colonne ». Ce n’était
pas un ami, mais, disons, une relation d’avant la guerre, qui naturellement n’avait rien dit de son
appartenance. Et cet homme, que mon père avait retrouvé en habits d’officier allemand, lui avait dit :
« Si tu veux, tu montes une entreprise de peinture et tu envoies les gars travailler en Allemagne, tu vas
gagner beaucoup d’argent, etc. ». Mon père naturellement n’a pas du tout accepté, et a coupé les
ponts. Et heureusement, parce que, franchement, s’il avait fait ça, et tel que je suis constitué, je
n’aurais pas eu une bonne image de lui, surtout que dans ma famille où il y a eu des morts du fait de la
Résistance, ma tante a été déportée à Ravensbrück, et le mari de ma jeune soeur a été fusillé par les
Allemands à l’âge de 23 ans au Mont Valérien, comme FTP10.
Pour moi ce noyau de valeurs a été important, il n’y a pas eu de compromission, et je sais que ça a
beaucoup joué dans ma vie ensuite, y compris dans ma vie universitaire, où, par rapport à l’institution,
je n’ai jamais accepté d’entrer dans des compromissions. J’ai pu accepter d’entrer dans la complexité,
parce que j’avais une conscience de la complexité, mais jamais dans la compromission. J’ai toujours
eu la libre parole de ce côté-là, et je sens bien que c’est lié à mon père. Quand j’étais à l’armée je me
souviens aussi, la présence symbolique de mon père était très forte pour moi. J’ai refusé de faire des
marches, d’autres choses aussi, mais j’avais une telle autorité morale sur les gars de ma chambrée, de
10
Les Francs tireurs et partisans faisaient partie d’un mouvement de résistance intérieure française
créé à la fin de 1941 par la direction du Parti communiste français
27
ma brigade, que les gradés n’ont pas cherché à me détruire. Parce qu’ils étaient intelligents, ils se sont
plutôt arrangés pour arrondir les angles. J’ai fondé un foyer socio-culturel dans mon régiment, j’ai fait
faire des conférences sur le syndicalisme, ce qui était complètement impossible au début des années
1960, c’était assez étonnant. Le colonel du régiment m’a convoqué dans son bureau pour que je
m’explique, à la suite d’une dénonciation d’un lieutenant d’active. Tout ça, je sens bien que ça vient
de mon père et aussi de mon grand-père. J’ai bien repéré cette continuité-là, et du même coup cet
enfermement, parce que cela signifiait aussi que j’aurais beaucoup de mal à évoluer dans l’univers de
la bourgeoisie traditionnelle. Je n’ai jamais pu, en fin de compte, vivre dans ce monde-là. Quand j’ai
fréquenté des femmes qui auraient pu en être, ça n’était pas possible pour moi, j’étais donc aussi un
peu cloisonné. En tout cas j’étais fécondé par ces valeurs, qui ne pouvaient pas être détruites aussi
facilement, j’en ai conscience et j’ai pu dépasser cette attitude sans pour autant rejeter sa pertinence
sociale.
C.V. : Il y a eu une imprégnation suffisamment forte pour que tu en deviennes le dépositaire, en les
adaptant sûrement à ta propre personnalité. Il peut y avoir de petits décalages, probablement, parfois,
par rapport au noyau initial. Décalages qui peuvent éventuellement s’accentuer - ou s’atténuer
d’ailleurs - plus on descend des arrières-grands-parents aux grands-parents puis aux parents. C’est une
question d’éducation, comment cela se transmet, ou pas, ou plus ou moins, y compris avec du refus
des valeurs des aînés, qui peuvent être nos parents ou nos grands-parents.
R.B : Par rapport à mes parents, et peut-être aussi mes grands-parents, je n’ai pas vraiment eu de
révolte au sens politique. J’ai toujours été dans la continuité, mais j’étais plus souple qu’eux, parce
que ma mère était un peu rigide par rapport à tout cela, le Parti communiste et d’autres choses. Le
communisme a fait des fautes graves, avec tout ce qu’on a su des procès staliniens, et tout le reste. En
étant comme moi un peu intellectuel, on pouvait prendre de la distance, voir qui n’allait pas là-dedans.
Mais je n’ai jamais pu être un anti-communiste fanatique, je suis resté avec l’idée que les
communistes allemands ont été les premiers à être en Allemagne dans les camps de concentration, en
France dans la Résistance aussi. Je n’ai jamais pu être un anti-communiste militant, mais j’ai pris des
distances avec l’idéologie, et je me souviens des discussions politiques que j’avais avec ma mère. Il y
a eu une opposition, qui allait de pair aussi, avec l’ouverture spirituelle que j’ai eue. Dès la classe de
seconde j’ai lu Blaise Pascal, les interrogations spirituelles sont arrivées. J’ai commencé à
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m’intéresser aux grandes spiritualités de l’humanité. De cela, je n’ai jamais pu en parler avec mes
parents, il y avait un blocage. Les curés, c’était l’opium du peuple, mon père avait des clichés dans la
tête parce qu’il avait vécu des choses dures dans son enfance avec un curé qui n’avait rien compris à
ce qu’il était, alors que mon père était baptisé, mais pas ma mère, et naturellement je n’ai pas été
baptisé. Je ne pouvais pas parler de mon interrogation disons métaphysique, c’était un élément forclos
sur le plan familial.
C.V. : S’il n’y avait pas cet élément spirituel chez tes parents, était-il plus ou moins présent chez un
de tes grands-parents, t’influençant sans que tu le saches, le conscientise ?
R.B : Non, on ne m’a jamais parlé du grand-père en termes spirituels. En termes politiques oui, et une
politique généreuse, proche de Jaurès. Mais en termes spirituels, jamais. Chez moi le changement
d’attitude a vraiment émergé à la lecture notamment de Pascal. J’ai trouvé que c’était un être d’une
intelligence foudroyante, et quand j’ai lu ses Nuits mystiques, j’ai été vraiment interpellé. D’autant
plus que, à l’âge de dix-douze ans, lors d’une ballade en vélo avec mon père, on avait vu le corps d’un
jeune homme qui venait d’être décapité par un camion dans un accident de la route. La question de la
mort m’a toujours obsédé, et de fait ça a été une sorte de vitamine pour la réflexion sur le sens de la
vie depuis cette époque. Un peu tout seul, en passant au lycée, j’ai découvert des auteurs que je
n’aurais certainement jamais lus si j’étais resté dans mon milieu social. En étant un fils d’ouvrier
reproduisant le monde ouvrier, il aurait été peu probable que je lise Pascal à l’adolescence, parce que
je n’aurais pas fait d’études secondaires, à l’époque, en général, on ne faisait pas d’études secondaires
quand on était fils d’ouvrier. J’ai eu la chance de réussir le concours d’entrée en sixième, j’étais un
bon élève en primaire, et j’ai pu entrer au lycée. Ensuite ce fut assez difficile parce que je n’étais pas
dans mon bain culturel, mais en tout cas j’ai découvert des auteurs qui m’ont fait réfléchir et qui ont
alimenté ma réflexion métaphysique, et, à partir de ce moment-là, le regard s’est élargi. Comme je
n’étais redevable de rien, je n’étais pas sous la contrainte d’un dogme, j’étais capable de lire sur
n’importe quel sujet, sur n’importe quelle spiritualité, et j’ai commencé effectivement à me cultiver, à
aller lire dans les spiritualités de l’Inde, de l’Orient. Je me suis constitué ma bibliothèque à partir de
cette époque du lycée, classes de seconde, première, terminale. Mais j’ai toujours aussi été intéressé
par le domaine politique, je ne pouvais pas disjoindre les deux, et dans le Journal des chercheurs on
le voit très bien, les deux choses sont toujours là aujourd’hui. Et, avant de commencer dans les
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sciences de l’éducation, j’avais fait des travaux sur le travail social, objet de mon premier sujet de
thèse au Cnam11 en liaison avec la fac de Droit où j’ai étudié au départ.
C.V : En plus de tes grands-parents, tu viens d’évoquer tes parents, qui avec ta fille, Laurianne, sont à
leur tour devenus grands-parents. On en viendra à évoquer ta relation de grand-père avec ta petite-fille
Lou, la fille de Laurianne, mais avant cela, que peux-tu dire de la relation de grand-parentalité entre
tes parents et Laurianne ?
R.B : Ma fille a vraiment eu la chance d’avoir ses grands-parents, paternels essentiellement, parce
qu’ils n’habitaient pas loin de chez nous. Avec sa mère nous travaillions tous les deux, et Laurianne
était souvent gardée la journée par mes parents, dès sa naissance, toute petite. Plus tard, à l’école
maternelle, mon père allait souvent la chercher. Pour mon père, elle a été un rayon de soleil. J’ai eu
ma fille à trente-cinq ans, mon père m’avait eu au même âge, donc il avait soixante-dix ans. Il est
mort à soixante-dix-huit ans, et, pendant huit ans, sa petite fille a été son éclaircie. Mon père était
d’une extrême sensibilité, jamais il n’a levé la main sur moi, ni sur sa petite fille naturellement, il était
d’une générosité extraordinaire, et ma fille a eu vraiment des grands-parents, les a bien connus, a vécu
auprès d’eux. Ma mère était une femme décidée, intelligente, capable de mettre des repères, mais en
même temps avec des valeurs d’autonomie de la femme qu’elle a fait passer à ma fille. Elle a toujours
dit : « Il faut que tu gagnes ta vie, que tu aies un métier, sois indépendante, ne sois pas dépendante
d’un homme ». Elle même tenait cela de sa propre mère, qui a toujours travaillé, eu un métier. Avec
ce type de discours, ma mère a vraiment forgé Laurianne dans ce type de personnalité. Et du côté de
mon père c’était l’amour, la sensibilité, les longues promenades au bord de la Marne quand elle était
toute petite, l’âge de Lou maintenant, environ deux ans, dans sa poussette, pendant deux, trois heures.
Il l’emmenait à la maternelle, allait la rechercher, pendant la récréation il y allait encore, pour lui
apporter des sucreries, des friandises. A l’école tout le monde le connaissait : « Eh, Laurianne, voilà
ton grand-père ! ». Elle se souvient très bien de son grand-père, il est mort quand elle avait huit ans.
Donc elle a eu des grands-parents qui se sont occupés d’elle, vraiment. Quand elle était petite, ils
avaient mis des protections aux angles de tables et ailleurs, partout, tout était protégé, dans l’escalier il
y avait tout ce qu’il fallait pour qu’elle ne tombe pas. Ils étaient vraiment des grands-parents attentifs.
Et ma mère, surtout ma mère, a beaucoup discuté avec elle, puisqu’elle est morte en 1993 à quatre11
Conservatoire National des Arts et Métiers
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vingt-huit ans, alors que mon père est mort en 1981. Ma fille était devenue plus âgée, elle était dans
l’adolescence, avec des problèmes de cœur et autres, et elle a eu vraiment un bon rapport avec sa
grand-mère, pouvant lui parler aussi en tant que femme. Ma mère à cette époque-là s’était assagie.
Dans les années 68 et après, j’ai eu une vie un peu tumultueuse, et il y a eu des oppositions avec ma
mère sur le plan personnel, en rapport avec ma vie conjugale. Elle était quand même un peu dans la
représentation assez classique, y compris de la militante communiste, et sur le plan familial, un peu
raide, tandis que moi j’étais plutôt libertaire. Alors ça ne collait pas toujours. Mon père était plus à
l’écoute, mais, étant très proche de ma mère et vieillissant, il était un peu enveloppé par elle, qui avait
une personnalité tellement forte. C’était difficile pour lui de prendre la parole. Il prenait la parole
plutôt dans la foulée de ma mère. Du coup j’ai eu une période de révolte parce que je disais : « Je vis
ma vie comme je l’entends et point à la ligne ». C’était difficile à cette époque, mais après la mort de
mon père et de ma sœur, ma mère a pris conscience d’un certain nombre de choses, et du coup on a
renoué complètement, on a pu pendant dix ans avoir une vraie parole, sur le fond des choses :
l’amour, la mort, la vieillesse, Dieu, on a pu avoir une parole assez authentique ensemble. Et donc
avec sa petite fille elle a pu parler aussi. Laurianne a pu parler à sa grand-mère, elle a pu recevoir une
parole de grand-mère, et c’est très important. Sur le plan plus de la réflexion politique, d’autres
discussions aussi, elle a pu échanger un peu avec sa grand-mère, mais ma mère était tout de même très
cadrée, et c’est plus avec moi qu’elle a eu ce genre de discussions. Et je sens bien que je suis capable
d’avoir, à l’égard de ma petite-fille, une parole qui serait beaucoup plus large, de plus grande
complexité pourrait-on dire. Mes parents malgré tout étaient un peu codés par des dogmes de gauche,
j’en ai pris conscience quand j’ai fait des études, quand je me suis cultivé, voyant les choses d’une
façon beaucoup plus large, avec des voyages dans des pays étrangers, tout cela, et c’est vraiment
quelque chose d’important.
Mais ma fille Laurianne a connu petite ce que c’était que des grands-parents, et je sens bien qu’elle
est fortement engendrée par les valeurs venues de ses grands-parents, en continuité avec moi. Dans sa
manière de réagir à l’égard de la vie, notamment des à-coups, des souffrances, je sens bien qu’elle est
fortement fortifiée par le rapport avec ses grand-parents paternels, mes parents. Du côté de ses grandsparents maternels, elle ne les a pas ou très peu vus, ils étaient souvent à l’étranger, son grand-père, né
à l’ïle de la Réunion mais originaire de l’Inde du sud, était inspecteur primaire, plus ou moins dans les
provinces, Martinique, Tunisie, et sa grand-mère maternelle, créole d’origine bretonne, était directrice
d’école. Ils étaient dans le milieu scolaire, elle les voyait sporadiquement, et elle n’a pas pu avoir un
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vrai contact, de la même nature que celui qu’elle a eu avec mes parents, où dans son enfance c’était
régulier, quotidien.
Voilà un petit peu comment cela s’est joué, et cet ensemble-là m’a fait réfléchir sur les dimensions de
l’enracinement de l’existence, de l’archéologie des valeurs, de la transmission de l’amour de la vie, et
du principe-espérance sur la vieillesse. Ce qui vient raviver le désir de savoir ce que je peux faire
maintenant que je suis grand-père à mon tour, ce que je peux transmettre de plus ou de moins, par
rapport à ce qu’ont pu transmettre à Laurianne mon propre père et ma propre mère.
C.V :
En tant qu’êtres humains nous avons une mémoire relativement courte, du côté de nos
généalogies grand-parentales. En fonction de notre durée de vie, on peut parfois remonter en souvenir
à nos arrières-grands-parents, même si les choses deviennent déjà en général un peu moins claires
qu’avec nos grands-parents. Mais on peut supposer que nos grands-parents et arrières-grands-parents
ont eux-mêmes été en partie le fruit d’une transmission, volontaire ou non, de la part de leur grandparentalité. Pour autant qu’ils aient suffisamment vécu, qu’ils ne soient pas morts trop jeunes, il doit y
avoir quelque chose, ne serait-ce que des petits riens, imperceptibles, qui passent de l’un à l’autre,
sauf cas d’inexistence totale de relation, de lien. Je me demande toujours comment ça passe quand ce
n’est pas formalisé, quand il n’y a pas la possibilité d’un : « Assois-toi mon petit ou assois-toi grandpère, discutons politique ou discutons spiritualité ». Même s’il n’y a pas de situations de cet ordre-là,
des choses peuvent quand même passer de façon discrète, invisible, informelle. Tu vas certainement
avoir des discussions avec Lou, de par ta proximité avec elle, et tu lui parles déjà, elle te répondant à
sa façon d’avant la parole. Mais comment peut circuler un peu de grand-parentalité tout de même,
quand par exemple le petit-enfant n’a pas connu ses grands-parents ? Pour toi, il n’y a que le portrait
de ton grand-père, mais un portrait, ou une photographie, disent des choses, racontent une histoire à
leur façon, et il y a aussi ce qui nous en est dit, avec toutes les déformations possibles, les
dissimulations, les inventions….
R.B. :Oui, parce que c’était vraiment porté par l’histoire de la famille, c’est vraiment le roman
familial, et on ne peut pas très bien savoir, à moins de faire des recherches académiques. Sinon on
reste au niveau d’un discours familial, que j’ai connu comme étant un discours fortifiant. Fortifiant,
positif y compris dans les à-coups un peu scabreux, il boit un petit coup, il se met dans un fauteuil, ses
filles viennent autour de lui, lui retirent ses chaussures, en même temps il n’est pas parfait. Mais trop
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de défauts m’auraient posé un problème, parce que durant le Seconde Guerre mondiale, ma famille
était résistante. Ma tante faisait partie du réseau Alsace Lorraine ; le mari de ma sœur – elle s’est
mariée à seize ans, son jeune mari faisait partie d’un réseau de FTP, il a été pris par les Allemands et
fusillé avec six autres jeunes gens du Kremlin-Bicêtre à 23 ans. Récemment j’ai retrouvé des
documents inédits de la cellule du Parti communiste du Kremlin Bicêtre, je les ai mis en ligne sur le
journal des chercheurs. J’ai retrouvé sa photo, il s’appelait André Brier. Je suis né en 1939, j’avais
quatre ans quand ma sœur a été reconnaître le corps de son mari qui avait été fusillé dans les fossés du
Mont Valérien, et elle en est devenue folle pendant six mois. Ma tante a été déportée à Ravensbrück,
je me souviens très bien du jour où elle est revenue, dans un train de déportés, maigre, décharnée. On
n’avait pas grand-chose, mais on s’était arrangé pour préparer un festin, et j’ai encore l’image de cette
femme qui avalait tous les plats, et qui tombait évanouie toutes les cinq minutes. Avec tout cela, si
mon père avait été collaborateur, ç’aurait été dur pour moi, et il n’aurait pas pu rester dans la famille.
Mais, non, justement, il a pris des risques dans sa vie, il s’est évadé, ceux qui étaient repris étaient
fusillés. Pour moi cela a été important, sinon il y aurait eu une dissonance cognitive, difficile à vivre,
et j’ai réfléchi aux valeurs transmises par les grands-parents. Je ne sais pas s’ils en sont toujours
conscients.
C.V. : On agit parfois sans conscience de la porté possible de l’action sur l’enfant, le petit-enfant. Et
on peut même ne pas en avoir les moyens du tout. Par exemple la photographie, le portrait du grandpère, qui agit à travers le temps. Jadis on pouvait passer par un peintre, pour un portrait, et il fallait un
peu de moyens financiers, un peu d’argent. Mais depuis environ un siècle, avec l’arrivée de la
photographie, on peut voir ou revoir plus facilement comment étaient nos grands-parents et arrièresgrands-parents. Malgré l’aspect stéréotypé, conventionnel, des premières photographies, l’attitude, le
regard, ne serait-ce que cela, disent des choses sur qui ils étaient. Et aujourd’hui il y a la numérisation,
les films numériques, faciles à faire, depuis un téléphone. Nos descendants, petits et arrières-petitsenfants, seront peut-être encombrés de ce qui peut être transmis de nous. Ce ne sera plus la rareté,
mais la surabondance, le surplus éventuellement, jusqu’à en devenir gênant. La relation entre les
générations est bousculée, quelque chose change. Mais, en général, on transmet malgré soi, et tant
mieux si ce sont des images positives. Le petit-enfant va attraper des choses de la grand-parentalité,
dans le quotidien, la vie de chaque jour, même quand ce n’est pas formalisé. C’est intriguant ce que
les petits-enfants attrapent ou pas, parce qu’ils n’attrapent pas tout, il y a des choses qui passent à
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côté. La mise en valeur de ce que le grand-père voudrait bien que le petit-enfant attrape, même
inconsciemment, ce n’est pas toujours décliné comme tel dans l’action, il y a quelque chose qui se
déploie par imprégnation, une sorte de capillarité familiale, il y a des choses qui seront saisies,
d’autres qui disparaîtront. Et puis aussi, en fonction du vécu avec les grand-parents, il doit y avoir des
éléments qu’on laisse à quinze ans, et qu’on va reprendre à quarante ans, tout est possible.
R.B : La question des traces est importante. Pour moi par exemple, la trace, ça a été cette
photographie de mon grand-père. Pour ma fille vis-à-vis de son grand-père, mon propre père, il y a
une trace exceptionnelle. Mon père, dans les années 1920, avait vingt ans, et il était très mauvais
soldat, il avait récolté 360 jours de prison. Mais il dessinait très bien, et il a illustré des cahiers de
chansons. Il racontait les histoires qu’il avait avec des araignées dans sa prison. Étant en prison dans
une grande solitude, l’araignée était sa compagne. Il illustrait, coloriait, faisait des dessins sur des
cahiers, autour de chansons plus ou moins grivoises de l’époque, un peu anarchistes. Ces cahiers de
chansons ont été conservés dans la famille, et comme ma fille a fait des études d’histoire, elle les a
fait restaurer par des spécialistes, et c’est un document exceptionnel d’un jeune homme révolté contre
l’armée dans les années 1920. On sent sa révolte parce qu’à la fin de ces cahiers il avait transcrit
toutes ses punitions, et pourquoi il avait été puni à tant de jours de prison, par exemple : « A poursuivi
un officier avec un couteau ». Tout est répertorié, c’est une trace. Il savait très bien dessiner, je me
souviens qu’il nous faisait de petits dessins. On ne donne jamais assez d’importance à la trace.
C.V. : Dans le passé il devait y avoir des différences sociales dans ces traces, entre les familles
populaires et les familles de l’aristocratie, ou plus bourgeoises, qui étaient susceptibles de laisser des
traces, généralement de l’écrit, au moins le tableau-portrait. Dans le peuple, sauf exception, il n’y
avait pas grand-chose. Si, il y avait les objets, qui pouvaient se transmettre, ne serait-ce que par
l’héritage. Objets qui étaient souvent fabriqués par les gens eux-mêmes, et il y avait peut-être quelque
chose du goût de la personne qui l’avait fabriqué qui pouvait se transmettre à travers l’objet.
R.B. : Je pense d’ailleurs à un objet de mon grand-père, mon grand-père symbolique, ouvrier
hautement qualifié dans le domaine de l’outillage. Il avait imaginé et fabriqué un moulin en fer, qui
fonctionnait, tournait, qui se démontait, se remontait, et cet objet on l’a conservé, il doit être quelque
part dans un grenier, il est normalement pour ma fille. C’est une autre trace. Je n’ai pas connu mon
grand-père, mais j’ai connu cette trace-là.
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C.V. : Je me demande pour l’avenir dans quelle mesure il ne risque pas d’y avoir saturation des traces
possibles, parce que n’importe quelle réunion familiale, n’importe quelles vacances en famille, est
l’occasion de dizaines de photographies, de films. Et que feront les petits-enfants de la page du réseau
social où s’était inscrit leur grand-père sur internet ? Saturation des traces qui conduirait à ne même
plus en tenir compte. C’est peut-être grâce à leur rareté que les traces de nos grands-parents sont
attractives, alors que s’il y a mille objets, c’est un peu différent. Je parle de l’objet parce que j’avais
par exemple un arrière-grand-père, que je n’ai pas connu, qui était menuisier-ébéniste. Il avait
fabriqué des meubles, dont sa fille, ma grand-mère, avait conservé quelques exemplaires. Il avait
fabriqué et sculpté une « desserte », une sorte de buffet, avec une plaque de marbre sur le dessus. Ce
meuble, qui existe toujours, il l’avait sculpté de haut en bas. J’ai toujours eu l’impression en le
regardant de voir en même temps les gestes de cet arrière-grand-père sur le burin, le ciseau à bois,
comme s’ils étaient incrustés eux aussi dans ce meuble, dans les formes que son travail d’ébéniste lui
avait données. C’est un objet très discutable dans son esthétique datée, mais il a été ouvragé par lui,
c’est une trace à l’état brut, pas du meuble de supermarché anonyme et sans personnalité. Dans le
façonnement qu’il a donné au bois, j’imagine que quelque chose subsiste de l’inscription dans le
monde de cet homme-là, de cet arrière-grand-père-là. Il y a aussi des photographies, où l’on voit mes
arrières-grands-parents et grands-parents au bord de la mer, pendant ce qui devaient être des premiers
bains de mer pour les familles de condition modeste. Les photographies me venant aussi bien du coté
grands-parents maternels que paternels.
R.B. : Quelque chose me vient à l’esprit pour la trace. Chez moi, chez les grands-parents de
Laurianne, il y avait un grand tableau, une biche au sous bois avec un chasseur, un petit ruisseau, qui
avait été peint par l’associé de mon père. Comme je l’ai dit rapidement tout à l’heure, mon père fut à
un moment artisan peintre, associé avec un autre peintre, qui lui avait enseigné le métier, et qui par
ailleurs avait un bon coup de pinceau. Je me souviens de ce tableau, je suis photographié devant
quand j’avais quatre ans, dans la pièce principale du deux pièces où on habitait. Ce tableau
représentait vraiment l’art pour mes parents. Pour eux l’art c’était le figuratif. Et moi, au départ, je le
trouvais pas mal, mais quand j’ai commencé à m’intéresser à autre chose, peu à peu j’ai vu que c’était
du classique, pas très intéressant. Pour mes parents, la culture artistique, l’art, c’était ça, ils ne
voyaient pas du tout le côté créateur de la peinture. Là, on voit bien la culture populaire, et j’ai été
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forgé dans cette culture, quand même assez pauvre sur le plan artistique. Néanmoins mon père avait
une possibilité de créer, il dessinait très bien, mais jamais il n’est allé dans des cours de dessin, même
chose pour la poésie. J’ai retrouvé des lettres que mon père écrivait à ma mère quand il était
prisonnier. Mes parents étaient passionnés, très amoureux, et ils s’écrivaient en vers. Mon père
écrivait en vers, mais sans aucune connaissance de la poésie, pour lui la poésie c’était écrire toujours
avec amour. A travers ce tableau, à travers cette façon d’écrire systématiquement en vers, je vois ce
qu’était la culture populaire. Pour son métier, mon père fréquentait parfois des architectes, des
décorateurs, des gens cultivés, ayant fait des études. Il révérait un peu cela, mais cette culture-là,
c’était pour les autres. J’ai ensuite connu le monde de la poésie, fréquenté des poètes contemporains,
et la poésie de mon père c’était des vers de mirliton. Mais en même temps il y avait une sensibilité
réelle à travers ces textes.
C.V. : Pas grand-chose du côté culturel ne m’est venu de mes grands-parents. L’un ne savait ni lire ni
écrire, l’autre le faisait difficilement. Presque rien n’est venu de là culturellement. C’était des gens
simples, sans culture au sens où nous entendons cela, mais plutôt faciles à vivre, juste un peu eux
aussi portés sur la boisson, mais c’était en partie l’époque en milieu ouvrier qui le voulait. Juste une
chose m’a intrigué, du côté de ma grand-mère maternelle : elle avait eu un frère, je crois, qui avait
chanté à l’Opéra de Lyon. Il était donc l’oncle de mon père, pas mon grand-père. Mais ça m’a
toujours intrigué, comment dans cette famille cet homme avait-il pu en arriver à chanter à l’Opéra,
était-ce une sorte de déviant pour aller dans ce registre culturel plutôt très classique? Je ne sais rien
d’autre de lui, et je crois bien que personne n’en sait beaucoup plus, j’ignore totalement quelle a été sa
carrière dans le chant, et même s’il en a fait une, peut-être que son passage à l’opéra a été très
éphémère, ou occasionnel. Je sais qu’il est mort très jeune, avant trente ans je crois. Ma grand-mère
maternelle m’avait raconté que peu avant de mourir, sur son lit, il avait chanté l’Ave Maria de
Gounod. Il y avait peut-être bien un peu d’imaginaire familial là-dedans, c’est un peu trop beau.
Même s’il n’était pas mon grand-père, pour moi, dans la reconstitution historico-familiale, il l’est
quand même un peu. Mais c’est le seul lien que je vois avec la culture cultivée, ou savante, esthète, du
côté de mes grands-parents.
R.B. : Dans mon histoire personnelle le rapport à la musique est très fort, et pour Laurianne aussi du
coup. C’est en droite ligne de ma grand-mère marchande de quatre-saisons qui chantait tout le temps,
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avec en plus une jolie voix. Comme en famille elle chantait tout le temps, des chants révolutionnaires,
de la Commune, ma mère a continué à chanter. Elle avait elle aussi une très jolie voix. Et ma sœur
aussi, et moi à cinq ans je chantais dans les repas de famille, debout sur la table, puis ma fille a fait de
même et elle, non seulement elle aimait chanter, mais en plus elle a pris des cours de chant. Le rapport
à la musique c’est aussi le rapport à l’accordéon. Mes parents adoraient l’accordéon, instrument des
classes populaires, et dès qu’il a pu, mon père m’en a acheté un. J’ai commencé à en jouer très jeune,
et j’ai arrêté en entrant au lycée, parce que c’était un instrument qui me stigmatisait. A l’époque
Giscard d’Estaing n’était pas encore passé par là, au lycée tout le monde jouait du violon ou du piano,
l’accordéon était l’instrument du dernier des derniers. Mais j’ai pris plaisir à jouer de l’accordéon, et
même si j’ai arrêté, j’avais acquis une bonne dextérité. C’est toujours resté mon instrument de
prédilection, encore aujourd’hui je le prends souvent pour jouer un petit air, il est là, à côté. Laurianne
s’est mise au piano. Elle en a fait quand elle était jeune, et elle a décidé de reprendre avant d’avoir
Lou, et avec ses cours de chant elle chantait bien. Elle est dans la lignée de la famille, où on est
vraiment des chanteurs.
C.V. : Il faudrait observer rigoureusement, mais j’ai l’impression que dans beaucoup de familles,
parfois des choses résistent depuis les grands-parents, reprises plus ou moins par les enfants puis les
petits-enfants, et cela peut apparaître tout à fait normal dans des familles unies. Et s’il s’agit
d’éléments de culture, y compris de culture populaire, la transmission est comme spontanée, même si
ensuite il y a des modifications, des infléchissements. Je parle de culture dans un sens très large,
incluant des pratiques quotidiennes comme la cuisine, ne serait-ce que cela, tous ces arts de faire
communs mais personnalisés. Pour le bricoleur, ça pourra être de travailler avec un outil du grandparent, voire un outil conçu par ce grand-parent lui-même, adapté à son propre geste.
R.B. : Dans les familles bourgeoises le rapport à l’art va de soi, mais dans les familles populaires c’est
autre chose. Il est intéressant de voir comment l’art a évolué. Il est vrai que l’art dans les familles
populaires de l’entre-deux guerres était un art très classique, on ne comprenait pas du tout Picasso ou
la peinture abstraite. C’était un art de reproduction du naturel, comme le tableau avec la biche dans le
sous bois, ou le pot de fleurs. Après la disparition de son mari, ma sœur a connu un chef cuisinier qui
faisait très bien la cuisine, et qui était peintre lui aussi. Il avait sauvé et caché un couple juif durant la
guerre. Constant, le mari, fut un grand sculpteur et sa femme, peintre, ont été un peu ses mentors.
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Etant de culture populaire, il peignait des fleurs, des paysages, ce n’était pas de la création
complètement autre. Ma mère aimait beaucoup ce que faisait son gendre, elle est restée avec cette
représentation artistique très classique des classes populaires.
Quoi qu’il en soit je sais que non seulement ma fille a envie de faire de la musique, mais en plus elle a
un vrai goût pour les expositions, les choses qui se font sur le plan de l’art, et amoureusement elle est
attiré par les artistes, son compagnon a un tempérament artistique. Il y a là une réflexion à mener sur
la grand-parentalité : Que transmet-on comme sensibilité artistique, en tant que grands-parents ? Eston sec par rapport à l’artistique, ou transmet-on quelque chose ? On peut ne pas savoir jouer d’un
instrument, mais simplement chanter. J’ai aimé chanter par l’intermédiaire de ma grand-mère, aucun
doute. Et ce qui est aussi je crois essentiel : qu’est-ce qu’une grand-mère ou un grand-père a à dire sur
le plan esthétique, sur le plan artistique, de cette sensibilité-là, très différente du concept, de
l’intellect ? Il me semble que c’est très important, y compris dans la perspective d’avoir plus tard une
communication reliante12 avec ses petits-enfants. Une école des grands-parents est à imaginer, pour
leur signifier ce genre de choses autour de certaines valeurs, de certaines pratiques, une certaine
écoute, une ouverture sur la multiplicité des facettes de la vie.
C.V. : Il est difficile de savoir ce qui va rester, comment les autres vont faire le tri, impossible de
décider pour eux. Que ce soit de la sensibilité artistique, ou politique, ou intellectuelle, que sais-je ?,
ce que nous laissons derrière nous de possible pour les petits-enfants est en principe dense, à
condition que le petit-enfant en soit touché, et ce n’est jamais certain. Et il y a ce qui va passer parce
qu’on l’aura voulu, aura agi en conséquence, et puis ce qui va passer de façon plus surprenante, sans
qu’on l’ait recherché. C’est très compliqué. On a l’impression que depuis toujours du grand-parent au
petit-enfant, tout passe de façon informelle, certes dans du formalisme familial, mais de façon plutôt
informelle, autour de la table familiale, pendant la garde du petit-enfant quand les parents ne sont pas
là, mais ce n’est pas vraiment pensé, il s’agirait surtout d’imprégnation. Par contre, est-ce qu’il ne
serait pas intéressant de penser cela un peu plus formellement, comme finalement ce que toi et moi
essayons de faire en ce moment ? Est-ce que ça vaut le coup ? J’ai tendance à penser que oui, parce
qu’on a toujours été précédés par des gens dépositaires de choses plus ou moins intéressantes, ça
dépend de l’endroit où l’on est, et à la limite il vaut mieux savoir d’où ça vient et pourquoi, parce que
ça donne une position critique possible, ça permet aussi peut-être de grandir encore, en conscientisant
12
La question de la reliance est évoquée plus longuement dans le chapitre 4.
38
les choses. Avec les parents, la transmission et l’éducation sont en principe davantage balisées,
programmées si on veut : ma fille ou mon fils ira à l’école publique ou dans le privé, dans une école
classique ou plus « pédagogique », fera du sport ou de l’art, ou même les deux, sans parler des idéaux,
des desseins de toutes sortes projetés sur l’enfant, c’est beaucoup plus direct que ce que fait
généralement le grand-parent, on est dans du beaucoup plus formel, même s’il peut aussi y avoir, et
heureusement, de la transmission moins formalisée chez les parents. Le grand-parent, je pense, agit à
d’autres niveaux, avec plus de distance en quelque sorte, il occupe d’emblée une situation plus
distanciée, ce qui du coup peut lui donner une aura toute particulière, il n’est pas autant impliqué dans
l’écume et le tumulte de l’élevage au quotidien. Il n’empêche qu’il est en état de laisser des traces, de
plus en plus nombreuses quelquefois. Je dis cela parce que tu parles d’une école des grands-parents,
où peut-être cet autre niveau serait montré, en pointant ses inconvénients et atouts éducatifs. Parce
que les traces vont être de plus en plus nombreuses, et que le petit-enfant qui serait un petit peu
intéressé – on l’est toujours à un moment ou à un autre de la vie - aura peut-être aussi besoin de
quelques repères. Que faire et comment faire avec toutes ces traces, comment les mettre mieux à
disposition du petit-enfant, pour demain, après-demain , et est-ce souhaitable d’ailleurs? Que feront de
nous nos petits-enfants, comment vont-ils se débrouiller avec ce qu’on va leur laisser, en supposant
avec optimisme qu’on ne sera pas trop encombrant pour eux ? Lou, ta petite-fille - mais d’autres
enfants sont dans le même cas -, par rapport à toi, va se trouver avec un Journal des chercheurs
considérable, avec les livres que tu as écrits, avec de la vidéo, de l’audio. Il ne s’agira pas de traces
rarissimes, au contraire, ce sera de la surabondance. Du coup, en exagérant, il faudrait presque lui
établir par avance une proposition de méthode, de marche à suivre pour s’y retrouver. C’est peut-être
aussi une question pour les familles d’artistes. Dans les familles où il n’y a pas grand-chose, où la
personnalité des grands-parents était assez effacée, où finalement on n’a jamais pris le temps de la
faire parler, il reste peu de choses, ce n’est pas comme le petit-fils d’un Picasso, là c’est terrible, des
traces en cohortes serrées, inépuisables. Avec un grand-père tel que toi, on peut imaginer qu’à vingt
ou trente ans, si elle suit un chemin de curiosité, Lou trouvera des choses, sur tes épisodes amoureux,
des épisodes tragiques aussi. Connaissant peut-être de l’assez semblable, elle pourra se dire : « Je vois
les choses ainsi, mais, tiens, qu’en pensait mon grand-père, comment réagissait-il ? ». Moi, je peux
bien me demander ce que mes grands-pères pensaient de ceci ou cela, je ne le saurai jamais, il n’y a
pas de traces permettant de le savoir, et je n’ai jamais échangé avec eux sur ce genre de questions.
Alors que là, il y a une mine à ciel ouvert. En quoi Lou sera-t-elle concernée, en quoi cela l’aidera-t-
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elle, comment posera-t-elle un regard critique là-dessus ? Il y a un enrichissement possible,
évidemment unidirectionnel, ça n’ira que d’elle vers ce qui sera disponible.
R.B. : D’autant que ce que j’écris est très existentiel, donc elle pourra être concernée, ce ne sont pas
que des choses académiques, très abstraites, lointaines, très érudites sur certains points, qui n’auraient
rien à voir avec sa vie. J’écris dans des domaines qui peuvent toucher n’importe quel être humain.
Effectivement, il y a soit pas assez de traces, soit un surplus. Mais le petit-enfant, dès son plus jeune
âge va capter des choses qui vont être gravées dans sa sensibilité, et c’est plus tard qu’il décidera de
choisir, à l’adolescence, à l’âge adulte.
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CHAPITRE 3
ATTACHEMENT ET PERTE
L’attachement et la perte semblent être des éléments fondamentaux de toute vie impliquée, inhérents
au rapport à autrui, à plus forte raison à la relation entretenue entre parents et enfants, bien sûr
entre grands-parents et petits-enfants. Que peut-on en dire sur le registre de la joie de la grandparentalité, malgré le tragique de la perte ?
R.B : La perte me renvoie à la question de la finitude, de la mort, du deuil, qui sont autant de
questions-clés pour une réflexion sur la vie, mais il y a aussi l’attachement. La lecture de philosophes
ou de psychologues travaillant sur l’attachement, comme René Zazzo, John Bowlby, Hubert
Montagner ou René Spitz sur l’hospitalisme, m’a beaucoup fait réfléchir sur le besoin primaire
d’attachement.
J’ai toujours senti qu’il y avait au fond de l’être humain ce besoin d’attachement, essentiel comme
besoin primaire, et lorsque j’ai lu ces études, j’ai pratiquement été convaincu que c’était une réalité
psychique fondamentale. Une expérience que cite John Bowlby m’a frappé, ce petit singe mis en
présence d’une « mère » en fil de fer et d’une « mère » en fourrure. La mère en fil de fer est celle qui
le nourrit, et le petit singe va se nourrir parce qu’il en a besoin, mais, dès qu’il a fini de se nourrir, il
va vers la mère en fourrure. Ces deux mères artificielles montrent bien qu’il ne suffit pas de satisfaire
un besoin primaire, ici celui de nourriture, pour que le besoin d’attachement soit satisfait. Le besoin
d’attachement n’est pas un besoin secondaire s’étayant sur un besoin primaire, contrairement à ce que
dit la psychanalyse. C’est un besoin fondamental, primaire. Besoin de toucher et d’être touché, d’être
dans un environnement où il y a du contact. Cela en dit long à la fois sur notre culture, la manière
dont on élève les enfants, et aussi, d’ailleurs, sur la façon dont on se comporte avec les adultes.
Lorsque j’ai lu Camus, j’étais très jeune, et il y a cette phrase, dans L’Eté je crois, où il dit – c’est
resté chez moi comme une sorte de phrase lumineuse – : « Vivre, alors, est-ce courir à sa perte ? De
nouveau, sans répit, courons à notre perte ». Cette phrase est restée gravée dans mon esprit comme
étant une source lumineuse du sens de la vie. Le sens de la vie, effectivement, s’appuie sur la notion
de perte, mais va au-delà, par l’élan même de vie. Cela a toujours été pour moi une espèce de petite
lumière bleue dans la pénombre, et c’est un peu sur cette question de la perte et du deuil que je crois
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avoir fondé ma philosophie.
Ce fut un élément-clé, parce qu’il y a eu beaucoup de pertes dans ma famille, autour de moi, et je
crois l’avoir vécu au départ assez jeune, vers dix ans, quand j’ai vu ce jeune homme décapité sous un
camion. Cette vision m’a fait entrer dans une réflexion sur la mort, et en fin de compte en philosophie.
A partir de là, j’ai toujours eu ce questionnement. Je me souviens d’une autre anecdote : alors que
j’avais quinze ou seize ans, l’ami d’une copine de lycée, qui était militaire, s’est tué dans un accident,
et on est allé voir sa dépouille au Val de Grâce. Je me souviens d’être entré dans le lieu où son corps
était exposé dans un cercueil, et de n’avoir pas pu rester ; je suis sorti, sous l’effet d’émotions qui
m’ont complètement bouleversé. Le champ émotionnel que j’ai ressenti à ce moment-là m’a fait
vraiment réfléchir sur moi et sur cette problématique de la finitude, de la mort, d’évidence quelque
chose qui était là et que je devais traiter absolument. A cette époque je me posais beaucoup de
questions, c’était comme un signe révélateur qu’il fallait que je prenne garde à moi, que
j’approfondisse cette question, non pas la refouler, mais la voir beaucoup plus clairement.
À partir de là que j’ai exploré beaucoup plus les sagesses, les philosophies du monde. J’ai essayé de
comprendre que je n’avais pas voulu voir en face, ce qui naturellement est toujours difficile parce que,
en fait, on ne comprend qu’à travers des épreuves de vie,
J’ai donc commencé à réfléchir, mais après, dans les épreuves de réalité, j’ai pu aller beaucoup plus
loin. J’ai toujours été très touché par la mort des gens que j’aime, que ce soit des gens de ma famille,
que ce soit ma compagne, ou des amis. C’est une réflexion qui n’en finit jamais, on croit qu’on en a
fini, mais non ; on croit qu’on a atteint un certain seuil, puis on s’aperçoit qu’on ne l’a pas
nécessairement atteint. En réfléchissant, je me dis que parmi les philosophes, la perte d’un être cher
est un événement qui souvent les a fait avancer, approfondir : ce serait le cas pour Edgar Morin par
exemple, aussi pour Jiddu Krishnamurti. C’est pour Krishnamurti la mort de sa mère quand il est
jeune, ou encore la mort de son frère en 1925, qui le fait devenir quasiment fou. Il délire, parle une
langue maternelle qu’il avait complètement oubliée ; il est totalement bouleversé, et, dix jours plus
tard, il atteint un degré de sérénité qu’il ne va plus quitter. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre
d’un passage, et tu le sais puisque tu étais là lorsque Agnès, ma compagne avec qui je vivais depuis
plusieurs années, est morte subitement en cinq minutes, à l’âge de quarante-cinq ans, alors qu’elle
était en bonne santé. Je ne m’attendais pas du tout à ce départ, et quand c’est arrivé j’étais dans un
entre-deux, c’était vraiment cela, parce que je savais bien qu’elle était morte, les pompiers étaient
venus et avaient constaté, mais en même temps je ne pouvais pas me confronter au réel ; à la fois je
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savais et ne savais pas, un peu un état ressemblant à de la folie. Dans un tel état, on a sa conscience,
on n’a pas perdu son identité, on n’est pas dans la folie, mais on est quand même dans quelque chose
qui y ressemble fort. On est vraiment dans un entre-deux, disons entre rêve et réalité, et puisque tu es
venu cette nuit-là, tu sais à quel point j’étais un peu paumé quand c’est arrivé. Et, pourtant, je n’étais
déjà plus tout jeune, j’avais déjà beaucoup réfléchi à toutes ces questions. C’est pour ça qu’on n’est
jamais complètement conscient par rapport à la mort, on ne sait jamais très bien où on en est. Même si
on croit avoir épuré beaucoup de choses, qu’on a pu aller assez loin, en fait ce n’est que lorsque
l’épreuve de réalité se pose là, devant soi, qu’on peut se dire : « Voilà ce que je vis », et à ce momentlà c’est une grande question par rapport à la mort de mes proches, ou à ma propre mort, a fortiori.
Donc cela reste un point d’interrogation. En même temps je sais que ce n’est qu’en approfondissant
cette question de la perte et du deuil que l’on peut commencer à entrer dans un autre univers de
pensée et d’affectivité qui va de pair avec la notion de perte. Cette notion de perte et de deuil est
profonde chez l’être humain, elle renvoie à des éléments difficilement théorisables. Je pense à une
expérience que j’ai eue à proximité d’un cimetière américain, qui pose la question du rapport à la mort
et pas seulement à sa propre mort ou à celle de proches, mais à la mort des autres, anonymes, et même
à la mort de l’humanité, à la mort de tout ce qui est. Comme j’ai eu plusieurs fois cette expérience qui
m’a bouleversé, je voudrais en dire quelques mots, parce qu’elle a été très éclairante pour moi pour
aller vers cet approfondissement, et je l’appellerai la « perte collective ». Je roulais sur une route en
allant vers le cimetière américain de Normandie, là où il y a tant de tombes, d’anonymes ou non, à
perte de vue. J’étais bien, c’était l’été, il faisait beau, une route ombragée, j’étais avec ma compagne
de l’époque, j’écoutais de la musique tranquillement, et j’étais peut-être à vingt kilomètres de ce
cimetière lorsque, d’un seul coup, j’ai été bouleversé. Je ne sais pourquoi, c’est arrivé comme ça, j’ai
été pris au ventre, dans une émotion fantastique, de gros sanglots sont sortis, à tel point que j’ai dû
m’arrêter, je ne pouvais plus conduire. Pendant cinq minutes il a fallu que je déverse cette émotion,
ma compagne n’y comprenait rien : « Mais qu’est-ce que tu as ? », et moi-même je ne comprenais
pas. Cet épisode m’a beaucoup interpellé, interrogé : que s’est-il passé ? J’étais à vingt kilomètres du
cimetière, et certainement là où je me trouvais y avait-il eu pendant la Seconde Guerre mondiale
d’innombrables morts et sacrifices, des drames, des milliers des jeunes gens avaient dû mourir là, tout
près. Quelque chose s’était-il imprimé dans les arbres, les pierres, sur le chemin, dans l’atmosphère ?
Et, parce que j’étais bien tranquille avec moi-même à ce moment-là, peut-être ai-je été réceptif à
quelque chose qui était là, était resté là depuis ? Une mort collective qui d’un seul coup m’aurait
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concerné, parce qu’elle concerne tout le monde en fait, une mort collective d’innocents. Voilà une
épreuve de réalité par rapport à la mort qui nous interroge, qui peut-être aussi relève du côté mystique
de l’être humain, indépendamment de tout dieu, comme si nous étions des postes récepteurs de
quelque chose qui est là, qui est toujours là, avec quoi on doit faire. Quelque chose qui concerne
l’histoire même de l’humanité, un inconscient collectif dirait Jung.
C’est une question que j’ai retrouvée une autre fois en ouvrant un livre sur les camps de
concentration ; je regarde ce livre, je tourne les pages, et d’un seul coup un flot émotionnel arrive, me
bouleverse totalement de la même manière. Dans des ruptures amoureuses, il m’est arrivé aussi d’un
seul coup d’avoir ce flot émotionnel partant du ventre, toujours du ventre. Dans la tradition japonaise,
on parle du hara comme centre vital. Je crois que c’est assez juste. On le sent vraiment, ça part du
ventre, ça monte, éclate au niveau de la gorge dans des sanglots, c’est très puissant et très
questionnant.
Alors la perte, le deuil, c’est quoi ? Le deuil, c’est assumer dans la durée une perte qui nous atteint en
plein visage, qui vient nous dire le caractère inéluctable de la finitude pour nous-même et pour ceux à
qui nous tenons le plus, et l’être humain doit l’assumer s’il veut aller plus loin dans, je dirais, son
évolution spirituelle. Le deuil est une étape difficile, certains n’arrivent jamais à l’assumer, restent
dans leur deuil jusqu’à la fin de leur vie, et ce deuil est un boulet qui les entraîne sans cesse vers le
plus noir. Mais le deuil n’est pas la fin du souvenir, ce n’est pas l’oubli, une manière de fuir la réalité :
le deuil est une mémoire, la possibilité de vivre une mémoire apaisée. On donne du sens à la perte
alors qu’a priori elle n’en a pas. Il n’y a en fait aucune philosophie qui serait un baume sur la perte.
C’est au-delà de toute signification et de toute philosophie, et pourtant c’est par une médiation qui
dépasse certainement l’argumentation conceptuelle qu’on peut aboutir au deuil. Donc, continuer à
vivre sa vie, sans perdre le lien malgré tout, car le deuil n’est pas une rupture, mais un lien reconquis,
comme la reconnaissance d’une trame dans laquelle on est soi-même, et dans laquelle sont ceux qui
nous ont précédés, qui ont disparu mais qui sont là, naturellement nos proches, mais peut-être aussi
des gens beaucoup plus lointains, des gens anonymes.
Et cette reconnaissance, je crois, fait passer et dépasser un seuil qui, s’il n’est pas dépassé, enferme
dans une morbidité latente et permanente. C’est pour cela que la question de la mort est une questionclé de la philosophie, qui pose aussi la question du mal, mais en ce qui concerte la perte et
l’attachement, il faut commencer par voir cette relation.
Si c’est bien un besoin primaire, l’attachement est premier. Il est là, on s’attache à la première
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personne avec qui on est en contact. Certes celle qui nous nourrit, mais, encore plus qu’elle, la
personne qui nous touche, nous berce, nous embrasse. Comme le petit singe allant se réfugier vers la
mère artificielle en fourrure, on s’attache, c’est la mère en général, au moins quand la mère est
capable de maternité, mais c’est aussi le père s’il est là, ce sont les grands-parents, et c’est vraiment
quelque chose d’important. Il y a la mère, le père, les grands-parents, ces figures d’amour,
d’attachement, qui disparaîtront peut-être à un âge où on n’est pas encore prêt, et d’ailleurs sait-on
jamais si on est prêt, même à un âge avancé ? En tout dans un âge d’enfance, c’est bouleversant.
Il y a vraiment une corrélation totale entre attachement et perte, et si on veut aller loin dans la
reconnaissance de la valeur-clé de l’attachement dans le sens de l’humain et d’une philosophie de la
vie, on est obligé de passer par la valeur-clé de la perte, c’est le revers de la médaille. Sans ce travaillà, on est toujours susceptible d’un retour du refoulé, tôt ou tard ce qu’on n’a pas voulu voir, pas
voulu travailler intérieurement, va ressurgir et nous bouleverser, et parfois nous détruire. Donc
s’approfondir, se « gravifier », comme je le dis dans un néologisme, devenir de plus en plus grave au
fur et à mesure pour de mieux en mieux comprendre qui on est, et qui on est par rapport à un au-delà
de soi-même. Et, à mesure qu’on se gravifie, devenir aussi plus vivant, preuve qu’on a fait un vrai
travail sur cette dialogique13 entre attachement et perte. Je pense que c’est important, et peut-être
reconnaît-on cela chez certains grands-parents. Si j’avais à qualifier un élément essentiel de la grandparentalité, ça serait la reconnaissance de cette dimension, pour pouvoir écouter ses petits-enfants :
savoir ce qu’est l’attachement, profondément, et savoir en même temps ce qu’est la perte, le deuil,
pour l’avoir vécu plusieurs fois. J’ai connu des jeunes gens de vingt-cinq ans qui n’avaient pas connu
de pertes, n’ayant pas encore pu aller très loin dans leur profondeur, d’autant plus dans une société en
paix, sans cataclysmes, les choses se posent autrement dans des sociétés connaissant la guerre en
permanence.
À travers cette réflexion, j’ai senti quelque chose de très important au niveau de ce que j’appelle « la
trame », qu’à la mort de mon père j’ai ressentie très fort, viscéralement, existentiellement. Quand ma
mère m’a appelé : « Viens vite, ton père vient de mourir », je n’étais pas loin, je suis arrivé en cinq
minutes. J’étais seul avec lui, je l’ai mis sur le lit, et j’ai vu effectivement un corps, qui n’était pas
13
La dialogique est, pour Edgar Morin, une « unité complexe entre deux logiques, entités ou instances
complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent, mais aussi
s’opposent et se combattent. A distinguer de la dialectique hégélienne. Chez Hegel, les contradictions trouvent
leur solution, se dépassent et se suppriment dans une unité supérieure. Dans la dialogique, les antagonismes
demeurent et sont constitutifs des entités ou phénomènes complexes » Edgar Morin, 2004, Ethique, Le Seuil, p.
234.
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rigide parce qu’il venait de mourir, mais un corps inerte, un corps manipulable, et la véritable
manipulation est visible à ce moment-là ; on croit manipuler les gens, mais on ne les manipule jamais
quand ils sont vivants, on ne manipule qu’un corps inerte, sans vie, quand on peut changer la position
du bras, de la jambe. Quand j’ai vu mon père comme ça, d’un seul coup j’ai eu un flash existentiel14
qui m’a profondément touché, et éclairé : j’ai su à ce moment-là que ce corps, qui était là, n’était pas
mon père, ou plus exactement n’était plus mon père : mon père était ailleurs, dans un autre espacetemps, à l’intérieur de moi. Ce fut une certitude d’un seul coup : mon père n’avait pas disparu, il était
à l’intérieur de moi, dans ma constitution même et pas du tout dans ce corps inerte devenu une
enveloppe, tout simplement. À ce moment-là j’ai vu ce que j’appelle la trame : j’étais dans la trame et
mon père aussi, mais cette trame-là était au-delà de toute forme, la forme de mon corps, la forme de
son corps, elle était au-delà de la forme. Elle avait provoqué des formes, ma propre forme corporelle
et celle de mon père, mais elle était au-delà de la forme. Cette trame était pour moi sans
commencement ni fin, extrêmement vivante, porteuse de toute la mémoire et de toute l’instantanéité
de la vie, de tout le futur de la vie, au-delà du temps et de l’espace. Avoir d’un seul coup un tel flash
existentiel fait percevoir les choses différemment, assumer le deuil autrement ; on est touché, on
souffre, mais on est dans une autre conscience d’être. Et je crois que cette autre conscience d’être m’a
servi plus tard, lorsque j’ai perdu subitement Agnès. Si je n’avais pas eu cette conscience résultant de
ce flash existentiel antérieur, j’aurais été beaucoup plus en difficulté, même si j’étais dans un entredeux, mais tout de même animé de cette conscience de la trame.
Comment cela se passe-t-il, comment peut-on avoir cette conscience de la trame, par quel moyen, qui
en décide ? Ce sont des points d’interrogation, mais il n’empêche que dans la problématique
attachement-perte, la conscience de la trame est essentielle. Pour moi la trame est énergétique, une
énergie qui constitue la vie, mais dépassant complètement la forme de vie singulière, elle n’a ni
commencement ni fin, elle est toujours là. Je ne sais pas si un jour je perdrai ce sens de la trame et du
même coup de la vie, je ne peux pas le savoir, mais je sais que toute mort maintenant est toujours
réinterprétée, ipso facto, immédiatement dans la perspective de la trame, et est du même coup, je
dirais, relativisée, même si le mot ne convient pas, parce que ça pourrait vouloir dire qu’on n’est pas
touché, alors qu’à mon avis on est toujours profondément touché par la mort d’un être cher. Je m’en
14
Pour René Barbier, le flash existentiel est un moment exceptionnel de vie, et nous en avons tous plus ou
moins connus plusieurs ; ils sont capables de changer le cours de notre vie, pour peu qu’on sache les vivre et
qu’ils fructifient en nous. Voir René Barbier, 1997, L’Approche transversale. L’écoute sensible en sciences
humaines, Anthropos, p. 140.
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suis aperçu plusieurs fois, à la mort d’un ami, même d’un ami lointain, ou d’un philosophe, par
exemple la mort de Jankélévitch, qui m’a profondément touché alors que je ne le connaissais pas, que
je n’avais pas suivi un seul de ses cours, seulement j’avais lu ses livres et j’étais concerné. Ce tragique
de l’être humain est vraiment curieux ; il est tragique d’être touché à ce point, mais en même temps le
fait même d’être touché montre que nous avons cette affectivité où l’on peut plonger, et c’est en
plongeant qu’on peut rencontrer la trame. Cette dynamique, cette dialogique entre attachement et
perte est vraiment un élément essentiel pour moi.
C.V. : L’attachement, la perte, vu sous l’angle du rapport grand-parental : il y a la perte du grandparent que l’on sent inévitable à partir du moment où, du côté du petit-enfant, on est conscient de ce
qu’est la mort, en tant que phénomène d’arrêt de la vie. Et même, de par leur plus grand âge, les
grands-parents participent à l’apprentissage de la perte chez le petit-enfant. Leur mort est souvent l’un
des premiers contacts de l’enfant avec la perte, et surtout quand il y a eu un attachement fort. De fait,
et bien involontairement, sur ce terrain le grand-parent est éducateur, sa disparition même est
potentiellement « éducative », existentiellement et expérientiellement pour le petit-enfant.
A la mort de mes grands-parents, je n’ai pas eu de flash existentiel, ou d’hapax existentiel15, mais j’ai
senti la possibilité de ce que tu appelles la trame, et ceci, je crois, dès avant leur mort, quand leur mort
était imminente. Quelque chose qui ne disparaîtrait pas, sans qu’il ait fallu ce passage en forme
d’hapax ou de flash. Comme si je savais par avance qu’il y avait quelque chose qui allait dépasser les
événements, que je garderai, comme si c’était inscrit profondément en moi, même si éventuellement
je ne serai jamais amené à lire ce qui était inscrit. Je savais que ça participerait de moi, dorénavant, de
façon discrète, subtile et permanente. Et du coup la conscience de la présence de cette trame, comme
tu l’appelles, très liée à la vitalité de l’existence, venait un peu relativiser les inconvénients de la perte,
la blessure de la disparition des manifestations concrètes de l’attachement. Il n’y aurait plus de
manifestation d’attachement de mes grands-parents à mon égard, l’inverse non plus d’ailleurs, mais
les choses allaient se jouer d’une autre façon, sur un autre théâtre, beaucoup plus mystérieux, peutêtre même imaginaire, mais qui continuerait l’attachement, atténuant la blessure de la perte. Je pense
que la même chose se jouera à nouveau avec la perte de mes parents, c’est dans l’ordre des choses.
Comme toi je crois que quelque chose se joue dans la perte d’êtres chers, malgré nous, dépassant
15
L’Hapax existentiel, selon Michel Onfray s’inspirant de Vladimir Jankélévitch, est un événement qui ne se
produit qu’une fois dans notre vie, un moment unique capable de réorienter notre existence, de lui donner en
quelque sorte une nouvelle définition.
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notre logique habituelle, nos lunettes courantes. Sans doute en ces circonstances l’intelligence
émotionnelle est-elle au maximum de ses possibilités, entraînant dans des contrées mentales rarement
fréquentées autrement.
Je comprends bien cet aspect émotionnel, qui peut être lié bien sûr à la perte d’êtres qui ne sont pas
nos grands-parents. Mais, assez naturellement, dans le jeune âge du petit-enfant, c’est souvent dans la
sphère familiale que cela a lieu. Il y aurait également, en inversant dramatiquement la situation, pour
les grands-parents la perte du petit-enfant. Le petit enfant perd ses grand-parents, cela se situe dans
une normalité temporelle, généalogique. Par contre, la perte du petit-enfant semble anormale,
n’apparaît pas comme inévitable dans la logique de l’écoulement de la vie entre les générations. Elle
peut se révéler profondément injuste, inacceptable, incompréhensible. Certes un deuil comme celui
que tu décris permettra peut-être une réconciliation avec la vie, mais j’ai un peu l’impression que pour
la grand-parentalité la trame se déroule de haut en bas, de l’amont vers l’aval, de l’avant vers l’après,
en somme du grand-parent vers le petit-enfant. Dans la situation « anormale » de la perte du petitenfant, comment peuvent se jouer la trame et le deuil pour le grand-parent ? Je me demande si c’est
exactement la même chose, la trame paraît troublée, l’acceptation difficile. Il y a la trame reconnue,
identifiée, venant de ceux qui nous ont précédés, mais comment faire avec de petits-enfants qui
n’auraient pas assez vécu pour que les grands-parents puissent « tramer » avec eux ? Est-ce une trame
manquée, abandonnée, inachevée ?
Mais, plus généralement, ainsi que tu viens de décrire la situation, il se pourrait que, pour être cynique
un instant, dans toute perte d’êtres chers il y ait toujours quelque chose à gagner, pour la progression
de notre vie, pour notre mûrissement, notre accomplissement, même si c’est un peu cruel dans le fond,
et à condition que le deuil soit celui que tu décris, et non pas un deuil-échec, un deuil-enfermement.
De la sorte, même notre mort de grand-parent ne serait pas vaine, au moins nos petit-enfants
pourraient-ils en faire quelque chose pour grandir davantage, et grandir mieux peut-être.
R.B : Il ne faut pas oublier que l’amour des enfants est très codé historiquement. Avant le XXe siècle,
la perte d’un enfant était banale, du tout venant, je crois que Montaigne ne se rappelait même plus le
nombre d’enfants qu’il avait perdus. Il n’y avait pas cet attachement à l’enfant que l’on connaît
aujourd’hui, au moins dans les sociétés occidentales. On peut donc se poser aussi la question de la
relativité de la perte de l’enfant, au moins sur le plan historique. Et c’est là que je vois à la fois
l’importance et la relativité des sciences humaines. Oui, les sciences humaines expliquent qu’à une
48
autre époque, voire dans d’autres contrées, c’était et ça peut être autrement, mais elles ne disent rien
sur le fait que la personne vit quelque chose de vraiment singulier, et que ce qu’elle vit réellement le
fait profondément réfléchir. Ce n’est pas parce que grâce au sociologue ou à l’historien je sais que
l’amour pour l’enfant a pu être différent dans d’autres époques ou dans d’autres contrées que ce que je
vis à l’heure actuelle ne veut rien dire.
C.V. : Ce que nous disons est inclus dans une époque et inclut cette époque, la nôtre, le troisième
millénaire, et cela dans l’Occident européen, pas au Moyen Age et en Amazonie, nous sommes
culturellement et temporellement situés, c’est ce que disent beaucoup de sciences humaines et
sociales. Et je suis en grande partie d’accord avec toi, elles n’ont peut-être pas encore suffisamment
acquis l’habitude et même la finesse méthodologique pour dire ce que nous essayons de dire, le point
de vue et surtout le vécu de la personne, en l’occurrence du grand-parent, et aussi, pourquoi pas, du
petit-enfant lui-même quand c’est possible. Le singulier, avec son intuition, son émotion, n’a pas
encore assez fécondé et enrichi le général et le macro de ces sciences.
Pour évoquer l’attachement, je pense comme toi qu’il est extrêmement présent et actif chez l’être
humain, il est actif même quand il vient à manquer, par le manque justement. Et pour ma part, je le
vois en plus comme une caractéristique que l’être humain partagerait avec l’animal, au moins le
mammifère, et l’exemple du singe se réfugiant près de sa mère artificielle en fourrure tendrait à le
démontrer. Et on remarquera facilement de l’attachement entre animaux, mais aussi entre animaux et
humains. L’attachement vu sous cet angle franchirait la frontière entre espèces, il ne concernerait pas
que les grands-mères et les grands-pères ! Je plaisante, bien entendu, mais tout en étant assez sérieux.
Ce grand partage de l’attachement entre humains et animaux démontrerait que ce sentiment est
totalement vital, un ingrédient déterminant de la vie d’espèces différentes, de la vie tout court en fait.
Au passage, je me demande ce qu’ont dans la tête ceux qui clament que l’affectivité doit être expulsée
de l’éducation scolaire. Je trouve cela mortifère, tout à fait contraire aux vertus indispensables et
vitales de l’attachement pour les humains.
On connaît les études montrant que si l’enfant n’a pas connu ce phénomène d’attachement, ressenti de
part et d’autre, l’amour de la mère pour l’enfant et l’amour de l’enfant pour elle, il pourra connaître
des périodes difficiles. Dans le même sillon, que peut-il se passer s’il n’y a pas d’attachement visible,
ressenti, entre grand-parents et petits-enfants ? En discutant ensemble, nous partons implicitement du
principe qu’il y a quelque chose qui doit exister, en l’occurrence l’attachement. Mais alors, quand ça
49
n’existe pas ? Non pas parce qu’on n’aurait pas connu son grand-parent directement, mais parce que
le grand-parent est là sans assumer sa fonction, par incapacité ou non volonté. Y a-t-il un maillon
d’attachement qui saute, avec je ne sais avec quelles conséquences ? Et je me dis aussi qu’il ne peut
pas y avoir de perte dans le sens où nous en parlons s’il n’y a pas eu de l’attachement préalable, ce qui
fait qu’on ne peut avoir conscience de l’attachement sans la conscience qu’il peut y avoir perte de la
personne dépositaire et actrice de cet attachement. La perte des grands-parents est programmée, ainsi
que la forme d’attachement qu’on leur porte et qu’ils nous portent.
R.B. : Il existe des grands-parents qui ne sont pas grands-parents, qui le sont intellectuellement mais
pas existentiellement. En tout cas le petit-enfant ne s’y trompe pas, si son grand-père ou sa grandmère n’ont pas cette capacité d’entrer en relation d’attachement, il s’en rend compte.
Par rapport à tout ce que nous disons, trois termes m’apparaissent des termes-clés dans la réflexion
sur attachement et perte. Le premier terme serait « attachement », dont nous parlons ; le second serait
« détachement », et le troisième serait « non-attachement ». Les trois termes sont en relation et
montrent un approfondissement. L’attachement est un besoin primaire, qui nous constitue, nous fait
vivre et survivre, même. Le détachement peut être la réaction à un attachement, lié à la souffrance de
l’attachement, lié à la perte. Quand on n’est pas prêt, on peut aller vers du détachement, c’est parfois
le cas dans une rupture amoureuse : puisque l’autre nous a quitté, on tente de l’oublier
systématiquement, en un détachement volontaire. Mais ce détachement volontaire est possible, je
crois, soit parce que ce n’était pas trop grave, soit parce qu’il s’agit de quelque chose de refoulé, et
dans ce cas, à un moment ou un autre, ça réapparaît. La notion de détachement est intrinsèquement
liée à la notion d’attachement, de l’ordre d’une préservation psychique pour soi-même : notre mère
meurt, on lui en veut presque de nous laisser en plan et on commence une sorte de processus de
détachement, mais c’est éphémère, par un travail psychanalytique par exemple, on verra plus tard à
quel point ce n’était qu’un moment, qu’il est nécessaire de revivre, pour cette fois vraiment assumer et
aller vers une assomption beaucoup plus profonde, un vrai travail de deuil. En réalité, par le
détachement on ne fait pas un vrai travail de deuil, qui est beaucoup plus complexe que le simple
détachement. Le détachement peut nous faire aller vers l’oubli mais l’oubli manque quelque chose.
Pourtant on dit : « Il faut se blinder !». Mais non, justement, il ne faut pas se blinder, il faut se faire
rivière, c’est tout à fait différent.
Et il y a ce troisième terme, le non attachement, qui est un terme-clé de la philosophie non dualiste.
50
C’est très important, autant dans la mystique chrétienne de maître Eckhart que dans les sagesses
orientales. Pour moi le non attachement est une assomption totale et un dépassement de cette relation
entre attachement et détachement, grâce à quoi nous passons dans une autre prise de conscience, la
conscience, justement, de la trame. C’est parce qu’on a la conscience de la trame qu’on peut vivre
réellement ce que veut dire le non attachement, sinon on passe à côté, on n’arrivera jamais à vivre, à
avoir conscience de ce que peut être le non attachement pour soi-même, dans son vécu intérieur. On
confondra toujours avec le détachement, or le non attachement n’est pas du tout le détachement, parce
que dans le détachement on peut se blinder affectivement, on peut apparaître comme quelqu’un de
fort, de sûr, mais aussi être quelqu’un qui du jour au lendemain va craquer, devenir dépressif pour
plusieurs années. Le non attachement ce n’est pas cela, on est dans le cours de la rivière, dans le cours
de la trame, on est dans le processus et on fait un avec lui. Le non attachement ne veut pas dire qu’il
n’y a plus d’attachement, il signifie que l’attachement fait partie d’un ensemble qui dépasse la
singularité, fonctionnant comme un processus d’approfondissement.
Comment passe-t-on d’un processus d’attachement très codé à un processus de non attachement ? Estce un processus dialectique ou un processus de mutation de la conscience ? En tout cas, on peut dire
qu’entre processus de détachement et de non attachement, les religions ont fait leur beurre ! Les
religions s’attardent vraiment au détachement, et au non attachement sous l’angle codé du paradis, de
l’eschatologie, un état d’après la mort où les choses d’avant ne se vivent pas de la même manière.
Mais moi je ne parle pas du non attachement après la mort, ce qui arrivera après la mort ne
m’intéresse pas beaucoup, je m’intéresse à ce qu’on vit à l’heure actuelle et à ce qu’on est capable de
vivre dans notre vie. Est-on capable d’atteindre ce point de non attachement au cours de notre vie,
pour vivre notre vie et la relation aux autres d’une autre manière, avec un autre état de conscience ?
51
CHAPITRE 4
PROFONDEUR ET RELIANCE
La profondeur et la reliance sont deux concepts majeurs dans la philosophie de la vie développée par
René Barbier, qui trouvent une résonance particulière quand il s’agit d’évoquer la grand-parentalité.
Avec la gravité, qui sera évoquée dans le chapitre suivant, ils sont au cœur même de sa conception de
la vie, de la circulation du sens dans une vie.
R.B. : J’ai emprunté le terme de « profondeur » à Roberto Juarroz, dans une très intéressante postface
d’un livre d’Antonio Porchia, Voix, à la fin des années 1980 pour la version française. Ce livre
d’aphorismes paradoxaux a été déterminant pour moi. À l’époque je l’ai fait connaître à mes
étudiants. Roberto Juarroz, influencé par Porchia, dans sa magnifique postface, parle de la notion de
profondeur, et de mon côté j’ai repris cette notion qui me parle beaucoup.
Pourquoi me parle-t-elle ? Parce que je ne peux pas parler de Dieu, en parler ne me convient pas parce
que « Dieu » est un terme totalement connoté par les religions du Livre. « Dieu » parle à ceux ayant
reçu une éducation chrétienne ou judéo-chrétienne, mais pour des gens comme moi qui n’ont pas eu
cette éducation, qui vivent dans une société qui culturellement a une dimension judéo-chrétienne,
mais qui n’ont pas été forgés dans cette culture familiale, ça leur parle plutôt négativement. Pour eux
Dieu est toujours le Dieu ecclésiastique, celui des religions instituées, avec tout ce que cela veut dire
comme oppression dans l’histoire même de l’Eglise. Il est très difficile à ce moment-là de convoquer
la notion de Dieu sans immédiatement convoquer tout ce qui l’accompagne historiquement, et alors
apparaît ce qui va mal, sans qu’on puisse toujours voir ce qui va bien aussi, car il y a Saint François
d’Assise, et d’autres choses, allant dans un sens tout à fait différent.
D’autre part le mot « Dieu » renvoie à de l’affirmatif, à du positif. A moins d’aller vers des mystiques
chrétiens se situant plus du côté de la théologie négative, le mot Dieu apparaît d’emblée affirmatif,
présentant les choses un peu trop rondement. J’ai donc préféré le terme « profondeur », qui me permet
de mieux dire ce que je veux dire. Selon moi, « profondeur » est en rapport avec la notion de réel. Il y
a une relation entre profondeur et réel, sachant que le réel, en se référant un peu à ce que dit
actuellement la science contemporaine, mais aussi ce que dit peut-être Lacan, à savoir : le réel est
l’impossible de la symbolisation. Le réel « est », nous-mêmes sommes le réel, mais, dans le fond, sans
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qu’on sache ce qu’il est, et sans qu’on puisse en parler : il nous est impossible d’en arriver à la
dimension symbolique, c’est-à-dire au niveau du langage et de la parole. Mais, pourtant, le réel c’est
ce qui est.
Alors que faire ? Dans la mesure où nous sommes dans un espace de parole, que va-t-on faire, que vat-on dire ? Un poète est aussi quelqu’un qui parle, et de quoi parle-t-il si comme moi il prétend se
référer au réel ? Le réel n’est pas imaginable, on ne peut le symboliser, mais il est consistant au fond
de soi-même ; au fond de chaque être, il a une existence. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas en
parler qu’il n’existe pas. Le poète est sans doute celui qui va de ce côté-là, qui lance un pont avec ce
réel inexprimable, parce qu’au fond de lui-même il est branché sur le réel.
J’ai une conscience aiguë de cela, d’être dans le réel, ce réel dont je parle ici, et la question est :
« Commet en parler ? ». C’est pour cette raison que j’emploie le terme de profondeur, qui me permet
de parler de ce réel pourtant innommable. Il y a naturellement là du paradoxal, puisque parler de
profondeur me renvoie en fin de compte au réel, tout en sachant que le réel ne peut être parlé.
Qu’est-ce que le réel ? Rappelons qu’actuellement, pour la physique contemporaine, la matière visible
baryonique ne représente que 5% de la composition de l’univers. Le reste est composé de 25% de
matière noire invisible, neutre, qui n’interagit pas avec la matière ordinaire, et dont on ignore la
nature, et de 70% d’énergie noire, de nature totalement inconnue, mais venant contrecarrer la
gravitation tout en permettant l’expansion accélérée de l’univers. Les 5% restant, la matière
baryonique, sont composés d’atomes et de molécules. Or, 1/10e seulement de ces 5% est visible, les
9/10e sont invisibles, en tout cas avec nos moyens actuels d’observation.
Alors on se dit : « Je suis le réel », sinon je ne serais pas, mais qu’est-ce que le réel ? En quoi
l’énergie ou la matière noires font-elles ou non partie de moi ? Je n’en sais rien, puisque tout cela est
inconnu.
En conséquence, que suis-je, au sens de la consistance d’une substance, qui suis-je au niveau de
l’identité ? Déjà, ne serait-ce qu’en me référant au réel, je me trouve face à une interrogation de taille,
mais il y a cette autre interrogation, encore plus vaste, vraiment métaphysique, la grande et première
interrogation des philosophes, bien énoncée par Leibniz ou Heidegger : pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? Qu’est-ce qui fait que quelque chose a pu naître ?
Nous sommes ce que nous sommes, ici, en train d’échanger, mais qu’est-ce qui fait que cela est, que
cela existe ? Au niveau des interprétations partant des données de la physique, de l’astrophysique, il
s’agit là d’une grande interrogation parce que c’est un mystère, pourrait-on dire. On est face à la
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question soit du hasard, soit de la nécessité. Le hasard, c’est ce qui aurait pu ne pas être, mais qui est
cependant ; il y avait peu de chances que tout cela se produise, que l’univers existe et que nous en
émergions, avec notre vie, notre conscience, c’est un hasard extraordinaire. L’astrophysicien
américain Trinh Xuan Thuan a essayé de représenter ce hasard : il s’agit d’une probabilité analogue à
celle de tenter d’atteindre avec une flèche une cible d’un centimètre carré se trouvant dans l’univers à
15 milliards d’années-lumière de nous ; on tire la flèche sans savoir où se trouve la cible, et la flèche
atteint cette cible ! C’est inconcevable, et l’hypothèse du hasard est invraisemblable pour que la vie
soit la vie, pour qu’on arrive à cette complexité, à ce degré d’évolution. L’autre hypothèse formulée
par le même auteur est, en fin de compte, un principe organisateur faisant que dans notre univers on
arrive presque nécessairement à la vie, à ce degré d’évolution. La première hypothèse nie la
deuxième : il s’agit de hasard et non d’un principe organisateur. Il y a des milliards d’univers
possibles (multivers), et dans ce cas, effectivement, il y une chance pour en arriver à un univers
comme le nôtre.
Le vrai questionnement est : pourquoi y a-t-il l’étant et pas plutôt le rien de Heidegger? Cette grande
question est au cœur même de mon idée de profondeur. Je reste dans une sorte d’interrogation par
rapport à cela, et pour moi elle se concrétise par l’idée de mystère : il y a un mystère, et par la raison
je ne peux pas en fin de compte savoir pourquoi il en est ainsi. Donc, le terme de profondeur me
permet de parler de ce mystère, bien que je ne puisse pas en dire grand-chose.
On voit tout de suite que parler de la profondeur sera nécessairement en parler non pas d’une façon
affirmative en disant : « La profondeur c’est… », mais plutôt en disant : « La profondeur n’est ni ceci,
ni cela ». J’emploie le terme de profondeur qui renvoie à un réel dont on ne peut pas parler, mais si
j’en parle tout de même, je ne peux le faire que dans une pensée négative, une pensée apophatique.
Du même coup, dans ce cadre, n’ont d’écho pour moi que les penseurs, les philosophes, les mystiques
qui ont cette approche apophatique de la profondeur : maître Eckart et Angelus Silesius dans la
tradition chrétienne, la philosophie de la non dualité dans la tradition hindoue et dans le bouddhisme,
dans le taoïsme. Le Tao Te King commence ainsi, et Krisnamurti et la plupart des sages non dualistes
vont tout à fait dans ce sens-là. Krisnamurti est le penseur qui m’a le plus influencé. Penseur entre
guillemets, au sens de la pensée, et là il faut faire une digression. La pensée, ce n’est pas
l’entendement, la raison raisonnante qui vise à calculer, à saisir la raison de toutes choses. Non, la
pensée est ce qui permet de comprendre avec intuition, en allant le plus loin possible, en n’excluant
aucune logique sans en privilégier aucune. On voit bien chez Krishnamurti sa manière de dialoguer :
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souvent une façon d’évider, de creuser, de faire en sorte que le trop-plein des choses apparaisse
comme étant relativement illusoire par rapport à un vide essentiel.
J’aime bien cette approche qui est pour moi une approche clinique très importante, mais qui est aussi
une approche bouleversante. On travaille par le vide quelque chose qui est de l’ordre du trop-plein : et
on se vide, jusqu’à ce que, parfois, il ne reste plus grand-chose. Mais c’est peut-être quand il ne reste
pas grand-chose qu’on peut atteindre quelque chose, qui était pourtant toujours là au fond de nousmêmes. La profondeur atteinte de cette façon aboutit à l’être humain, à la vie, à la conscience.
Je distingue trois dimensions en l’être humain, dont il convient de se rappeler quand on est en rapport
avec autrui : l’homme libidinal, l’homme historique, l’homme symbolique. L’homme libidinal est
évidemment celui qui a un corps, qui est incarné, qui est dans la sensation et dans la pulsion, dominé
par Dionysos ; l’homme historique a non seulement un corps, mais il est celui qui construit, qui essaie
de maîtriser, qui lutte, c’est Prométhée ; l’homme symbolique, quant à lui, donne du sens permettant
de communiquer, de créer par l’art, la poésie, la littérature, c’est Apollon. Ces dimensions me
semblent essentielles dans ce qu’on peut comprendre d’un être humain, elles rendent compte de trois
grandes façons de voir le monde : interpréter, transformer et contempler. Ce qui recouvre à mon sens
chez l’être humain plusieurs types de besoins.
D’abord un besoin de reconnaissance : l’être humain a absolument besoin d’être reconnu en tant
qu’être humain, avec cette spécificité, ce mystère d’exister, comme dit René Char, qu’il doit
reconnaître pour lui-même. Il doit déjà se reconnaître comme être humain, mais il est important aussi
qu’il soit reconnu par les autres, et qu’il reconnaisse les autres en tant qu’êtres humains dans ce besoin
de reconnaissance. Et malheureusement de multiples faits montrent qu’il n’est pas reconnu dans ce
besoin de reconnaissance, notamment dans la société contemporaine industrielle et post-industrielle,
avec cette façon de traiter l’être humain comme un objet, le contraire d’un être humain doté du besoin
de reconnaissance.
Un être humain, c’est aussi un besoin de sécurité. L’homme est un être-animal qui a besoin d’être
nourri, non seulement physiquement, c’est la moindre des choses – et on sait qu’il y a des milliards
d’individus qui ne le sont pas -, mais aussi nourri intellectuellement. Quand ce besoin de sécurité est
assuré et assumé, il peut passer à un état de sérénité plus vaste, que j’appelle la sécurité ontologique,
une sorte de fond en lui-même où il se sent vraiment exister.
Et cela va de pair avec le besoin de dépassement, qui est pour moi le troisième besoin fondamental de
l’individu. Il est tout de même mystérieux qu’un être humain cherche toujours autre chose. Quand
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bien même il aurait tout, il ressent un manque, et cet élan vers quelque chose de plus vaste que lui fait
partie me semble-t-il de la conscience même de l’être humain. A mon avis cette conscience est
animée et alimentée par le besoin de dépassement. Ce besoin de dépassement est l’attraction
fondamentale de la vie, d’une vie qui est l’élan même de l’énergie de tout ce qui est, de quelque chose
qui est au fond du réel. Pour moi, ce qui est au fond du réel, c’est un l’élan créateur d’une substance
inimaginable et innommable. Avoir cette représentation-là, cette conscience-là, nous fait parler de
profondeur, nous permet de parler de la relation entre la profondeur, la reliance et la gravité.
Lorsqu’on a cette façon de concevoir la relation à la profondeur, peut-être va-t-on vers ce que
Bertrand Vergely, dans son livre Retour à l’émerveillement, appelle justement l’émerveillement.
Certes, Bertrand Vergely est, semble-t-il, plus proche de la tradition chrétienne, mais on trouve dans
son livre une force, un élan, même au niveau de la parole. C’est une philosophie dotée d’une
dimension poétique évidente, sans l’aridité conceptuelle de beaucoup de philosophes. Je suis assez
séduit par la tendance un peu prophétique de ce type de parole sur l’émerveillement, sans pour autant
être complètement englobé, parce qu’on y perçoit une telle volonté d’y croire que c’est aussi à
questionner. Ceci dit, pour moi, la notion d’émerveillement va avec la notion de mystère déjà
mentionnée.
Il y a émerveillement parce qu’il y a conscience du mystère, et le mystère n’est pas simplement à
l’origine, ni à la fin - si toutefois il y a une ou des fins, on n’en sait rien, on est plutôt dans ce qui sans
cesse advient, s’improvise, et qui, en existant, introduit à l’existence du temps. Le temps se construit,
se tisse au fur et à mesure que quelque chose advient, d’instant en instant. Cette dimension
d’émerveillement me semble très importante, et j’aime beaucoup en fin de compte que Jacques
Ardoino, mon vieux maître, qui est si négatif, si pessimiste d’une certaine façon sur la vie et sur la
vieillesse surtout, en arrive à la fin de sa vie à parler d’émerveillement, simplement en regardant les
choses.
En ce qui concerne la profondeur, on ne peut en parler que de façon « négative », en termes
d’évidement, et elle doit être mise en rapport avec d’autres notions, comme la notion de « profond ».
Le profond, à mon sens, c’est l’existant, et notamment l’existant humain ; c’est le vivant, mais le
vivant humain, en particulier celui qui est doté d’une certaine conscience de la profondeur. Ce vivanthumain-profond est aussi doté des contradictions liées à trois dimensions, l’homme libidinal,
l’homme historique, l’homme symbolique. Le jeu de ces trois dimensions, leur interaction, produit
nécessairement des contradictions, des paradoxes, des difficultés, une complexité peut-on dire, et ce
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vivant-humain-profond ayant conscience de la profondeur, complètement relié à elle, est aussi celui
qui à certains moments de sa vie peut être en situation de fragilité évidente. Il peut souffrir, vivre
difficilement, sombrer dans la folie ou le suicide, et il est un être profondément attachant. On
reconnaît en lui ce qui est de l’ordre de la profondeur, mais, en même temps, il ne peut pas être
totalement la profondeur, parce que s’il l’était, il serait devenu un sage, un saint, il ne serait plus un
homme. J’aime beaucoup le profond, mais les sages et les saints me semblent toujours un peu dans un
autre univers que le nôtre.
Donc le profond est pour moi tout à fait important à reconnaître, notamment pour un philosophe
clinicien, c’est-à-dire un philosophe intéressé par la vie concrète des hommes. Ce qui me fait ajouter
deux autres notions à distinguer chez le profond, complètement liées à la profondeur : le superficiel et
le surfaciel.
Le superficiel, ce sont tous les mouvements du monde éloignant de la profondeur, faisant entrer dans
des jeux relativement artificiels que l’on construit soi-même, mais qui sont aussi largement donnés
par la société, dont il résulte une tendance à l’éloignement de la conscience de la profondeur ; en tant
que profond on perd peu à peu son engendrement, son animation, pour aller vers du plus en plus
insignifiant, en une montée de l’insignifiance dans le sens de Cornelius Castoriadis16.
Par contre le surfaciel est tout à fait autre chose, l’univers existentiel du profond. Le surfaciel est à la
surface, en contact avec la profondeur. La surface est une notion-clé chez Gilles Deleuze par exemple.
Le surfaciel, est ce qui est là, présentement, donnant toute sa force à la présence. On est présent dans
le surfaciel, le surfaciel étant le contact avec la profondeur.
Pour moi le profond est celui qui sans cesse sait discerner ce qui est de l’ordre du superficiel en luimême et ce qui est de l’ordre du surfaciel. Dès lors qu’on est inscrit dans le surfaciel et qu’on le
reconnaît, on peut aller un peu plus loin dans la parole de la profondeur, et peut-être qu’en allant
davantage dans la parole de la profondeur, va-t-on en fait vers le silence. Au fur et à mesure qu’on
approfondit la profondeur, la parole s’épuise pour aboutir à un certain moment au presque rien.
Le presque rien ça sera ce petit poème que j’ai écrit pour mon ami Jean Lecanu : « Uniquement ça,
non ; uniquement cela, oui ». Le « ça » pour moi représente tout ce qu’on peut dire autour de
l’inconscient, toute cette dynamique imaginaire qu’on peut avoir, et le « cela » relève de la tradition
de l’Advaïta Vedanta, la tradition brahmanique ou éventuellement la déité de maître Eckhart, ou
même le Tao dans la tradition taoïste. « Uniquement ça » et « Uniquement cela » : « Uniquement », ce
16
Cornelius Castoriadis, 1998, La montée de l’insignifiance, Tome 4 de Les Carrefours du labyrinthe, Seuil.
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n’est pas « Malgré tout ».
Plus on va vers le profond de la profondeur, qui est un sans fond en même temps, plus ce qui est de
l’ordre du discours s’épuise, et même la parole, la parole étant plus que le discours, elle est cet
enracinement dans la profondeur, qui donne une sorte d’ampleur affective et intuitive aux mots, aux
images. Même la parole peu à peu se délite pour aller vers un plus rien de la parole. Peut-être que le
sage véritable est celui qui ne parle plus, qui se contente de contempler. Peut-être, je n’en sais rien,
parce que Krisnamurti a continué de parler, et si on lui posait la question « Pourquoi parlez-vous ? »,
il répondait : « Je parle comme une fleur donne son parfum ». Mais d’un autre côté, Ramana
Maharshi, ce sage non dualiste de l’Inde mort en 1950, effectivement ne parlait presque pas. Il n’a
jamais donné conférences de par le monde. Et combien de sages existent ou ont existé dans l’histoire
de l’humanité, dont on ne sait rien, au même titre qu’on ne sait rien du réel, mais qui avaient peut-être
une profondeur extraordinaire ?
C.V. En t’écoutant évoquer ta conception de la profondeur, avec tout ce qui la lie à l’être humain, on
se dit qu’à côté des multiples dimensions que tu mentionnes, la reliance est un élément fondamental
de l’être-ensemble, d’un être-ensemble général qui peut nous rapprocher de l’être-ensemble
indispensable à un certain type d’éducation, qui bien sûr peut se retrouver dans la relation grandparentale. Reliance dans cette relation entre petits-enfants et grands-parents, qui d’emblée est marquée
de profondeur, ne serait-ce que par les imprégnations de l’élément temporel, qui est vécu de façon très
différente chez le jeune enfant et le grand-parent.
R.B. : La reliance est très importante, et la réflexion sur la profondeur aboutit nécessairement à la
reliance. La reliance est un terme qui est employé également par Michel Maffesoli ou Edgar Morin, et
qui est aussi critiqué, par exemple par Jacques Ardoino. Pour ma part je le reprends depuis longtemps,
à partir de Marcel Bolle de Bal, qui a beaucoup travaillé la notion et l’a introduite dans les sciences
humaines à travers un colloque épistolaire qu’il avait fait paraître sur cette question, Voyage au cœur
des sciences humaines : De la reliance, livre dont j’avais écrit un chapitre, sur sciences de l’éducation
et reliance. Ce concept est pour moi une clé, dans la mesure où, si on a conscience de la profondeur,
on aboutit à la reliance. La conscience de la profondeur est nécessairement conscience de la
complexité : ce qui existe ne cesse d’aller vers plus de complexité, engendre sans cesse des structures
englobantes de plus en plus complexes, dans un élan créateur. Et plus c’est complexe plus c’est relié,
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plus les éléments sont en interaction, en interdépendance – ce qu’on retrouve dans le bouddhisme, qui
me parle énormément. Être un être humain, c’est être relié aux autres êtres humains qui font partie de
la même espèce quelle que soit la couleur de la peau. Nous sommes, à la fois tout à fait singuliers et
tout à fait semblables, et complètement interdépendants les uns des autres.
Il y a quelque chose qui nous réunit, une trame, il en a déjà été question. L’idée de trame se trouve
justement au cœur de la profondeur. Nous faisons partie de la trame, et moi qui suis ici à Paris, je suis
dans la même trame que le paysan du Bangladesh qui est peut-être en train de mourir de faim, je suis
concerné, je suis impliqué, la notion d’implication est une notion-clé des sciences humaines. Je suis
concerné par tout ce qui se passe dans le monde, de même que tout ce que je fais concerne aussi, en
fin de compte, ce qui se passe dans le monde. Même si cela peut paraître illusoire, pour moi c’est très
important, et j’essaierai d’en parler plus tard à propos de la gravité.
Par cette idée de reliance, je suis relié aux autres, relié aussi au monde, au règne animal et au règne
végétal aussi, c’est-à-dire à la vie, à tout ce qui est vie. J’aime cette idée d’être relié au monde vivant,
que l’on ne rencontre pas à ce point dans le christianisme. Dans la tradition orientale, le bouddhisme
en particulier, on trouve l’idée de compassion. La compassion, c’est l’idée d’être relié au monde
vivant, pas seulement humain, mais vivant. On trouve évidemment aussi cela dans le christianisme,
mais de façon secondaire. L’idée d’amour dans le christianisme est avant tout l’amour humain,
comme s’il y avait une supériorité. Mais y a-t-il une supériorité ? Peut-être effectivement un degré de
complexité plus grand chez l’être humain, mais s’il nous empêche de penser notre reliance au monde
animal et végétal, alors quelque chose de l’idée même de complexité nous échappe.
Pour moi, la reliance est la reliance à ce monde vivant, mais aussi au monde non vivant. J’aime
beaucoup cette tradition de la sagesse chinoise, quand des hommes tellement émerveillés par certains
rochers vont s’incliner devant eux, ces pierres de rêve. Nous sommes aussi reliés au monde non
vivant, qui nous parle, qui nous touche, à travers notamment notre faculté d’émotion à l’égard de la
beauté. Nous sommes émus en voyant une cime enneigée, Krisnamurti disait que sur une montagne,
nul besoin d’un ange en plus, il suffit de voir.
Cette faculté de reliance au monde dans toutes ses dimensions est une faculté très importante, mais
sans s’oublier soi-même. S’il y a reliance aux autres, au monde, il y a aussi reliance à soi et amour de
soi. Je dis bien « amour de soi » : tant que nous sommes dans le mystère de la vie, il y a une sorte de
besoin de reconnaissance, passant par l’amour de soi, qui procure la sécurité ontologique. Il est très
important de remarquer cela dans l’idée de reliance, cette idée clé qui permettra d’aborder plus tard la
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« gravité ». Profondeur, reliance et gravité sont bien au cœur même de ma philosophie de la vie.
C.V. : De l’articulation entre profondeur, reliance et grand-parentalité, il y aurait beaucoup à retenir,
évidemment. La reliance éprouvée et vécue par les grand-parents est peut-être transmise en partie au
petit-enfant, ainsi que ce que tu appelles la profondeur. Tout grand-parent ne parvient pas à cet état de
profondeur, voire peut même se comporter à l’opposé, comme tout parent ou tout éducateur. En tout
cas j’ai l’impression qu’il faut du temps, en général au moins une vie pour en arriver là, à cet état de
profond-relié, le chemin n’est pas évident, certainement. Peut-être que certains peuvent y parvenir
d’emblée, des êtres d’exception, mais ils sont certainement rares dans des sociétés comme la nôtre.
Mais, vers soixante, soixante-dix ans et plus, parce qu’on a vécu, traversé maintes expériences de
toutes natures, on est peut-être plus à même d’entrer dans ce registre de profondeur et de reliance, de
l’effleurer mieux sans doute. Et étant donné que les petits-enfants nous arrivent quand nous sommes
plutôt vieux que jeune, il se peut que le grand-parent soit mieux à même de transmettre un peu de
cette profondeur, mieux placé en somme que le parent plus jeune. La littérature, le théâtre ou le
cinéma, ont dû montrer cela, le sens de cette profondeur en train d’être transmis, où étant l’objet d’un
« essai » de transmission, ce passage de profondeur par de la reliance entre humains de générations
éloignées. Cet éloignement générationnel est peut-être un élément favorisant le passage d’un peu de
profondeur, donnant un relief particulier à la profondeur.
R.B. : Justement, dans la mesure où, quand on va vers le grand âge, on approfondit la profondeur, et
que, ce faisant, on est capable d’une moindre parole et de plus de silence, plus d’attention, au sens
d’attention à l’émerveillement, l’émerveillement de la vie qu’on trouve chez le jeune enfant.
C.V. : En lien avec le mot mystère, j’ai relevé le mot émerveillement au moment où tu l’as utilisé. J’ai
tout de suite pensé à l’émerveillement des grands-parents vis-à-vis de leurs petits-enfants. C’est assez
constant, il est rare de trouver un grand-parent qui ne soit admiratif et très séduit par son petit-fils ou
sa petite-fille, et je me dis souvent que les parents ne manifestent pas autant leur satisfaction, peut-être
parce que les tâches quotidiennes ne leur en laissent pas suffisamment le loisir.
L’émerveillement m’a ramené un instant au philosophe Pierre Hadot évoquant dans La Philosophie
comme manière de vivre le Sartre romancier, qui, dans La Nausée, décrit son personnage principal
comme existentiellement pris de malaise, de nausée, justement, devant le spectacle du monde et sa
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profondeur d’une certaine façon, là où il en est de sa vie dans le roman. Et Pierre Hadot dit que ce
que Sartre décrit comme du malaise, de la nausée devant la vie, il le décrirait plutôt, lui, comme un
émerveillement. Hadot pense que cela vient du vécu même de Sartre, de sa personnalité, qui lui font
imaginer cette confrontation avec la vie comme une nausée. Mais pour Hadot, qui a un autre vécu, il
s’agit d’un émerveillement, il emploie très directement le mot.
J’ai souvent l’impression d’un émerveillement grand-parental face au mystère que représente le petitenfant, et s’il y a nausée, elle est en général très bien dissimulée derrière un enthousiasme
communicatif. De l’autre côté, pour le petit-enfant, les grands-parents et même arrières-grandsparents peuvent être autant de mystères, certes pas au sens où tu as situé la profondeur au regard du
mystère de l’univers, mais tout de même, vu de leur très jeune âge, le grand âge est mystérieux. Cela
doit être très confus pour lui, mais souvent le petit-enfant doit avoir l’intuition d’un peu de profondeur
dans ce mystère. Si le mystère avait pu s’éventer avec l’enfant, une fois élevé et vivant sa vie, le petitenfant regagne pour les grands-parents du mystère : quel est ce petit-enfant, dont l’existence est
porteuse malgré tout du mystère de l’univers ? pourquoi y a-t-il ce petit enfant plutôt que rien ? la
venue de l’enfant étant bien la manifestation plus que tangible qu’il y a quelque chose plutôt que rien.
Le mystère profond peut émerveiller.
R.B. : Je me souviens d’un épisode avec ma fille, elle était petite, deux, trois ans. Elle jouait avec des
légos, toute seule, comme maintenant ma petite-fille joue toute seule à son tour. C’est extraordinaire
de voir, un vrai moment de contemplation. On l’observe sans a priori, sans avoir immédiatement
besoin de plaquer des catégories de pensée, on regarde simplement ce qui est, ce qui advient. Avec ma
fille, j’avais été profondément interpellé, dans le bon sens du terme : elle empilait ses légos, dans une
construction personnelle, et lorsqu’elle avait terminé, elle mettait joyeusement un coup de pied
dedans, puis immédiatement elle recommençait. Le plaisir de créer, mais aussi de détruire, les deux
allant ensemble, c’était interpellant sur le plan philosophique. La vie crée sans cesse, mais aussi
détruit ce qui est créé pour recréer du nouveau. Des formes sont créées par l’élan créateur qui est en
nous, mais elles sont créées pour être déconstruites et détruites pour de nouvelle créations. Mon
rapport à la vie en avait été fortifié.
Je trouve que dans l’art d’être grand-père, cette joie de contempler ce que fait le petit-enfant est très
importante. On peut voir alors à quel point il nous enseigne et nous révèle par ses jeux des choses
qu’on avait oubliées. Essayer de se faire oublier pour simplement le contempler dans son jeu, voir
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comment la vie se dit sans cesse dans son élan créateur lorsqu’il joue réellement. D’où l’importance
de la capacité de l’enfant à être seul. Cette capacité à être seul, à jouer seul, dont parle Donal Woods
Winnicot, est pour moi essentielle, c’est une catégorie-clé de la santé mentale de l’enfant. Les sociétés
qui empêchent les enfants de jouer sont des sociétés axées sur le rendement, la performance, tout est
canalisé, le jeu n’a plus d’existence. Ce sont des sociétés vraiment psychopathologiques.
C.V. : Ce sont des sociétés qui essaient de faire entrer les enfants dans leur jeu, plutôt que de les
laisser jouer le leur. Elles doivent imaginer qu’il faut mettre les enfants littéralement hors-jeu. Le jeu
de l’enfant, parfois, me renvoie à du tragique. Nous avons la chance d’avoir des enfants et des petitsenfants qui ont bien « fonctionné », bien grandi, mais il y a aussi le petit-enfant handicapé, autiste par
exemple, et qui justement, à cause de son handicap, ne peut pas accéder au jeu, peut-être même ne
pourra jamais y accéder. Je suis toujours très touché et troublé par le handicap, mental et physique. En
tant qu’êtres humains nous sommes la conséquence d’une chaîne de mystères qui nous fait exister
aujourd’hui, fruits du hasard et de la nécessité, d’une finalité ou d’une non finalité, mais nous sommes
là, avec une vie physique et mentale à peu près normale peut-on dire, globalement. Mais il y a ces
enfants, ces petits-enfants, qui jamais ne réaliseront de la même façon que nous la conséquence de la
chaîne de mystères, n’accédant pas aux meilleures potentialités possibles de ce hasard qui est là
depuis la nuit des temps.
R.B. : Est-ce qu’un enfant autiste, complètement dans son monde, n’est pas un enfant capable de
jouer, de trouver du plaisir et de la jouissance dans le jeu ? Et peut-être de trouver dans son univers
quelque chose qui nous est inaccessible. Je pense que l’autisme est une étrangeté qui nous touche
profondément, parce que, de même que ce qu’on disait à propos du réel, il y a là quelque chose de
l’ordre de l’autre, fondamentalement. Et on ne sait pas, personne ne sait ce qu’est l’autisme. On en a
des traces, des manifestations, mais on ne sait pas, personne n’a encore dit d’où venait l’autisme. Et
on sait très bien que l’enfant mongolien a une affectivité, une capacité relationnelle très grande, qui
peut tout à fait nous toucher, et pour peu qu’il soit dans un environnement favorable d’attention et
d’amour, cet enfant est capable aussi d’un vrai plaisir de vivre.
Je pense que beaucoup de choses nous échappent de la compréhension de l’autre, de l’autre vivant,
sans parler des animaux desquels on ne connaît rien, et des plantes aussi. Que connaît-on de la
souffrance des plantes ? Apparemment il n’y aurait pas de souffrance puisqu’il n’y a pas de cerveau,
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mais des expériences ont montré que les plantes sont sensibles au fait même de l’intention qu’on peut
avoir de les détruire. Il y a beaucoup de choses qu’on ne connaît pas. Ce n’est pas pour exclure la
notion de tragique. Le tragique, c’est de ne pouvoir faire autrement. Avec le dramatique on peut
éventuellement faire autrement, même si c’est difficile et si on n’y arrive pas. Mais le tragique c’est :
on ne peut pas faire autrement. On ne peut pas faire autrement que reconnaître que le réel nous
échappe, et c’est profondément tragique. Le tragique de ce côté-là, pourrait-on dire, est au cœur même
de l’âme humaine.
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CHAPITRE 5
GRAVITÉ
René Barbier a évoqué la relation entre deux termes qui lui sont chers : profondeur et reliance. Le
troisième terme qui, chez lui, paraît essentiel dans sa philosophie de la vie est celui de « gravité », qui
introduit à la responsabilité sociale. Si la reliance est une conséquence de la profondeur, de tout ce
qui est et advient, la gravité résulte de la reliance d’une façon inéluctable et contribue à complexifier
sans cesse la profondeur.
RB. : Pour en arriver à la gravité, rappelons que l’homme profond ressent à quel point il est relié au
monde et en quoi le monde le concerne très directement. Non seulement le monde proche, mais aussi
le monde lointain. Et c’est parce qu’il est un être relié qu’il est un profond lui-même en liaison avec la
profondeur, et qu’il participe à la reliance générale de tout ce qui est.
En conséquence c’est parce qu’il est relié qu’il se sent « grave ». Cette gravité est un concept
fondamental pour moi, qui est un peu l’inscription de la reliance dans le social pourrait-on dire, dans
notre relation aux autres en tant que nous sommes responsables d’un certain nombre de choses. La
gravité consiste à vivre consciemment le fait d’être affecté et impliqué dans toutes les parties de son
être par le rapport au monde, aux autres, et à soi-même. Krishnamurti d’ailleurs l’affirmait : « Je suis
le monde et le monde est moi ». Il y a une relation intrinsèque entre le monde et soi.
Pour moi, dans une vision de spiritualité laïque, je dirais que c’est une conséquence d’une conception
non dualiste de l’existence. Dans le sentiment d’existence, j’ai une conscience du « Je » d’une part, et
du « Moi » d’autre part. Avec la conscience du « Je », je sens que je fais partie de ce qui existe, ici et
maintenant ; je sens que j’existe. C’est un peu l’affirmation de Jung qui a un certain moment de sa
jeunesse se rend compte qu’il existe, et c’est un véritable éclairement de se sentir exister et de faire
partie de ce qui existe ici et maintenant.
Pour moi, le « Je » n’est pas une illusion, c’est une réalité. Comme le rappelle Jankélévitch, rien ne
pourra jamais supprimer le fait que j’ai existé pendant un temps donné sur cette terre. Par contre le
« Moi », qui fait partie du « Je », est largement conditionné par un imaginaire leurrant, qui dépend en
grande partie du social, des rapports sociaux, de l’histoire, et aussi d’un certain nombre de
déterminants qu’on peut qualifier de neurobiologiques. A mon avis, le travail psychologique et
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intérieur consiste à y voir clair, à essayer de discerner ce qui est de l’ordre du « Je » et de l’ordre du
« Moi ». Et on n’en finit jamais d’ailleurs de voir ce dont il s’agit. Le « Je », pour moi, est animé par
le besoin de dépassement de soi, c’est-à-dire cette conscience de faire partie d’un ensemble plus vaste
que soi. L’atome (et ses constituants élémentaires) fait partie de la molécule qui elle-même fait partie
de la cellule inclue d’un organe. Ce dernier fait partie du corps humain, qui lui-même fait partie d’un
groupe et d’une société, mais cette société est elle-même un élément du monde entier, de toutes les
sociétés. Cet ensemble-là faisant partie du monde terrestre s’inscrit aussi dans le cosmos. On voit à
quel point les choses sont enchevêtrées, en des complexités croissantes, et on peut penser
effectivement comme Hubert Reeves ou d’autres que l’évolution engendre des structures de plus en
plus complexes, qui à leur tour renvoient à d’autres structures, en une sorte de phénomène de
structuration de la complexité généralisée du monde.
En fin de compte le « Je » est à mon sens la conscience de ce que le philosophe grec Kostas Axelos
appelle « le jeu de la poéticité du monde », c’est-à-dire la conscience de faire partie d’un ensemble
relevant plus d’une sorte de poéticité que d’une raison, voire même d’un principe créateur et
organisateur, comme l’écrivent certains scientifiques contemporains, Trinh Xuan Thuan par exemple.
Si jamais ce principe créateur existe, il est pour moi de l’ordre poétique, de l’ordre d’un surgissement
dont on ne peut voir ni les tenants ni les aboutissants. Le « Je » s’affermit et se dévoile à nos propres
yeux, notamment à mesure que l’on passe de l’entendement, de la raison « calculatrice » qui prétend
maîtriser la nature, à une méditation sans objet, sans but spécifié, non intentionnelle, une méditation
pour rien en quelque sorte, qui ne cherche rien. Et cette méditation, effectivement, fait passer les
images et les concepts comme des nuages dans le ciel, et nous permet peut-être d’atteindre un niveau
de réalité en nous-mêmes, que pour ma part j’appelle le « Je ». Dans la conscience du « Je »,
justement, la gravité s’impose en toute clarté, et est complètement liée à cette conscience du « Je ».
Nous sommes responsables de tout ce qui est, même si nous n’en sommes pas toujours - et même
souvent – coupables ; nous sommes responsables mais pas nécessairement coupables. Je suis
responsable de l’état des rapports économiques, politiques, sociaux, au niveau de ma société
d’appartenance naturellement, mais également au niveau de la planète entière ; je suis responsable des
rapports nord-sud par exemple, de l’inégalité, par les actes que je pose, par les propos que je tiens par
les textes que j’écris, par les liens que j’établis avec d’autres personnes. Je suis toujours responsable
en quelque sorte, mais je ne suis pas nécessairement coupable. Les coupables sont avant tout les
décideurs à un haut niveau, dont les décisions entraînent des effets immédiats sur les populations. Les
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coupables des innombrables inégalités sociales de par le monde sont les décideurs du G20.
Le colonel Kadhafi était non seulement responsable, mais aussi coupable de ses actes, des massacres
qu’il organisait. Ceci dit, je suis responsable de ce qui se passe en Libye, même si je ne suis pas
coupable. Je suis responsable de l’histoire elle-même par la façon dont je vais convoquer les faits
historiques qui ont eu lieu pour leur donner du sens dans le présent. Ma façon de me rappeler la Shoah
va jouer un rôle, par exemple par rapport à la montée du Front National, en fonction de ma conception
des choses. Si je suis, comme Faurisson, un négationniste, niant l’existence des chambres à gaz dans
les camps, je peux adhérer au « point de détail » de Le Pen, à propos justement des camps de
concentration. Si au contraire j’ai une autre vue historique, naturellement je ne penserai pas du tout la
même chose. Ceci vaut pour le passé, mais aussi pour demain. La manière dont mon imagination va
établir des projets pour le futur, même s’ils sont aléatoires et sujets à modifications, ce sont des
projets dont je suis responsable, qu’ils soient ou non dignes d’un vivre ensemble.
Ce qui nous amène à la notion de « vivre ensemble ». Qu’est-ce que le « vivre ensemble », que je
place sous l’égide de la gravité ? Le « vivre ensemble » est une expression très actuelle, tout le monde
en parle, c’est étonnant : dans tous les domaines, les politiques, de droite ou de gauche, disant : « On
établit un vivre ensemble » ; mais aussi en éducation face à la violence, dans le travail social, ou bien
dans l’interculturel : va-t-on vivre ensemble ou non avec les musulmans ? Le terme est très
médiatique, mais on s’aperçoit facilement qu’il n’est jamais pensé, ni précisé, c’est un terme-valise
très flou. Tout le monde l’emploie sans que personne ne le définisse réellement. Lui donner un sens
plein, c’est avoir une claire conscience de ce dont je viens de parler à propos de la tri-polarité
profondeur/reliance/gravité. Je peux parler du vivre ensemble grâce à la cohérence entre ces trois
termes, sinon je tombe dans une médiatisation spectaculaire vide de sens. On évoque le vivre
ensemble depuis l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, en une confusion totale, car il y a
d’évidence une rupture fondamentale entre les différentes représentations politiques de la réalité.
« Vivre ensemble » est d’abord un rapport avec le vivant, le vécu et le vivable ; c’est vivre en
reconnaissant la plénitude du vivant. Je suis vivant en tant que je suis capable de sentir, de penser,
d’aimer, de souffrir, de connaître mes limites mais aussi mes capacités et mes besoins de
dépassement. C’est reconnaître pleinement que je suis un être ayant besoin de sécurité physique - être
nourri, boire -, également de sécurité psychologique ; que je suis aussi un être de pulsions, celles dont
a parlé Freud, mais aussi d’autres pulsions dont il n’a pas parlé ou qu’il a trop simplifiées ; que je suis
encore un être de dépassement, essayant sans cesse de voir autre chose par mon imagination active,
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mais aussi par du plus profond, à savoir ce sentiment et cette intuition de faire partie d’un ensemble
plus vaste que moi, difficile à définir, plus subtil que le social tout en étant aussi le social. Et je suis
aussi un être détenant sa dimension d’étrangeté, qu’on ne pourra jamais cerner, dont on ne pourra
jamais dire qui il est, et qui lui-même ne pourra pas le dire. Etre vivant, c’est cela pour moi, être une
partie d’une totalité dynamique portée par un élan créateur.
« Vivre ensemble » est donc d’abord vivre en rapport avec le vivant, mais c’est aussi avoir une
conscience du vécu. Le vécu est le fait qu’en même temps que je vis avec les autres et suis en relation
avec eux, l’histoire se tisse. Je tisse l’histoire avec les autres, je tisse mon histoire dans la relation
entretenue avec eux, et je tisse aussi leur histoire. La problématique de l’implication, c’est cela : je
suis impliqué, naturellement, dès ma naissance, et parce que j’existe. J’ai du désir, j’implique aussi les
autres de la même façon qu’ils m’impliquent, tissant ainsi notre vécu et celui de la société. Cette
dimension tisse l’histoire sous la forme sociale, politique, économique, culturelle, et tout cela nous
échappe en grande partie. Nous n’en avons pas la maîtrise, en partie parce que c’est aussi le fait
d’autrui, un autrui lointain dont je n’ai pas toujours conscience. Mais peu à peu le vécu s’accumule.
Du vécu existe déjà et s’impose lorsque nous naissons, avec lequel il faudra composer, souvent dans
l’inconscience et la méconnaissance de sa complexité et de son opacité.
Et vivre est aussi le vivable, non seulement tout ce que j’imagine de façon active, mais également tout
ce que les autres imaginent et réalisent ou ont réalisé. Or certaines réalisations du vivable sont
invivables, destructrices du bon sens, de la joie de vivre et génératrices d’oppression et de souffrance.
En parlant de vivable je parle aussi d’invivable, et je m’aperçois que le vivable n’est pas chose
simple, mais une conquête démocratique, avec les autres, liée à la discussion, à de la remise en
question permanente.
Au sens d’imaginable, il était vivable de construire par exemple des centrales nucléaires, mais
invivable de voir exploser celle de Tchernobyl. Le vivable et l’invivable peuvent être inhérents au
même objet, il n’est pas toujours aisé de cerner l’invivable dans le vivable, mais néanmoins le vivable
implique de ne pas s’immobiliser dans la discussion, en disant : « C’est un fait », on n’en discute plus.
Au contraire, le vivable signifie de discuter sans cesse en fonction des conséquences que le vivable
peut entraîner, notamment par rapport à l’invivable. L’invivable est sur bien des points lié à notre
imagination prométhéenne, et il n’est pas vraiment conscientisé dans notre monde. Peut-être
l’écologie s’y emploie-t-elle, et pour moi la montée de l’écologie politique est un point focal de
l’évolution historique des temps présents. Depuis les années soixante-dix, elle devient de plus en plus
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importante à travers le monde, récemment encore la Chine classe cette dimension écologique en
troisième place dans son dernier plan quinquennal. L’enjeu est de transformer le développement non
seulement quantitatif, mais aussi qualitatif, et la montée de l’écologie politique est tout de même un
élément positif et inéluctable de notre temps. D’ailleurs l’invivable conduit à l’audience de Stéphane
Hessel avec le petit livre Indignez-vous. Cette indignation à fleur de peau joue vraiment dans la
conscience personnelle singularisée de chacun, elle conduit à l’homme révolté, et non l’inverse ;
contrairement à ce que pense Luc Ferry, ce n’est pas parce qu’on est révolté qu’on s’indigne, c’est
parce qu’on s’indigne qu’on est révolté. Voilà un peu les choses autour de la gravité et du vivre
ensemble.
C.V. : Au passage, dans le moment d’histoire dans lequel nous sommes actuellement, on peut se
demander ce qu’il en est de l’imagination active dont tu parles. En Occident elle semble souvent en
panne, en berne, contrairement à d’autres régions du monde où les jeunes générations paraissent, sur
le terrain, plus à même de faire fonctionner activement leur imagination, au moins sociale et politique.
On le voit dans plusieurs pays d’Amérique du sud, mais aussi en Tunisie, en Egypte, ailleurs encore,
et peut-être même, à l’opposé géographique, en Islande, dont parlent très peu les médias. Par contre
en Europe, l’imagination active pour construire le vivable, le reconstruire ou le construire autrement,
paraît très en retrait chez les jeunes générations ; elle travaille peut-être souterrainement, il faut
l’espérer, pour mieux éclore demain, mais en tout cas elle n’apparaît pas avec beaucoup d’évidence
aujourd’hui. Par contre, et c’est curieux, elle semble frémir un peu plus du côté des grands-pères, et
même des arrières grands-pères, chez des auteurs de plus de quatre-vingt dix ans. Je citerai par
exemple Edgar Morin à la recherche du vivable avec son dernier livre La Voie, mais aussi, bien sûr,
comme tu viens de le faire, le Indignez-vous de Hessel, avec l’écho incroyable qu’il a eu, des millions
d’exemplaires achetés dans le monde entier, avec des mouvements descendant dans la rue, se
baptisant eux-mêmes « les indignés », là aussi un peu partout sur la planète, encore ces jours-ci à
New-York et ailleurs aux Etats-Unis. Mais, bizarrement, pas de mouvement d’indignés d’envergure
en France, alors que l’idée est bien partie de là, portée par un auteur bientôt centenaire. Du coup, on
peut s’interroger sur cette capacité inattendue des arrières-grands-pères, avec Morin ou Hessel, de
jouer encore un rôle dans l’imagination active du vivable de demain. Et s’ils sont des arrières-grandspères, où sont passés les grands-pères dans l’affaire ? C’est comme si un maillon avait sauté. Mais en
tout cas, sur le plan politique et pour ce qui est de l’imagination active pouvant déboucher sur une
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autre façon d’organiser le monde et d’être ensemble, les arrières-grands-pères ne semblent pas, ou
plus, se tenir à l’écart. Ce qui nous ramène sûrement en patrie au « Vivre ensemble » dont tu parlais à
l’instant.
R.B. : Oui, et il faut préciser « l’être ensemble » découlant de ce « Vivre ensemble », qui est très
différent pour moi du regroupement, de la foule, même du petit groupe. Le regroupement est une
série : chaque être est séparé et jouxte les autres, mais sans aucune consistance affective. Par contre, la
foule possède une vie affective, mais indifférenciée : on est pris dans la foule comme dans une
tempête, et pour moi ce n’est pas du tout l’être ensemble. Par l’intermédiaire de la foule, il y a
possibilité de faire exécuter n’importe quoi, alors que la discussion est au cœur même de l’être
ensemble. Le petit groupe est un être ensemble extrêmement restreint, qui pour moi manque
d’ouverture par rapport à la reliance. Il faut toujours revenir à cette idée que l’être ensemble est lié à
la gravité, elle-même liée à la reliance et la profondeur, si on l’oublie on ne comprend rien à rien. Une
autre idée de l’être ensemble, pour moi, est l’hétérogénéité, c’est-à-dire le contraire de l’homogénéité.
Nous ne sommes pas des êtres identiques, nous n’avons pas à entrer dans une mimésis, une imitation
systématique, nous sommes totalement singuliers, y compris génétiquement. Nous sommes différents
au sein même de nos différentes formes humaines, et cette singularité c’est l’idée d’hétérogénéité. On
ne peut pas parler d’être ensemble sans parler d’hétérogénéité, de multiplicité, et les philosophes qui
en parlent ont quelque chose à nous dire.
En même temps, l’être ensemble contient l’idée de frontière. Ne serait-ce qu’au niveau du corps il y a
une frontière, par exemple le moi-peau de Didier Anzieu17, qui permet l’échange entre l’intérieur et
l’extérieur tout en nous contenant ; nous avons un contenant donnant consistance à notre contenu, ce
qui, au niveau du social, pose la question de la limite et de l’illimité. La limite est nécessaire, elle
passe sans doute par des rituels, des lois, des normes, des coutumes, qui sont à reconnaître dans l’être
ensemble. L’idée de limite n’est pas à détruire, elle est à reconnaître, mais les limites sont à discuter
sans cesse. Et elles sont à discuter par rapport à l’illimité. L’illimité est lié à la profondeur, en fait
partie, et comme elle est toujours là, l’illimité est toujours là lui aussi. Au sein même des limites,
l’illimité vient toujours questionner, remettre en question les limites que l’on s’impose pour vivre et
survivre. Mais nous avons besoin néanmoins de ces limites. Les êtres qui ne veulent pas de limites
sont des êtres condamnés à la solitude, et, je dirais, à une solitude désastreuse ; je pense souvent à
17
Didier Anzieu, 1995, Le Moi -peau, Paris, Dunod.
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cette pièce de Bertold Brecht, Baal. Baal, c’est l’être de pulsion, narcissique, égocentrique,
personnel ; il fait ce qu’il veut de sa vie, détruit, engendre, part, sans cesse, il est sans attaches et clos
en lui-même, allant peu à peu vers la solitude et une mort solitaire, en quelque sorte. Tout cela
correspond très bien à une certaine philosophie de la vie, une philosophie du néant, où tout est lié au
hasard éventuellement, et ce qui conduit à des représentations du social et de l’humain de ce type.
Ce n’est pas ma conception du tout, et parler des relations des limites et de l’illimité, de leur
dialogique permanente, est très important dans ce que j’appelle l’être ensemble. Ainsi, l’être ensemble
me semble très différent de la communauté. La communauté, ou la « tribu » pour reprendre le terme
de Michel Maffesoli, est un être ensemble centré sur soi-même, par la polarisation essentiellement à
un référent unique, politique, religieux, culturel, peu importe. Tout se mobilise autour de ce référent
unique, tout se concrétise, se cimente, pour en arriver au communautarisme, et à ce qu’aux Etats-Unis
on a nommé le multiculturalisme, pour le valoriser d’ailleurs.
Mais le vivre ensemble est le contraire du multiculturalisme, qui est une autre forme de
l’homogénéisation du monde. Pour moi le vivre ensemble est autre chose que la communauté, le
communautarisme ou encore plus le multiculturalisme. Le vivre ensemble est beaucoup plus proche
de ce que Cornelius Castoriadis appelle le projet d’autonomie, autrement dit la reconnaissance que
des lois existent, mais dans une dynamique créatrice, en permanente discussion critique, le propre du
politique étant de discuter sans cesse pour estimer la pertinence ce qui est là, institué depuis
longtemps, par rapport à la réalité actuelle.
Dans le fond, le projet d’autonomie consiste à reconnaître la dialectique permanente entre l’instituant
et l’institué, et l’institutionnalisation qui en découle. C’est être au cœur même de cette remise en
question permanente, à l’intérieur du sujet en tant qu’il est un sujet social notamment, mais à
l’intérieur aussi des rapport sociaux dans la mesure où l’on agit, où on est une part de l’historicité de
la société. Donc rituels nécessaires, certes, mais en se gardant de l’émergence d’une morale
politicienne qui les figent dans un institué déguisé, à travers par exemple les grandes messes de la
République, 14 Juillet ou 11 novembre, à travers aussi la célébration du leadership, des grandes
figures historiques dont on veut faire des dieux ; n’oublions jamais, comme le dit Serge Moscovici,
que nous créons aussi des « machines à faire des dieux »18.
Selon moi, cet être ensemble se déploie aussi selon des phases historiques, que j’aime bien reprendre
en partant de la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité. Actuellement, j’ai l’impression, à
18
Serge Moscovici, 1988, La Machine à faire des dieux, Paris, Fayard.
70
travers la conscience éthique, que nous tendons vers quelque chose se rapprochant de la fraternité.
Dès les philosophies de la Renaissance selon Ernst Bloch, conçues comme avènement, mais plus
encore au moment du siècle des Lumières, de la Révolution française, la liberté a tout d’abord été
placée au premier plan. La devise républicaine est inventée, mais la Liberté est tout de même
première. Liberté naturellement d’aller et de venir, avec destruction de la féodalité, de la royauté,
mais aussi liberté bourgeoise, liberté de commerce, qui va instituer le capitalisme. Le capitalisme,
appelé aujourd’hui libéralisme, est complètement lié à cette idée de liberté. La liberté est précieuse, et
cette idée a dominé les 18e, 19e et 20e siècle, avec des points très positifs, réclamés par les peuples qui
se révoltent souvent au nom de la liberté. Mais elle a aussi permis l’institution à grande échelle du
capitalisme, qui est proprement une économie invivable à l’heure actuelle, et c’est un point de
réflexion : à partir de la liberté transposée en liberté du capitalisme, il y a eu oppression, soumission.
Aux 19e et 20e siècle va éclore l’égalité, avec les associations de travailleurs pour lutter contre un
capitalisme industriel générant asservissement et exploitation de l’homme par l’homme, ou avec le
développement des révoltes contre le colonialisme au 20e siècle. L’apparition de philosophies comme
celle de Marx est liée à cette montée de l’idée d’égalité, qui fait partie du vivre ensemble. Si la liberté
fait partie du vivre ensemble, l’égalité aussi. Mais cette montée de l’égalité et les révoltes
l’accompagnant a aussi donné les effets qui font qu’aujourd’hui sont tombées les grandes espérances :
le messianisme du communisme, ses pogroms, ses goulags, Le Mur de Berlin, Pol Pot, Mao Tsé
Toung, Staline ; nous avons appris ce que donne ce genre d’insistance sur l’égalité quand elle est prise
en charge par les couches bureaucratiques de la révolution. L’idée d’égalité est heureusement toujours
présente, les inégalités, ne serait-ce que sociales, sautent aux yeux de plus en plus, il ne faut pas du
tout jeter l’idée d’égalité avec l’eau du bain, mais tout en sachant que ce n’est pas si simple.
Pour moi, la prise de conscience du vivre ensemble au 21e siècle, c’est ce que j’appelle la fraternité,
terme de plus en plus utilisé. Régis Debray a écrit un livre sur la fraternité19, avec l’idée d’une
fraternité de combat, entre frères combattant contre d’autres. Pour moi la fraternité réelle est plus
qu’une fraternité combattante, c’est une fraternité de reliance, ayant à voir, pourrait-on dire, avec
une certaine tradition franciscaine de la vie. Mais pourquoi pas ? Je pense qu’à travers la conscience
de la reliance se développe une fraternité pouvant aboutir à une révolution de l’amour dont parle Luc
Ferry20, bien que chez lui cela soit trop lié à la famille nucléaire, au petit groupe, en une sorte de
19
20
Régis Debray, 2009, Le moment fraternité, Paris, Gallimard.
Luc Ferry, 2010, La Révolution de l’amour, Paris, Plon.
71
fraternité close. Sans nier la liberté et l’égalité, au contraire en les mettant en perspective par rapport à
l’idée de fraternité, celle-ci, dans l’évolution des phases historiques du vivre ensemble, me semble un
des points caractérisant la montée de l’éthique dont je parle. Cette éthique n’est pas la morale, c’est
une éthique personnalisée, singulière, mais à valeur universelle, par épuration du superflu, par
discernement des valeurs secondaires par rapport à des valeurs beaucoup plus essentielles qui
touchent à la problématique de la reliance et au devenir de l’humain réalisé.
Et là, un certain nombre d’influences de spiritualités orientales, le bouddhisme en particulier, peuvent
jouer un rôle important. Il y a un rôle utile, me semble-t-il, joué par l’altération venant de ces
spiritualités orientales, mais aussi l’influence utile des philosophes contemporains, notamment les
philosophes français de la déconstruction, Jean-François Lyotard en particulier, mais aussi Gilles
Deleuze ou Jacques Derrida. Ils ont participé à la déconstruction des beaux systèmes philosophiques,
y compris le système hégélien ou kantien, qui nous rassuraient par leur construction intellectuelle.
Pour moi, nous évoluons vers ce moment fraternité dont parle Régis Debray, et, à condition de le voir
plus largement que seulement une fraternité de combat, cela me paraît peut-être un des points-clés du
21e siècle. Et il y avait aussi ce que Malraux aurait dit – je ne sais s’il l’a dit réellement ou si c’est une
légende : le 21e siècle sera un siècle spirituel ou ne sera pas.
Voilà, pour moi, ce qu’il en est de la relation entre gravité et vivre ensemble. Il est vrai que,
naturellement, tout cela concerne l’éthique éducative, qui permet la construction, l’élaboration d’une
aptitude à vivre ensemble. Je pense que l’éducation est un processus de médiation-défi entre des
savoirs pluriels et la connaissance de soi. Les savoirs pluriels, ce sont les sciences, y compris les
sciences humaines, la philosophie, l’art, la religion, qui permettent l’interprétation de ce qui est en
train de naître, de se construire. À leur lumière, on donne du sens, mais un sens inévitablement attaché
à ces savoirs et à leur relativité historique. La connaissance de soi, quant à elle, nous la vivons
personnellement, dans notre intuition profonde, dans notre sensibilité à nulle autre pareille. Et pour
moi, l’éducation est une dialogique permanente entre savoirs pluriels et connaissance de soi,
dialogique perlaborative au cœur de laquelle il y a effectivement ce vivre ensemble conçu avec la
gravité, la reliance et la profondeur. Sous cet angle, le vivre ensemble est étroitement lié au projet
d’autonomie selon Castoriadis. C’est le projet d’autonomie d’une éducation comportant la dimension
d’une autre conscience éthique où la profondeur fait sens en termes de don, d’accueil, de sans-fond,
d’inachèvement, d’imprévisibilité, de reliance, de trame, de complexité, d’incertitude, et en fin de
compte de joie d’exister.
72
C.V. : Avant qu’on se rencontre, je ressentais déjà un peu les choses de cette façon, à propos de
l’éthique, du vivre ensemble, de l’autonomie, de l’éducation elle-même. Ce que tu décris
conceptuellement, j’avais tendance à le vivre concrètement, sur le terrain, directement, dans la vie
courante, en considérant d’un regard critique l’éducation que j’avais reçue, ce qui est toujours assez
facile, mais en critiquant aussi celle que je délivrais moi-même, ce qui est généralement plus difficile.
En conséquence je me dis une nouvelle fois qu’il n’y a peut-être pas tant de hasard que cela dans les
rencontres, même les rencontres universitaires entre étudiants et professeurs, certainement. Mais, du
coup, dans nos discussions autour de la grand-parentalité cette année, il m’est assez difficile de
m’inscrire en faux, ou au moins dans de la contradiction donnant une allure dynamique au débat, à
moins que de prendre le risque de l’artifice, qui de toute façon se remarquerait. Je ne me place donc
pas dans la position du contradicteur, mais davantage dans celle de l’écoutant, essayant quand je le
peux d’entrer en écho avec ce que tu dis, essayant de donner un éclairage complémentaire, ou un
prolongement, un peu cela.
Par exemple tu as parlé d’une poéticité du jeu monde, et je me demande en quoi la fréquentation du
petit enfant joue et ajoute à cette poéticité, avec sa joie justement, d’être au monde, de le découvrir,
même si quelques pleurs peuvent survenir de temps en temps, qui d’ailleurs ont certainement aussi
leur fonction. Il y a une joie, une façon de vivre quand on est enfant, que l’on perd généralement une
fois devenu adulte, du fait de l’âge ou de l’éducation. De lui-même, par ce qu’il est, le petit-enfant
peut être source de joie, de bonheur, d’envie de faire, de construire également, avec ce dont il est
potentiellement porteur pour demain, pour le vivre ensemble du 21e siècle. D’ailleurs on repère sans
difficulté une coloration politique dans ce que tu as dit aujourd’hui, politique en forme de projets,
individuels ou collectifs, voire civilisationnels. A chaque fois que je vois un jeune enfant, même si je
ne suis pas grand-parent, peu importe en l’occurrence, je pense à tout ce dont il est peut-être porteur,
registre politique inclus. Et d’une certaine façon, je trouve que ce « peut-être » participe lui-même
d’une poéticité du jeu monde, tellement d’espoirs peuvent être placés en lui, tout en sachant que très
peu adviendront réellement. Son avenir encore lointain, en devenir, nous renvoie à nos déceptions, à
nos renoncements, mais aussi à ce qu’on peut conserver malgré tout, quel que soit notre âge, celui
d’être grand-père éventuellement. Voir le petit-enfant, vivre à ses côtés, dans certains cas, j’imagine,
doit être capable de réveiller des sentiments ayant tendance à s’assoupir, ressemblant un peu à ceux de
notre enfance.
73
R.B. : L’enfant est une boule de vie, c’est extraordinaire, c’est l’énergie.
C.V. : Energie laissant imaginer que des choses vont inévitablement advenir dans un projet réalisé
incluant de la liberté, de la fraternité. Face au petit-enfant on peut imaginer cela, et c’est réconfortant
à chaque fois, même si souvent il y aura de la déconvenue. On dit des jeunes d’aujourd’hui, les ex
petits-enfants des années 1990-1995, qu’ils sont sans grande réaction, quasi apathiques, résignés,
seulement assidus jusqu’à l’addiction à leurs écrans et autres portables, même si de l’autre côté de la
Méditerranée les choses semblent en aller autrement. Bien sûr et heureusement il y a des non résignés
et même des indignés qui le font savoir, mais il se dit de la jeunesse qu’elle est globalement résignée,
conforme, en oubliant de dire tout ce qu’elle a contre elle, un monde entier qui ne lui est pas favorable
du tout. Mais la génération suivante ou celle d’après, celle de Lou ta petite-fille, vivra des temps peutêtre un peu plus ouverts, où elle et ceux de son âge pourront déployer plus largement leurs ailes.
En t’écoutant parler de responsabilité et de gravité, je pensais aussi à l’idée que se feront nos petitsenfants de ce que nous faisons, nous-mêmes, aujourd’hui, du politique, de la même façon que nous
pouvons nous interroger sur nos aînés, sur ce que nos grands et arrières-grands-parents ont pu faire ou
ne pas faire avec le politique de leur l’époque, marquée par Jean Jaurés, Georges Clémenceau, Léon
Blum, plus tard Charles De Gaulle, et surtout avec ce qu’ils véhiculaient de pensées et d’action, la
Libération, 1936, la montée des fascismes, la décolonisation, les guerres d’Algérie et d’Indochine, les
deux guerres mondiales, l’influence du PCF. Comme nous pouvons nous interroger et revoir nos
grands-parents pris dans ces événements, nos petits-enfants pourront aussi nous imaginer aux prises
avec les crises économiques actuelles, avec plus lointainement Mai 68 ou l’arrivée de la gauche au
pouvoir en 1981, et même avec les révolutions arabes en 2011, ou le colonel Kadhafi en Libye. Ils
pourront s’interroger : comment se seront comportés leurs grands-parents vis-à-vis de tout cela, qu’en
auront-ils pensé, qu’en auront-ils dit, auront-ils manifesté, protesté, approuvé ? Et surtout, en te
suivant : auront-ils bien été responsables sans être coupables ?
R.B. : Nous sommes responsables, même si on ne vote pas. Nous sommes responsables de ce que l’on
dit et de ce que l’on fait. Si on ne vote pas, on fait tout de même quelque chose : ne pas voter. Si on
s’abstient de voter, que dit-on, que fait-on d’autres ? Nous sommes toujours responsables, nous avons
une conscience de plus en plus vaste de ce qui arrive : grâce aux médias, à internet, et même si on ne
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peut tout savoir, nous sommes de plus en plus au courant de ce qui advient pour le genre humain dans
le monde, et nous sommes forcément face à nos responsabilités. Mais que va-t-on faire ? Ce n’est pas
toujours aussi facile que cela. Personnellement, lorsque par exemple je place un éditorial sur le
Journal des Chercheurs, j’ai tout de même l’impression d’agir : quelque centaines de personnes le
liront dans la semaine, je fais quand même quelque chose.
C.V. : Si la dimension de la fraternité que tu évoques prend de l’ampleur, s’étend aux générations
montantes, dans vingt ou trente ans certains des événements actuels apparaîtront inconcevables, et
Lou sera de cette génération-là. Elle pourra regarder comme inconcevable la non intervention pour
empêcher le génocide du Rwanda, la façon dont sont traités actuellement les étrangers sans papiers en
Europe, d’autres choses encore. Sous l’égide de la fraternité il est possible de supposer que la
responsabilité de tous irait grandissant. D’où l’importance de la transmission de ce que l’on fait par
rapport à cette responsabilité fraternelle. Ne serait-ce que lire ce que nous disons en ce moment à ce
propos lui permettrait de reconstituer le fil, de se situer un peu par rapport à maintenant, mais aussi de
se situer par rapport à sa généalogie grand-parentale. Je me demande parfois comment je pourrais
passer de telles choses à un petit-enfant, afin qu’elles ne se perdent pas, ne s’usent pas, parce qu’elles
sont précieuses. Par rapport aux parents, sur ce registre quels peuvent être les « handicaps » et les
« avantages » d’être grand-parent ?
R.B : Pour la transmission, les langages politiques et idéologiques codés ne passent plus maintenant.
Il faut recourir à du complètement singulier, imprévu, inventer un autre langage pour le politique. Il y
a aussi les attitudes : par exemple je crois que les comportements écologiques ont un rôle de plus en
plus important chez les jeunes. Ils ont une conscience écologique débouchant sur une pratique, par
rapport aux détritus, à la pollution en général, ce qui relève d’une autre attitude et d’un autre langage.
Si les partis politiques sont bien frileux par rapport à l’écologie, le langage écologique progresse tout
de même dans la jeunesse.
C.V : Les petits-enfants d’aujourd’hui, futurs adultes, seront dans vingt ans spontanément porteurs de
cette dimension écologique et fraternelle, si toutefois ils ressentent encore un peu d’émerveillement
devant le monde. Simplement émerveillés par ce monde-là, parce qu’il est beau et qu’il n’y en a pas
d’autre de disponible dans un proche avenir. En réalité, ils n’ont pas le choix.
75
CHAPITRE 6
L’AMOUR ET LE MAL
Est examinée ici la question de l’amour et du mal, sous deux angles : d’abord les relations entre
l’amour et la voie apophatique, que René Barbier privilégie en fonction de sa conception de la
spiritualité laïque ; est ensuite abordée la relation de l’amour et du mal : que peut-on en dire, quelle
peut en être la signification, dans l’éducation et la grand-parentalité ?
R.B : J’allie ces deux termes, « Amour » et « Mal », car si on traite de l’un, on ne peut ignorer l’autre.
Beaucoup d’auteurs, de philosophes ont abordé cette question, il serait très difficile, voire impossible,
d’être exhaustif. Je fais appel à quelques auteurs seulement, sans rechercher l’exhaustivité, je ne veux
pas faire un livre académique. Je suis plus enclin à convoquer des auteurs entrant en retentissement au
moment propice dans notre réflexion improvisée.
Un premier point : l’amour et la voie apophatique, dont on a déjà rapidement parlé.
Il est difficile de parler de l’amour, tout le monde en parle, des magazines pour midinettes aux traités
de philosophie, depuis les plus anciens jusqu’aux plus modernes. Tout le monde emploie ce terme, et
il est difficile de l’employer soi-même, un peu comme le mot « Dieu », on ne peut l’employer
facilement. Le mot est tellement chargé de sens, il est si prégnant et fort qu’on ne peut pas ne pas
l’employer, et on se trouve pris dans un dilemme. Mais je ne refuse pas de l’employer, c’est un beau
mot, il me parle, à la fois d’une façon sensuelle et sur des plans beaucoup plus profonds. Il est très
important d’oser l’employer.
Je ne vais pas le définir exactement, pour moi l’approche de l’amour est une approche par la
négativité, une approche du type : ni ceci, ni cela. Mais je dirais tout de même d’emblée que l’amour,
pour moi, est le sentiment le plus haut, le plus fort, tout en étant d’une subtilité extrême. C’est un
sentiment évident dans notre vécu, il n’y a pas à se poser la question de savoir si on aime ou pas, si
on aime telle personne cela apparaît clairement, dès le moment où on aime on ne doute pas d’aimer.
Si on pense n’aimer qu’à moitié, par exemple, il faut vraiment s’interroger. L’amour est sans demimesure, il est total ou n’est pas.
76
Lorsqu’il est total, il n’est pas obligatoirement envahissant au point de nous faire perdre tous nos
esprits, mais en nous-même et pour nous-même, il est évident qu’il ne se divise pas : il est total. Mais
en même temps, ce n’est pas parce que l’amour est centré sur une personne qu’il exclut d’autres
personnes. L’amour est un élan partant en éventail, et non pas, contrairement à ce qu’on pourrait
penser, qui irait rétrécissant pour atteindre un point focal, c’est l’inverse. Il me semble que l’amour est
un élan ouvrant sans cesse des horizons, c’est un sentiment profond ressenti.
Mais ce sentiment-là ne se confond pas non plus avec l’émotion, ni avec la passion, bien qu’il y soit
aussi lié. L’émotion et la passion n’excluent pas l’amour, mais l’amour est beaucoup plus subtil que
les phénomènes émotionnels ou passionnels. Par émotion, j’entends des bouleversements intimes,
affectifs, très passagers, liés à une circonstance particulière, dont il résulte que d’un seul coup nous
sommes bouleversés. La passion est de l’ordre d’un investissement très fort sur la longue durée, qui
nous centre littéralement et nous emporte dans cette centration. Naturellement, l’amour est différent
de l’émotion et de la passion tout en les incluant, mais lorsque nous sommes dans l’amour nous ne
sommes pas prisonnier de l’émotion et de la passion : nous vivons sur le plan de l’émotion et de la
passion sans y être enfermés.
Personnellement je vis ainsi le sentiment de l’amour. Plus exactement, je le lie à une valeur suprême,
de l’ordre de la vie. Plus on va dans la vie, plus on en comprend la complexité, plus on la ressent en
soi-même, et la vie n’est pas seulement la nôtre, mais également celle de nos proches, à la limite celle
du genre humain, ainsi que celle du monde vivant, du monde naturel. Plus on ressent cela, plus on
entre dans l’amour, ce processus n’arrêtant pas de se développer et de s’accroître, je le vois ainsi.
Le sentiment de l’amour fait corps avec ce qui a été dit à propos de la profondeur et de la reliance. En
même temps que nous entrons dans cette profondeur se développe ce que j’appelle la conscience
noétique : plus on a conscience d’être relié à tout ce qui vit, plus on ressent le sentiment d’amour.
L’amour est reliance, absolument, dans la mesure où par lui nous sommes complètement reliés. Voilà
comment pour une première approche je parlerais de la notion d’amour.
C’est pour moi très important parce qu’il s’agit d’un élément essentiel de l’éducation. Je ne crois pas
qu’on puisse être éducateur sans amour, sans vivre profondément cette notion d’amour, sans la
reconnaître pour soi-même, sans qu’elle vous transforme sans cesse dans votre contact avec l’autre,
avec la réalité. Peut-être l’a-t-on dit déjà, plus ou moins vu rapidement, à propos de l’attachement,
mais on peut le répéter : il faut aimer ses élèves, il faut aimer ses étudiants, ses stagiaires, ses
collègues, les gens avec qui on travaille pour pouvoir vivre selon ce principe de reliance. C’est
77
essentiel notamment en éducation : il y a cette thèse de Murielle Briançon, qui montre que des élèves
ayant été en difficulté scolaire se disent d’abord curieux du maître21. L’auteure interroge leur rapport à
leurs professeurs d’école, et découvre en fin de compte que ces élèves avaient très envie de connaître
cette femme, cet homme, qui ils étaient, pourquoi ils étaient là, quel sens avait pour eux leur présence
dans la classe. Autant de curiosités attachées à la personne, pas seulement au savoir, quelque chose de
beaucoup plus subtil et de plus complexe. La liaison avec la notion d’amour est là, assez clairement,
on pourrait parler d’amour en pédagogie.
C.V. : Des romans montrent les dégâts causés par une éducation dépourvue d’amour au sens où nous
en parlons, qui n’est pas un amour mêlé de sexualité, c’est autre chose. Je ne vois pas comment un
professeur peut correctement vivre son métier, s’accomplir dans la pédagogie qu’il choisit, si, au
moins, il n’aime pas un minimum cette pédagogie, et surtout les élèves ou étudiants qui en sont
l’objet, et même, je dirais, sans qu’il s’aime un peu lui-même. Je ne décris pas un monde idéal, doux
comme ours en peluche, mais un monde qui ne gagne absolument rien à travailler l’éducation qu’il
donne sans qu’y soit présent au moins un peu d’amour. Or, je me souviens avoir connu jadis dans
mon passage par l’école des enseignants étrangers à cette problématique, n’aimant visiblement ni leur
travail ni leurs élèves. Nous en avons tous connus, très certainement. Leur vie doit être un enfer ; leurs
élèves pourront avoir la chance de connaître ailleurs ce qui manque à ces enseignants-là, tandis
qu’eux-mêmes ne trouveront probablement jamais un peu de satisfaction et même de plaisir dans le
quotidien de la salle de classe, ou de l’amphi universitaire. On apprend tellement mieux à ses élèves
quand on les aime, et ils apprennent tellement mieux quand ils aiment leurs enseignants.
R.B. : Au-delà de tout cela, je me dis aussi qu’il faut sans doute revenir à ce qu’on appelle
traditionnellement l’amour, qui a, au moins, trois formes principales dans la tradition philosophique :
Éros, Philia et Agapè.
Éros est essentiellement ce qui attire vers l’autre, par le désir, presque le désir sexuel, très fort ; cet
élan vital nous fait nous agréger à une autre personne, et c’est ce qui fait se constituer par exemple des
groupes de plus en plus puissants. Pour moi, Eros vient du cerveau reptilien, le plus archaïque, il vise
à la reproduction de l’espèce, et a toujours une connotation presque brutale, animale ; il est une des
21
Murielle Briançon, 2011, Ces élèves en difficulté scolaire qui se disent d’abord curieux du maître, Paris,
L’Harmattan
78
composantes majeures, à mon avis, de la notion d’amour dans notre tradition.
Mais l’autre composante, philia, relève beaucoup plus de l’amitié ; c’est un amour qui peut être très
puissant aussi, mais lié à l’autre parce qu’avec lui je vais pouvoir communiquer, entrer en rencontre,
en connivence, accomplir des actions, l’accompagner et être accompagné par lui. Cette amitié peut
être très forte. Pour moi, l’amitié n’est pas le moindre amour : elle est plus dégagée par rapport à éros
pouvant entraîner un désir de possession puissant, mais elle nous bouleverse si jamais on perd l’autre
avec qui nous sommes est dans une relation de philia, comme ce fut le cas pour Montaigne et La
Boétie. Je reconnais philia comme une forme d’amour très importante, pour moi elle est liée au
cerveau limbique impliqué dans le champ de l’affectivité, de l’émotion.
Agapè sera encore plus subtil, lié au néocortex, il sera l’amour divin, universel, qui se donne à
l’ensemble du vivant. Il est pour moi assez proche de la compassion des bouddhistes, et d’ailleurs
André Comte-Sponville et Luc Ferry dans La Sagesse des modernes font cette différence. Luc Ferry
y défend la notion d’amour en la rattachant à l’amour pour un humain, tandis que dans la tradition de
la compassion l’amour est plus vaste, peut-être aussi plus indifférencié, plus universel, pouvant passer
pour plus intellectuel, alors que la compassion bouddhique n’est pas du tout intellectuelle, mais un
sentiment le plus large possible à l’égard du vivant.
Ces trois dimensions traditionnelles venues de Grèce ont été reprises dans la tradition chrétienne, en
insistant sur la dimension religieuse d’agapè, qui devient l’amour du Dieu créateur, du Christ se
sacrifiant pour la rédemption des péchés de l’homme. Je n’entre pas dans une visée proprement
religieuse, chrétienne, je reste dans une spiritualité laïque.
Par contre je reprends ces dimensions en parlant de l’amour, je les ai en tête en les concevant comme
indissociables et en dialogue permanent. Les choses ne sont pas figées, à un moment nous pouvons
être davantage dans éros, avec le temps philia et agapè peuvent apparaître, et peut-être qu’agapè
pourrait s’ancrer dans éros, la dialogique entre ces dimensions est constante. Ce sont des éléments
importants, particulièrement dans la relation éducative, l’éducateur essayant d’être le plus au clair
avec lui-même dans sa relation à l’autre, car toutes les projections et tous les imaginaires peuvent
entrer en ligne de compte.
Un autre point concernant l’amour, toujours dans cette voie apophatique, est la question de
l’altruisme, du don et de l’attachement. L’altruisme m’interroge énormément. Les recherches
actuelles en neurophysiologie démontrent que nous avons dans le cerveau des possibilités de relations
à l’autre de type altruiste, et en fait on le sait depuis longtemps. Plusieurs siècles avant Jésus-Christ
79
déjà, le philosophe chinois Mencius avait proposé l’exemple d’un enfant tombant dans un puits, avec
inévitablement quelqu’un se précipitant pour le sauver. Être concerné par l’autre au point
d’éventuellement sacrifier sa vie pour le sauver, sans même qu’on puisse toujours s’en rendre compte,
est un comportement qui réside dans notre cœur.
Alors que j’avais 17-18 ans, sur une plage en Italie, j’ai aperçu dans l’eau une jeune fille qui n’allait
pas bien. A cette époque j’étais assez bon nageur et la mer était calme : j’ai plongé, je l’ai soutenue,
un bateau de sauvetage est arrivé, elle a été hissée ; et ils m’ont laissé ! J’ai nagé vers des rochers où
je me suis agrippé ; je n’étais tout de même pas en train de couler, mais j’ai pensé que j’aurais dû
appeler, monter dans le bateau. Mais, surtout, j’y étais allé comme l’aurait fait n’importe qui. Bien sûr
on retrouve cela dans le sens du sacrifice chez les militants, les révolutionnaires, les résistants, mais
comme il y a maintenant preuve scientifique, c’est d’autant plus questionnant : pourquoi est-on
constitué naturellement pour s’intéresser à autrui à ce point, pour se donner à lui au point de perdre la
vie éventuellement ?
Je rattache ce questionnement à l’amour, ainsi que le don, le don de soi-même. Certaines personnes
sont capables d’un tel don qu’on en reste bouche bée : comment se fait-il qu’on puisse donner à ce
point ? Naturellement, les psychanalystes vont aller fouiller dans l’inconscient pour trouver des
raisons au niveau pulsionnel, mettre en question tout désintéressement, et il est important de le faire,
je ne le nie pas, mais en même temps ils ne vont jamais assez loin pour tout expliquer, il reste toujours
de l’inexpliqué dans le fait de se donner, d’avoir le sens du don profond. Je lie cela à l’amour, et aussi,
totalement, à la question éducative. Sous cet angle-là, l’éducation est un échange de l’ordre du don et
du contre-don : le processus de l’échange symbolique donner/recevoir/rendre en est un point clé. Dans
le rapport à l’autre, dans le rapport à l’élève ou à l’étudiant, c’est toujours cela qui se joue : je vais
donner ce que je sais, des choses qui m’importent, l’autre va les recevoir. Mais il reçoit avec ce qu’il
est, et il va transformer ce qu’il a reçu, en fonction de lui ; d’autres diraient qu’il va « trahir » ce qui a
été donné, mais ce n’est pas important. Et, s’il est justement un être humain susceptible d’amour, il va
redonner à son tour, pas forcément à moi, mais à un autre, qu’il enrichira à son tour. Ce processus est
je crois essentiel, et les recherches sur le don en éducation sont très importantes, comme celle de notre
étudiant David Lambert22, mais elles ne sont pas assez nombreuses. On trouve aussi cette perspective
du don chez les animaux, du don total, et il sera avancé qu’il s’agit de la logique de l’espèce, de la
22
David Lambert, 2009, Le Don en éducation, Mémoire de master en sciences de l’éducation, Université de
Paris 8 Saint-Denis.
80
reproduction, ou de la survie du groupe. Pourtant, même si c’est lié à la reproduction de l’espèce, la
question n’en est pas pour autant résolue.
Il y a aussi l’attachement, dont nous avons déjà longuement parlé, que bien sûr je rattache à l’amour,
avec le besoin de toucher, de caresser, de prendre dans ses bras, d’embrasser, dans cette perspective
d’amour entre des parents et leurs enfants. Cette nécessité de toucher, de caresser, fait tout
naturellement partie de la relation en amour, et on la retrouve d’ailleurs dans le monde animal.
C.V. : Ce que va donner le grand-parent au petit-enfant est souvent plus difficile à cerner, je pense,
que ce que vont, en principe, donner les parents. Il sera possible d’inventorier les cadeaux des grandsparents, les sorties ensemble peut-être, mais plus subtilement, ce qui peut se donner – ou pas
d’ailleurs - est un peu moins précis, semble en tout cas un peu moins évident que ce qui doit être
donné par les parents, avec bien entendu tout ce que là aussi le psychanalyste aurait à remarquer. Ce
que j’essaie de dire, c’est qu’en quelque sorte le « cahier des charges » éducatives du grand-parent est
moins précis, les charges sont un peu à négocier et à improviser continuellement, en fonction de la
place et du rôle donnés au grand-parent auprès du petit-enfant, cette place et ce rôle étant très
variables d’une famille à l’autre, d’un moment à l’autre de la vie des uns et des autres. Et ce qui
permet peut-être au grand-parent de trouver quelquefois la bonne attitude, le positionnement qui
convient le mieux dans cette incertitude, c’est justement le don et le contre-don en retour de la part du
petit-enfant, quel que soit son âge. Si la relation est bien menée, l’attachement et l’amour donnés
doivent circuler dans les deux sens, s’enrichissant mutuellement et donc se renforçant, et facilitant la
compréhension réciproque par une meilleure écoute. Par contre, si la relation échoue, pour diverses
raisons, si l’attachement et l’amour ne sont pas là, c’est un tout autre rapport, don et contre-don
dysfonctionnent.
R.B. : Et on peut donc, avec ce que tu dis, en venir à ce que l’amour n’est pas. On peut s’apercevoir
facilement que la plupart des gens parlant de l’amour en fait n’en parlent pas. L’exemple type en est
la possession : je te possède, tu es ma femme ou tu es mon mari, tu m’appartiens. Tous ces termes,
témoins de l’éros et du cerveau reptilien ne reflètent pas l’amour, et vouloir y mettre l’essentiel de
l’amour, comme certains analystes peuvent le faire, revient à faire l’impasse sur la complexité de la
vie et de l’être humain.
L’amour n’est pas la possession, par voie de conséquence n’est pas la jalousie, forcément liée à la
81
possession. Je n’ignore pas que c’est facile à dire mais difficile pour quiconque en a fait l’expérience.
Se dégager de la jalousie est une épreuve longue et douloureuse, et il faut toujours vérifier pour savoir
si cela vaut pour soi-même. On n’est jamais sûr de soi, sauf peut-être dans le mesure où l’on va de
plus en plus loin dans le sens de la Philia et de l’Agapè23 : plus on explore ces dimensions de l’amour,
plus on s’aperçoit de l’inanité, du mensonge à soi-même et de l’illusoire de la jalousie dont on est
prisonnier. Mais comme la dimension reptilienne n’est jamais complètement éliminée, on est toujours
plus ou moins pris au piège ; même des gens comme Jacques Lacan, Fritz Perls ou Wilhelm Reich,
ces célébrités de la psychologie, étaient d’une jalousie épouvantable et maladive. Cette jalousie-là est
vraiment prenante, sournoise.
L’amour n’est pas cela, si quelqu’un dit : « Je l’aime mais je la tue si elle me trompe », ça n’a rien à
voir avec l’amour, même chose pour la manipulation d’autrui. Si on vise à entrer dans une relation à
l’autre en vue de le manipuler plus ou moins subtilement, ce n’est pas non plus de l’amour, et pourtant
c’est assez fréquent.
Mais l’amour n’est pas non plus la négation de soi, puisqu’en étant dans le don de soi il est possible
d’en arriver à se nier soi-même. Qui est-on ? Il est important de ne pas tomber dans cette illusion
faisant qu’à la limite il n’est plus besoin du désir d’être soi, l’amour de Dieu suffit amplement, ou
l’amour des hommes. Il est indispensable de revenir à la complexité de l’être humain et de reconnaître
qu’on a soi-même une consistance et qu’il ne faut pas la nier. Il faut la regarder en tant que telle, parce
qu’en le faisant on pourra regarder à son tour l’autre dans cette consistance-là, lui aussi. Donc, la
négation de soi n’est pas non plus l’amour. En disant : « J’aime l’autre », je ne cesse pas de m’aimer
pour autant, au contraire, j’aime l’individu que je suis, totalement et à jamais singulier
Un autre point concerne la mimesis : vouloir faire comme l’autre, ne pas être différent de l’autre qu’on
aime, devenir son miroir. Et, notamment, à chaque fois qu’on entre dans une relation avec l’autre
charismatique nous paraissant doté de toutes les qualités, on entre dans le mysticisme. Ce type
d’amour est récurrent : il s’agit d’agir comme le Christ, comme Bouddha , Mahomet, et par cette voielà je ne suis pas sûr qu’on puisse avoir une vraie connaissance de l’amour. Il ne s’agit pas de faire
comme l’autre, il s’agit d’être soi-même et de laisser monter en soi ce qui est de l’ordre de l’amour.
Certes, pour un chrétien le maître intérieur est le Christ, et il pourra toujours invoquer ce type
d’interprétation. Mais personnellement, avec la spiritualité laïque je me dégage de ces figures
23
André Comte-Sponville, 2012, Le sexe, ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité,
Paris, Albin Michel.
82
charismatiques, je les mets toutes en question, pour essayer d’y voir plus clair dans ce qui est, je
dirais, naturel chez l’être humain.
J’ai plutôt une tendance optimiste : je pense fondamentalement qu’avec des conditions éducatives
appropriées, on devient rarement un être incapable d’amour. Si on a reçu la tendresse, l’affection, les
caresses qu’il fallait, connu des relations harmonieuses avec les autres, si on n’a pas été traumatisé par
l’environnement, on doit normalement développer des dimensions de soi conduisant vers l’amour et
non vers la haine. D’ailleurs je ne crois pas du tout que la haine soit le contraire de l’amour, je laisse
cela aux psychanalystes, Mélanie Klein et d’autres. Comme Krishnamurti je pense que l’amour n’a
pas de contraire. Quand on vit l’amour, on n’est plus jamais dans la haine, je le sens ainsi,
profondément ; elle nous devient incompréhensible, on ne peut comprendre comment il est possible
de haïr quelqu’un. On peut comprendre une certaine agressivité, ce que j’appelle polemos : une
combativité pour défendre son être, trouver sa place, je ne nie pas cela, c’est la dimension de
combativité de la vie. Mais je ne suis jamais entré dans la haine, je ne sais pas ce que c’est. Les
psychanalystes disent pourtant qu’il n’y a pas d’amour sans haine et réciproquement, mais
personnellement je ne comprends pas bien cela. Je crois que cette attitude psychanalytique est plutôt
une réminiscence de la philosophie de Jakob Böhme pour lequel il n’y avait pas de lumière sans
ténèbres, de oui sans non, et que Hegel a repris dans sa dialectique.
Un autre point à mon sens n’est pas du ressort de l’amour : la fusion totale, consciente, avec l’autre.
En fusionnant je n’existe plus, retour à la négation de soi du point précédent. L’amour-fusion où tout
passe par l’autre, où tout doit être fait ensemble, toujours ensemble, les centres d’intérêt doivent être
communs : on connaît cela, ainsi que les catastrophes qui souvent s’ensuivent. La fusion relève d’un
travail psychanalytique pour essayer d’y voir plus clair dans les rapports qu’on a pu entretenir, avant
le langage, avec l’imago maternelle et l’imago paternelle, mais elle n’a rien à voir avec la dimension
d’amour telle que je la conçois. Il faut pouvoir s’en dégager, sinon peut se constituer un imaginaire à
la limite délirant, et un travail psychologique peut être nécessaire, afin de pouvoir entrer dans l’amour,
notamment l’amour agapè. Entrer dans l’amour agapè est d’abord une épuration, un travail intérieur,
intense, par rapport à l’imaginaire de la fusion.
Donc, l’amour n’est pas tout cela, ni la possession, ni la jalousie, ni la manipulation d’autrui, ni la
négation de soi ou de l’autre, ni la mimesis par rapport à la figure charismatique, ni la fusion
inconsciente. A nouveau, je suis d’accord avec ce que dit Krisnamurti sur l’amour. Pour lui, l’amour
est l’équivalent de trois autres termes, création, liberté et mort, et je pense qu’avec cette conception on
83
ne peut qu’approfondir la notion d’amour.
Reprenons : l’amour est création, et non pas créativité, il ne s’agit pas de bricoler des choses, de les
juxtaposer, de faire une sorte de forme nouvelle, dont on dira : « Voilà ma création ». Si la créativité
peut être intéressante, elle n’est pas pour autant création. Dans l’optique de Krisnamurti, la
caractéristique de la création est de faire partie de l’advenir, de ce que la vie déploie sans cesse
comme formes nouvelles, et c’est aussi être dans ce processus de création de formes nouvelles parce
qu’on est dans la vie. En étant dans la vie, on est sans cesse dans la création, dans un élan créateur.
Donc amour et création vont de pair.
Liberté et amour : pour être dans l’instant présent de la création incessante de formes nouvelles, dans
ce processus énergétique qui nous emporte, il faut être réellement libre à l’égard des
conditionnements, à l’égard du passé. Notre pensée est liée aux concepts, à l’histoire, à toute notre
histoire biologique, même, toutes choses nous dictant notre comportement. Il s’agit bien là de quelque
chose lié à la liberté fondamentale et radicale de l’être humain : amour et liberté vont de pair.
En dernier lieu : amour et mort : dans le sens de l’amour comme création permanente, partie de
l’advenir émergeant à chaque instant, la mort est aussi omniprésente. Il n’y a pas à s’obnubiler sur
l’avenir, on ne peut que l’imaginer, que le penser, il n’existe pas, et il en va de même pour le passé,
dont on ne fait que se souvenir pour le rendre présent. Au contraire de l’avenir et du passé, l’amour
est de l’ordre du présent, de l’instantanéité de la conscience de la vie, et cette instantanéité de la
conscience de la vie est en même temps l’instantanéité de la conscience de la mort. Je sens comme
vraie cette conception de l’amour, elle a vraiment du sens. Voilà ce que j’essaie de dire à propos de
l’amour.
C.V. : En essayant d’établir de petites différences pour approcher la grand-parentalité en rapport avec
ce que tu dis, le grand-parent aurait-il, peut-être plus naturellement que le parent, quelques-unes des
caractéristiques correspondant à tout cela ? Ainsi, il est peut-être un peu plus libre par rapport à sa vie,
à ce qui a pu le conditionner. Il a parcouru déjà la majeure partie de sa vie, et il est susceptible d’avoir
un peu de recul par rapport à son vécu, et par rapport aussi à l’éducation qu’il a lui même donnée une
première fois à ses propres enfants. Concrètement, il est aussi un peu plus libre pour n’être plus aussi
pressuré par la vie de chaque jour. Le fait, comme déjà dit, que ce qu’il peut accomplir avec le petit
enfant est moins codé que ce que doit faire le parent autorise sans doute un peu plus d’espace de
création au sens où tu en parles. Et quant à la mort, plus il avance, plus le grand-parent en a
84
normalement conscience, et, ce faisant, sa présence au présent, sa disponibilité pour l’instant en est
peut-être plus grande, ce que peut ressentir le petit-enfant. Mais bien sûr, partant de ce que tu dis, je
trace un portrait un peu idéal et plutôt optimiste du grand-parent. Je n’oublie pas qu’il peut en aller
tout autrement, il doit aussi exister des grands-parents absolument dépourvus des qualités basiques
nécessaires à l’exercice, qui sont plutôt des facteurs d’éducation négatifs.
R.B : J’irai plus loin que toi, je parlerai aussi du mal. Comment laisser de côté la question du mal ?
On reste dans ce grand dilemme formulé par Leibniz : si Dieu existe, d’où vient le mal ? et s’il
n’existe pas, d’où vient le bien ? C’est une grande interrogation par rapport au transcendant,
qu’abordent les philosophes à bras le corps. On est d’emblée touché en constatant à quel point on fait
du mal, à quel point le mal existe sur terre, et on n’arrive pas à s’en sortir. Depuis l’origine,
mythologiquement avec le meurtre d’Abel, le mal est là, et c’est allé en s’amplifiant, ce n’est plus le
meurtre d’un individu, mais de milliers, de millions d’individus. Non seulement le meurtre est réel,
concret, physique, mais il faut y ajouter le meurtre symbolique, le meurtre social ; le meurtre est à
tous les niveaux, avec souvent, en plus, un certain plaisir à le commettre.
Devant la Shoah, les génocides, les ethnocides, toute cette barbarie du 20e siècle, que peut-on dire ?
Comment ne pas se poser la question du mal ? C’est la question de Marcel Conche et de son disciple
André Comte-Sponville, par rapport à l’enfant : comment peut-on accepter la souffrance, le meurtre
et la mort d’un enfant ? Jankélévitch ne pouvait accepter le pardon des crimes nazis. Il y a là,
immédiatement, un barrage à toute idée de Dieu. Les théologiens ont essayé de rationaliser pour faire
passer la pilule, mais il n’empêche que si on est profondément dans l’amour, cette question reste un
trait noir sur notre horizon, elle nous prend au piège. Le manichéisme a voulu la résoudre : notre
monde aurait été créé par une sorte de sous-Dieu, mais le véritable Dieu, qui est inaccessible ou
simplement réservé à des élus, est en dehors du coup. Notre monde serait ce monde plus ou moins
diabolique, l’œuvre d’un sous-Dieu sans intérêt comparé au véritable Dieu, et si jamais nous faisions
partie des élus, des gnostiques connaissant bien la question, alors on peut être sauvé. Il est vrai que la
pensée de Mani est extrêmement subtile, et contrairement à ce qu’on pourrait penser, elle a plutôt
conduit à des choses positives. Les manichéens, les Albigeois, ont été écrasés par le christianisme,
pendant l’Inquisition les gnostiques ont été traqués et éliminés. Un de mes étudiants, François Favre, a
écrit un gros livre de 800 pages sur Mani, son travail est très intéressant pour qui veut approfondir
cette question. Mais, malgré tout, cette pensée ne me parle pas : étant fondamentalement non dualiste,
85
je ne peux concevoir qu’il y a deux dieux, c’est impossible pour moi, cette idée sort de mon esprit. La
non dualité, c’est l’unité, le 1 est le 1, qui n’est pas le 2, le 2 est autre. Je ressens profondément la non
dualité, et le manichéisme comme explication du mal, pour moi, n’explique rien du tout.
Donc « je fais avec » le mal, un peu comme Comte-Sponville ou François Jullien. Dans son détour par
la Chine, François Jullien aborde le mal sous l’angle du négatif. Quand on aborde la réflexion sur ce
qui est, on accepte le négatif aussi, il n’y a pas que des choses positives. Personne n’est responsable
qu’il y ait dans la nature du positif et du négatif, la nature n’est coupable de rien, et nous faisons avec
ce qui est et ce qui nous arrive. Si on a cette conscience philosophique, on fait avec cette négativité,
en y entrant en quelque sorte, en entamant un dialogue positif/négatif, de façon à être dans « le juste
milieu », dirait-on en Chine. Cette vision m’intéresse beaucoup.
Comte-Sponville, quant à lui, envisage le mal sous l’angle de quatre figures24. D’abord la figure du
méchant, qui aime le mal pour le mal : c’est le diable en personne, qui va s’efforcer de fortifier le
mal puisque c’est cela qu’il aime ; son « bien » est de faire le mal, et d’aller le plus possible à sa
rencontre. La deuxième figure est le salaud, qui a conscience de faire le mal, mais qui par des
arguties s’arrange pour se donner bonne conscience ; il va continuer malgré tout, sans le vouloir
vraiment, pour finalement faire ce qu’il a à faire, parfois d’une manière extrêmement subtile et
intelligente : il y a de « beaux salauds » subtils et intelligents, en politique notamment ! La troisième
figure est le pervers : il fait le mal envers autrui, et éprouve de la jouissance à faire souffrir. Plus que
la question du mal, c’est la question de la jouissance qui est posée, le bien est sa propre jouissance à
faire mal. Et pour Comte-Sponville, la dernière figure du mal est celle du médiocre : moi, toi, nous
tous, tout le monde, lui-même se plaçant dedans. Nous savons très bien que nous faisons le mal, et
naturellement nous essayons de ne pas le faire, mais nous le faisons malgré tout, en nous
« arrangeant » avec ces petites histoires, en nous trouvant de bonnes raisons, et de ce côté la
psychologie américaine parle de réduction de la dissonance cognitive : se donner de bonnes raisons
d’avoir fait ce qu’on a fait.
La psychologie sociale, avec l’expérience de la soumission à l’autorité de Stanley Milgram, montre
très bien ce mal « ordinaire », médiocre, on le voit dans les explications données ensuite par les
personnes ayant vécu l’expérience, elles rationalisent, mais c’est bien cela le mal tout-venant.
Ces figures du mal sont intéressantes, et elles sont à bien discerner lorsqu’on est dans la relation
24
André Comte-Sponville et Michel Terestechenko, 2008, Le mal, le méchant, le salaud, le
pervers, le médiocre, Paris, La libraire sonore, Frémaux et associés, 3 CD
86
éducative : à quel moment est-on dans la figure du méchant, du salaud, du pervers ou du médiocre ?
et, autant que faire se peut, si on s’en dégage, tant mieux.
Le mal pour le mal ? Existe-t-il des figures diaboliques à ce point-là ? Sans doute, mais j’ai tout de
même de la difficulté à les voir. Mais le salaud, oui ; l’égoïsme de la bonne conscience, oui ; le
pervers : on ne connaît pas toujours très bien notre inconscient dans ces dimensions. Pour le médiocre,
très souvent nous connaissons. Je citerai ce vers d’Attila Jozsef, poète hongrois du 20e siècle, qui
disait avant de se suicider : « J’ai vécu et ce mal a fait plus d’un mort ».
Lorsqu’on réexamine sa vie, on sait à quel point à certains moments on a fait du mal, par exemple
parce qu’on n’a pas osé dire la vérité, ou se dire la vérité, en face. Nous sommes tout cela, mais pas
seulement, nous sommes encore autre chose. La question de la relation entre la spiritualité laïque et le
mal est vraiment posée
Sous cet angle, le mal existe, certes, mais il n’est pas co-naturel à la vie. Il ne s’agit pas de le prendre
sous un angle renvoyant immédiatement à un hypothétique responsable transcendantal, prenons-le
plutôt sous l’angle de la négativité. Il est des événements de la vie que l’on peut considérer sous
l’angle du mal, mais il faut savoir alors que c’est notre imaginaire qui le voit sous cet angle : dans la
vie elle-même, dans la nature, il n’y a ni mal ni bien, il y a quelque chose qui est, un point c’est tout.
Un tsunami tuant des centaines de milliers de personnes n’est pas de l’ordre du mal, mais la
conséquence neutre du jeu de la croûte terrestre, des plaques tectoniques. Mais il est possible d’y voir
le jeu d’un diable jouant son jeu, visant la destruction de l’humain, nous faisant payer nos péchés, il
est possible d’y mettre ce qu’on veut. Et parler ainsi du mal est en parler en termes de culpabilité,
souvent liée à la transcendance.
Avec François Jullien et la pensée chinoise, je préfère pour ma part en parler en termes de négatif25 :
effectivement, parmi tout ce qui existe, il y a des choses qui sont de l’ordre du négatif. Bien sûr, on
peut en tant qu’être humain engendrer du mal au sens fort, de la souffrance, toutes les barbaries le
montrent, mais dans une réflexion globale, sous l’angle de la spiritualité laïque, pour moi le mal est
plutôt le négatif.
Ce qui revient à devoir assumer ce qui advient, est impromptu et non maîtrisable, qui peut être
considéré comme du bien, mais aussi comme du mal, tout dépend du contexte, de la façon dont on
regarde la chose, de ce qu’on en fait ou non, dans la création du vivre ensemble. S’il ne s’agit pas de
forces destructrices naturelles mais humaines, avec une intentionnalité de détruire, on est du côté du
25
François Jullien, 2004, L’Ombre au tableau. Du mal et du négatif, Paris, Seuil.
87
mal, et là nous avons éventuellement un combat à mener. D’un point de vue philosophique, la
position est d’assumer ce qui advient, en sachant qu’il s’agit peut-être du négatif, et en faisant très
attention à ne pas le réduire à la catégorie du mal.
Un autre point important dans ces rapports entre mal et spiritualité laïque est de toujours penser en
termes d’actualisation-potentialisation. Je rattache cela à la philosophie de Stéphane Lupasco, qui m’a
beaucoup influencé, avec le processus d’actualisation et de potentialisation dans le jeu des éléments,
notamment entre homogénéité et homogénéisation, hétérogénéité et hétérogénéisation, miactualisation et mi-potentialisation dans le jeu même de l’esprit26.
Je reprends ces termes d’actualisation et de potentialisation, et je trouve qu’on peut toujours essayer
d’être conscient, d’actualiser le bien. Actualiser le bien et potentialiser le mal, si tant est qu’on puisse
le faire, sous réserve de ne pas être dominé par son inconscient, par des forces qu’on ne connaît pas.
Actualiser et potentialiser, parce qu’on ne pourra jamais annihiler le mal, il sera toujours là, à attendre
son heure. Jeune, en 1965, j’ai écrit une série de poèmes, intitulée Golem ; je les avais écrits en grande
maturité, à la faveur des choses que j’avais vécues, et c’est de cela dont il s’agissait : Golem, le mal,
est là, et en fin de compte il faut vivre avec. D’une certaine façon, sous l’angle symbolique, Golem
souffre aussi. Si on a des forces de destruction en soi, du Golem, même si on réussit à le faire vivre,
on en souffre.
Il s’agit donc d’actualiser le bien et de potentialiser le mal, en fonction de ce qui dépend de nous, par
rapport à ce qui n’en dépend pas. Le tsunami ne dépend pas de nous, mais peut-être bien certains
dérèglements climatiques, déjà ; ils ne dépendent pas de moi en particulier, mais aussi de moi en
particulier. Cependant, même étant le plus pur des écologistes, les sécheresses et cyclones existeraient
quand même. Comme l’avaient vu les stoïciens, beaucoup de choses ne dépendent pas de nous, et
nous allons essayer d’actualiser le bien et de potentialiser le mal, en un processus de sagesse.
On n’est jamais sage, mais on peut aller vers le devenir sage, cet horizon introuvable. Dans le devenir
sage, il y a cette potentialisation du mal tout en reconnaissant les deux pôles en question, et
notamment dans ce qui dépend de nous. La mort ne dépend pas de nous, pas entièrement : si on a une
vie plus saine, il se peut qu’on vive un peu plus longtemps ; mais il n’empêche qu’on mourra quand
même. Visiblement ça ne dépend pas de soi, donc on ne peut rien faire. Par contre les conditions du
mourir dépendent de soi, des hommes, du vivre ensemble. Bien des gens meurent dans la détresse
humaine la plus complète, la société, les rapports sociaux sont organisés ainsi, et, là, nous pouvons
26
Stéphane Lupasco, 1960, Les trois matières, Paris, Julliard.
88
agir, ça dépend de nous. Et j’aime bien cette phrase de Nazim Hikmet, le poète turc, emprisonné par
la dictature turque : « Pour que la mort soit juste, il faut que la vie soit juste ».
89
CHAPITRE 7
LE SENS DE LA VIE POÉTIQUE
La poésie a toujours été pour René Barbier un élément premier de son champ de préoccupations et de
sensibilité, et d’écriture aussi. Il lui arrivera même de vouloir en faire un ingrédient de sa pédagogie,
ainsi que de sa conception des sciences humaines. Comment ne serait-elle pas activement présente
dans sa conception de la joie d’être grand-père ?
R.B. : Le sens de la vie poétique est pour moi essentiel. C’est un élément essentiel, non seulement
d’une vie d’éducateur mais d’une vie d’homme tout court. En quoi cela a du sens dans la joie d’être
grand-père ? Dans le fond, ce n’est peut-être pas pour rien que Victor Hugo a écrit L’Art d’être grandpère.
Plus je remonte loin dans mon existence, plus je remarque avoir été un petit garçon poétique. Mes
premiers poèmes étaient pour ma mère. J’avais une dizaine d’année, j’étais un petit garçon rêveur, je
regardais par la fenêtre les oiseaux passer. Je n’étais pas un enfant très studieux, au sens de la
préparation de concours, j’avais toujours une part de rêverie en moi, très forte, elle m’a de plus en
plus marqué en arrivant à l’adolescence.
Mes parents avaient une certaine sensibilité de ce côté-là, nous en avons déjà très rapidement parlé. Ils
étaient ouvriers, ne savaient pas ce qu’est la poésie, qui pour eux consistait à écrire en vers. Mis à part
Victor Hugo encore, peut-être : un jour mon père avait acheté ses œuvres complètes, un peu sur un
élan du cœur sans doute. Mais, hormis cela, ils n’avaient pas réellement de culture poétique, restaient
prisonniers de la poésie ritournelle. Mais je me souviens des lettres que mon père, durant sa captivité
pendant la guerre, envoyait à ma mère ; je les ai lues, elles étaient sous forme poétique.
Je ne me souviens de presque rien du lycée, cette période ne m’a pas spécialement marqué, je me suis
ennuyé plutôt qu’autre chose. Je faisais ce qu’il fallait pour passer dans la classe suivante, mais pas
plus. Malgré tout, en première, classe terminale, j’ai eu un professeur de français qui s’appelait
monsieur Molho. Il a joué un grand rôle pour moi : en partant de la poésie classique et en procédant
par analogies, il nous faisait découvrir la poésie contemporaine. Nous apprenions des textes par cœur
et je me souviens encore de ceux de la classe de première. J’appréciais vraiment son cours, et je suis
de mieux en mieux entré dans la poésie contemporaine à ce moment-là.
90
Je me suis formé, et naturellement j’ai commencé à écrire des poèmes plus sérieusement. Dès ma
première année à l’université je fréquentais les milieux de la poésie de la capitale ; j’ai fait mes
premières armes dans la librairie du poète Serge Wellens, rue du Surmelin dans le 20 arrondissement,
des poètes, des peintres y venaient souvent, comme le rappelle mon ami l’écrivain Michel Dansel
dans son livre Belleville. Lui-même était proche de l’Ecole de Rochefort, important mouvement de la
poésie en France, il connaissait beaucoup de monde dans ce milieu, et, vers 17-19 ans je suis entré par
son intermédiaire dans le monde de la poésie. Ainsi j’ai connu des poètes de l’époque, Jean Rousselot,
Eugène Guillevic, Paul Chaulot. Cette dimension poétique a été un élément très important pour moi,
qui a été de pair avec mon intérêt pour l’Orient, comme s’il y avait une osmose entre les deux. Par la
poésie je suis allé vers l’Orient, mais l’Orient m’a fait découvrir une dimension poétique que je
n’aurais pas pu connaître si je n’étais pas passé par là. Ces deux champs sont entrés en interaction,
vers 20 ans je me suis mis à vraiment les explorer, et depuis j’ai pratiquement toujours écrit.
J’étais différent des jeunes gens qui s’intéressent un moment à la poésie, écrivent quelques poèmes
avant de passer « aux choses sérieuses », pour ne même plus lire de poésie plus tard. Depuis ce temps,
il y a cinquante ans, j’ai toujours écrit et lu de la poésie, et j’exprime toute ma gratitude pour Serge
Wellens, que je n’ai pas revu ensuite ; il est mort voici deux ans, dans la région de Saint-Nazaire, et il
a été vraiment important pour moi, pour beaucoup de jeunes poètes de l’époque également. Nous nous
réunissions dans cette librairie pour des soirées poétiques, pratiquement chaque mois, de cette façon
j’ai connu des poètes contemporains, dont surtout Eugène Guillevic.
La poésie est donc pour moi très importante, aussi du point de vue de la reconnaissance. Par elle,
j’entrais dans une sorte de valorisation sociale, mais aussi je pouvais exprimer des choses intimes qui
m’obstruaient un peu, tant sur le plan amoureux que sur le plan, je dirais, d’une sorte d’indignité
sociale. En même temps, comme je lisais beaucoup de poésie, à force de méditer sur des poèmes
j’approfondissais peu à peu ce que veut dire « être humain ». Je reconnaissais la valeur de la
sensibilité, mais d’une sensibilité pas simplement immédiate et exacerbée, narcissique, mais beaucoup
plus élaborée, beaucoup plus fine, beaucoup plus proche d’Homo Sapiens, une sensibilité capable de
reconnaître la part de l’homme émotionnel et de l’homme sensible. Cette sensibilité est vraiment
arrivée par la poésie.
Naturellement j’ai mes poètes préférés : un des premiers fut René Guy Cadou, lui aussi de l’Ecole de
Rochefort, mouvement que j’ai bien aimé ; il y eut aussi Pierre Reverdy, dans ma jeunesse j’ai
communiqué avec René Char, avec Jean Cocteau. J’ai perdu toutes ces lettres d’ailleurs, je ne garde
91
pas, je ne thésaurise pas ces choses-là. J’ai bien connu Guillevic, et Golem, que j’ai publié en 1970,
était très influencé par son écriture extrêmement resserrée. Golem 27 marque une période où
j’approfondissais sur des forces de pulsion de vie et de pulsion de mort, et le recueil exprime de façon
métaphorique ce qu’en nous-même nous ressentons de ces forces contradictoires, avec lesquelles il
faut sans cesse dialoguer, en soi-même.
Ensuite j’ai fait mon chemin et me suis dégagé des choses un peu structurées, pour, dans le fond, me
laisser aller à ce que je suis : j’ai vraiment le sens de l’image, et j’ai parfois envie d’être romantique
ou de m’exprimer d’une façon plus large ; à d’autres moments je reviens à quelque chose de plus
serré ; peu importe, je n’ai plus d’a priori, j’écris comme je le sens, sans décider si je dois écrire de
telle ou telle façon. Je me suis aussi dégagé de l’envie d’être publié qu’on ressent quand on est un
jeune poète, cette envie d’être reconnu, de participer à ce monde. Je l’ai fait un peu et je m’en suis
vite éloigné : étant donné qu’en même temps j’étais sociologue, j’étais rapidement critique par rapport
à cette forme de socialité des artistes et des poètes, tout de même une forme de faire-valoir social, qui
ne me plaisait pas beaucoup. J’ai participé un peu, avant de me dégager complètement, et j’ai fait mon
chemin tout seul, avec des amis, en n’entrant pas dans la mondanité de la poésie. Depuis les années
2000, c’est par le biais d’un site internet « le Journal des chercheurs » que j’ai continué à publier de la
poésie.
Il est bien que la poésie soit valorisée, mais, par exemple, je ne vais pratiquement jamais au Printemps
des poètes. Je vois à quel point, comme dans les sciences humaines, j’ai été marginal dans la poésie.
Mais par contre, chez moi, la poésie n’a pas été marginale, elle a été au centre de mon être, et c’est
pour cela que j’ai obliqué dans les sciences sociales, après être passé par la faculté de droit, où c’était
l’anti-poésie, la raison avant tout. Et dans les sciences sociales, j’ai peu à peu posé cette marque
poétique, pour que la poésie y soit reconnue. Ce fut très déterminant, y compris dans ma carrière
universitaire. Si je n’avais pas été un poète, je crois que je n’aurais peut-être pas fait de carrière
universitaire du tout, j’aurais pensé n’avoir rien à dire, je n’aurais pas fait de thèse, ni la suite. Mais
j’avais en moi cette animation poétique du sens de la vie, et je me suis dit que si on devait parler du
sens de la vie en sciences humaines et en sciences sociales, il fallait faire reconnaître cette part-là.
Naturellement j’étais un admirateur de Gaston Bachelard, mais du poète, beaucoup moins du
scientifique.
27
René Barbier, 1970, Golem, Paris, Edition Millas-Martin, réédité dans « Le journal des
chercheurs http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/spip.php?article472 page vue le 1 janvier 2012
92
A l’époque pour moi c’était totalement schizophrène : j’allais la journée aux cours de droit - quand
c’était possible parce que je travaillais à côté comme « pion » (surveillant d’externat) 36 heures par
semaine -, j’étais dans la rationalité la plus parfaite, et le soir j’étais à Saint-Germain-des-Près pour
animer une revue de poésie avec des peintres de mes amis, des poètes ; le soir j’étais un artiste, le jour
un pion ou un étudiant en droit, et le samedi je rattrapais mes cours en retard. Cette situation ne me
plaisait pas, et lorsque j’ai commencé à faire des sciences sociales à haut niveau, j’ai vraiment voulu
réduire et revoir cette schizophrénie : sur un versant la sensibilité, sur l’autre la raison, j’en avais
assez. Et j’ai cherché à réintroduire à la fois la poésie et la philosophie dans les sciences sociales, avec
une ouverture spirituelle sur la question du sens, afin de retrouver une unité et d’atténuer la coupure.
Ce fut je pense l’axe essentiel de ma recherche en sciences sociales : réduire la coupure
schizophrénique qu’on rencontre encore maintenant malheureusement dans les sciences sociales.
La poésie a donc été pour moi essentielle pour me faire découvrir un peu le sens de la vie. Quand, à
25 ans, j’ai découvert Krishnamurti, j’étais déjà vraiment bien formé en poésie, avec en plus une
petite formation en philosophie orientale, c’est dans cet esprit que j’ai fait sa découverte. En plus du
reste, ce qui m’a séduit chez Krishnamurti, c’est que, jusqu’en 1931, sa dimension spirituelle
s’exprimait poétiquement, par des poèmes très sensibles qu’il écrivait sur la nature, sur son frère. En
1931, il s’est arrêté d’un seul coup : il sentait que les gens autour de lui étaient trop admiratifs par
rapport à la poésie, et il pensait que, dans le fond, ce n’était pas cela l’essentiel. Du jour au lendemain
il a arrêté d’écrire poétiquement, et s’il a toujours écrit d’une façon sensible, notamment par rapport à
la nature, ce n’était pas tout à fait la même chose que la poésie. Il n’était pas fondamentalement un
poète, mais plutôt un sage qui approfondissait son expérience, un insight personnel qui lui avait donné
une autre vision du monde, et il était moins un créateur au sens de la création poétique, qu’un sage.
Pour ma part je suis resté fondamentalement un poète, et je me suis aperçu que cette écriture poétique
est un chemin vers l’intérieur, un vrai chemin de sagesse. Je suis convaincu que poésie et exercice
spirituel vont de pair. Non pas un exercice spirituel au sens de : « Je suis un catholique et je fais un
poème catholique », ce n’est pas cela, même si je sais qu’il existe de grands poètes catholiques. Mon
idée est différente, je pense qu’il y a une liaison intrinsèque entre l’approfondissement poétique à
travers l’écriture poétique, la praxis du langage poétique, et la connaissance de soi dans le monde ; et
dans la connaissance du monde elle-même, quelque chose se joue aussi à travers l’épreuve poétique.
Cette relation entre poésie et ce que je pourrais appeler le sens de la profondeur m’apparaît
importante. Je porte en moi cette relation, déjà évoquée, entre profondeur, reliance et gravité, et j’ai
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toujours pensé que la poésie est une tangente à la profondeur. Ce n’est pas une approche de type
mystique, de fusion, pas non plus une approche trop distanciée, de type conceptuel. Il s’agit d’une
démarche touchant à la profondeur, qui la frôle et en prend quelque chose, mais dans sa propre
logique, sa propre façon d’être. La poésie a sa propre expression, et je pense que c’est aussi un moyen
habile d’habiter la profondeur, moyen habile au sens bouddhique du terme : quelque chose qui permet
d’approfondir, d’aller toujours plus loin, mais qui demeure de l’ordre du poétique, et un poète n’est
pas un sage, il restera toujours profondément un humain, avec ses contradictions. Il ne faut pas
chercher chez lui ce qui n’y est pas, il reste un humain, existentiel, mais au fur et à mesure de sa
pratique poétique, il progresse dans la profondeur, qui le transforme. J’ai vu cela chez de grands
poètes, Guillevic, Chaulot, René Char ou Yves Bonnefoy, d’autres contemporains également. On voit
chez eux une vraie transformation intérieure, qui se ressent profondément dans ce qu’ils écrivent, de
la même façon qu’on le ressent soi-même dans sa propre écriture. Entre l’écriture de nos 18 ans et
celle de notre maturité, nous sentons l’évolution, la différence, qui se creusent dans notre poésie de
plus en plus animée par la profondeur reconnue.
Je dois ajouter que, naturellement, j’ai lu ce qu’ont écrit sur la poésie des poètes eux-mêmes, mais
aussi des philosophes sur les poètes et la poésie, je pense à Heidegger par rapport à Hölderlin, ou à
René Daumal, avec le groupe et la revue le Grand Jeu. René Daumal m’a beaucoup interrogé à une
certaine époque de ma vie : poésie noire et poésie blanche d’un côté, de l’autre une grammaire
sanskrite ; et aussi ses écrits sur la pensée hindoue, sur l’esthétique. Il y a également ce qui va
davantage vers la pensée chinoise : la poésie de François Cheng m’a toujours interpellé, je m’y sens
bien, je la reçois dix sur dix.
Il est important de montrer la liaison intrinsèque entre poésie et profondeur. Plus on entre à ce point
dans la poésie perçue comme animation de la vie, plus écrire devient une nécessité : « Mourriez-vous
de ne pas écrire ? », disait Rainer–Maria Rilke au jeune poète Franz Xaver Kappus. Je ne sais pas si je
mourrais de ne pas écrire, mais je ne peux pas ne pas écrire, même si ce n’est pas publié ; à certains
moment où ça vient il faut vraiment écrire poétiquement. Pas à la façon de Claudel en se mettant
chaque matin à sa table de travail, je ne fonctionne pas du tout ainsi ; j’essaie de m’imprégner des
choses de la vie, de la beauté immédiate et je dirais banale, quotidienne de la vie ; je l’engrange, et à
un moment le besoin se fait pressant de faire ressortir cela sous forme poétique. Je n’ai pas besoin de
faire un effort, l’écriture vient toute seule. C’est une nécessité et c’est pour cela que j’écris encore à
72 ans, et que j’écrivais à 18 ans.
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J’ai écrit des centaines de poèmes, mais assez peu ont été publiés et beaucoup ont été jetés.
Maintenant, parmi d’autres textes, je place des poèmes en ligne sur le Journal des Chercheurs,
d’ailleurs ils sont assez lus, c’est étonnant. Je ne passe plus par des éditeurs, cette période est pour
moi terminée. Je vois les jeunes poètes, et moi-même quand j’étais jeune poète, j’avais vraiment envie
de voir mon poème dans une revue de poésie ; je me souviens d’un des premiers recueils qui a été
publié, pour moi c’était vraiment très important. Mais désormais je ne suis plus dans cette logique, je
ne fais pas d’effort pour être publié. Ma fille me disait récemment de publier un recueil, elle aime bien
mes poèmes. Elle le fera si elle veut plus tard.
Je ne refuse pas de les publier, mais avec internet, c’est extraordinaire : on peut diffuser ce qu’on écrit
dans une très grande liberté. Ceux qui le souhaitent viennent lire, et gratuitement en plus, et cela me
convient parfaitement. Les poètes d’aujourd’hui ont beaucoup de chance de ce côté-là. Faire quelques
exemplaires d’une belle édition, avec un peintre, esthétiquement c’est intéressant, je ne déprécie pas,
mais je ne vais pas faire l’effort. Cela vient de la problématique de l’œuvre et de la relativité que j’ai à
ce sujet, quelle que soit l’œuvre, philosophique, littéraire ou scientifique. J’ai pris beaucoup de
distance par rapport à l’œuvre, mais sans dévloriser ceux qui vont dans ce sens.
C.V. : Je connais depuis longtemps ton goût pour la poésie, l’écriture poétique en particulier. Mon
propre rapport à la poésie est moins clair, pourtant j’en reconnais évidemment les vertus. J’ai toujours
eu un peu de difficulté à lire de la poésie, il m’est plus agréable de l’entendre, de la dire, que de la
lire ; et quant à l’écrire, je suis vraiment à la peine, je n’ai pas le sens ni la faculté de faire court, de
ramasser des images, des sentiments, dans l’espace de quelques mots seulement, de les condenser. Je
me sens peut-être plus à l’aise avec la prose, c’est ainsi. En t’écoutant, pour les petits enfants, je
pensais à la poésie des berceuses par exemple, fredonnées à l’oreille quand vient le demi-sommeil. Il
m’est arrivé d’en fredonner à mon fils quand il était petit, mais je n’étais pas son grand-père. Il y a là
au moins une dimension poétique qui peut atteindre le petit enfant, en se mêlant peut-être un peu plus
tard aux contes qu’on lui lira ou lui dira, aux différentes histoires qui feront voyager son imagination
poétique. Ensuite l’enfant grandit, et la plupart du temps nos vies s’échinent à évacuer le poétique
comme un élément indésirable : c’est : « Arrête de rêver », ou, pire encore sans doute, le : « Poète vos
papiers ! » de Léo Ferré.
R.B. : Ce que tu dis me conduit à faire un point sur ce qui s’est passé pour moi à l’université en
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sciences de l’éducation. Je suis allé vers les sciences de l’éducation en voulant mettre en œuvre en
éducation à la fois l’influence de la poésie et celle d’une philosophie marquée par le questionnement
spirituel. Si je pense avoir apporté un peu d’originalité en sciences de l’éducation, c’est par ce biaislà. Je suis l’un des rares à avoir ouvert le champ, et pas simplement en plaçant un petit poème de
temps en temps, une petite citation parce qu’il faut le faire : non, en mettant au cœur même de
l’éducation cette réflexion sur une approche poétique de la vie s’ouvrant sur un questionnement
philosophique et spirituel, en relation avec les cultures du monde, notamment la culture orientale.
En sciences de l’éducation à l’Université de Paris 8, à l’époque où cette université était un lieu
d’avant-garde - les choses ont changé depuis -, j’ai eu l’occasion et la liberté de créer
pédagogiquement des situations pour moi vraiment très importantes. Pendant des années j’ai pu y
donner un enseignement, pratique et clinique, d’improvisation mytho-poétique. Ce fut un grand
bonheur, pour moi mais aussi pour ceux des étudiants avec qui je travaillais.
Je ne faisais pas un cours sur la poésie, il s’agissait plutôt d’une pratique collective, ensemble. Peu à
peu, pendant les séances, avec les étudiants j’avais fini par dégager une structure constituée de quatre
phases s’étendant sur l’ensemble de la journée
La première phase était un peu un échauffement, une mise en condition, où on entrait dans un peu de
méditation en se recentrant sur soi, et on pouvait dire des poèmes, écrits par soi-même ou non ; nous
les disions simplement, sans explication, sans commentaires, en essayant de les accueillir, dans une
attitude de réceptivité ; ainsi, progressivement, il se formait une sorte d’ambiance poétique.
La deuxième phase était un moment de création proprement dite, souvent à partir d’éléments de la
première phase : on saisissait par exemple un poème ou un vers entendu dans la première phase, à
partir duquel on improvisait ensemble ; il pouvait aussi s’agir d’un objet qui était là, d’une situation,
mais c’était toujours de l’ordre de l’improvisation. De la sorte on construisait ensemble du sens
poétique : seul ou en petit groupe, chacun écrivait poétiquement et mythopoétiquement, en n’excluant
pas la re-création ou la création de mythes. C’était une phase très importante, aussi très ludique et
joyeuse.
La troisième phase était consacrée à l’histoire de la poésie : il est important de savoir pourquoi le sens
poétique est présent dans nos vies, mais il est également précieux de connaître l’histoire de sa
discipline et des personnages qui l’ont marquée. La poésie est rare à la radio ou à la télévision, mais
pendant des années j’avais archivé les quelques émissions consacrées à la poésie, sous forme
d’enregistrements audio et vidéo, et, finalement, je m’étais constitué une petite bibliothèque audio-
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visuelle dont je me suis servi pour faire connaître la poésie contemporaine à mes étudiants. J’avais
réussi à enregistrer des documents extraordinaires sur de grands poètes, je les passais à mes étudiants,
et ils ont pu découvrir ainsi nombre de poètes français et étrangers, et je crois que cela les a aidés à
saisir ce que peut être la poésie.
La quatrième phase était une réflexion sur éducation, poésie et vie : quel sens donner à ce qu’on avait
fait ensemble pendant cette journée, y compris le visionnage d’une émission sur un poète
contemporain ? quel sens, pour nous, dans nos vies ? quel sens en éducation ? dans la mesure où nous
étions en sciences de l’éducation, comment pouvait-on reprendre un peu de tout cela pour en faire
quelque chose sur le plan éducatif ?
Cette structure à quatre moments d’improvisation mythopoétique a été pendant plusieurs années très
importante pour moi, elle m’a donné beaucoup de joie d’enseigner. Je crois avoir été original, en
produisant quelque chose de très particulier en éducation ; je ne suis pas sûr du tout qu’on trouve cela
ailleurs, notamment à l’université ! Le sens de la vie poétique est vraiment ancré en moi, et j’avais
envie de le transmettre en sciences humaines. Dans cette activité d’enseignement autour de la poésie
je crois avoir réussi à faire ce que je voulais faire : à la fois écrire de la poésie, faire connaître la
valeur de l’écriture poétique, et faire advenir de la transformation ; comme le cours durait au moins un
semestre, je voyais les étudiants se transformer, s’ouvrir, à la fin du semestre ils étaient rayonnants ;
par certains côtés la poésie induit une transformation en nous, et d’ailleurs les Américains ont mis en
pratique une poésie-thérapie. La poésie peut nous guérir, c’est pour moi évident. Un poète que j’ai
présenté alors, Daniel Pons, nous a fait comprendre à quel point poésie et sagesse allaient de pair.
J’étais vraiment heureux de donner cet enseignement, et sur le Journal des chercheurs des étudiants
relatent l’expérience qu’ils y ont vécue. Une étudiante avait écrit un merveilleux recueil de poèmes,
très beaux, profonds, régulièrement j’étais étonné par la création des étudiants, et je me disais : « Mais
bon sang, qu’est-ce qu’on rate ! ». Il y a une potentialité fantastique chez eux, il suffit de leur donner
un dispositif pédagogique adéquat pour qu’ils puissent l’habiter avec ce sens poétique. Mais, en même
temps, ils étaient peu nombreux à venir suivre ce cours parce que, naturellement, ce n’était pas ce
qu’on « doit faire » à l’université, surtout dans les endroits où l’on pense que la science doit être
première. Là, nous étions dans autre chose, et ne venaient que des étudiants sensibles, curieux de
découvrir. C’est un point d’interrogation sur la vie sociale actuelle, bien sûr, tout simplement.
Par rapport à cela, j’insiste sur le vécu de la joie. Même si l’instant d’avant nous n’allons pas très
bien, dès que nous prenons vraiment le temps d’écrire de la poésie, nous entrons peu à peu dans la
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joie, pour y être complètement à la fin. Ce qui va faire écrire sont peut être des choses difficiles à
vivre, dans nos relations proches ou plus largement dans la société, mais le fait même d’écrire
métamorphose totalement ce que nous avons mobilisé, puis nous sommes dans la joie, la joie d’être,
je dirais même dans la joie d’être pour rien. On ne va pas chercher ni invoquer Dieu, le simple fait
d’écrire en direction de la profondeur, et par elle, en trouvant les mots qu’il faut à ce moment-là, suffit
à entrer dans la joie.
Cette constatation m’a conduit à réfléchir sur l’activité poétique, et j’ai publié un texte sur cette
dimension. Selon moi on trouve trois moments essentiels dans la praxis poétique qui conduit à cette
joie d’être.
Le premier moment est le moment préparatoire, un moment de méditation et d’accueil, de
tranquillité intérieure ; on n’écrit pas, mais on en éprouve le besoin ; il convient d’être un peu hors du
vacarme de la ville pour mieux se laisser imprégner par une sorte de silence intérieur, pour aller vers
le centre de soi-même. Le plus simple est d’aller dans la nature, ou d’être chez soi, dans son
environnement habituel, au milieu de ses livres par exemple, tranquille. Ce moment-là est nécessaire,
on en a besoin.
L’écriture proprement dite jaillit en un deuxième moment, à partir d’une première image souvent,
sans qu’on sache comment cela se déroule, sans qu’on puisse prévoir ce qu’on va écrire : simplement
« ça s’écrit », à travers notre capacité à imaginer. Certes, les poètes sont très différents. Je suis plutôt
pour ma part un poète de l’image, mais d’autres sont des poètes du rythme, des poètes qui créent des
situations, tout dépend des styles et des inclinations de chacun. Mais l’étonnant est que les choses se
réalisent simplement. Bien sûr un peu d’habitude compte aussi, on a davantage de facilité, mais
l’étonnant est à quel point tout se joue à un niveau non conscient. C’est pour cette raison que je
n’aime pas trop revenir sur l’écriture poétique ; je ne travaille pas ma poésie : soit je trouve le poème
assez bon et je le garde, dans le cas contraire je le jette, mais à mon avis il n’y a pas trop à travailler
sur un poème. Certains poètes discuteront cela, mais je le pense profondément.
D’autant plus qu’en un troisième moment, une fois le poème écrit, je vois s’il me touche ou non. S’il
me touche « à chaud », je le garde et le laisse décanter. La question est : puis-je entrer en le lisant dans
une méditation poétique ? Prolonge-t-il mon regard vers un horizon lointain ? Va-t-il m’entraîner vers
quelque chose d’autre, ou me réduire à ce qui est là, immédiat, circonscrit ? Si cette dernière
possibilité l’emporte, ce n’est pas de la poésie. S’il me touche, je le reprends un mois, voire deux-trois
ans après, je le relis comme si quelqu’un d’autre l’avait écrit, et je vois s’il opère toujours. Si c’est le
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cas, c’est qu’il est intéressant.
Ce sont pour moi les trois moments de l’activité d’écriture poétique. Un premier moment de
préparation-accueil ; un deuxième moment d’écriture, d’imagination radicale, qui va puiser dans de
l’absolument inconnu en soi, un peu de l’ordre de l’imaginaire radical de Castoriadis ; et un troisième
moment pour estimer le sentiment éprouvé en lisant le poème, immédiatement et plus tard, une fois
qu’il est devenu comme extérieur à soi après un laps de temps suffisant.
C.V. : Chaque enfant qui arrive peut être vu comme une sorte d’espoir, d’où la poésie ne serait pas
absente. J’imagine que pour un grand-parent, même si elle ne se décline pas systématiquement en ces
termes, cette arrivée et le rapport qui s’établit avec le petit-enfant sont potentiellement empreints de
poésie. Comment vois-tu cela, avec ton regard actuel de grand-père, également avec ta « pratique » ?
R.B. : Ou, autrement dit, qu’est-ce qu’être un grand-père poète ? et en quoi est-ce important ? Avant
d’être grand-père, et même avant d’être père, je crois qu’il est très important de découvrir en soimême le sens poétique de la vie, cette faculté d’imagination qu’on peut avoir de créer du mythe et du
symbole, car cela va prendre une place importante dans la relation à nos enfants puis à nos petitsenfants. Ne serait-ce que la faculté d’inventer des histoires, qu’il faut développer. Par exemple, je n’ai
pas besoin d’aller chercher des livres et albums pour enfants ; quand j’étais avec Laurianne, ma fille,
et maintenant avec Lou ma petite-fille, j’invente immédiatement une histoire, avec presque rien.
Avec Laurianne, vers ses trois ou quatre ans, j’avais inventé un jeu dont elle se souvient encore,
qu’elle a aimé pendant des années, jusque ses huit ans environ, très longtemps. Je l’avais appelé le jeu
de l’escargot : tout simplement, avec les doigts recourbés des deux mains, je créais deux escargots,
mais pas n’importe lesquels : des escargots volants, magiques ! Ils étaient à la fois le frère et la sœur,
mais aussi le papa et la maman, quatre personnages, dont un personnage pouvait être complètement
incarné : Laurianne pouvait projeter sur lui sa propre identité.
Ensuite, toujours avec les deux mains, deux autres éléments : un soleil avec les doigts de la main
écartés, et une tulipe, avec les doigts tendus refermés. Le soleil éclaire, donne la vie, mais si on s’en
approche trop, il brûle et détruit. Et en allant au cœur de la tulipe, on trouve ce qui guérit.
Avec cette structure-là, toute simple, j’inventais une histoire, mais plus l’histoire avançait, plus je la
faisais inventer par ma fille. Je commençais par donner un nom aux deux escargots, et je lui
demandais : « Celui-là, que fait-il ? où va-t-il? », et j’attendais qu’elle me donne des indications. Elle
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répondait : « Il fait ça », et je prolongeais l’histoire avec elle, en faisant en sorte qu’elle dise les
choses le mieux possible. Et ces escargots avaient des problèmes, il se brûlaient en allant trop près du
soleil, mais heureusement le cœur de la tulipe pouvait les guérir, d’autres choses encore bien sûr, et
ainsi se construisait une sorte de conte. Nous avions une disposition particulière, elle venait sur le lit,
se mettait à côté de moi, un oreiller devant nous, qui devenait la scène du conte. Elle adorait ça, et de
plus c’était aussi une relation père-fille très importante. J’ai encore un enregistrement que j’ai fait
avec elle quand elle avait dix-neuf ans, elle s’en souvenait, avec ce que cela pouvait vouloir dire pour
elle. Aujourd’hui, je continue mon improvisation poétique avec ma petite fille Lou en inventant un
cheval magique le « dada bleu » qui fait son ravissement et qu’elle me demande de raconter à chaque
fois que je la rencontre. C’est devenu un élément de sa poétique d’existence quotidienne et ma fille
doit elle aussi poursuivre l’histoire imaginaire à la demande de Lou, le cas échéant.
A ce moment j’étais père, et c’est pour cette raison que je pense qu’être poète est très important pour
un père, mais peut-être aussi pour un grand-père, parce qu’avec Lou, maintenant, je me suis dit que
j’allais reprendre ce jeu de l’escargot, pour voir ce que cela donne avec elle. Mais si cela ne donne
rien, plutôt que prendre un livre ou un album, j’inventerai une autre histoire sur le champ. A ce
moment-là je me laisse aller à l’imagination créatrice en sa direction, en intégrant le magico-religieux
qu’il peut y avoir en elle à son âge. Je pense que pour un grand-père il est vraiment très important
d’avoir développé ce sens de la création avec son petit-enfant, le sens du merveilleux, le sens même
de l’émerveillement, le fait de pouvoir, par l’imagination, transformer le monde environnant, créer
des éléments faisant voir la vie autrement. C’est aussi pour cela que je place des poèmes sur internet,
Lou pourra toujours les recueillir plus tard, elle verra bien ce qu’elle en fera. A mes yeux, ces poèmes
sont beaucoup plus importants que tout ce que j’ai écrit en sciences humaines. La poésie est nettement
plus importante pour moi que le concept.
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CHAPITRE 8
LE JEU
René Barbier entre désormais dans des espaces plus concrets, faisant référence à des éléments de son
vécu avec sa petite fille de deux ans. Ce sera l’occasion, après la poésie, de continuer d’évoquer le
jeu, en particulier en ce qu’il contient de fonction symbolique.
R.B. : La version symbolique du jeu ne débute vraiment pour l’enfant qu’à partir de deux-trois ans,
mais dès avant il y a déjà des choses très intéressantes à dire par rapport au jeu.
La question du jeu est très importante, et je pense qu’il faut revenir à ce qu’en disent aussi bien Johan
Huizingua, Roger Caillois, Eugen Fink ou Kostas Axelos, mais aussi des chercheurs contemporains
comme Gilles Brugère et son équipe à l’université Paris XIII. La problématique du jeu est une
dimension essentielle de l’expression humaine, et une société ne prenant pas vraiment en compte la
fonction ludique dans le jeu est une société trop grillagée, trop rationnelle. Dans homo demens il y a
aussi homo ludens, à ne pas oublier. Je n’insiste pas sur ces dimensions philosophiques, mais elles
sont essentielles, et je m’intéresse beaucoup à la manière dont ma petite-fille va développer cette
forme d’expressivité. Je vais en profiter pour aborder quelques cas donnant à réfléchir.
Je suis souvent avec elle dans un rapport d’observation tranquille. Je l’observe simplement, près
d’elle, de temps en temps je la filme, et je regarde ce qu’elle fait. Et ainsi je vois que depuis six mois
elle développe ce que j’appelle « les cailloux ». Elle adore les cailloux, à chaque fois qu’elle peut
marcher seule dans le parc où nous la promenons, immédiatement elle saisit un caillou. Un jour elle
est aux anges : sur le trottoir, plein de cailloux ! Elle s’arrête, choisit les cailloux d’une façon très
minutieuse, les met dans son panier, puis, au bout d’un moment, renverse tout et recommence, et faire
cela est pour elle un véritable plaisir. Elle était attentive, concentrée, et je me souviens de sa mère,
alors un peu plus âgée que Lou, jouant avec des legos, inventant et construisant des formes, puis
donnant un coup de pied dans la construction ; tout volait en éclats, elle était très heureuse, et elle
recommençait. Cette fonction m’intéresse beaucoup chez l’enfant, je la vois comme une sorte de
maîtrise du chaos du monde : les choses sont éparses, les cailloux sont là, elle va les prendre et les
ranger, les circonscrire dans un champ bien délimité dont elle a la maîtrise relative puisque c’est
délimité, puis elle les éparpille de nouveau avant de recommencer. C’est un jeu libre avec le désordre
101
et l’ordre du monde, observable chez tous les enfants, et il nous apprend des choses sur la vie.
Roger Caillois insiste beaucoup sur la différence entre « to play », jouer de façon libre, et « game »,
jouer en entrant dans des règles, et d’ailleurs on connaît cette évolution entre le jeu ludique, le jeu
éducatif et le jeu pédagogique ; plus on entre dans la scolarisation de l’individu, plus on passe du jeu
ludique au jeu pédagogique.
Le jeu ludique est complètement centré sur l’individu même, ses intérêts, ses pulsions, sa liberté, ses
sautes d’humeur, la liberté est au centre ; le jeu éducatif est finalisé, orienté vers ce qu’on peut en
faire, le déploiement énergétique présent dans le jeu est utilisé en vue d’une certaine structuration de
l’individu ; le jeu pédagogique, quant à lui, va encore plus loin, il s’agit cette fois d’apprendre quelque
chose. Il y a d’évidence un rétrécissement dans ce processus de scolarisation de l’homo ludens, et le
problème est à la fois de tenir compte de la nécessité d’aller vers de l’apprentissage, mais tout en
maintenant coûte que coûte la dynamique de la première dimension, ce premier moment du jeu
ludique et libre.
Un autre point à signaler serait le « jeu et l’attention », je l’appelle ainsi, et il rassemble les jeux avec
des boites et les jeux d’emboîtement auxquels Lou se livre souvent actuellement. Elle a un jeu de
figures en bois découpé, très diverses, qu’il faut mettre au bon endroit, et elle adore y jouer ; elle a
trouvé elle-même comment constituer le puzzle et bien emboîter les figures. Elle est extrêmement
attentive en faisant cela, complètement concentrée ; elle regarde, elle réfléchit, et elle ne se trompe
pas. Elle ne réussit pas toujours à mettre exactement la pièce en bois, il faut un ajustement, elle appuie
un petit peu, la déplace, et finalement elle réussit ; aussitôt elle prend une autre pièce pour continuer,
avec toujours une attention et une concentration extrêmes, c’est vraiment remarquable.
Ce sens de la concentration chez l’enfant qui joue est très important : comme une sorte de focalisation
totale, et il me semble que s’il n’est pas brimé, si on le laisse s’exprimer, l’enfant apprend à aller vers
l’attention. L’attention est bien plus que la concentration, elle est le dépassement d’une focalisation
pour atteindre une vision beaucoup plus élargie de la totalité de ce qui est en présence. Ce moment de
concentration est sans doute un moment essentiel chez l’enfant pour que sa pensée et son rapport au
monde se focalisent pour apprendre à regarder le monde d’une certaine façon, et ce regard focalisé lui
permettra d’aller ensuite vers un regard beaucoup plus élargi, mais tout autant concentré. Le
développement de l’attention par le jeu chez l’enfant me paraît fondamental. Cela passe par la
concentration, et c’est essentiel pour un scientifique, un littéraire, pour ceux qui exerceront des
métiers cérébraux, pourrait-on dire, mais également pour ceux qui travailleront de leurs mains. Et
102
cette faculté de ne pas être dispersé, troublé, cette concentration, la voir chez l’enfant est
extraordinaire.
Un autre point serait Lou et ses jouets. Elle a beaucoup de jouets, on n’arrête pas de lui proposer de
jouets, et la question devient : de quel type de jouets et de quelle fonction du jouet a-t-on besoin ? Le
jouet ne serait-il rien d’autre que ce dont a avant tout besoin l’adulte dans son rapport à l’enfant?
L’enfant a besoin de jouets, ils favorisent son expression, sa façon d’agir sur le monde et de s’y
s’occuper. Mais les jouets actuels sont très sophistiqués, surtout les jouets mécaniques et
électroniques ; ce sont des jouets qui jouent tout seuls, on les regarde jouer et, à la limite, on n’a plus
besoin de jouer avec, alors que l’enfant, à mon avis, a besoin d’un vrai rapport avec le jouet. Le jouet
doit être une sorte de prolongement de la main, et il faudrait retourner voir du côté du jouet naturel, en
bois, aux formes simples, mais qui justement permet des ajustements, comme les puzzles. Il y aurait
beaucoup à faire et développer de ce point de vue pour l’industrie du jouet ; des artisans du bois
commencent à faire sérieusement ce travail, surtout dans les pays scandinaves d’ailleurs, en proposant
des jouets en bois très intéressants pour le versant homo ludens.
Une enfant de l’âge de Lou ne s’intéresse pas vraiment aux jeux électroniques, et, pour elle, n’importe
quoi peut devenir un jouet, un bout de bois suffit. Comme beaucoup d’enfants à l’époque, vers septhuit ans il me suffisait d’aller voir un film de cape et d’épée avec mon neveu pour qu’en revenant je
prenne un porte-manteau, en dévisse l’attache, et j’avais un sabre. Dans la fonction symbolique et
imaginaire, dès enfant nous avons la faculté de transformer n’importe quoi en ce qu’on veut en faire,
il n’est sans doute pas vraiment besoin d’aller chercher des jouets sophistiqués. Il est probable qu’on
en revienne de ces jouets électroniques hyper-sophistiqués.
L’art d’être grand-père inclut l’art d’inventer, de fabriquer des jouets, des jeux, avec pas grand-chose,
avec rien le cas échéant, y compris avec son corps, avec ses mains. Par exemple, Lou aime se coller
un bout de papier sur le nez, elle s’est aperçue que le papier collant colle, effectivement ; elle se le
colle sur le nez et immédiatement elle va vouloir le coller sur le nez de la personne auprès d’elle :
d’un seul coup elle invente un jouet, l’autre personne va-t-elle accepter de participer à invention ? Si
la personne entre dans l’invention de son jouet, le papier collant devient vraiment un jouet pour Lou,
et aussi un moyen d’entrer en relation. Inventer un jouet, un jeu, avec presque rien, est fondamental
dans l’art d’être grand-père, un peu comme le « jeu de l’escargot » déjà mentionné à propos de la
poésie.
Il y a également le jeu de Lou avec sa poupée. Naturellement elle a une poupée, mais c’est trop
103
rapidement formulé : ce n’est pas naturel, plutôt culturel, bien entendu. Lou étant une petite fille, elle
a une poupée, nous sommes donc bien pris dans le système symbolique des sexes et la problématique
du genre, et nous en sommes conscient en lui offrant une poupée. Ceci dit, c’est très important : je
crois vraiment qu’une petite fille qui pourra devenir une mère plus tard, doit pouvoir vivre dès son
enfance des éléments de don et de relation, de l’ordre de la maternité.
Un petit garçon pourrait les vivre aussi, certainement serait-ce utile pour lui, mais à mon avis ça l’est
encore plus pour la petite fille. Il ne s’agit pas, au nom de telle ou telle idéologie, de biffer cette
dimension présente naturellement chez l’enfant, parce que, pour Lou, on le voit sans peine, sa poupée
est d’une très grande importance. Laurianne, sa mère, avait une poupée noire, de couleur, elle y tenait
beaucoup, elle l’a conservée très longtemps. Je vois le rôle joué par la poupée de Lou : à deux ans elle
s’en occupe, l’habille ; c’est une poupée qui pleure dans une certaine position, si cela arrive elle va la
chercher immédiatement, la prend contre elle, elle lui parle avec ses mots qui ne sont pas encore des
mots construits. Elle joue son rôle et développe un vrai sens maternel lié aussi, bien entendu, au sens
de l’imitation par rapport à sa propre mère. Ce qui est ainsi développé est essentiel pour un être
humain.
Sans doute une poupée serait-elle importante aussi pour un petit garçon, de même que des petites
voitures pour une petite fille. Je serais peut-être plus prudent pour les petits soldats de plomb qui
existent depuis le Moyen Age et encore plus pour les fusils et revolvers ; je ne suis pas certain
qu’il faille favoriser ce type de jouets, mais, dans le fond, pourquoi pas ? J’aimais bien les soldats de
plomb étant petit garçon, et je ne suis pas devenu guerrier pour autant. La différence des sexes va
certainement se loger jusque dans les jouets, ma tendance de sociologue dirait qu’il y a là aussi du
culturel, et je pense nécessaire une diversification des jouets, que les jouets donnés à un sexe soient
donnés à l’autre sexe. En tout cas, la poupée pour la petite fille est très importante ; elle va apprendre
à s’occuper de l’autre, et surtout apprendre à être tendre, en développant dans cette symbolique de la
relation à la poupée la tendresse qui est en elle. Le don de soi exprimé au moment du jeu avec la
poupée est fondamental.
Un autre jeu de Lou : la balle. Elle joue avec sa petite balle, et sans en être à l’âge où elle donnera de
grands coups de pied, on voit combien par l’intermédiaire de cette balle elle entre en relation,
notamment avec l’adulte, quand celui-ci est réceptif. Elle envoie la balle, l’adulte la lui renvoie, et elle
éprouve une véritable joie dans ce jeu de relation, un jeu de l’entre-deux, comme s’il y avait un pont
relationnel s’établissant grâce à la balle entre l’enfant et l’adulte. Là aussi on peut réfléchir sur
104
l’importance de la relation avec l’adulte par le truchement d’un objet, et cette idée de l’entre-deux
entre l’enfant et l’adulte est vraiment à développer sur le plan du jouet : comment inventer des choses
favorisant cet entre-deux ? Il existe des choses simples comme la balle, mais il serait possible
d’inventer d’autres choses.
Je suis toujours étonné quand un adulte est capable d’entrer réellement dans cet entre-deux. Je le vois
clairement avec Sunmi, ma femme : certains adultes sont doués pour cela ; non pas se mettre à la
place de l’enfant, non pas « jouer à l’enfant », mais prendre à bras le corps cet entre-deux, être dans la
relation, réellement et pleinement ; c’est une chose qui m’interroge beaucoup. En tant grand-père
j’essaie de le faire, de le vivre, et je sens bien ne pouvoir m’en approcher qu’en laissant de côté tout
mon appareil de connaissances scientifiques, de professeur de sciences de l’éducation. Tout cela doit
rester au vestiaire, je dois passer par un esprit méditatif ou contemplatif pour pouvoir entrer dans
l’entre-deux. Plus avec ma petite fille je suis dans la dimension méditative sans objet, plus j’entre
dans l’entre-deux, plus je suis avec elle dans la présence.
Il ne faut pas oublier le repas, le jeu et le repas. Le repas est de l’ordre du fonctionnel, il s’agit de se
nourrir, et ce que va manger la petite est important, on essaie de lui préparer ce qu’elle aime, de
veiller à l’équilibre de ses repas, c’est donc très sérieux tout cela, mais, à un moment ou un autre, elle
réintroduit du jeu, parce qu’elle n’a plus vraiment faim ou autre chose. L’aliment devient soudain un
jeu, un jouet : à un certain moment le yaourt - typique de ce genre de situation - devient un pot de
peinture, elle l’étale sur la table, en fait des figures. En une seconde on passe de la dimension
fonctionnelle-nutritive de l’aliment à l’aliment-jouet. Le ludique chez l’enfant est toujours là, toujours
présent, toujours prêt à surgir pour changer l’ordre des choses, et cette improvisation de l’enfant par
rapport à cette dimension ludique qu’il porte en lui m’étonne toujours. Héraclite disait que l’homme
était un enfant jouant le jeu du monde, ou quelque chose d’approchant, et c’est vraiment ce que je
ressens en voyant Lou jouer avec tout et n’importe quoi. Le repas, qui a l’air sérieux, à un moment ou
un autre passe dans la joie de jouer.
Elle bouge beaucoup quand elle dort, elle est une petite fille à la fois très active et en même temps très
contemplative. Pendant la promenade, elle est capable d’être très tranquille dans sa poussette, elle
peut rester une demi-heure à regarder les alentours, ce que font les gens, et, par ailleurs, dans le parc,
elle va courir dans tous les sens, elle a ces deux dimensions, contemplation et activité.
Hors de la maison, maintenant qu’elle marche, dans le parc, c’est le jeu par l’aventure, la relation du
jeu et de l’aventure. A la voir, il saute aux yeux que pour elle marcher c’est jouer, de façon
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complètement libre, explorer tous azimuts. Elle est à l’âge où elle apprend l’équilibre de son corps,
donc elle commence à vouloir monter des talus toute seule ; comme elle est en déséquilibre elle
recommence, avec la volonté de maîtriser son corps et son équilibre, et on sent que c’est aussi une
volonté de jouer avec l’environnement pour se connaître, pour connaître ce qu’elle est, cette faculté
qu’elle aurait d’être un être humain debout.
Il y aurait aussi toute la partie du risque. Grimper et risquer font pour moi partie de la problématique
du jeu. Le jeu contient la dynamique du risque, on ne peut pas jouer sans éléments relevant du risque,
qui dans le fond nous donnent le sentiment d’exister. Je le vois chez Lou par rapport au toboggan pour
les petits : il faut monter tout en haut, elle fait beaucoup d’efforts, difficiles pour son âge, cela
reviendrait pour moi à grimper une paroi de deux mètres de haut. Je la vois se débrouiller, mettre son
genou, et réussir à montrer jusqu’en haut pour se laisser glisser. Elle le fait prudemment, pas comme
une risque-tout, mais lentement et toute seule ; et elle recommence, indéfiniment, sans cesse, revenant
au même endroit pour continuer, dix fois, quinze fois ; et elle n’est pas fatiguée, pourtant l’épreuve
physique est réelle. On sent bien qu’elle a une véritable joie, pas forcément à se laisser glisser, la joie
regroupe l’ensemble, tout ce qu’il faut faire pour atteindre le sommet et ensuite se laisser glisser, et
recommencer. L’idée de répétition est très importante dans le jeu de l’enfant, un point-clé à cet âge-là,
ce qui conduit à réfléchir sur la valeur du répétitif présent dans tous les rituels religieux, qui à mon
avis reprennent cette dynamique de la joie du jeu du petit enfant.
À propos de la promenade au parc, il y a également l’exploration. Elle est heureuse quand elle peut
marcher toute seule, explorer ; nous ne sommes pas loin derrière, elle a besoin de nous savoir
présents, mais, malgré tout, on sent la joie qu’elle a à faire son chemin. Et c’est aussi du jeu, un jeu
sans règles, où elle se donne ses propres règles du jeu, autrui, la société y sont étrangers. On peut y
voir à la fois son aptitude à être seule et à explorer le monde, sa capacité de maîtrise du monde et de
son propre corps.
Les jeux de langage sont quant à eux omniprésents, en tout lieu, et évidemment ils se développent de
plus en plus. Déjà quand elle était bébé dans son berceau, j’étais émerveillé, comme le sont d’ailleurs
tous les parents et grands-parents, par les gazouillis de l’enfant. Cette joie de l’enfant est
extraordinaire, dès le bébé, cette joie de parler. Il ne parle pas, ne dit pas des mots, mais il émet des
sons. Je me souviens qu’en la promenant, pendant des dizaines de minutes, Lou n’arrêtait pas de
gazouiller, de parler, d’inventer. On sentait qu’elle inventait des sons, qu’elle les reproduisait, qu’elle
était heureuse de les reproduire. A chaque fois qu’elle le faisait, j’étais émerveillé devant la vie ; l’être
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humain est un être parlant, et cette dimension-là est vraiment considérable.
L’être humain est un être parlant, cela me renvoie à un de mes rêves, il y a longtemps : je voyais un
moine asiatique descendre d’une montagne, et je savais devoir le rencontrer ; il arrivait devant moi,
me demandait d’ouvrir la bouche, je tirai la langue et il y posait son doigt. A ce moment-là j’ai eu un
véritable éblouissement, je me suis réveillé, je venais de faire ce que j’appelle un « grand rêve ». Le
doigt du moine posé sur ma langue signifiait que j’étais un homme destiné à parler ; et je suis un
pédagogue, un enseignant, ce fut ma vie, profondément, et je crois que ce rêve m’indiquait ma voie.
Ma voie est la pédagogie, l’enseignement, le fait de parler, de dire, et si possible le plus clairement
possible, ce qui n’est pas toujours le cas.
Je fais retour au jeu de langage très tôt chez l’enfant, cette joie du bébé de s’exprimer, d’inventer des
sons, des sonorités, de les reproduire. Lou a maintenant dépassé ce stade du bébé, elle commence à
dire des mots et même de petites phrases. L’invention des mots est très intéressante : je m’appelle
« papou », le chien « whaou », le chat « miaou », et Sunmi est devenue « Mimi », c’est vraiment son
appellation maintenant et Lou retraduit tout cela dans son monde, par sa faculté d’élocution
évidemment limitée à son âge ; mais elle invente un mot, qui devient vraiment concret pour elle, il va
jouer dans la relation, même dans ses rêves elle appelle Mimi. Mes parents m’avaient raconté que
lorsque j’avais à peu près l’âge de Lou aujourd’hui, j’avais inventé un mot : « Adou », voulant dire
« Porte-moi ». Il faut valoriser toute invention de langage de l’enfant, la reprendre, lui donner une
force, un soubassement, un étayage valorisant, car grâce à cela il deviendra peut-être un poète, un être
pouvant s’autoriser à inventer des images, à faire des rapprochements de mots pour créer de la poésie.
Ces points-clés donnent à réfléchir : le jeu comme fonction radicale de l’existence humaine, à la fois
chez l’être humain mais aussi chez l’animal, n’importe quel animal ; la différence entre le jeu
spontané libre « play » et le jeu réglé « game » ; le passage de la dimension ludique à la dimension
éducative et pédagogique lorsqu’on va vers la scolarisation : jusqu’où faut-il aller trop loin dans ce
passage dans la scolarisation, avec l’élimination de la dimension du jeu libre pour s’en tenir à la
fonctionnalité d’apprentissage par le jeu ? Il s’agit d’une question à mon avis très importante, à relier
probablement au fait que beaucoup d’élèves s’ennuient à l’école, où ce qui est proposé est devenu un
rétrécissement tel de la fonction libre du jeu qu’ils n’y trouvent plus d’intérêt.
Les républicains du savoir diront le contraire, selon eux l’école est dans le jeu. Mais ce n’est pas vrai,
c’est du faux jeu la plupart du temps, pourtant ils diront tout de même qu’il faut être sérieux,
bannissons le jeu : voilà ce qu’il faut apprendre, et point à la ligne.
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Pour terminer, un point quasiment métaphysique, d’abord évoqué par Eugen Fink et repris par Kostas
Axelos dans Le jeu de monde : la fonction symbolique du jeu vu comme l’expression d’une
dynamique cosmique, et comment l’enfant, en fin de compte, reproduit dans le jeu quelque chose de
l’ordre de l’universel, d’une dynamique universelle. Axelos parle d’une poéticité du jeu du monde,
qu’il relie à la poésie. Je suis du même avis, la poésie est en prise essentielle avec la dynamique du
jeu. Et Axelos, dans la foulée de Fink, va développer toute une partie philosophique de son œuvre
autour de cette problématique du jeu du monde. L’importance du jeu chez l’enfant, pour moi, est
concernée et éclairée par cette philosophie radicale de la vie humaine et de la vie cosmique.
C.V. : En écoutant tes propos sur le jeu en général, chez l’enfant notamment, difficile de ne pas voir
ce que des discussions précédentes ont évoqué, à savoir la créativité, mieux, la création, surtout dans
les jeux libres, sans règles, avec cette faculté de l’enfant de jouer avec ce qui lui tombe sous la main.
Pour établir un rapprochement rapide, mon fils, au même âge, était aussi un fanatique des cailloux. En
général, il y a cette propension naturelle des enfants à ramasser des cailloux, puis à les lancer dans
l’eau des étangs, des rivières, de la mer, et qu’on retrouve plus tard dans le jeu de ricochets. Lançant
le cailloux dans l’eau, ils jouent avec la nature, avec les éléments, finalement avec ce que tu nommes
le monde, et ils éprouvent déjà un peu des lois physiques, qui ont aussi leur beauté : les cercles dans
l’eau s’élargissant, dessinant une figure concentrique régulière. Même si jeter un caillou dans l’eau
n’est pas un acte de créativité particulièrement remarquable, lorsque c’est la première fois et que l’on
découvre ce que cela produit à la surface de l’eau, le niveau ludique doit y trouver son compte. Et, si
on ne va pas trop mal, on doit d’une façon ou d’une autre retrouver de telles émotions ludiques tout au
long de sa vie. N’a-t-on pas toujours un peu des espaces de jeu, plus ou moins clairement déclarés,
depuis le jeu de l’amour d’ailleurs, érotisme inclus, jusqu’aux jeux d’argent, casino, poker ou tiercé ?
Et il est vrai que notre rapport au jeu au long cours de l’existence est certainement en partie
conditionné, préparé, par la manière dont nous avons joué pendant notre enfance.
J’aime bien ces instants où l’autre se met à jouer, quand je ne le comprends plus très bien, quand je
crains qu’il ne soit plus lui, en quelque sorte : sa fantaisie, son jeu du moment, alors, me semblent
m’en faire apprendre sur lui autant que les moments où il se sent contraint d’être dans le commun des
jours. Les personnes toujours sempiternellement sérieuses, qui semblent ne jamais jouer, m’effraient
un peu. Le pire étant de me dire que je suis peut-être ainsi moi-même, ce qui est préoccupant.
En tout cas, je suis d’accord avec toi pour les jeux d’apprentissage : même petit, j’avais horreur des
108
jeux éducatifs, ou au moins se déclarant tels. Ils sont capables de décourager n’importe qui
d’apprendre quoi que ce soit. Même dans la formation d’adultes, je déteste les jeux, les dispositifs
pédagogiques les utilisant. J’ai l’impression que le vrai jeu dans une vraie éducation est très différent
de ce que proposent ces jeux pensés à l’avance. Peut-être bien parce que, avant tout, l’éducation ne
peut se passer de jeux, mais n’en est pas un, les enjeux - justement ! - étant trop considérables.
L’éducation est une chose sérieuse, elle implique de jouer, mais elle est tout sauf un jeu éducatif. Il est
possible d’être très sérieux quand on joue, le jeu rejoint la joie, la consonance des deux termes est
assez semblable, et si le jeu est joie, il n’est pas obligatoirement rires, il peut être très concentré.
D’ailleurs, et tu l’as souligné, l’enfant est sérieux dans son jeu, il fait attention, il y met une grande
énergie, à la fois physique et mentale. Comme effectivement homo ludens est toujours là, il s’agit
d’une sorte d’énergie cosmique inépuisable, et c’est elle qui fait sans motif courir le chien après sa
queue : mais quel bonheur pour lui de le faire ! Au passage, le jeu du petit-enfant est-il susceptible de
réveiller un peu du jeu, peut-être assoupi bien que présent, chez le grand-parent ?
R.B. : Tu poses en fait la question suivante : à quel moment un être humain âgé retrouve-t-il des
possibilités et des capacités ludiques ? ou est-ce totalement cassé ? A mon avis, tant que nous sommes
réellement en vie, nous avons toujours cette dimension ludique. Non seulement elle est toujours là,
mais il faut la fortifier. Je dirais même que, plus on vieillit, plus elle diminue, plus il faudrait des
dispositifs la stimulant, l’appelant, pour la maintenir en vie. Et pas du ludique réglé, du « game »,
c’est déjà ce qu’on propose aux vieux, de jouer à des jeux débiles, ou les animations du Club
Méditerranée ! Le ludique est autre chose, un ludique libre, avec la possibilité de créer des espaces
vides-habitables, selon la formule de Marlis Krichewsky28, où la personne âgée peut continuer à
s’exprimer.
C.V. : Le jeu de l’enfant, certes, mais aussi pour le grand-parent le jeu avec le petit-enfant. Se
remettre à hauteur d’enfant, même physiquement, pour jouer avec lui, et alors tout change, c’est se
retrouver dans un univers perdu de vue, à hauteur des jouets, naturels ou fabriqués, quelque chose se
28
Marlis Krichewsky, François Fourcade, 2010, « (Se) construire autour du vide : à
propos de dispositifs de formation « vides mais habitables » en formation
professionnelle universitaire? », - Colloque Imaginaires, connaissances, savoirs, Angers, 25
au 27 Novembre 2010. http://ouest.pleiad.net/Fr/seance-8620-49221-0no.html#49221
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réveille en l’adulte vieilli et maintenant grand-parent. Même si jouer avec de petits enfants m’ennuie
assez rapidement - mais peut-être en irait-il autrement s’il s’agissait de ma petite-fille ou de mon petitfils ? -, il n’empêche que pendant quelques minutes je ressens des bribes de l’émerveillement que j’ai
pu connaître enfant.
R.B. : Tu dis que cela t’ennuie assez vite. Mais, pour reprendre du déjà dit, des personnes sont
capables de rester, sans se forcer, naturellement, et j’en suis étonné. Si je veux être dans la position de
l’entre-deux dans la relation, il me faut vraiment abandonner ce qui en moi fait l’adulte, de l’ordre de
la fonctionnalité, de la raison, de l’argument, de la recherche de savoir. Il me faut laisser cela de côté
pour être dans la disponibilité, pour être dans le rien, dans le vide disponible, le vide au sens oriental,
pas au sens occidental. Nous autres Occidentaux nous ne sommes pas habitués à cela, il nous faut
toujours raisonner, chercher le pourquoi, la raison des choses, et si on cherche la raison des choses, on
ne peut pas être dans le jeu de l’enfant.
C.V. : Lou est ta petite-fille, la fille de ta fille, et en tant que grand-parent on a déjà connu ce domaine
du jeu de l’enfant une première fois. Une expérience a déjà eu lieu, nous avions trente ans, ou à peu
près. Revivre ce moment une seconde fois, voire une troisième si on est arrière-grand-parent,
comment cela se passe-t-il à soixante, soixante-dix ans et plus ? Y a-t-il des différences d’avec
l’enfant qu’on a élevé soi-même, avec qui on a pu jouer ?
R.B. : Il y a de la connivence, du retentissement, avec le jeu que j’ai pu avoir avec ma propre fille et le
jeu que je peux avoir avec Lou. Par exemple le jeu de l’escargot avec ma fille, je verrai ce qu’il en est
avec Lou, comment elle accroche, mais il me faut encore attendre un peu qu’elle entre dans la
fonction symbolique, qu’elle invente elle-même puisque dans ce jeu c’est l’enfant l’inventeur, et moi
l’accompagnateur de son invention. Mais si elle préfère autre chose, j’inventerai autre chose. Je ne me
dis pas que dans le jeu je vais revivre avec Lou ce que j’ai vécu avec Laurianne, je suis attentif à
l’advenir, pour moi Lou n’est pas Laurianne, elle est quelqu’un d’autre. D’ailleurs, pour Lou, je ne
suis pas la même chose que le père de Laurianne, je suis son grand-père à elle. Je n’ai plus le même
âge, et je pense être beaucoup plus disponible aujourd’hui qu’à trente-cinq ans, au sens méditatif du
terme. Je suis beaucoup plus capable maintenant d’être dans l’entre-deux qu’à l’époque. Donc ne pas
être dans la répétition, mais dans l’advenir, dans l’improvisation, dans la curiosité, je ne recherche pas
110
ce que Lou peut reproduire de sa mère.
Si au niveau du jeu que je vis avec elle j’ai une réflexion philosophique, je vois à quel point le vie est
extraordinairement foisonnante, une invention permanente à travers un petit être, d’une ingéniosité
étonnante. La façon dont Lou trouve des moyens pour s’en sortir, pour marcher, grimper, sa faculté
d’adaptation : il est fantastique de voir comme cela se déroule, se joue en fin de compte. Regarder
jouer un enfant est une vraie joie, et cette joie éprouvée est la joie de la vie tout court.
111
CHAPITRE 9
GRONDER
Il peut y avoir toute la tendresse dont est porteur un grand-père pour sa petite-fille ou son petit-fils,
toute la liberté que l’on imagine pour l’éducation et l’accompagnement du petit-enfant, toute la
réticence à interdire dont on peut être porteur, il n’empêche que le moment de gronder peut arriver
malgré tout, tout autant pour le parent que pour le grand-parent. Moment souvent inévitable, qu’il
convient d’évoquer.
R.B. : Gronder, c’est le grand-père ou la grand-mère, qui, de temps en temps, « fait les gros yeux ».
En tant que grand-père, on peut parfois être acculé à prendre une décision allant à l’encontre du désir
de l’enfant, et ce n’est pas toujours facile. Comme cela se dit, l’enfant « fait des bêtises », certes,
mais, en même temps, que veut dire « faire des bêtises » ? il y faut toujours de la réflexion. L’enfant
peut nous heurter dans nos principes, nos manières d’être, de pratiquer, et la tendance habituelle est de
réagir immédiatement, sans trop réfléchir. Mais si nous procédons ainsi, l’enfant peut ne pas
comprendre, et nous en vouloir.
Nous avons ensemble l’anecdote récente de cet ami, éducateur et pédagogue très connu, bientôt
centenaire et très alerte, qui connaît des difficultés avec deux de ses petits-enfants – alors que tout
semble s’être bien passé avec ses autres petits-enfants. Ses deux petits-enfants en question, quatre et
six ans, lui en veulent, ne supportent pas qu’il leur fasse une remarque, vont jusqu’à le bousculer
volontairement ; il en est outré, ne comprenant pas leur réaction.
La question est un peu celle-là pour des gens comme moi, de la génération 68, qui ont laissé une
grande liberté à leurs enfants. Avec ma fille, en fin de compte, je n’ai jamais eu de problème ; une
autorité existait, mais tout s’est passé aisément, un peu « tout seul » en quelque sorte.
Nos valeurs en 68 tournaient autour de l’interdiction d’interdire, et même si cette formulation avait sa
part d’irréalisme, il s’agissait tout de même d’exprimer un rejet de toutes les institutions totales
interdisant tout, contrôlant tout, voulant tout, vers lesquelles d’ailleurs on revient actuellement avec
des politiques allant dans ce sens. Nous étions dans cette mouvance-là, et, personnellement, en tant
que grand-père, j’ai toujours cette préoccupation de laisser le plus de liberté possible à l’enfant sans
pour autant tomber dans « il est interdit d’interdire ».
112
Si on réfléchit à l’ordre des choses, d’un point de vue psychologique et de la structuration même de la
personnalité, on est obligé d’assumer le « gronder ». Le problème est que l’enfant se sent tout
puissant, n’a pas toujours le sens de la limite a priori. Cornelius Castoriadis en parle dans
L’institution imaginaire de la société, ce sont les problèmes de l’infans, du bébé. Pour ma part je
raisonne par rapport à Lou qui vient d’avoir deux ans. Naturellement le bébé est sans parole et est
enfermé dans ce que Castoriadis appelle sa monade psychique, et le premier rouage de l’institution
imaginaire de la société sera la mère, qui fera entrer le social dans la psyché de l’enfant. C’est un
point très important de relation, de reliance aussi, de rapport aux autres, à la société. Pendant plusieurs
années la monade psychique du tout petit enfant est très fermée en son « moi-je », et la mère va
décloisonner pour laisser entrer de la régulation sociétale.
Les grands-pères ont un rôle à jouer par rapport au père et à la mère, et même, je crois, un rôle très
subtil. Les parents sont en contact direct avec l’enfant, le grand-père est un peu plus en retrait, et peutêtre peut-il attendre, comprendre, agir au moment propice, dire les choses juste quand il faut, ce qui
sous-entend naturellement qu’il sache où il en est lui-même par rapport à ces questions, sur les plans
psychologique et sociologique. Parce que, on le ressent très fort, vers deux ans l’enfant est dans la
phase de négation, il dit toujours « non », et naturellement il faut entendre ces « non », parce qu’ils
contiennent du « oui » ; il faut pouvoir écouter les « non », les vrais et ceux qui disent « mais oui » ; il
faut démêler tout cela et avoir un peu de patience pour comprendre ce qui se passe.
Il est certain que parents et grands-parents eux aussi doivent pouvoir dire « non », les risques et les
dangers existent pour l’enfant. Par exemple, habitant Gournay-sur-Marne, nous sommes proches du
fleuve, et quand elle est là, je dis souvent à Lou : « Ne t’approche pas trop près » ; elle ne sait pas
encore nager, il serait tragique qu’elle tombe à l’eau. Il y a l’eau, mais aussi le feu, les prises de
courant, les escaliers en béton, d’autres choses encore. Là aussi, je ne dis pas « non », mais il faut être
prudent, et c’est très difficile, il ne faut absolument pas casser l’élan de vie. Cet élan de vie de l’enfant
se ressent dans son amour de la vie ; un enfant aimé est un enfant qui aime la vie et a besoin de
s’aventurer, de faire l’épreuve de son corps dans la nature, et il faut le laisser faire.
Dans un parc, Lou adore se déplacer seule. Elle ne marche pas encore très bien, en certains endroits
elle a des difficultés, mais elle marche quand même, elle court aussi. Si elle monte une butte elle doit
réguler son équilibre, et il faut la laisser faire, c’est indispensable pour elle. Je me souviens de sa
mère, plus grande, six ans environ, nous étions dans une communauté un peu sauvage en Ardèche où
il y avait beaucoup de rochers, et, toute nue, elle montait seule ; elle n’avait pas peur, et je la laissais
113
monter, même si je n’étais pas très rassuré. La plupart du temps ce sont les parents qui ont peur,
l’enfant, lui, est beaucoup plus intelligent « dans l’action » qu’on ne le croît, il a l’intelligence de la
situation. Contrairement à ce qu’on pense il ne fait pas n’importe quoi avec son corps, il est prudent.
A certains moments, par exemple, Lou nous tend la main, elle sent qu’à cet endroit elle n’est pas
assez sûre d’elle pour faire des choses, et de cela il faut aussi se rendre compte et rendre compte :
l’enfant est plus intelligent qu’on ne le pense concernant sa propre sécurité. Des études ont été faites,
en rapport avec les réactions de l’enfant vis-à-vis du vide, de l’abîme, de la hauteur, en le faisant se
déplacer sur une plaque de verre en regardant en dessous.
Là aussi, on trouve un dialogue inconscient et, je dirais, un dialogue en silence avec l’enfant, en lien
avec son besoin d’aventure, son besoin de s’éprouver. Au fond, par son sens de l’aventure dans la
nature, sa façon de prendre des risques, l’enfant nous interroge sur les raisons pour lesquelles nous
n’en prenons pas nous-mêmes, sur les raisons de nos peurs : pourquoi cela ? c’est intéressant.
Donc, un grand principe : ne pas casser les envies, toujours être prudent dans le « non, il ne faut pas
faire ça », connaître le moment où il convient de le dire, et toujours en donner les raisons. Par
exemple, dans mon cas : « Si tu tombes à l’eau, tu ne sais pas encore nager, Papou n’est plus très
jeune maintenant, naturellement il irait te chercher, mais… », ou encore : « Attention si tu vas sur la
route il y a beaucoup de voitures, elles ne s’arrêtent pas toujours ». Toujours parler, expliquer, c’est
aussi un problème-clé. D’évidence, le « non » est souvent lié au risque. Être un éducateur consiste,
entre autres, à envisager les risques possibles et tenter de limiter les dangers sans pour autant, je le
répète, casser l’élan de vie, qui, en un beau paradoxe, inclut de prendre des risques.
Par ailleurs, dans le dire « non » réside justement l’institution imaginaire de la société : le « non » est
aussi en rapport avec un certain nombre de normes et de valeurs que l’on a envie de transmettre à un
enfant. Nous ne lui disons pas : « Fais ce que tu veux », nous avons des choses à transmettre ; il est
évident que doit être transmis qu’on ne tue pas le vivant, comme ça, pour le plaisir ; ce sont des
valeurs qui sont les nôtres, on ne dit pas n’importe quoi à n’importe qui. J’essaie par exemple de faire
sentir à quel point notre environnement est vivant ; ce vivant est partout, et qu’il soit végétal, animal,
humain, il doit être respecté, ce sont des valeurs qu’on doit transmettre très tôt. On peut les
transmettre positivement, comme je le fais en me promenant avec Lou : « Ecoute les oiseaux chanter,
regarde le cygne avec ses petits » ; c’est une transmission positive, parce qu’il est vrai que c’est beau,
et il y a quelque chose qui passe. Les valeurs un peu kantiennes, ne pas faire à autrui ce qu’on ne
voudrait pas qu’il nous fasse, sont aussi à faire passer, mais toujours dans la parole. Non pas : « Tu
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ne dois pas faire, un point c’est tout », mais : « Tu ne dois pas faire parce que.. » : toujours expliquer,
dire les choses. A condition qu’il ne s’agisse pas d’une valeur anti-naturelle, cassant
systématiquement le besoin d’affirmation et l’énergétique de l’enfant au nom d’une sorte d’idéologie
totale qu’on pourrait avoir, si on lui explique la valeur qu’on veut transmettre, en général l’enfant
écoute, et il va l’accepter beaucoup mieux qu’on le supposerait.
Je crois vraiment que face à la révolte d’un enfant il faut toujours s’interroger sur l’éducateur :
pourquoi l’enfant se révolte-t-il, que se passe-t-il ? L’enfant ne se révolte pas simplement par rapport
à ce qui vient de se passer, il s’agit d’un « non » plein d’imaginaire, et il faut aller y voir derrière. Le
« non » est parfois lié à un événement datant de plusieurs heures ou de plusieurs jours, on le remarque
très bien ; pour Lou, avec sa grand-mère nous savons assez bien trouver le pourquoi d’un « non ». Il
se peut que ce soit au départ un « non » de l’adulte : « Tu ne dois pas faire ça », l’enfant le faisant
quand même, une forme de négation chez lui. Aussi : pourquoi veut-il le faire malgré tout, alors
qu’éventuellement il en aura du préjudice, du désagrément ? Il faut essayer de comprendre.
Pour moi, derrière cela il y a toujours l’écoute sensible, suivie de discussion critique. Et la discussion
critique sans attendre, dès le plus jeune âge, même si l’enfant n’est pas encore capable de vraiment
parler, de discuter. A l’âge de Lou, un enfant ne peut pas encore formuler ses phrases, raisonner
complètement, mais il faut tout de même s’en tenir à ce principe de discussion critique. Ce n’est pas
forcément sur le plan du langage ou du geste que la critique peut se manifester chez l’enfant, mais
c’est toujours très important, et lorsqu’il est plus âgé, sept-huit ans et a fortiori plus tard, là, il faut
vraiment pouvoir entrer dans la discussion.
Toujours prendre le temps de l’écouter, pas tout de suite réagir, tout d’abord prendre en considération
ce qu’il dit, et ensuite, tranquillement et sans agressivité, expliquer. Il faut vraiment être sans
agressivité à l’égard de l’enfant si on doit réagir par rapport à une « bêtise » ; éviter les éclats de voix,
les gestes brusques, rester vraiment tranquille au fond de soi-même, c’est essentiel. Mais rester
tranquille, éviter de parler fort, ne veut pas dire ne pas être ferme. Il s’agit d’une fermeté douce,
faisant qu’au final une autorité s’installera pour l’enfant, et il suffira parfois de peu de choses pour
l’enfant, un regard seulement lui fera comprendre qu’il va trop loin. Naturellement, éviter les gifles, la
violence, que l’on voit pourtant dans la rue, avec des pères ou des mères qui crient, entrent dans de la
violence physique.
C’est difficile, je sais qu’il y a des moments où l’enfant est presque ravageur, et qu’inévitablement il y
a un petit geste à faire, mais il faut que ce soit le moins possible, et s’il y a geste, c’est un geste
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symbolique, toujours. Jamais un geste violent, une toute petite tape suffit, pas besoin de plus que ça.
Toujours un geste symbolique, l’enfant comprend le geste non pas sous l’angle de la violence mais
sous l’angle du symbole, c’est quelque chose de très important. En tant que grand-père, si jamais cela
nous arrive, il faut nous interroger toujours sur notre violence : quelle est cette violence en nousmême par rapport à cet enfant, qui à sa façon nous dit naturellement un certain nombre de choses
qu’on ne veut peut-être pas se dire.
C.V. : N’ayant pas pour l’instant de petit-fille ou de petit-fils, le « gronder » du grand-père ne peut
être qu’imaginaire pour moi. Ce que je peux dire, au moins, c’est qu’avec mon fils j’ai toujours eu, je
crois – à moins que je n’idéalise complètement mon comportement de père -, une volonté et une
attitude d’explication, comme tu viens de le dire, instinctivement, plutôt qu’une attitude de
réprimande, sauf si danger physique immédiat, ce qui rétrospectivement a été très rare. Dans les
situations dangereuses ou potentiellement dangereuses, j’avais sûrement plus peur que lui, lui n’avait
pas peur, à raison d’ailleurs, mes craintes par rapport au danger jouaient à plein. Autrement, pour les
règles de vie, je n’ai jamais été dans une optique répressive ou autoritaire. Mais je me souviens d’une
anecdote assez drôle à ce sujet : alors qu’il avait à peu près l’âge de Lou aujourd’hui, deux ou trois
ans, il voulait à tout prix une fessée, c’était embêtant pour moi. C’était grave, je lui disais : « Non, tu
n’auras pas de fessée », et en plus il n’y avait aucune raison dans son comportement pour le justifier.
Mais pendant des jours et des jours, il s’énervait, faisait des colères, devenait écarlate, réellement, il
criait : « Je veux une fessée ! ». Finalement un jour il a eu le dessus, je lui ai dit : « Bon, d’accord, je
ne veux pas te donner de fessée, mais, voilà, je vais le faire quand même ». Et tout de suite il s’est
calmé. Je lui ai juste donné une tape un peu vive sur la cuisse, il est parti dans la salle de bain, est
revenu avec un gant de toilette sur la peau un peu rougie, et on a continué la lecture du livre qu’on
lisait avant cette dernière colère. Ensuite, c’était totalement fini, plus jamais il n’a demandé de fessée.
J’avais juste cette anecdote par rapport au gronder, du vrai vécu, le monde à l’envers !
R.B. : Il voulait savoir si tu étais capable de lui donner une fessée, très certainement. Les réactions
sont parfois curieuses, comme pour ce que tu dis, mais aussi pour d’autres circonstances. C’est
pourquoi on est amené à ruser avec l’enfant qui ne veut pas faire quelque chose : il faut savoir ruser,
surtout avec le petit enfant. Comme il passe encore facilement du coq à l’âne, il suffit parfois de faire
un détour en l’intéressant à autre chose pour pouvoir revenir à la chose la plus importante. Faire un
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détour veut dire être patient, ne pas obtenir tout de suite, accepter une efficacité différée alors qu’on la
voudrait immédiate. Il s’agit d’inventer le détour, l’art de l’éducateur consiste à inventer une situation
qui va pouvoir détourner l’enfant pour faire en sorte qu’il ne soit pas braqué sur le « Non, je ». C’est
un aspect qui m’apparaît vraiment important : savoir faire un détour, mais sans jamais
fondamentalement changer de position, sauf cas exceptionnel où on découvre s’être trompé, ce qui
peut toujours arriver.
C’est un peu comme pour cette histoire avec Laurianne quand elle était petite fille : un chien ratier
avait tué son hamster en venant à la maison, alors qu’elle était à la maternelle. Avec sa mère nous
étions catastrophés, qu’allait-on pouvoir lui dire ?, on ne savait pas comment faire, et on était tombé
d’accord pour lui dire que son hamster avait creusé sous la barrière du jardin et s’était enfui. Mais en
rentrant de l’école, Laurianne était allé directement vers la cage : « Où est mon hamster ? ». Nous
avons expliqué qu’il était parti se promener, et elle s’était mise à pleurer, dans un désespoir total, non
pas du fait qu’il soit parti, mais à cause du risque qu’il courrait d’être mangé par les loups. Mais son
désespoir était tel qu’avec sa mère nous nous sommes regardés : on a fait une belle bêtise, vraiment
fait ce qu’il ne fallait pas faire ! Alors j’ai pris Laurianne et lui ai dit : « Ecoute, ce n’est pas vrai, on a
eu tort de te dire ça. On te l’a dit parce qu’on ne voulait pas te faire de peine, mais en fait, voilà ce qui
est arrivé », et je lui ai expliqué que le petit chien était un chasseur, ce qu’il avait fait, le tuer, était
naturel pour lui, et après que cela soit arrivé, j’ai enterré ton hamster. Alors elle s’est calmée aussitôt
et a dit : « Je veux voir » ; j’ai été déterrer le hamster, elle l’a touché, et elle m’a dit : « Tu l’enterres
là, au pied du pommier, comme ça il fera de fleurs » ; je l’ai fait, et c’était terminé. Ce fut une leçon,
avec sa mère on s’était dit que plus jamais on ne lui mentirait, même à propos d’une mort dans la
famille, et à partir de ce moment-là on a toujours dit la vérité à la petite.
Certes, faire des détours, mais en prenant garde et en sachant qu’on se trompe parfois, et donc
accepter de changer de position, ne pas être dogmatique. Toutefois, il faut aussi éventuellement
accepter les pleurs de l’enfant, parce qu’il entre dans un état de rage par exemple, ce qui arrive
parfois. Et il est difficile de ne pas être apitoyé, de ne pas se « faire avoir », je l’avoue. Là aussi il est
besoin de beaucoup d’écoute pour saisir le sens des pleurs et des larmes. Si les pleurs ne sont pas de
vrais pleurs, mais des pleurs de caprice, cela se sent. Mais en certains moments, c’est plus profond.
Lorsque les pleurs sont relatifs à un caprice, on peut maintenir une position, mais s’ils sont d’un autre
ordre, il faut essayer de comprendre. Là aussi, toujours essayer de comprendre : qu’y a-t-il derrière les
larmes, que se joue-t-il ? Très souvent il s’agit de quelque chose relevant d’un imaginaire, de
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phantasmes, de projections. Par ses larmes, par ses pleurs, l’enfant nous signifie quelque chose qu’on
n’avait pas voulu entendre, ou pas voulu voir, et qu’il faut essayer de comprendre à ce moment-là.
Naturellement, par rapport à la sanction, quand l’enfant est plus grand, qu’il commence à pouvoir
évaluer et donner un vrai sens à une sanction liée à une « infraction », au moins à une injonction de ne
pas faire, il convient de savoir évaluer le poids de ce que l’on dit, de ne pas faire n’importe quoi, à
l’extrême de ne pas mettre de force l’enfant dans un réduit obscur, comme cela se faisait encore il n’y
pas si longtemps, ou encore donner des corrections ; toutes ces choses me sortent de l’idée, sont
inconcevables pour moi, mais elle existent. En fait, la sanction doit toujours être proportionnée à
l’injonction de ne pas faire, et toujours comprise dans la dynamique psychique de l’enfant. Ce n’est
pas refuser la sanction, mais toujours l’évaluer en fonction du contexte et en fonction de la singularité
de l’enfant, en respectant l’impératif de ne jamais frapper. Et si jamais on donne une petite tape, ou
quelque chose comme cela, c’est une petite tape symbolique, qui n’a rien à voir avec un acte violent,
pour moi c’est très important.
Et très souvent, en pratiquant ainsi, il n’est même plus besoin de donner une petite tape, il suffit de
dire les choses, d’avoir une parole un petit peu plus ferme que d’habitude. D’ailleurs l’enfant a le sens
de l’autorité, il sent très bien à quel moment il va trop loin, il a le respect. Il n’a pas la crainte, il a le
respect, ce point est très important. Et si l’enfant enfreint une injonction à ne pas faire et qu’il reçoit
un certain nombre de remarques, un « non » assez ferme, il pleurera éventuellement ; s’il s’agit d’un
caprice, laissons-le passer, avec les larmes peut-être, pour ensuite prendre l’enfant dans les bras, pour
lui faire un câlin. Le principe est toujours l’affection, jamais la sanction.
Dans cette éducation, ce qu’à mon avis peut faire un grand-père est lié à l’acceptation par l’enfant des
limites, des seuils, des frontières. Le petit enfant ne peut pas tout faire, et l’acceptation des seuils est
très difficile, son âge est celui de la toute-puissance. Donc il faut faire avec cette partie de la nature,
mais il y a aussi la nécessaire institution imaginaire de la société, qui passe par le père et la mère bien
sûr, mais aussi par les grands-parents. Et, à mon avis, les grands-parents sont vraiment les personnes
adéquates en cette occasion, l’enfant a besoin d’un adulte lui disant : « Halte-là !, non, tu ne peux pas
tout faire ». Un adulte disant cela est indispensable, mais cet adulte doit être aimant, et il est
nécessaire que l’enfant ressente vraiment l’amour de cet adulte pour qu’il puisse accepter le « Haltelà ». Je rappelle qu’à chaque fois le « Halte là » doit être suivi d’une explication s’appuyant sur la
reconnaissance totale de l’intelligence de l’enfant. L’enfant est intelligent dès son plus jeune âge, bien
avant les phases de l’intelligence décrites par Piaget, il est intelligent dès le départ. Intelligent pas
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seulement pour du raisonnement, j’évoque plutôt une compréhension de la totalité des choses se
jouant à un moment donné dans un contexte précis. Avec la relation qui s’établit dans ce contexte-là,
l’enfant est capable de comprendre.
Alors, il faut faire confiance à l’intelligence de l’enfant, mais en acceptant aussi la dynamique de
l’inconscient, l’imaginaire, et le fait qu’il puisse dire « non », un « non » par lequel il nous dit des
choses. Braver une interdiction est pour lui rempli de sens, non pas forcément attaché au contexte
dans lequel il brave l’interdiction, mais par rapport à des événements antérieurs, passés, par rapport à
une situation qui l’a vraiment touché et dont il n’a pas pu parler, parce qu’il n’avait pas encore la
parole ou parce qu’il n’a pas su, ou que le moment n’était pas venu. Tout cela est important à
reconnaître.
C.V : Gronder doit impliquer pour le grand-parent, j’ai l’impression, une sorte de délibération
intérieure, peut-être plus longue que pour le parent, souvent pris par l’urgence des situations. Hormis
quelques cas sans doute, le gronder suit peut-être une petite réflexion du grand-parent : faut-il
gronder, dois-je gronder, et de quelle façon ? Une délibération faisant qu’on va être enclin à le faire
malgré nos a priori philosophico-pratiques plus ou moins avoués sur l’éducation, dans le contexte
même de la situation qui semble appeler une réaction vis-à-vis du petit-enfant. Mais, dans l’affaire, le
grand-parent n’est pas seul, proches ou pas dans l’instant, il y a aussi les parents. Si on reprend ce que
tu as rappelé à propos de notre rencontre d’avant hier avec cet ami commun déstabilisé par le
comportement de deux de ses petits-enfants, on devinait dans ses propos de grand-père par rapport à
ce problème la présence de son propre fils, le père en l’occurrence, et de sa belle-fille, la mère. Dans
bien des cas la décision de gronder prise par le grand-père, qui peut se trouver momentanément en
contradiction avec sa position éducative habituelle, risque d’entrer en conflit avec la façon d’éduquer
de ses propres enfants, maintenant devenus parents. Notre ami ne comprend pas très bien pourquoi
son fils réagit comme il le fait : dès qu’il y a réprimande de sa part, le père prend sa fille ou son fils
dans ses bras pour le ou la consoler, alors que la réprimande paraissait justifiée dans le contexte. Dans
le fait de consoler l’enfant à ce moment-là, le fils semble dire à son père devenu grand-père : « Je te
désapprouve, je n’éduque pas comme toi », et quand le père est connu mondialement pour être un
« grand éducateur », le geste est de taille ! Même dans des contextes moins flagrants, le grand-parent
sur le plan du gronder – et sur d’autres plans également – est toujours exposé à du conflit éducatif
possible avec le parent.
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Et cela met en relief l’éducation que le grand-père a lui-même donnée à ses enfants. Comment son ou
ses enfants éduquent-ils son petit-fils ou sa petite-fille, cette éducation qu’ils délivrent est-elle le reflet
de l’éducation qu’il leur a donnée ? La remettent-ils en question, l’acceptent-ils, comment la
déforment-ils, pour en faire autre chose ? Si le grand-père, pourtant ouvert à l’éducation nouvelle, à
l’empathie, à la psychologie humaniste américaine, doit souvent gronder ses petits-enfants, c’est
certainement que quelque chose ne va pas dans l’éducation qu’ils reçoivent de leurs parents, ce qui,
insidieusement, peut aussi vouloir dire que quelque chose n’a pas très bien fonctionné dans
l’éducation que le grand-père a lui-même donnée à son fils, ce qui soulève nombre d’interrogations.
Il y a aussi la question parallèle : en présence de parents ne grondant pas alors qu’à mes yeux de
grand-père ils le devraient, puis-je le faire à leur place ? Les parents vont-ils dire ou penser : « Mais
de quoi se mêle-t-il ?, ce n’est pas son affaire ». Et l’inverse aussi, avec des parents grondant sans
cesse, le grand-père peut-il, en quelque sorte, s’interposer, et comment ? Tout cela, j’imagine, doit
dépendre en partie du rapport tissé antérieurement entre parents et enfants, alors que les enfants
n’étaient pas encore parents.
Je ne l’ai pas vécu, mais je l’ai vu autour de moi en observant des grand-parents jeunes, entre
cinquante et soixante ans, mon âge actuel. Et je constate que ce n’est pas toujours aisé pour eux.
D’autant plus, peut-être, que les parents d’aujourd’hui ont une tendance très générale à être plus, voire
beaucoup plus âgés en moyenne que les parents de jadis. Au lieu d’avoir ses enfants vers vingt ou
vingt-cinq ans, on a des enfants plutôt vers trente ou trente-cinq ans maintenant, et du coup,
possiblement, la maturité et la réflexion par rapport à l’éducation ont des chances d’être un peu plus
marquées, disons, au moins, différentes de celles de parents plus précoces. La marge d’action
éducative des grands-parents en est peut-être légèrement modifiée, tempérée en raison d’un plus
d’expérience des parents, il faudrait examiner cela. En tout cas, comment le grand-parent règle-t-il
son éducation vis-à-vis de ses petits-enfants en tenant compte de ses propres enfants devenus
parents ? Et peut-être que se joue là, aussi, par répercussion trans-générationnelle si on veut, un peu
de la relation que lui-même a entretenue avec ses propres grands-parents, et d’ailleurs nos premiers
entretiens traitaient de cela.
Je ne pense pas avoir été un enfant modèle, ni très agité non plus, mais en tout cas je n’ai pas le
souvenir d’avoir été grondé sérieusement par mes grands-parents. Ce qui ne veut pas dire qu’en tant
que grand-parent à mon tour je reproduirais automatiquement le comportement de mes grandsparents, mais il y aurait peut-être une influence. Si j’avais eu une grand-mère ou un grand-père très
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autoritaire, violent, on voit cela dans certaines familles, qu’en aurais-je fait à mon tour, beaucoup plus
tard dans ma vie ? Je soupçonne que la façon dont se sont comporté avec nous nos grands-parents
peut tout de même nous influencer à des degrés divers, dans la façon dont nous serons grands-parents,
plus ou moins dans la reproduction ou plus ou moins dans l’atténuation, ou même la contradiction.
Et, en rapport avec l’explication mentionnée tout à l’heure, indispensable en toutes circonstances : la
capacité et la qualité de l’explication sont-elles différentes selon ceux qui la délivrent, parents ou
grand-parents ? Je me dis que le grand-parent est à la fois dedans tout en étant en retrait. Sauf
exception où il en vient à endosser pour des raisons diverses le rôle d’éducateur principal, le grandparent est en retrait de la quotidienneté du petit enfant, alors que le parent est en plein dedans. Le
parent est absorbé, monopolisé par l’ensemble des tâches et événements du jour et de la nuit, depuis le
lever, la crèche ou la nourrice, la maternelle, le travail, s’occuper de l’enfant en soirée, et de ses pleurs
la nuit quand il y en a ; aujourd’hui encore cela ressemble à une course perpétuelle, et je me souviens,
en tant que parent, qu’il m’était parfois difficile de trouver le temps et la disponibilité physique et
mentale pour de l’explication. Le grand-père, lui, est un peu à l’écart, il est généralement « hors
course », et il a du temps pour l’explication, il a même le luxe de pouvoir attendre et saisir le moment
opportun ; et il faudrait ajouter qu’il dispose d’une expérience d’éducation de ses propres enfants, sur
laquelle il peut éventuellement s’appuyer pour que son explication soit encore plus pertinente, arrive à
propos. Tout cela ajouté lui donne peut-être un renfort de crédibilité, une capacité d’entrer plus
aisément dans l’expliquer. Mais sa parole, si elle peut valoir pour le tout-venant de l’explication – les
dangers de la maison, les prises électriques, les comportements physiques à proscrire, etc. -, vaut
aussi, et certainement encore davantage, pour des choses plus significatives, chargées de sens ou
appelant du sens, plus profondes, existentielles.
R.B : Cela dépend si le grand-parent garde l’enfant réellement ou pas. Si les grands-parents sont de
passage, c’est différent, mais s’ils gardent les petits-enfants, ils sont beaucoup plus dans la
quotidienneté, et il est vrai que nous ne sommes pas toujours disponible pour expliquer. Le principe
doit être conservé, mais nous n’avons pas toujours la disponibilité, d’autant qu’à mon avis, pour un
grand-parent en particulier, expliquer au petit-enfant ne doit pas nécessairement passer par un
raisonnement, il est possible de passer par un conte, une histoire, une invention, même passer par un
dessin demandé à l’enfant, ou un dessin fait avec lui, en faisant passer ce qu’il faut dans le dessin ;
autrement dit inventer dans l’explication un mode symbolique qui va permettre à l’enfant de
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comprendre ce que nous voulons dire ; et là, il faut un peu de temps devant soi, être disponible.
C.V : Pour que tout aille bien dans le meilleur des mondes, le discours d’explication grand-parental,
en ses multiples formes possibles, devrait ne pas être trop en contradiction avec les explications
parentales. Il peut aussi y avoir de la dissonance familiale.
R.B : Ici, le processus intergénérationnel est très important. En fait, dans l’éducation que reçoit ma
petite-fille, je retrouve ce qu’a été l’éducation de Laurianne, sa mère. Il n’y a pas de dissonance entre
la manière dont Laurianne éduque Lou et la manière dont sa mère et moi avons éduqué Laurianne. Ce
que je pourrais dire à Lou ne serait pas dissonant par rapport à ce que pourrait dire Laurianne. Mon
explication serait singulière, fonction de ce que je suis, mais d’une certaine façon dans la même
trame.
C.V : Ce que nous disons de la grand-parentalité, de l’éducation et de la dissonance, me fait penser
aux moments de bifurcation éducative dans une même famille. A quel moment et pourquoi une
pratique éducative, voire un dogme, change, évolue, se modifie, parfois assez radicalement, d’une
génération à la suivante, d’un grand-parent à un parent ? Est-ce parce qu’on a lu Maria Montessori ou
que Mai 68 ou autre chose est passé par là ? On peut imaginer les conflits que de telles modifications
peuvent engendrer entre arrières-grands-parents, grands-parents et parents. Après tout, si mon fils,
devenu père, se mettait à éduquer ma petite-fille ou mon petit-fils de façon autoritaire ou trop laxiste à
mon goût, que ferais-je ? il ne s’agirait plus d’une continuité apaisée.
R.B : C’est intéressant, et, de plus, attention, les parents, ce sont les deux parents : son propre fils ou
sa propre fille, mais aussi son conjoint, qui peut être très différent, avoir été éduqué d’une tout autre
façon. Et ce n’est pas la famille directe, c’est l’autre famille, toujours.
C.V : Et là, il s’agit pour le grand-parent d’une situation réellement complexe, il doit être habile,
dialecticien, au moins se situer dans une négociation permanente, avec le sens du « Jusqu’où je peux
aller ? » dans l’expression de son ressenti éducatif par rapport à son petit-enfant.
R.B : Il y faut du respect, non seulement de notre propre enfant qui va élever notre petit-enfant, mais
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aussi de l’autre, le compagnon ou la compagne de notre fille ou de notre fils, qui effectivement a une
autre histoire, qu’à la limite nous ne connaissons pas, ou mal, et qu’éventuellement nous ne pouvons
pas comprendre. Il peut y avoir des blocages entre les grands-parents et les parents, des difficultés, ce
qui pose des questions sur l’éducation qu’on a donnée à nos propres enfants, et c’est aussi l’occasion
de la mieux comprendre, de s’interroger sur elle, de nous questionner.
C.V : Quant à l’élan de vie que tu as évoqué, j’ai noté au passage qu’il conviendrait de
« l’apprivoiser ». Ce qui se dit depuis le début de nos rencontres, avec les thèmes de l’attachement, de
la perte, de la profondeur, de la reliance, de la gravité, de l’amour, du mal, le sens de la vie poétique,
le jeu, et ce qui s’est dit aujourd’hui sur le gronder, tout cela serait un peu la toile de fond sur laquelle
il est possible d’élaborer un comportement éducatif pouvant permettre d’être assez cohérent par
rapport à l’élan de vie, de l’apprivoiser sans l’emprisonner. Cohérent, ni dans la coercition, ni dans
l’annulation avec tout ce sur quoi la coercition irréfléchie peut déboucher, les psychanalystes, les
psychiatres le savent et le disent, aussi les sociologues à leur façon. Comment non pas réguler cet élan
de vie, mais comment le faire entendre à l’enfant, à l’être humain finalement, comme étant à la fois
porteur de vie, d’existence, de progrès, même, diraient certains, mais aussi de destruction, voire
d’auto-destruction possible. C’est aider, peut-être, à trouver le point le plus judicieux pour chaque
individu, dans le respect d’autrui, et - je suis tout à fait d’accord avec toi là-dessus -, un autrui
généralisé à la vie. Je ne fais pas de différence entre un animal et moi, un mammifère et même une
plante, nous venons de la même source, des étoiles. Ca serait, par rapport à cet élan de vie, savoir par
l’éducation trouver le point d’équilibre à la fois pour les fonctions biologiques, purement physiques,
le basique maintien de soi en vie, essayer de ne pas se tuer, essayer de préserver cette vie, celle de
l’autre, et aussi la comprendre de l’intérieur, comprendre son flux, qui peut parfois être destructeur
malgré soi. J’ai l’impression qu’une philosophie éducative autour de l’élan de vie, ce serait un peu
cela, en tout cas elle serait précieuse.
Et, l’explication passant tout de même souvent par des mots, le grand-père est porteur d’une parole
particulière, au travers de laquelle passe l’élan de vie qui l’a fait vieillir et grâce auquel il est encore
là. C’est l’explication donnée au petit-enfant par une parole qui a bien vieilli, émanant d’un être ayant
lui-même bien vieilli, même si je ne sais pas très bien quoi ranger sous cette expression.
R.B : Avoir bien vieilli est avoir vieilli sans trop de refoulements, même s’il y en a toujours. Bien
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vieillir, pour moi, veut dire ne pas avoir de remords et de regrets par rapport à ce qui s’est passé dans
sa vie. Se dire : j’ai toujours agi, si tant est que je pouvais le faire, avec le maximum de congruence,
entre ce que je suis, ce que je devais faire et ce qui se passait dans la situation. Et puis, surtout, bien
vieillir, c’est se dire : plein de choses se sont passées, je n’y reviens plus, je suis dans le présent. Mais
dans un présent ouvert sur un avenir improbable, naturellement, mais un présent ouvert malgré tout ;
pas un présent fermé, ni sur le passé ni sur un illusoire avenir, mais un présent qui accepte l’advenir,
ce qui advient, ce qui arrive. Pour moi, c’est cela bien vieillir, entrer dans cette présence
contemplative.
C.V. : Expliquer à l’enfant, lui faire entendre un son particulier par rapport à l’élan de vie, c’est un
peu ce que tu décris dans le bien vieillir ou dans l’être « bien vieilli », l’ouverture à ce qui advient,
malgré le passé, les années. L’explication n’est pas forcément frontale, directe, elle passe parfois aussi
par des actes, par de l’exemplification - et non pas de l’exemplaire -, par des attitudes face aux choses
qui adviennent, justement, la façon dont on se comporte avec elles. Et puis, le grand-parent est le
transmetteur, en lui-même, de la finitude des choses, de la finitude de l’élan de vie lui-même au
niveau de la personne. Nous avons vu disparaître nos grands-parents, cette disparition a été dite dès
nos premières rencontres, et nos petits-enfants nous verront disparaître. La façon dont disparaissent
les grands-parents, les circonstances, leur attitude dans ces moments-là, sont aussi des éléments
participant de l’élan de vie, finalement, car pas d’élan de vie qui ne s’use, se vide d’énergie et
disparaît, pour être immédiatement remplacé par un autre élan de vie, sans cesse, en un flux continu.
L’important pour le petit-enfant, entre autres, est peut-être l’exemple donné par son grand-parent de
cet élan de vie, bien vieilli, mais vivant jusqu’au bout dans son ouverture. Malgré son inéluctable fin,
l’élan de vie du grand-parent peut soutenir et renforcer celui du petit-enfant, peut-être bien pendant
toute sa vie d’une certaine façon.
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CHAPITRE 10
LA TENDRESSE, LE CÂLIN, LE CORPS
Si l’on entre davantage dans la relation entre grands-parents et petit-enfant, on en vient aux
dimensions de proximité si importantes dans l’affectivité, au sentiment d’amour tel qu’il peut
s’exprimer ; la tendresse, si formatrice, le câlin, si important, cette présence du corps
déterminante dans le rapprochement du porter, ou de la toilette, autant de choses abordées dans
ce dernier chapitre.
R.B : La question du corps est très importante dans la relation de l’enfant à lui-même, de l’enfant
à son grand-père ou aux personnes proches qui s’occupent de lui. Cet aspect de la relation a
longtemps été laissé de côté en Occident, peut-être jusqu’à la moitié du 20e siècle, moment où,
surtout après les année 1970, on a commencé à regarder différemment les relations enfantsadultes, en s’intéressant d’ailleurs aux cultures différentes, notamment asiatiques et africaines.
Pour en revenir un instant à l’attachement, rappelons bien évidemment que la relation et le
contact avec autrui font partie d’un besoin primaire chez l’être humain. Il y a une quinzaine
d’années cela m’a fait évoluer dans ma conception de la psychologie et de la relation éducative.
Ce qui passe dans le contact est très important, non seulement à l’égard du petit enfant, mais à
l’égard de n’importe qui, ce qui permet de dire au passage qu’à l’heure actuelle nous sommes sur
une mauvaise pente. Les instituteurs aimant leur métier pouvaient sans crainte passer la main
dans les cheveux de l’enfant qui avait bien travaillé ou autre chose, mais aujourd’hui un geste
aussi simple et naturel, spontané, devient presque suspect, avec cette impression
qu’immédiatement un avocat peut leur tomber dessus. Je pense que nous sommes mal partis, cela
montre qu’on n’a pas vraiment compris l’importance de la relation corporelle et sensuelle dans
l’éducation, et ce que peut signifier plus largement la question de l’amour au sens large du terme.
Il faut qu’un Castoriadis le souligne pour qu’on s’y arrête, comme si cela ne faisait pas partie de
l’éducation, n’était pas en son centre. Un de mes amis, Paul Taylor, professeur émérite en
sciences de l’éducation à l’Université de Rennes, a écrit sur la pédagogie de la caresse. Nous
avons à retrouver ce type de pédagogie s’ouvrant sur la tendresse, à la développer. Un pédagogue
qui n’est pas tendre, qui ne voit pas à quel point la tendresse est importante, va rater le rapport au
savoir chez l’enfant. Avant d’être un intellectuel, un pédagogue devrait être un être tendre,
développer sa sensibilité, son extrême sensibilité, et peut-être savoir en parler poétiquement.
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Passer par la poésie, parce que la poésie est sensuelle avant tout. Quiconque a pénétré la poésie
sait qu’elle est sensualité avant tout : un poète dit en lui les poèmes qu’il aime, en les ressentant
sensuellement. Un pédagogue est quelqu’un entrant magnifiquement dans la tendresse, et le
grand-père en particulier. Parce que plus apaisé qu’il ne l’était dans sa jeunesse, peut-être le
grand-père peut-il découvrir beaucoup plus qu’un autre les sources de la tendresse à l’intérieur le
son propre cœur. Alors, s’il peut en faire profiter sa petite-fille ou son petit-garçon, c’est
essentiel.
En pédagogie il ne s’agit pas pour autant de laisser faire n’importe quoi, il convient d’être
vigilant par rapport aux dérives possibles ; cependant avoir peur a priori est non seulement
absurde mais dangereux pour le rapport au savoir, tout simplement : beaucoup d’enfants ont un
bon rapport au savoir quand ils ont un rapport affectif avec leur instituteur, leur professeur. Pour
moi, l’attachement est vraiment au centre de la question.
Pour concrétiser la largeur de vue qu’il faut avoir sur cette question, le rapport au corps entre
moi, grand-père, et ma petite-fille, m’apparaît très important. Comment dire ? : une bienséance,
une ouverture, faisant partie intégrante de la relation.
La première chose pour moi est le câlin. Je ne me souviens plus de grand-chose de ma toute petite
enfance, mais tout de même de cette chanson : Câlin-câlinette, câlin-calinette, Câlin-calinou, que
me chantait ma mère, elle m’est restée ; même si je ne la connais pas en entier, juste cette partie,
je la chante facilement à ma petite-fille. Parce que le câlin est vraiment essentiel, c’est un contact
physique entre une personne et une ou plusieurs autres personnes, ou même avec un objet,
comme un ours en peluche, qui implique la proximité et généralement une étreinte avec les bras.
Le câlin exprime et extériorise un sentiment d’amour ou d’affection, et bien entendu quand il
s’agit d’un rapport amoureux proprement dit. Dans le rapport amoureux, le baiser vient en plus,
avec un rôle érotique, mais le câlin au sens de l’embrassement, de tenir le corps, est quelque
chose d’essentiel, et nous en sommes le plus souvent privés. On trouve maintenant au Etats-Unis
des thérapies de câlins, avec des soirées-câlins ; des gens ne se connaissant pas nécessairement se
rencontrent, uniquement pour s’embrasser, se faire des câlins, sans débordements sexuels, la
sexualité n’est pas l’objectif, juste le plaisir de s’embrasser et de se sentir entrer dans ce type de
relation. Ces mouvements sont liés au potentiel humain, facilement décrié par des gens très
engoncés dans leur intellect, mais je crois qu’il y a là du profondément naturel.
126
Le câlin est important, avec ma petite-fille c’est évident. Elle-même fait des câlins, non
seulement à sa poupée, mais aussi au petit chat qu’elle peut voir dans un livre, en mettant sa joue
sur la page. Si elle veut dire quelque chose de positif par rapport à un objet ou à une
représentation, elle pose sa joue, en câlinant. Quand elle nous voit arriver chez elle, elle se
précipite, notamment vers Sunmi, les bras ouverts, tout de suite, avec des rires et un sourire
extraordinaire qui fait plaisir à voir. Pour un être humain qui n’est pas bloqué dans son
énergétique, le caractère du câlin est inné, assez semblable à la notion de contact en gestaltthérapie, on en revient à des choses très enracinées, très existentielles et si possible de l’ordre du
sensoriel. On en arrive à reconsidérer de ce qu’est la peau, qui nous enrobe totalement et permet
l’interface entre l’intérieur et l’extérieur, elle joue énormément dans le contact avec l’enfant. On
l’a déjà évoqué brièvement, j’ai relu des passages de Didier Anzieu, le Moi-peau qui évoque un
contenant, un rapport et un filtrage avec l’extériorité, tout en nous contenant psychiquement.
Ma sœur est morte prématurément. Ma mère avait une complicité extraordinaire avec elle, parce
qu’elle n’avait que seize ans de différence avec elle et n’avait jamais imaginé lui survivre. A la
mort de sa fille ma mère a dérivé à un moment par rapport à la réalité. Je m’en souviens très bien,
je commençais à la voir partir sur un chemin de déni complet de la réalité, et à un moment je l’ai
entourée de mes bras en lui disant : « Maman, je suis là, ton corps est là » ; avec mes bras je l’ai
enserrée : « Ton corps est là, tu es là ». Je la sentais partir dans une sorte de folie, en fait. C’est
cela, la problématique du rapport à la peau, entre autres.
Pour en revenir à aujourd’hui, j’adore toucher ma petite fille, notamment quand elle prend son
bain. Un enfant sent bon, et sa peau si douce donne une joie de vivre. Rien n’est sale chez un
enfant, même ses couches ne le sont pas, on ne le vit pas ainsi. Et il est visible que le rapport à la
peau est la même chose pour elle. Souvent je lui dis : « C’est qui, ça ? », et elle touche son corps :
« C’est moi » ; le rapport à la peau est quelque chose d’important. Elle peut aussi nous toucher,
nous pincer, jouer avec notre peau, peut-être griffer un petit peu, mais toujours en un rapport de
jeu et dans le sens d’une relation, et je crois qu’on a pas fini d’explorer cette dynamique-là. En
tant que grand-père, par exemple, il y a à inventer une relation de « peau-à-peau », comme une
reconnaissance fondamentale, radicale, de la vie à travers cette relation avec la peau de l’autre, du
petit-enfant. En touchant la peau, on ne touche pas le superficiel mais le surfaciel, la seule chose
existant vraiment, dont le contact nous fait sentir que nous vivons. Avec cette conception de la
peau, on ne va pas hésiter à toucher l’enfant, et le toucher est essentiel : lui caresser la tête, les
127
cheveux, le visage, lui toucher le corps, le masser, entrer dans le massage. Le massage des
enfants est extraordinaire. Je me souviens de Shantala : un art traditionnel, le massage des
enfants un livre du docteur Frédérick Leboyer sur le massage en Inde ; cela remonte aux années
1970, une époque de grande ouverture, depuis les choses se sont restreintes, les gens ont
tellement peur, ce qui va de pair avec la politique actuelle. Tout le monde a peur, et nous avons
vraiment à redécouvrir la liberté du geste, le rapport d’amour qu’on peut avoir à l’autre, et
notamment à l’égard de nos enfants et petits-enfants.
Il y a peu je lisais un numéro de Science et vie mentionnant des études faites sur le câlin et sur
son effet génétique. En partant d’expériences réalisées d’abord sur des portées d’une rate puis
ensuite sur des petits enfants, il a été scientifiquement montré que des câlins réguliers avec des
petits, animaux ou humains, peuvent entraîner des modifications génétiques, avoir une influence
sur la cellule même ; l’effet n’est pas simplement psychologique, mais aussi physiologique dans
un sens positif : par exemple les « petits » traités ainsi sont ensuite beaucoup plus résistants au
stress, et l’effet perdure quand les « petits » ont grandi.
Je pense que les « mères simples », les mères de la culture ouvrière par exemple, le savaient
d’emblée, et les mères africaines le savent aussi, quand elles tiennent leur enfant sur leur dos, sur
leur corps, accomplissant avec lui toutes les activités d’une vie courante, quotidienne. Elles le
savent, n’ont pas besoin de spécialistes pour leur démontrer l’intérêt du contact avec le corps de
leur enfant. Mais nous, effectivement, nous avons maintenant besoin d’études scientifiques pour
constater que cela existe et que c’est important. Il faut reconnaître l’importance du toucher, le
toucher qui est la peau et le toucher de la peau ; ce toucher de la surface qui est peut-être si on en
croît Deleuze un élément essentiel de la relation de l’homme avec le monde.
Concernant la problématique du massage, j’ai été revoir les différentes façons de masser, en
Afrique, en Inde, en Asie, repérées en Occident à partir du mouvement du potentiel humain dans
les années 1970, puis ensuite du Nouvel Age. Ceux qui ne veulent pas toucher leurs enfants sont
en général des gens très rigides, maladivement, ils ne voient pas le massage de l’enfant comme
important.
Je suis un peu âgé pour être dans cette nouvelle mouvance de l’homme à l’égard de l’enfant, mais
j’espère que les jeunes pères d’aujourd’hui tendent vers cela, qu’ils sont beaucoup plus proches
du corporel que je ne l’étais moi-même à trente ans. Par conséquent ce sont surtout des femmes
qui s’occupent de Lou, sa mère, sa grand-mère, Sunmi, des personnes très proches. Et en les
128
regardant, je vois à quel point la petite est heureuse d’être massée, de se faire toucher ; il y a du
bonheur chez elle, elle sent très bien qu’on s’occupe d’elle en profondeur.
Cela m’évoque ce mouvement autour de mes amis, Danis Bois avec la psycho-somato-pédagogie,
la fasciathérapie, qui ont pris le sensible à bras le corps et en ont fait un objet d’étude
approfondie. Fasciathérapie vient du mot « fascia » qui désigne le tissu conjonctif qui recouvre
l’ensemble des muscles et des organes, de la tête aux pieds, de la profondeur à la périphérie.
Nous aurions en nous des muscles internes entourés de fines membranes dotées d’un mouvement
autonome, et c’est lorsque ce mouvement autonome est paralysé sur le plan énergétique que les
maladies surviennent, avec le stress, la fatigue. La fasciathérapie est une technique manuelle de
toucher sensible de ces fines membranes qui entourent les muscles internes pour retrouver cette
dynamique, ce mouvement de vie à l’intérieur même de ces muscles internes.
Je crois qu’ils ont raison, je suis récemment allé à leur congrès à la Cité des Sciences, en mai
2011, où sont venues presque 250 personnes, des patriciens, des cliniciens, des masseurs, des
kinésithérapeutes qui suivent ce mouvement29. Je crois qu’il est vraiment important de retrouver
le corps. Cette importance du corps, on ne la criera jamais assez à la face de toutes ces religions
qui en ont une peur ancestrale.
Donc apprendre à masser, avec le massage indien, le massage ayur-védique, et toutes les formes
de massage qu’on a pu développer, relationnels et autres, et qui ne sont pas importantes que pour
les petit enfants, mais aussi indispensables pour les adultes : savoir se détendre, accueillir
complètement et se laisser aller au massage, au contact physique de l’autre, qui nous veut et nous
fait du bien, et reconnaître tout cela dans la joie de vivre et dans la joie d’être, tout simplement.
La peau, et celle de l’enfant, sont choses importantes, et pour moi la peau de l’enfant c’est la peau
de Lou et sa douceur vivante. Il faut une grande attention à sa réaction, ne jamais rien forcer, pour
toucher l’enfant il faut qu’il l’accepte, qu’il se sente bien. Si jamais il se sent mal, tout de suite il
faut arrêter, il est besoin d’une attention extrêmement fine, ne jamais forcer quoi que ce soit, être
toujours dans l’attention sur le plan du massage avec l’enfant.
Après le toucher de la peau, après le massage, on peut passer à la toilette, au « se laver », et, se
laver, quel moment ! Se laver veut dire prendre un bain. Il est très intéressant de voir si l’enfant
aime prendre un bain, parce que, en fait, le bain ce n’est pas le bain, mais avant tout la relation. Je
29
Voir ma conférence plénière dans « le journal des chercheurs » http://www.barbierrd.nom.fr/journal/spip.php?article1481
129
le vois avec Lou : avec qui prend-elle un bain ? Naturellement avec des personnes qui l’aiment,
sa mère, sa grand-mère, Sunmi, et il est évident que de la relation se joue à ce moment-là.
Je vois la subtilité de Sunmi, à chaque fois qu’elle propose un bain, la petite est heureuse d’y
aller. Et dans le bain elle peut taper sur l’eau, éclabousser, jouer, mais en même temps avec l’eau
il faut se laver, et là c’est autre chose. Le bain est jeu avec les éléments, avec les jouets qui
flottent, et est aussi relation à elle-même et à l’autre qui s’en occupe ; mais quand il faut se laver,
le bain est moins drôle, notamment pour se laver les cheveux : quel problème ! J’ai remarqué
qu’elle accepte de se laver les cheveux d’autant plus qu’elle a une bonne relation avec la
personne auprès d’elle, et il y faut aussi de la ruse. Sunmi ruse avec elle. Nous allons souvent la
promener au parc Saint-Germain où il y a un haras, une écurie, des chevaux, et naturellement elle
adore aller voir les chevaux, qu’elle peut toucher, et Sunmi a l’astuce de lui dire : « Ah, il faut te
laver les cheveux, sinon les dadas adorent manger les cheveux sales ». J’apprécie beaucoup le jeu
de ruses avec l’enfant, je ne suis pas sûr qu’il en soit vraiment troublé, il accepte parce que c’est
dans la relation.
A partir de là, la petite va accepter de se laisser laver les cheveux, et bien sûr elle veut prendre
elle-même l’arrosoir, elle met de l’eau partout, avec un pied dans la baignoire ce n’est pas le
moment de porter des vêtements fragiles craignant l’humidité. Je trouve ce rapport
merveilleux qui consiste pour l’enfant à prendre son bain avec quelqu’un qu’il aime et qui
l’aime ; le bain est un moment-clé de la relation d’amour. Et après le bain, la petite adore être
toute nue, naturellement, elle est épanouie, vraiment joyeuse. Se laver pour un enfant, dans ces
conditions, est un acte d’amour et de relation.
Un autre moment est le changement de la couche, là non plus ce n’est pas évident, surtout si
l’enfant est en train de jouer et qu’il veut jouer ; mais en même temps qu’il veut jouer il sait ne
pas être bien. Là aussi les choses vont se jouer dans la relation. Si Lou a une bonne relation avec
la personne qui l’accompagne, elle va accepter, elle écoute ce qui est dit et accepte ; et avec le
changement de couche il y a aussi application de crèmes, elle est massée en même temps. C’est
finalement un plaisir, mais qui parfois implique que le jeu soit différé.
Il faut savoir entrer en relation avec l’enfant, et la question de la ruse bienveillante impliquant
une relation d’amour reconnue par l’enfant n’a pas été suffisamment travaillée. L’enfant ne se
trompe pas par rapport à son amour, pas besoin pour lui de faire de la philosophie, directement il
voit. A la manière dont un enfant nous accueille, nous savons s’il a une relation d’amour avec
130
nous, et aussi à la manière dont il parle de nous quand nous ne sommes pas là, dont il rêve de
nous. Cette question de la ruse bienveillante avec l’enfant est très importante pour son bien-être,
y compris par exemple quand il faut l’emmener chez le médecin, il n’est jamais drôle pour un
enfant d’aller chez le médecin.
Dans la foulée, il y a aussi le repas, se mettre à table. Lou vient d’avoir deux ans, et se mettre à
table est devenu très important pour elle depuis un certain temps. Et elle n’a plus chaise de bébé,
non, mais une vraie chaise, avec laquelle elle est à table à hauteur des adultes. Elle a son assiette,
sa petite fourchette et elle mange toute seule, c’est très important. Elle accepte parfaitement de
porter un bavoir pendant qu’elle mange, mais ensuite il faut lui retirer ; on sent l’autonomie dont
elle a besoin, elle veut manger seule, pourtant piquer n’est pas facile, couper non plus, la viande,
les haricots verts. Mais, malgré les difficultés, elle le fait et mange toute seule.
Et elle réclame de l’eau, comme elle réclame le biberon, elle sait dire son désir : « Lait, lait ». Il
s’agit là aussi d’une règle d’éducation : faire en sorte que l’élan de vie de l’enfant - si on sent que
c’est bien l’élan de vie - ne soit pas cassé et au contraire s’épanouisse ; il y faut encore beaucoup
d’écoute et beaucoup d’attention, en acceptant éventuellement un peu de chaos : quand elle
mange, un peu de nourriture peut tomber, ce n’est pas grave, on n’en fait pas un problème.
Pour un grand-père, être avec sa petite-fille en train de manger est un beau moment, regarder ce
qui se passe, lui donner à manger si elle réclame. Mais dans ces moments je suis très entouré de
femmes : sa mère, sa grand-mère, Sunmi, elles aussi prêtes à lui donner à manger ; alors je suis
là, tout prêt, je lui parle beaucoup, éventuellement je lui donne quelque chose, mais, avant tout, je
regarde, contemple la joie de vivre de l’enfant quand elle aime manger ; il convient de ne surtout
pas insister si elle ne veut pas manger, si elle a faim elle réclamera. Et donc la laisser aller selon
son rythme, tel enfant n’est pas tel autre enfant, chacun est singulier et toute règle draconienne est
absurde. Il faut toujours revenir à la singularité de chaque enfant. Quand je vois Lou manger, elle
me rappelle ma grand-mère marchande des quatre-saisons, qui était si heureuse après un bon
repas. Mais si elle ne mange pas, c’est ainsi, pas de quoi en faire une histoire. Manger, c’est aussi
lui faire des petits plats : encore ce matin Sunmi lui a préparé une mousse au chocolat, elle adore
ça. Elle n’a que deux ans, mais elle sait que la mousse au chocolat est un plat pour elle, c’est
inscrit dans la relation avec Sunmi qu’elle appelle « Mimi ». Ce n’est pas le gâteau acheté chez le
marchand, mais le cadeau-gâteau fait spécialement pour elle. L’enfant ne va pas expliciter tout
cela comme le ferait un intellectuel, mais je crois qu’il ressent profondément la signification d’un
131
plat préparé pour lui. Lou a beaucoup de chance, tout le monde l’aime et est très attentif autour
d’elle. Je souhaite que tous les enfants aient cet environnement d’amour.
D’autres domaines où le corps est encore concerné, avec des actes comme se promener, chanter,
donner. Dans le moment de la promenade, tout n’est pas réglé comme sur du papier à musique.
Que ce soit dans l’Ile Saint Germain ou au bord de la marne à Gournay, on va faire de longues
balades en poussette, et elle adore. Lou est une petite fille très sociable, elle va facilement auprès
des enfants, mais elle peut aussi être très tranquille dans sa poussette, à regarder ce qui se passe.
Quand elle est dans sa poussette, je m’arrête là où il y a des arbustes dont elle peut toucher les
feuilles, je lui dis : « Touche les arbres, touche les feuilles ». Dernièrement, au parc, elle est partie
toute seule toucher un arbre, et elle l’a embrassé. Elle touche les arbres, les feuilles, ramasse des
cailloux, ce sont de moments importants. Voir la beauté des fleurs : on regarde les fleurs, je ne les
cueille pas : « Regarde la fleur, elle est vivante, regarde comme elle est belle, ses jolies
couleurs », pour qu’elle sache aussi apprécier la beauté de la nature ; « Sens son parfum, sens-là
sur ta peau », aussi : « Ecoute le chant des oiseaux ». Je suis frappé combien la promenade est
pour Lou un moment de méditation. Elle est parfaitement tranquille, elle regarde, sans un mot,
elle se contente d’être, et, à un moment, elle s’endort, vraiment paisiblement. Ce moment de la
poussette est pour elle très important.
Mais, aussi, à un autre moment elle voudra descendre de la poussette. Il faut accepter son désir,
ne pas le casser, si ce n’est pas un désir dangereux ; on l’accompagne, on est là, acceptant son
pourvoir d’agir, dans la ligne de Spinoza, pour qu’elle le ressente sur sa vie, son existence, sur le
monde. Cela commence très tôt, dès les premiers mouvements de l’enfant, et il faut y être très
attentif, car cela pourra lui donner une assurance fondamentale, une sorte de background
ontologique qui pourra lui servir ensuite dans sa vie, notamment au moment des secousses de la
vie adulte.
Pendant la promenade, le parc à jeux est incontournable, mais, encore maintenant, ce sont
souvent des jeux pour enfants plus âgés que Lou. Il faut la voir, c’est extraordinaire. Sunmi la suit
souvent, et c’est encore la relation : elle la suit dans la relation et non pas seulement en raison
dans la nécessité de la situation, ce qui est tout à fait différent. Dans ce parc, plein de choses pour
les enfants : un train en bois, de petites maisons, des balançoires, et Lou est dans tous les coins,
court partout, veut jouer avec tout. Le toboggan est une affaire particulière : y monter est toute
une histoire, le haut lui arrive au torse, il lui faut grimper pour arriver à la troisième marche d’où
132
elle va pouvoir se laisser glisser. Mais après l’avoir fait, elle n’arrête plus, elle va recommencer
dix fois, avec jubilation à chaque fois ; c’est la maîtrise réussie de quelque chose, la maîtrise au
sens du pouvoir d’agir, on le voit très concrètement, c’est évident. Le moment de la promenade
est propice pour voir un enfant jouer, on rejoint ce qui a été dit sur le jeu, avec aussi la relation au
corps. Le jeu pour l’enfant est vraiment la relation au corps.
Nos promenades sont aussi l’occasion du rapport aux chevaux. Elle aime les chevaux, s’en
approche, mais en demeurant prudente. Dans un an environ elle pourra faire un peu de poney.
Son rapport aux chevaux, qu’elle adore, est un rapport au vivant. Pour un enfant qui aurait des
problèmes psychologiques, je suis persuadé que le rapport au cheval - parler à l’oreille d’un
cheval - est vraiment un point essentiel. Le cheval est vraiment un animal qui correspond avec
l’humain, et je crois beaucoup à la thérapie par le cheval.
Se promener va de pair avec chanter et donner. En se promenant, souvent Sunmi chante une
berceuse coréenne à Lou, et moi éventuellement un chant que je connais. Depuis toujours on
chante dans ma famille, ma grand-mère marchande des quatre-saisons, ma sœur, ma mère, moi,
Laurianne aussi, et nous ouvrons les portes du chant à Lou, depuis qu’elle a fait des gazouillis ;
elle ne chante pas encore, elle n’a pas tout à fait l’âge, mais de temps en temps elle reprend, avec
un semblant de chant hésitant, elle fredonne. Je crois beaucoup à la puissance du chant et de la
chanson, voire de la chansonnette. Je suis fasciné par la voix humaine, écouter une belle voix
humaine est pour moi un moment d’extase. Pourquoi cette beauté de la voix humaine ? Je suis
dans des états de joie intérieure extraordinaire quand je l’entends ; il m’est arrivé d’avoir des
crises de larmes en écoutant la voix humaine, des larmes de joie, subitement, et, aussi, plus
largement, en entendant de la musique. Si ma vie était à refaire, je serais musicien. Même si on
peut beaucoup plus chanter qu’on ne le croit, il suffit de s’autoriser, il faut tout de même avoir
une voix pour être chanteur, mais il y a la musique en général, qui est fantastique. Dans l’art
d’être grand-père, faire découvrir au petit enfant la joie d’écouter ou de faire de la musique, c’est
extraordinaire, à commencer par le chant. Même si actuellement elle n’en a plus le temps,
Laurianne adore chanter, elle a pris des cours de chant, elle chante bien. Pour Lou, j’ai enregistré
sur mon téléphone plusieurs chansons chantées par sa mère, et je lui fais écouter. Tout de suite
elle s’arrête : « Oh, maman, maman », et elle écoute la chanson. Si je pouvais lui donner le goût,
lui faire sentir à quel point il est important de chanter, de savoir chanter ! Je chanterai avec elle
133
pour qu’elle développe ce goût, pour qu’elle écoute aussi. D’ailleurs, elle s’endort très souvent,
tous les soirs en fait, avec un disque de musique très douce.
Donner, pour moi, va avec tout le reste. En écoutant de la musique, un chanteur, nous recueillons
et accueillons ce qu’il nous donne, et nous éprouvons d’autant plus de joie qu’on sait recueillir et
accueillir ce chant, cette musique. Si on ne sait pas accueillir, on ne comprend rien à la musique.
Accueillir n’est pas avoir avec soi une panoplie de savoirs constitués, il faut avant tout accueillir
avec sa grande sensibilité. Il s’agit d’un point important si on espère redonner à son tour. Pour
moi, la question du don et l’écoute de la musique sont liées.
J’aime bien chez Lou sa façon de donner ; avec nous, avec d’autres enfants, elle donne, on lui
redonne aussi. Elle donne des choses très importantes, son doudou par exemple, ou sa tétine ; elle
les donne dans l’espoir qu’elles lui soient redonnées, et elle sait aussi redonner. Le don et le
contre-don sont là, me semble-t-il, à fleur de peau chez un petit enfant, pratiquement innés. Je
pense à Krisnamurti, petit garçon à l’école - dont il se fichait, il n’était pas intéressé du tout donnant ses affaires, ses livres, ses crayons, à des enfants plus malheureux que lui. Ce sens du
don est essentiel, à favoriser absolument chez l’enfant.
Dans le fond, chez l’enfant, est à favoriser ce qui vient naturellement et va dans le sens de
l’humain, d’un humain le plus épanoui possible. Mieux encore : tout ce qui va dans le sens de
l’humain au sens d’un humain généralisé, dans le sens d’un « nous sommes frères sur cette TerrePatrie »30, un peu cela. Je suis frappé de voir combien les enfants, avant l’école, se moquent de la
race, ou de la religion. Ils sont au-delà de ces choses, pas intéressés, pas concernés. Il sont
concernés si les parents, les adultes, leur infligent des représentations et des injonctions à faire et
à ne pas faire, dans la famille, à l’école. Mais les enfants, eux, sont ouverts, cette vérité éclate
avec de petits enfants comme Lou, encore dans cette phase d’avant l’école, avant leur
socialisation, avant d’être socialisés d’une manière classique et malheureusement désastreuse.
Dans le « se promener », on trouve aussi l’aventure. Un enfant, assuré ontologiquement, aimé, en
confiance avec les adultes auprès de lui, s’aventure. Il part tout seul, on est étonné de le voir
partir si loin. La petite fille d’une amie commune, Malini, m’a vraiment étonné. Elle a trois ans,
mais fait preuve d’une volonté d’indépendance fantastique ; elle en a besoin, et elle le dit.
Chaque enfant est singulier, il faut reconnaître ce qu’il est. Des enfants ont besoin d’être seuls,
profondément, à condition naturellement qu’ils sachent les parents proches d’eux.
30
Edgar Morin, Anne-Brigitte Kern, 2010, Terre-Patrie, Paris, Points-essais
134
Je pense que le besoin d’aventure repose et rebondit dès lors qu’existe du stable, de la confiance,
avec cela le petit enfant, le petit de l’homme, va aller son chemin et découvrir le monde. Je pense
souvent à Alexandra David-Néel : à quatre ans elle fait une fugue dans le bois de Vincennes, et
on la retrouve plus tard première femme à Lhassa, après être allée au Tibet déguisée en homme.
Comment ne pas voir une relation entre les deux événements ?
C.V. : Ces dimensions que tu évoques me paraissent toutes aussi importantes les unes que les
autres. Elles sont à privilégier, j’imagine, dans la relation entre grands-parents et petits-enfants.
Tu l’as dit, je le souligne à mon tour : notre époque est assez terrifiante pour l’enseignant, pour
l’éducateur, par rapport au corps, au toucher. Bien sûr il existe des dérapages, il en a toujours
existé, ce n’est pas spécifique à notre temps, du côté d’une trop grande proximité, même d’une
pédophilie plus ou moins avouée, à l’école ou dans d’autres lieux d’éducation. Il faut combattre
ces dérives quand elles existent, faire en sorte qu’elle ne se produisent pas, c’est une évidence. Ce
qui commencerait sans doute par une prise en compte frontale de cette problématique du corps
dans la formation des futurs professeurs d’école. Aborder de front cette question, afin qu’elle ne
demeure pas taboue, mais soit regardée sainement, pour que la frontière entre ce qui convient et
ce qui est profondément indésirable soit bien vue, avec un creusement de l’éthique en même
temps. Comment former un éducateur à une profession où la dimension du corporel est
omniprésente, quoi qu’on fasse elle sera toujours là, sauf peut-être dans l’enseignement à
distance ! Toutefois le tapage médiatique vraiment très important autour d’actes de pédophilie à
l’école ces dernières années – journaux, radio, télévision – est étrange, presque comme s’il y
avait une fascination pour cela, finalement aussi suspecte elle-même que ce qu’elle entend
dénoncer. Que cherchait-on à montrer, à dénoncer, avec de tels assauts médiatiques – qui
d’ailleurs pouvaient à l’occasion venir renforcer le traumatisme vécu par les enfants concernés en enfonçant constamment le clou du fait divers, toujours très marginal statistiquement ? On
comprend l’angoisse éventuelle développée par les éducateurs à la moindre proximité, leur recul
vis-à-vis du contact corporel, pourtant absolument normal et humain. Notre époque est
terriblement angoissante pour ce genre de choses, liées intrinsèquement à l’éducation. Pourtant
bien des métiers d’éducation sont directement confrontés au corps et à son contact quasi
obligatoire, à commencer par le professeur de médecine en ses différentes branches, mais aussi la
gymnastique, les écoles de danse ou du cirque, que sais-je encore ? Ce tabou du corps, son retour
135
en puissance à notre époque, a quelque chose d’assez effrayant, comme une négation de ce que
nous sommes, faits de chair et de sang.
Et lorsque tu évoques la socialisation de l’enfant par l’école, c’est aussi un peu de cela qu’il
s’agit. D’ailleurs, plus largement, les sociologues voient souvent l’école comme un moyen de
socialiser l’enfant. Pour eux, ainsi que pour nombre de mes anciens collègues, école équivaut à
socialisation, et c’est tant mieux. Je ne suis pas de cet avis, parce qu’en fait, n’importe quel
milieu humain socialise, la famille, le cercle d’amitié, les jeux, tout cela socialise tout aussi bien
que l’école. Je pense même que souvent l’école, par l’atmosphère qui y règne en général, au
contraire vient détricoter ce qui a pu être assez bien socialisé spontanément auparavant, et ceci
pas seulement aujourd’hui dans des banlieues difficiles ou ailleurs, mais partout et depuis
toujours. L’école socialise, mais comment ? Pas forcément comme il le faudrait, dans un sens
d’harmonie et d’écoute d’autrui. D’où, certainement, un champ, un espace possible pour le grandparent, pour les parents aussi d’ailleurs, sauf qu’eux ne peuvent généralement faire autrement
qu’envoyer leurs enfants à l’école. Le grand-parent est loin de cela déjà, il a du recul, peut
trouver la façon de dire les choses, en s’appuyant sur son expérience, pour relativiser ce que le
petit-enfant vit de détricotage éventuel dans la salle de classe – et, d’une certaine façon aussi, tant
mieux si ce n’est pas le cas, si l’école lui convient. Le grand-parent réussit peut-être à prendre en
compte cette singularité du petit-enfant que tu évoques en disant que chaque enfant est singulier,
et en plus, en principe, il a le temps pour observer et tenir compte de cette singularité. L’école,
malgré la bonne volonté de l’enseignant, ne pourra jamais le faire aussi bien, on le comprend
facilement. D’ailleurs, il faudrait s’interroger sur le passage que représente pour le grand-parent
l’entrée du petit-enfant à l’école. On sait que c’est quasiment un rite de passage très important
dans nos sociétés, pour l’enfant lui-même bien entendu, mais aussi pour les parents, qui du coup
le voient sérieusement grandir subitement, constatant qu’ils l’ont accompagné jusque-là, jusqu’à
ce symbolique de l’entrée dans un certain collectif ; mais qu’en est-il de ce rite de passage pour la
grand-mère, pour le grand-père ? J’ai l’impression que cet aspect des choses est rarement évoqué.
Mais on ne peut tout dire et tout aborder.
136
CONCLUSION
LOU, OU LA PUISSANCE D’AGIR
François d'Assise est un grand vivant (Stan Rougier)
Pour une philosophie comme manière de vivre dans le « clair-joyeux »
La philosophie conduit-elle au sens le plus joyeux de la vie ?
On conviendra que nombreux sont les philosophes qui ne répondent pas favorablement à cette
question. La philosophie universitaire agence des concepts en fonction d'une histoire de la
philosophie qu'elle ne cesse de commenter. Elle est de l'ordre d'une prose argumentée qui tourne
autour du mystère de la vie sans jamais trouver de réponse.
Dans le meilleur des cas, elle accepte d'être interpellée par la mort. Mais peu de philosophes vont
jusqu'à son point extrême : la finitude radicale de tout ce qui vit. Elle demeure plutôt dans des
constructions intellectuelles rassurantes parce que dérivant par rapport aux questions ultimes de
l'existence.
La philosophie contemporaine s'est ingéniée à déconstruire tout ce qui pouvait donner lieu à des
points de repères pour ne pas perdre le nord de la pensée. Elle débouche dans sa déconstruction
sur le hasard et le non sens, en même temps que sur l'abstraction la plus complète.
L'apprenti philosophe qui commence des études universitaires de philosophie s'interroge
rapidement sur le bien fondé d'une telle entreprise. Il s'abîme dans les textes de l'histoire de la
philosophie, ne trouve aucun soutien pour comprendre son propre destin, devient une boîte à
fiches destinée à passer des examens sans aucune finalité. Le plus souvent il abandonne ses
recherches, à moins qu'il n'utilise ses nouvelles compétences de rhétoricien pour entrer en
politique.
La situation serait désespérée, comme l'avait déjà bien vu Friedrich Nietzsche ou Arthur
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Schopenhauer en leur temps, si certains auteurs, philosophes de l'expérience, fouineurs de sens,
ne suscitaient pas une autre voie pour la philosophie. À son époque le fondateur du
Personnalisme, Emmanuel Mounier préfère créer la revue Esprit plutôt que faire carrière comme
philosophe universitaire. Aujourd'hui Michel Onfray crée l'université populaire de Caen et nous
initie aux philosophies marginales, non légitimées par l'ordre dominant académique.
Certains auteurs s'affirment désormais comme des références. Pierre Hadot, par exemple, qui
affirme que la philosophie est une manière de vivre, en renouvelant la pensée grecque ancienne.
Marcel Conche en s'indignant devant la mort d'un enfant et en ouvrant la question radicale de la
pensée sur le mal. Albert Camus plus encore que Jean-Paul Sartre en soutenant la nécessité de
l'homme révolté, prémices à l'indignation de Stéphane Hessel. André Comte-Sponville en
proposant une croyance propre à notre temps, un athéisme qui ne refuse pas une ouverture
spirituelle intramondaine. Un Tomonobu Imamichi qui du fond de son Japon natal, prend à bras
le corps l'influence de la technologie planétaire pour s'ouvrir, en fin de compte, à la nécessité
d'une vie esthétique. Un Kostas Axelos qui, lui aussi, ne refuse pas de voir l'entrée du monde de
la technique pour l'articuler avec une approche à la fois marxienne et heidegerienne. Un
Cornelius Castoriadis qui ne désespère pas de voir s'élaborer avec d'autres un véritable projet de
société construit sur le principe d'autonomie démocratique et la reconnaissance de l'imaginaire
social créateur. Un Maurice Merleau-Ponty qui retrouve la place du corps dans la philosophie, un
Ernst Bloch qui nous parle d'un principe espérance, une Hannah Arendt qui analyse avec tant de
lucidité la complexité du totalitarisme. Un Gaston Bachelard qui nous indique la voie de recours
par la poésie, etc.
En fin de compte, l'apprenti philosophe voit dans la philosophie contemporaine une effervescence
intellectuelle dans laquelle il n'y a plus de phares indiscutables. Il doit, par lui-même, trouver sa
propre voie d'expérience et passer par des épreuves de réalité, souvent tragiques, pour affiner sa
compréhension du monde fini.
Un des points-clés consiste à passer par l'assomption de la finitude radicale. Toutes les formes du
monde sont condamnées à disparaître. La mort des formes est totale, sans exclusive, sans répit,
sans raison.
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C'est d'abord celle de sa propre vie et de celle de ses proches les plus aimés. Il voit bien, en tant
que philosophe, qu'aucun dépassement de cette finitude n'est possible, même si la spiritualité des
croyants veut faire illusion. On peut être extrêmement subtil et honnête homme comme Frédéric
Lenoir, et présenter Jésus comme un philosophe de l’amour, mais au bout de cette question, la
réponse du croyant chrétien (et ceci est vrai de n'importe quelle croyance religieuse) sera toujours
le recours, en dernière instance, à l'exemple du Christ qui dépasse la mort par sa résurrection
surnaturelle. Sans cette croyance extrême, expression de la foi, le christianisme n'a plus de sens.
Que peut faire le philosophe par rapport à cette question ?
Comment aller vers la joie, comme un Baruch Spinoza ou un Robert Misrahi, en affrontant la
question de la finitude radicale, pour rien, et de la vie liée au hasard ?
L’univers, ce qui est, est-il composé d’une multitude de bulles d’univers parallèles (Hugh
Everett) – les multivers – dépendantes du hasard (Stephen William Hawking) ou d’un principe
organisateur de la totalité de ce qui est comme le pense Trinh Xuan Thuan ?
Que peut nous dire un Nicolas Go qui exprime si bien cet élan vers la joie du grand méditant, le
« silenciaire », à ce propos ?
C'est pourtant au coeur de la vie et de la mort que la philosophie prend tout son sens.
La philosophie et la détresse du vivre sont antinomiques. « Le soleil ni la mort ne se peuvent se
regarder fixement » comme l'écrivait François de La Rochefoucauld (Réflexions ou Sentences et
Maximes morales, 1664).
Pourtant le philosophe est l'être humain qui aborde le plus franchement et en toute lucidité la
question du mourir. C'est au coeur de la mort de soi-même comme non sens absolu qu'il va
découvrir le sens au-delà du non sens. L'élucidation des moindres recoins de son désir de survie
constitue la finalité propre de la philosophie. Non pour s'abîmer dans la désespérance et le culte
du néant, mais pour pouvoir s'inscrire dans « le jeu de la poéticité du monde » comme l'écrit
Kostas Axelos.
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Sans doute pour devenir un être humain spécifique de la philosophie en acte, faut-il pouvoir
entrer dans la plénitude de la vie accomplie par celle des cinq sens du corps et de l'intensité de la
pensée ouverte sur le mystère d'exister.
Le philosophe est avant tout la personne du Clair-Joyeux qu'il reconnaît dans tous les êtres
vivants, mais sans avoir besoin d'une caution transcendantale. Simplement la capacité à éprouver
la plénitude du présent. Comme le disait Krishnamurti, pourquoi faudrait-il placer un ange au
sommet d'une montagne pour admirer sa magnificence ?
Le philosophe de l'expérience goûte la vie à chaque instant, totalement et sans capitaliser le
sentiment vécu dans sa mémoire. À chaque fois qu'il ouvre les yeux, il découvre la joie d'être en
relation. Pour lui le monde, les autres et lui-même sont toujours « neufs ».
Mais cette énergie du Clair-Joyeux à l'intérieur du monde va de pair avec la lucidité totale de la
fin de toutes les formes du monde.
C'est au coeur même de la vie éphémère que le philosophe entre dans la Vie au-delà des formes.
Cette Vie est la substance même de l'énergie. Je la nomme « Profondeur » tout en sachant qu'elle
ne relève pas de la catégorie du nommable et de la pensée. Elle est sans possibilité d'être définie.
Seulement approchée dans un processus d'apophase, mais le philosophe de l'expérience la ressent
par sa capacité du Sensible et non de l'intellect. Sur ce point, et avec sa croyance chrétienne,
Pascal avait raison, elle ne relève pas du dieu des philosophes, mais d'un éclairement sensible du
« Tout Autre » que Krishnamurti nome l' « Autreté ».
Sur ce plan l'expression philosophique déroge à la logique aristotélicienne du concept. Elle se
résout à accepter, à côté d'une prose fondée sur la raison, la signifiance intuitive et tangentielle de
la poésie. La poésie frôle l'abîme, le Sans-Fond, le Chaos comme une tangente au cercle parfait.
Un cercle qui symbolise le « trou noir » de la connaissance. Le philosophe de l'expérience
emprunte son apport le moment venu, pour dire quelque chose de ce qui est impossible à
circonscrire, à interpréter, à comprendre en dernière instance. Seul un aphorisme poétique peut
« donner à voir » l'invisible, telle cette image d'une petite fille de quatre ans, qui deviendra la
maman de Lou - devant la mer retirée au loin en Bretagne : « regarde, papa, il n'y a plus d'eau
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dans la mer ».
Lou, ma petite fille chérie, en guise de conclusion, je veux te parler de ce qui me fascine le plus
chez toi aujourd’hui : ta puissance de vivre qui s'ouvre sur la joie !
Tu n'as pas besoin d'avoir lu Baruch Spinoza pour saisir, dans ton corps même, ce qu'il formule si
justement en philosophie. Ta joie de vivre éclate comme des ballons rouges dans une fête foraine.
Ton père, Philippe, possède aussi cette puissance de vivre en étroite liaison avec son sentiment de
la nature. Il saura t’accompagner vers le Vivant humain, animal et végétal même s’il n’est pas
tous les jours à côté de toi car il a tellement besoin de se retrouver avec ce qui le dépasse.
Je suis devant tes conquêtes d'un instant proprement arrêté de penser. Je m'éblouis de tes
improvisations, de tes trouvailles, de tes métamorphoses. Je ne cherche pas à comprendre, encore
moins à expliquer. Je me contente d'être dans la présence à toi et à tes jeux, à toi et à l'expression
de tout ton être, à toi et à ta relation si chaleureuse à « Mimi », celle qui sait si bien entrer et vivre
dans ton univers sans effraction.
La vraie rencontre est aussi fragile et aussi secrète dans son intimité qu'un oeuf de Pâques. Ainsi
de celles qui, en ces moments souverains, unissent Lou et Mimi - ainsi la nommes-tu - une petite
fille d'à peine deux ans et une femme dans sa maturité.
Je suis devant cette rencontre comme devant un paysage sous-marin.
Je retiens mon souffle.
Je laisse mon regard dériver vers les grands fonds.
Elle regarde l'enfant
Et l'enfant contemple la mer
L'enfant la touche légère
Elle ferme les yeux pour connaître
Elle ne brusque rien ni personne
L'enfant lui tend les rivières de ses mains
Elle s'émerveille d'un seul de ses clins d’œil
L'enfant lui conte ses aventures
Elle se donne si bien à l'enfant
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Comme la brise à l'envolée
Dans le rire de l'enfant
Elle nourrit les hirondelles
Dans le jeu de l'enfant
Elle monte et elle descend
Dans un petit mot de l'enfant
Elle dévoile une Tour de Pise
L'enfant sait toujours quand elle vient
Du plus obscur de la Cité
Sa joie toute buissonnière
L'accueille et la prolonge
La femme transformera
Les larmes en tapis volant
L'enfant lui offrira
Le pollen de son amour
Lou, je voudrais tant que tu conserves ce sens de la puissance d'agir qui t'entraîne vers ces éclats
de rires comme autant de boules de neige qui s'éparpillent dans les tempêtes d'enfance immergées
dans le plaisir du jeu gratuit.
Ton corps, tu en éprouves tous les contours, toutes les possibilités dans tes expériences de vie les
plus simples. Monter sur une chaise, descendre un talus un peu trop haut, toucher un cheval,
humer une fleur, embrasser un arbre, courir, sauter, chanter, crier. Tu exprimes au plus juste ce
que la philosophe Annie Leclerc a su si bien raconter dans son livre Épousailles (Grasset, 1976),
qui m'avait tant séduit à la fin des années soixante-dix de l'autre siècle. Corps de femme déjà sous
celui de la petite fille. Corps d'exubérance, corps de jouissance si l'adulte masculin ne vient pas le
casser avant l'heure, ouvertement ou plus subtilement. Corps fait pour sentir, goûter, entrer dans
le soleil des feuilles, des oiseaux et, en fin de compte, des mots pour le dire. C'est là toute la
graine de ton hédonisme solaire dont parle Michel Onfray. Aucune honte chez toi, simplement
l'expression de ce qui est à vivre, la plénitude de l'élan, liée à la puissance non ravagée par les
gardiens du pouvoir. Ma petite fille adorée, conserve cette puissance au fond de ton cœur, ne la
laisse jamais s'échapper ou être encasernée par un esprit chagrin, une institution mortifère. Refuse
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les personnes violentes, aigries, avides de pouvoir, humiliantes à plaisir, fussent-elles considérées
comme des mentors ou des amants. Méfie-toi des enjeux de la famille que tu vas sans doute créer.
La famille, c’est toi mais aussi les autres. Contrairement à ce que pense Luc Ferry, elle n’est pas
la voie exclusive d’une vie réussie. Peu de familles sont réellement ouvertes sur la joie d’être,
engoncées qu’elles sont dans des dogmes religieux ou idéologiques draconiens, des rapports de
force entre ses membres, des contraintes matérielles et institutionnelles où l’État veille au grain et
à son profit. Apprends la liberté dans le conflit s’il le faut. Ne reste jamais interdite de parole.
Assume ta solitude pour aller vers la rencontre humaine.
Tu me fais penser à ta mère et à ton arrière-grand mère, ma propre mère. Par ta nature généreuse,
à ta grand-mère qui sut si bien élever sa fille et qui t’aime si fort et si justement.
Je me souviens de ta mère, alors âgée de cinq ans, toute nue dans un coin perdu de l'Ardèche, en
train de grimper sur un rocher et moi, en dessous, attentif à son moindre faux-pas. Et elle rieuse,
éclatante de bonheur, aussi lorsqu'elle nageait accrochée au cou de ma compagne, dans cette
rivière sauvage où circulaient des vipères d'eau. Me vient également le souvenir de ma mère tel
qu'elle me l'a raconté. À 16 ans et demi, jeune mariée déjà, et mère de ma demi-soeur, elle décide
de quitter son mari d'un seul coup parce que celui-ci lui a manqué de respect. Il lui faudra
beaucoup de ruse pour qu'elle revienne sur sa décision. Jamais plus un homme osera l'avilir dans
l'avenir. Femme d'envergure et de décision sans être une femme de pouvoir. Femme d'avenir
engagée dans le présent de l'histoire collective, ton arrière grand-mère qui disait à ta propre mère
adolescente de ne jamais être dépendante d'un homme, de gagner sa vie en toute autonomie, de
savoir dire non quand il le fallait sans refuser, pour autant, de dire oui à la tendresse, à la
sexualité, à la passion, à la relation aux autres et au monde. Femme qui n'a jamais eu peur de
décider de ce qu'elle voulait faire de son corps, qui n'a pas hésité à réguler les naissances comme
elle l'entendait, bien avant la loi Veil, à une époque où le risque physique et juridique était au plus
haut point.
Oui, ma petite fille, tu hérites d'un passé de femmes "rebelles" qui ne se sont pas laissées marcher
sur les pieds par des êtres obtus, recroquevillés dans leur médiocrité moralisante. De femmes qui
ont su saisir à bras le corps l'ouragan de la puissance du vivre. Tu es du côté des Louise Michel,
des Lou Andréas Salomé, des Emma Jung, des Rosa Luxembourg, des Alexandra David-Neel,
des Annie Leclerc, des Julia Kristeva, des Juliette Binoche et de tant d'autres... Ta joie de vivre,
du haut de tes deux ans, annonce l'acmé de ta puissance de femme. D'une femme qui s'autorise à
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dire, à faire, à rencontrer, à changer, à créer, à diriger, à engendrer, à contempler. Qu'elle soit ton
horizon à jamais neuf, à jamais effervescent pour te sauvegarder de l'indifférence et de la
morosité monstrueuse du quotidien, embaumées par les hommes de pouvoir. Les poètes l’ont
crié : la femme est l’avenir de l’homme. Sois cette femme au firmament du futur, une femme
libre, une femme responsable de sa vie, de ses enfants et de celle de l’humanité.
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POSTFACE
Christian Verrier
Dans ces quelques lignes de postface, je voudrais exprimer ma satisfaction d’avoir vu aboutir
cette collaboration d’écriture – ce qui n’est jamais donné d’avance – sur le thème de la grandparentalité, et de la joie qu’on peut y trouver.
En plus du bonheur d’avoir atteint l’objectif que nous nous étions fixé avec René Barbier il y a
un an, plusieurs points valent, je pense, d’être soulignés.
Tout d’abord, ce livre a contribué, s’il en était besoin, à confirmer et renforcer une « amitié
collaborative » maintenant ancienne avec René Barbier, ami qui fut aussi par le passé mon
directeur de thèse en sciences de l’éducation, avec qui j’ai depuis accompli d’autres travaux,
vécu diverses péripéties pédagogiques tout à fait bienvenues. Sur ce versant, mon parcours de vie
croise à nouveau le sien, les pages qui viennent d’être lues constituent un pas supplémentaire sur
ce chemin parfois commun, tenant tout autant du réflexif que de l’amical. Que cette
collaboration, s’ajoutant à d’autres, se soit produite à la faveur de l’arrivée au monde d’un
nouveau petit être humain me semble prometteur d’un peu d’espoir, dans un monde en
crispations inquiétantes.
J’ai rencontré René Barbier il y a plus de vingt ans alors qu’il n’était pas grand-père, père
seulement, il avait alors cinquante ans, j’en avais trente-six. Cet écart entre deux âges m’a permis
de le voir franchir les années qui l’ont fait devenir grand-père, tout comme je peux voir d’autres
personnes franchir elles aussi ces étapes de leur tour de vie. La grand-parentalité, ou ne serait-ce
que sa perspective, est une horloge implacable, mais en général plus souriante que grimaçante.
Cela est venu pour lui, et cette marche vers l’état de grand-parent est le signe d’une infatigable
avancée de la vie. Il y a ce phénomène étrange mais si commun, alors que nous progressons dans
nos jours, de voir nos proches, nos amis, n’être pas continuellement inchangés, mais, de jeune
femme ou jeune homme, devenir successivement parent, grand-parent, et même de plus en plus
souvent arrière-grand-parent, à tel point qu’on ne reconnaît plus grand chose de ce qui fut.
Pendant l’écriture et les corrections de cet ouvrage, j’éprouvais ce sentiment vaguement égaré de
voir désormais déambuler à côté de moi, dans les rues, non pas de simples passants, jeunes ou
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adultes, tout simplement, mais de futurs ou déjà grands-parents, comme autant de prochaines
panthères grises, plus ou moins consciemment volontaires et implicitement d’accord pour
réinventer leur rapport à la grand-parentalité.
En en relisant le contenu, je vois aussi que ces rencontres studieuses ont été un peu un moment
de bilan d’une pensée sur la philosophie de l’éducation, de la part d’un chercheur de longue date
en sciences de l’éducation, qui, à la faveur de sa grand-parentalité nouvelle, met en lumière
plusieurs éléments qui lui paraissent absolument essentiels pour la réflexion sur l’éducation et
son devenir dans notre XXIe siècle. Réflexion délivrée dans cette réalité faisant que, pour la
première fois dans l’histoire humaine, compte tenu de l’allongement de la vie, nous voyons se
pencher sur les berceaux de l’enfant nouveau-né, le parent, le grand-parent, l’arrière-grandparent, soit quatre générations se rencontrant et pouvant ensuite vivre ensemble, se côtoyant,
s’entre-éduquant. Cette situation est d’un point de vue anthropologique inédite, elle appelle une
reconsidération de l’éducation, un approfondissement, de nouvelles propositions éducatives
conduisant à un mieux-être ensemble. De façon modeste, peut-être ce livre y contribue-t-il.
Ce qui permet aussi, on l’aura vu dans certains chapitres, de comprendre que cette nouvelle
cohabitation durable qui s’accentuera quantitativement à l’avenir, ne peut se passer d’une
reconsidération qualitative de ce qu’est la famille, de ce qu’elle pourrait être aussi. Cette famille
qui fut un moment contestée en ses modalités les plus traditionnelles et conventionnelles, mais
dont on ne peut que difficilement faire abstraction dans sa fonction de groupement
intergénérationnel, autant que possible tendu vers une éducation ouverte et inventive.
Ce livre participe certainement d’une nouvelle ère s’ouvrant pour la grand-parentalité,
socialement, politiquement, sensiblement, et cette joie d’être grand-père rappelée dans ces pages,
est bien également un clin d’œil à L’Art d’être grand-père, à Victor Hugo, qui fut à la proue
d’une grand-parentalité se redéfinissant, ne serait-ce que par le grand âge qui fut le sien en une
époque où l’on mourrait précocement. Mais il y a aussi, naturellement, tout ce qu’il a cru bon de
devoir écrire à propos de sa façon de vivre son art de grand-père, sa relation à ses deux petitsenfants. La tendresse qu’on y lit, et même la seule attention attachée aux petits-enfants, étaient
déjà en tant que telles une sorte d’avant-garde, de ressenti du poète de ce que pourrait être une
vie entrée dans une grand-parentalité prise à bras le corps, vécue pleinement.
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Pour ma part, inévitablement, j’en arrive de plus en plus en cet âge de vie où il est envisageable
de devenir grand-père. Il ne me semble pas développer de phobie ni d’attraction particulière pour
cet état, mais je peux noter au moins que si j’ai pu choisir d’être père, pas plus que d’autres je ne
choisirai d’être grand-père.
S’il est possible de refuser biologiquement une paternité, de faire en sorte qu’elle n’advienne
pas, on ne peut éviter une fois père de devenir grand-père. Une fois parent, les dés sont jetés,
nous avons accepté d’entrer dans la ronde des générations dont nous sommes le produit et qui
nous engloutiront ; la grand-parentalité est incontournable, aucun choix possible de notre part. La
conséquence en est que par la grand-parentalité, et même l’arrière-grand-parentalité, nous
éduquons toujours au moins deux fois - voire trois fois - mais jamais de manière identique à
chaque nouvelle fois ; éduquer son enfant, participer à l’éducation de son petit-enfant puis de son
arrière-petit-enfant, ne mobilise pas les mêmes capacités, les mêmes créativités et habiletés en
fonction de besoins qui seraient identiques, et en fonction des âges que l’on a. Et chaque
nouvelle éducation n’efface ni n’empêche les éducations précédentes, jamais achevées. Participer
à sa mesure à l’éducation de son petit-enfant, c’est bien sûr lui accorder de l’attention, mais c’est
aussi, indirectement, continuer l’éducation de ses propres enfants, en une attitude plus distanciée
et discrète, néanmoins importante quelquefois. Par la grand-parentalité, nous éduquons plusieurs
fois, plus ou moins bien. C’est d’autant plus intéressant et engageant aujourd’hui qu’avec les
modifications nombreuses de la famille traditionnelle, les modèles relationnels et éducatifs
courants sont usés, ainsi que les formes de grand-parentalité qu’ils véhiculaient. Chaque nouveau
grand-parent, au sein de ce bouleversement, a toute latitude pour inventer son art grand-parental
singulier, qui lui conviendrait et conviendrait au petit-enfant. Et on peut imaginer qu’il n’est pas
d’art qui ne soit empreint de joie.
Par les différents thèmes qu’il aborde, ce livre contribue peut-être à poser quelques jalons pour
cette nouvelle manière d’envisager la grand-parentalité, afin qu’émerge un nouveau savoir-être et
savoir-devenir grand-parent, dans ce monde inquiet et dangereux, mais tout aussi émerveillant
qu’hier pour le petit-enfant ouvrant les yeux.
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Après coup, à la relecture, en tant qu’ancien enseignant-chercheur en sciences de l’éducation, je
ne peux m’empêcher de noter qu’existe là pour la recherche un domaine immense à défricher,
d’autant plus intéressant qu’il est récent en sa forme actuelle, inconnue en 1967 lors de la
fondation de la discipline, quand quatre générations ne vivaient pas encore simultanément des
moments d’éducation domestique. La grand-parentalité devient un objet de recherche presque
nouveau dans sa recomposition intergénérationnelle, familiale et existentielle.
Et bien sûr, même si je la connais peu directement, j’espère que pour la petite fille dont il est
question, Lou, ces pages seront, dans des années, source de réflexion et d’enrichissement de ce
qu’elle vivra d’éducation, vers toujours plus d’harmonie.
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Site miroir
Comme indiqué dans la chapitre 1, le lecteur pourra trouver des prolongements à ce livre en
allant visiter le site-miroir qui lui est consacré :
http://www.joiedetregrandpere.fr
Avec comme référence principale le texte de ce livre, le site s’enrichira progressivement au fil
des années grâce à la volonté de celles et ceux qui y attacheront de l’importance
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Mini-biographies des auteurs en et bibliographies
Mini biographie de R. Barbier
Assistant dès 1970, et maître-assistant de sociologie à l’université Paris 13, puis maître de
conférence et Professeur de Sciences de l’éducation à l’université Paris 8, René Barbier est
devenu professeur émérite en 2007. Membre actif du Centre International et de Recherches et
d’Études Transdisciplinaires (CIRET, Paris), il a intégré le Centre d’Innovation et de Recherche
en Pédagogie de Paris (CIRPP) comme conseiller scientifique depuis 2008. Ses recherches en
sciences humaines portent sur la compréhension de l’imaginaire en éducation, en relation avec le
symbolique et le réel. Il réintroduit dans cette perspective les dimensions affectives,
mythopoétiques et l’ouverture spirituelle non duelle dont l’approche plurielle correspond chez lui
à l’écoute sensible, influencée par la pensée asiatique. En fonction de cette problématique, il a
développé une conception originale de la recherche-action existentielle. Il est chevalier dans
l’Ordre des Palmes académiques.
Ouvrages de R. Barbier
La recherche-action dans l’institution éducative, 1977, Paris, Gauthier-Villars.
La recherche-action, 1996, Paris, Anthropos.
L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, 1997, Paris, Anthropos.
Éducation et sagesse , la quête de sens, (d/dir), 2001, Paris, Albin Michel, question de, n°123.
Depuis 2002, il anime un site web collectif « le Journal des chercheurs » comportant des
centaines de textes en ligne
http://www.barbier-rd.nom.fr/Lejournaldeschercheurs.html
qui reçoit 300.000 visites par an et qui présente plusieurs centaines d’articles et plusieurs livres
en version électronique de l’auteur.
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Mini Biographie de C. Verrier
150
Ex maître de conférences, Christian Verrier a dirigé le département des sciences de l’éducation
ainsi que l’UFR 8 de l’Université de Paris 8 Saint-Denis. Il est actuellement formateur de
formateurs d’adultes et chercheur auprès du CIRPP (Centre d’innovation et de recherches en
pédagogie de Paris). Il est l’auteur d’ouvrages sur l’histoire de l’éducation, l’autodidaxie, le elearning dans l’enseignement supérieur, le voyage à pied, la grève des cheminots de 1995, et sur
Jacques Ardoino, théoricien de la multiréférentialité.
Ouvrages de Christian Verrier
Autodidaxie et autodidactes, l’infini des possibles, 1999, Paris, Anthropos.
Chronologie de l’enseignement et de l’éducation en France, des origines à nos jours, 2001, Paris,
Anthropos.
Poser le sac, Journal de grève 1995, 2006, Presses Universitaires de Sainte-Gemme.
(avec Sun Mi Kim), Le plaisir d’apprendre en ligne à l’université, implication et pédagogie, 2009,
Bruxelles, De Boeck,
Jacques Ardoino, pédagogue au fil du temps, 2010, Paris, Teraèdre.
Marcher, une expérience de soi dans le monde ; Essai sur la marche écoformatrice, 2010, Paris,
L’Harmattan.
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