Les Entretiens d’Euromed-IHEDN
« Les enjeux de la société marocaine »
Par Michel Dusclaud
Marseille et Paris, les 13 et 15 février 2012
Au début des années 2000, dans le cadre de recherches comparatives sur la situation économique
et sociale de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc, j’avais été frappé par le fait que ces pays, unis par
une langue et une religion communes, sont finalement très différents dans leurs composantes
sociologiques et leurs performances économiques.
Le Maroc était de ces trois pays, celui qui avait l’indice de développement humain le plus
défavorable. Mais l’arrivée au pouvoir d’un jeune monarque après la mort d’Hassan II en 1999
pouvait signifier que se réalisent les profonds bouleversements nécessaires à la société marocaine
et au mieux-être de son peuple.
Le Maroc vivait alors à l’heure des changements même si ils étaient pour certains trop lents et
insuffisants, et pour d’autres trop radicaux. Ils ne se limitaient pas au nombre de portables, presque
égal à celui de l’Espagne, ni aux antennes paraboliques, qui poussent comme des champignons,
jusque dans les bidonvilles de Casablanca.
On assistait à l’émergence d’une société civile vibrante et d’un véritable réseau d’associations
féminines et des droits de l’homme, sans parler des partisans de réformes économiques, de
promotion des nouvelles technologies et du souci de préservation du patrimoine culturel.
Pendant que les femmes demandaient plus de libertés et la mise en place d’un nouveau statut pour
améliorer leurs droits, plus de 200 000 sympathisants islamistes manifestaient à Casablanca pour
s’opposer à l’éventualité d’un projet de réforme du statut des femmes.
A cette période, certains se sont demandés si le Maroc pouvait aller jusqu’à évoluer vers une
monarchie constitutionnelle (comme le « prince rouge » Mouley-Rachid le souhaitait avant de
s’exiler aux Etats-Unis).
Face à ces revendications contradictoires, le Roi a alors repris l’initiative politique, prenant conseil
auprès d’André Azoulay, très influent durant le précédent règne, et lié aux puissances occidentales et
particulièrement à la France.
Avec l’aide du secrétaire d’Etat çà l’intérieur, Fouad Ali al Himma, il a choisi de nouveaux Walis et
gouverneurs de région, souvent de jeunes centraliens ou polytechniciens sortis majoritairement des
grandes écoles françaises, pour constituer une sorte de « Task force » de gouvernement
décentralisée. Abraham Serfaty qui venait de rentrer au Maroc après un long passage dans les
prisons d’Hassan II et un exil en France disait : « le Roi est en train de créer son propre Makhzen avec
une équipe puissante de technocrates, » et ce au détriment du gouvernement de coalition dominé
par les socialistes, mis en place sous Hassan II, pour assurer une transition douce vers la démocratie.
Mohamed VI annonçait en même temps que le développement économique du Maroc nécessitait
l’apport de capitaux étrangers dont il était indispensable de faciliter l’accueil par la simplification des
formalités administratives. Ainsi a-t-il été décidé la mise en place du guichet unique sous la
responsabilité de ces nouveaux walis et gouverneurs.
Il retirait par la même une des compétences essentielles du gouvernement dans l’action
économique, le premier ministre Youssoufi ne jouant plus alors qu’un rôle accessoire dans la
préparation des nouvelles élections législatives de 2002.
1ère- C’est ainsi que naissait « l’exception marocaine » :
a) Elle se caractérise par la recherche d’un Etat modernisé, bien géré, accompagnée d’une
démocratisation maitrisée du fonctionnement de la société afin de préparer le Maroc à entrer dans
la compétition économique mondiale.
Le budget dans la loi de finance prévisionnelle de 2012 est présenté avec un ficit de 11milliards de
dirhams (1milliard d’euros)) sur 290 milliards de dh de dépenses (26 milliards d ’€) soit3.5% de ce
budget. C’est un chiffre très raisonnable si on le compare aux chiffres de la France ; 115 milliards de
déficit pour 345 milliards de dépenses… soit 30% du budget prévisionnel de 2012.
-La dette marocaine reste importante (50 %du PIB) mais a été contenue jusqu’en 2010. Elle pourrait
cependant atteindre prochainement 70 % du PIB. Elle est constituée en majorité par des obligations
de l’Etat achetées par les Marocains épargnant, réticents à investir dans le secteur privé. Le Maroc
est donc peu vulnérable, sur ce point, « aux marchés extérieurs ».
-Le système bancaire est fondamentalement sain et repose sur des banques de dépôt dans leur
ensemble bien gérées. C’est sans doute le réseau bancaire le plus performant en Afrique.
-Les écoles de commerce et de technologie publiques et privées qui jalonnent les grandes villes du
Maroc forment une élite moderniste qui peut favoriser l’ouverture du Maroc à la compétition
internationale.
L’exode rural contenu n’a pas provoqué de rupture de l’équilibre entre le monde rural et le monde
urbain -La population rurale (50 %) dans sa grande majorité s’accommode de sa condition dès
l’instant où tout le monde parait pouvoir manger à sa faim.
-Les solidarités familiales contrebalancent (en partie) la précarité des emplois qui caractérise le
marché de l’emploi marocain et le chômage dont il est difficile de mesurer l’ampleur en raison de
l’importance de l’économie parallèle. Il se situe officiellement aux alentours de 11% (et en réalité
autour de 25 %).
Il est plus facile ainsi de gouverner ce pays dont la richesse très inégalement répartie pourrait
cependant entrainer d’immenses frustrations.
-Les dépenses d’infrastructures de l’Etat sont importantes et dynamisent le marché de la
construction. Elles sont un facteur du développement futur pour le Maroc
En 10 années, les paysages urbains ont été profondément transformés et les infrastructures
routières, portuaires et aéroportuaires modernisées. . (1800 km d’autoroutes ont été créés en 10
années).
-Les programmes de développement touristique ont remodelé les centres touristiques existants et
créent de nouvelles zones d’accueil destinées à une clientèle étrangère haut de gamme et moyen de
gamme ainsi qu’aux riches classes sociales de Casablanca, Rabat et Marrakech.
Les programmes de logement sociaux sont importants dans les grands centres urbains et permettent
un accès à la propriété à une classe moyenne naissante. (Plus de 100 000 par année)
Le Maroc est devenu un immense chantier qui parait le conduire dans la voie de la modernité.
-La croissance démographique parait maîtrisée, bien qu’il soit difficile d’établir des statistiques
précises en ce domaine, en particulier dans les zones rurales. (le taux moyen de fécondité par femme
étant passé de 4,6 % à 2,3 en 15 années )
-Les transferts émanant des Marocains résidant à l’étranger ne faiblissent pas ; ils ont même
augmenté de 7% par rapport à l’année passée. Ils permettent un apport en devises étrangères bien
utile à la balance des paiements traditionnellement déficitaire.
-Le pouvoir parait solide (police et services de renseignements efficaces) et habile. La personne du
roi est globalement bien perçue malgré l’affairisme royal et l’interventionnisme de l’Etat
commençant à être dénoncés.
-La presse semble plus libre que dans les pays voisins. Elle se permet de critiquer le gouvernement
dans la limite d’un raisonnable préalablement négocié. La personne du roi est totalement protégée
de la critique ainsi que l’armée royale.
- Le fait que le roi soit perçu comme le commandeur des croyants est un atout considérable pour
faire admettre son pouvoir dans tout le royaume avec cependant l’aide d’un contrôle politique
vigilant.
-Une croyance collective des Marocains en la « baraka du Maroc » empêche le désespoir.
b) Derrière cette vitrine très séduisante, il faut tenir compte des caractéristiques structurelles de la
société marocaine qui viennent tempérer cette présentation :
- Le Maroc a une culture autoritaire qui rend difficile l’évolution de cette socié.
Dans les zones rurales, la famille et le clan restent profondément patriarcal. La tradition religieuse
domine les campagnes et les petites villes où la majorité de la population vit.
La culture laïque reste limitée à une partie de la classe moyenne et de la « petite bourgeoisie ». Elle
est rarement mise en avant.
Le ramadan parait de plus en plus suivi, même dans les milieux économiques occidentalisés de
Casablanca où il était peu suivi il y a encore trente ans.
-Le clivage entres laïcs et « islamistes » est l’un des plus importants obstacles à la démocratisation au
Maroc.
Les partis traditionnels d’opposition et notamment le parti socialiste, ont vu la montée des
mouvements islamistes comme une menace pour la société et le futur du Maroc moderne qui était
aussi leur objectif. Ils ont ainsi accepté de participer aux différents gouvernements sans avoir de réel
pouvoir de décision. Tout le monde s’est mis d’accord pour éliminer les islamistes de l’exercice du
pouvoir.
-Les élites restent fascinées par l’Occident et plus particulièrement par la France et les grandes
écoles d’ingénieur françaises.
-Elles restent toujours dominées par les grandes familles, en particulier les familles fassies, venant à
l’origine de la ville de Fez, capitale religieuse et culturelle du Maroc. Elles jouèrent un rôle
déterminant lors des révoltes venues majoritairement du Rif contre « l’occupant français » à partir de
1952.
- Cette prépondérance ne permet pas la mobilité sociale pour leur renouvellement. Elle sous-tend
un interventionnisme important de ces familles dans l’économie marocaine et dans l’Etat, c’est-à-
dire le Makhzen, l’appareil sécuritaire du Maroc dont le nom vient d’anciens magasins de produits
alimentaires, protégés contre le pillage par des gardiens armés.
Les Fassis constituent ainsi l’ossature du Makhzen devenu l’appareil de gouvernance de l’Etat
marocain intervenant dans tous les domaines du pouvoir régalien : justice, administration, armée,
police, renseignements, sapeurs-pompiers.). Il est appelé aujourd’hui pudiquement les forces
auxiliaires de l’Etat.
Le poids du Makhzen est aussi considérable dans la structure économique et sociale du pays. Il induit
tout le système complexe des allégeances régionales avec une perception fantasmagorique de son
influence de la part des populations.
Toute réforme de la gouvernance marocaine devra être négociée avec ce Makhzen dont les intérêts
se confondent avec ceux du Palais.
-L’état de droit est toujours en construction, miné par la corruption généralisée.
- La main d’œuvre est dans l’ensemble peu mobile sur le plan géographique en raison du poids de la
famille et de ses solidarités. 50% de cette main-d’œuvre travaille dans l’agriculture qui ne produit
que 17 % du PNB marocain. Elle est peu préparée pour favoriser l’entrée de l’industrie marocaine
dans la compétition internationale car mal formée par un système d’enseignement inadapté et
profondément corrompu.
-il y a dans le fonctionnement de l’Etat une priorité accordée aux dépenses pour financer de grands
programmes de développement économique ainsi qu’un appareil sécuritaire démesuré au regard de
la population marocaine (armée et police) .
-Les programmes de lutte contre l’analphabétisme, la pauvreté et le développement humain ont en
contrepartie étaient non prioritaires et des moyens budgétaires insuffisants vu l’immensité de la
tâche, leur ont été consacrés.
Ainsi, les partis islamistes ont mené dans les zones les plus pauvres une action sociale de
substitution à celle de l’Etat, se créant ainsi des bases électorales fortes pouvant favoriser la
propagation d’une idéologie islamiste mais surtout une prise de pouvoir politique lors de futures
élections.
Le principal instrument d’intervention sociale de l’Etat est la distribution gratuite du pain ainsi que
la caisse de compensation qui assure le blocage des prix sous forme de subventions pour les produits
de première nécessité, nourriture et énergie. Son coût parait aujourd’hui exorbitant pour les finances
publiques (il atteindrait 40 milliards de dirhams en 2012). Les communes, avec l’appui du pouvoir
caïdal (autorité de contrôle politique nommé par le pouvoir), des gouverneurs de région mais aussi
des ONG venant de l’étranger, ont également soutenu la création réseaux associatifs de lutte contre
l’analphabétisme et contre la pauvreté.
2ème- Les revendications au Maroc et le mouvement du 20 février :
-C’est dans ce contexte économique et social que se sont déroulées les premières manifestations du
mouvement du 20 février en 2011 dont l’anniversaire va être sans doute fêté avec les risques de
débordement que cela comporte.
Elles sont la traduction marocaine des mouvements de protestation du « printemps arabe » des pays
voisins (Tunisie, Egypte puis Libye).
-S’est posé alors pour les gouvernants marocains un défi inhabituel: une situation de contestation
tout d’abord mesurée puis plus véhémente, importée des pays voisins quel la sacralité du roi et une
police efficace ne semblaient pu les protéger efficacement.
L’exception marocaine pouvait- elle être remise en cause ?
Se sont alors mêlés dans le calme des slogans en faveur du Roi, spontanés ou suscités, à ceux
contestant les gouvernants, en particulier les Fassis et le Makhzen dénoncés comme concentrant
entre leurs mains la quasi-totalité de la richesse et des pouvoirs du royaume.
Les étudiants, nombreux dans ce mouvement, peuvent se distinguer entre ceux des université de
lettres et de droit et ceux des universités de science, d’économie, de technologie et des écoles de
commerce.
- Les premiers sont sensibles notamment aux thèses de la famille Yacine pour qui la justice émane de
la spiritualité. Ils peuvent servir de fer de lance à un islamisme plus ou moins combatif, prônant le
retour aux valeurs du coran.
-Les autres, les « avant-gardiste » sont favorables à une ouverture économique du Maroc, aux
valeurs occidentales et à une démocratie pluraliste mettant en cause les privilèges des grandes
familles du Maroc qui tiennent l’essentiel de l’économie marocaine et contrôlent l’attribution des
emplois publics et privés.
Ces mouvements restent de nature pacifique et bien contrôlés par la police et l’armée dont le
comportement n’a rien à voir avec celui des pays voisins, les armes à feu étant heureusement
absentes dans les deux camps.
Cependant, des incidents très graves allant jusqu’à la mort de manifestants « fragiles » relayés se
sont produits à la suite de la dureté de la répression policière. La presse locale dans son ensemble en
a minimisé l’ampleur. Plus curieusement, la presse internationale, et en particulier française en a
très peu rendu compte et a donné l’impression de s’auto censurer l’exception de Libération et du
Monde). Les réseaux sociaux ont par contre largement diffusé ces informations.
Quant aux gouvernements occidentaux, et particulièrement le gouvernement français, ils ont
continué à louer l’exception marocaine qui préserverait, selon leurs perspicaces analyses, le Maroc
d’une révolution dangereuse pour le pouvoir royal et pour les intérêts occidentaux. C’était à croire
que beaucoup avait profité des bienfaits de la Mamounia.
Sont dénoncées notamment:
- une mauvaise exploitation des richesses naturelles, en particulier du phosphate, utilisées au profit
d’un petit nombre de prédateurs de l’administration marocaine et des politiques, c'est-à-dire du
Makhzen. Safi et Ben Guerrir deviennent ainsi des hauts lieux de la contestation.
-La faiblesse des salaires dans le secteur privé et l’administration qui ne permet plus à la majorité
des Marocains de vivre décemment.
-L’extrême richesse de leurs élites et parfois le comportement ostentatoire de certains Européens qui
respectent peu les codes de leur société traditionnelle.
- la complexité de la réglementation et l’usage du bakchich à tous les niveaux de l’administration,
(fiscale, celle des douanes) qui les soumet à des vexations journalières rendant toute initiative
personnelle longue et difficile.
- l’absence d’un d’Etat de Droit qui favorise les riches en cas de conflit. Les trois quarts des décisions
de justice ne sont pas exécutées.
-Les investisseurs étrangers sont eux aussi souvent découragés par les obstacles multiples qu’ils
rencontrent au cours du déroulement de leurs projets ; certains repartent ruinés du Maroc et
épuisés par un combat « donquichotesque » contre les ailes du moulin à vent de cette
administration tentaculaire et redondante.
On retrouve les thèmes des contestations du début de règne de Mohamed VI mais aussi des
relents de la contestation de la période coloniale du protectorat.
Les modernistes reconnaissent la réalisation de grands projets d’infrastructure, de logistique, de
construction de logements sociaux pour accueillir cette population qui s’urbanise de plus en plus, les
aménagements touristiques structurants, le combat contre l’illettrisme, l’électrification des villages
ruraux reculés ainsi que l’approvisionnement en eau. Ce sont des réalités incontestables.
Ces actions sont portées au crédit du roi grâce aux inaugurations habilement mises en scènes et aux
visites constantes de Mohamed VI sur le terrain. « Le roi travaille » disent les Marocains alors que les
politiques sont souvent considérés comme s’en mettant plein les poches.
Le Roi reste une personnalité respectée de sa population, même si un certain affairisme de la
famille royale est de plus en plus dénoncé.
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