Les racines éthiques de l`Europe : l`héritage romain - Aix

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Cet article tire de l’ouvrage « Les racines éthiques de l’Europe », (Actes du douzième colloque
d’éthique économique, organisé par le centre de recherches en éthique de l’Université Paul Cézanne
(Aix-Marseille III), à Aix-en-Provence, les 30 juin et 1er juillet 2005), édité par la Librairie de
l’Université d’Aix-en-Provence en 2006
(ISBN : 2-903-449-85-6)
Les racines éthiques de l’Europe : l’héritage romain
par
Marc PENA
Doyen de la Faculté de Droit et de Science Politique d’Aix-Marseille, Professeur d’histoire du
Droit à la Faculté de Droit et de Science Politique d’Aix-Marseille,
Université Paul Cézanne
En revenant sur les fondements de la notion d’Europe, la première chose que l’on peut
affirmer au sujet de Rome, mais plus largement au sujet de la culture antique, c’est que
cette notion d’Europe lui est étrangère, malgré le mythe grec d’Europa, nymphe enlevée par
Zeus. Nous savons que la culture antique est d’abord centrée sur la Méditerranée et que les
terres européennes, l’extrémité du continent asiatique, ou l’extrémité de l’Orient, si l’on
parle à la manière antique, étaient peu connues jusqu’à l’installation barbare et considérées
comme étant à la périphérie de la terre habitée, c’est-à-dire de la terre civilisée de
l’Antiquité. Le Nord et l’Ouest étaient en un mot barbares. Les Grecs divisaient la terre en
trois grandes catégories, l’Afrique, l’Asie et l’Europe.
On ne trouve aucun sentiment d’appartenance à l’égard de cette terre lointaine et
inconnue. Un texte d’Aristote évoque un certain mépris pour ces peuples, certes vigoureux,
mais peu civilisés et toujours divisés. Cette division pour les Grecs, comme plus tard pour les
Romains, est une marque de barbarie, puisque l’Humanité, selon l’Antiquité, ne peut vivre
de manière civilisée qu’unie.
On va retrouver cet élément avec l’Empire romain, il est très important. Évidemment,
l’espace européen lui-même va être rapidement marqué par l’histoire de l’Antiquité et
bientôt par l’histoire de Rome, mais encore une fois sans que ce terme d’Europe soit un
terme de civilisation, mais dans le meilleur des cas un terme savant connu seulement de
quelques-uns.
Cet élément m’amène à une précision. Finalement, ce que l’on pourrait dire de
l’Europe, c’est qu’elle a des origines orientales, puisque nous allons y retrouver l’influence
grecque. Mais l’Europe va se constituer en s’éloignant de l’Orient et vous verrez que
l’Empire romain a justement contribué à cet éloignement. Si cette terre européenne était
peu connue des hommes de l’antiquité, c’est principalement avec Rome et surtout à partir
du second siècle après Jésus-Christ, puis dans les siècles suivants, que l’exploration terrestre
de l’Europe va avoir lieu grâce aux géographes militaires romains qui suivaient les
campagnes de Marius, César, ou plus tard de l’empereur Auguste.
Dans un texte célèbre de la civilisation romaine, Les Pensées, Marc Aurèle, l’Empereurphilosophe qui a surtout été un empereur guerrier – la plupart du temps combattant aux
limites de l’Empire – se sent largement étranger dans ses réflexions politiques et culturelles
à ces terres proches de la Germanie, aux confins de l’Empire : « tellement éloignées de
Rome »1.
Il reste que l’Empire romain va marquer très fortement ce que l’on appelle aujourd’hui
l’Europe. En effet, l’Empire romain, au IIIe et au IVe siècle après Jésus-Christ, va petit à petit
se diviser en deux, l’Empire romain d’Occident, avec Rome pour capitale, et l’Empire romain
d’Orient avec pour capitale Constantinople, la ville de l’empereur Constantin.
On peut dire que cette coupure, qui va être plus tard dans l’histoire confirmée par
plusieurs évènements historiques, va sans doute jouer un rôle important dans l’histoire
européenne jusqu’à nos jours, et va contribuer à l’incertitude en ce qui concerne les
frontières de l’Europe et même à l’égard de ce que recouvreraient la notion, ou la définition,
de l’Europe. Lorsque Rome va devenir Empire, une grande partie des territoires romains se
trouve dans ce que nous appelons aujourd’hui l’Europe.
Cependant, et cela ne va pas changer au cours de l’histoire romaine, à aucun moment
les Romains n’ont pensé en termes d’Europe. Je faisais allusion déjà à ce mot savant venu
des Grecs, et l’on trouve chez Tacite, chez Strabon, chez Pline, une allusion à l’Europe, mais
elle revêt toujours la forme d’une femme, d’une nymphe, venue de Phénicie et à aucun
moment ce mot ne désigne un espace politique ou culturel identifiable. On peut même dire
que la conquête romaine s’est faite indépendamment de l’Europe et d’ailleurs de tout
concept géographique au sens moderne du terme. Pour les Romains, l’Europe est certes un
espace, mais elle n’entre pas, et n’entrera jamais, dans un projet politique. L’héritage dont
je vais vous parler est d’abord un héritage intellectuel primordial, au sens le plus large du
terme, un héritage historique.
Concernant l’héritage intellectuel, je ne parlerai que de la Rome païenne, en laissant
de côté la Rome chrétienne, évoquée plus avant par l’un de nos collègues. Non pas d’ailleurs
que je sois influencé par une certaine historiographie un peu ancienne, à l’instar de
l’historien André Pigagnol, qui consisterait à penser que le christianisme, pour reprendre son
expression, a « assassiné l’Empire romain » et qu’il y aurait une différence fondamentale
entre la Rome païenne et la Rome chrétienne. Au contraire, l’Antiquité tardive chrétienne a,
par bien des aspects, rénové, renouvelé, les grands concepts romains.
Deuxième précaution, comme l’a relevé à juste titre le Professeur Mattéi, il est assez
difficile de distinguer dans l’héritage antique l’héritage proprement grec et celui
proprement romain. Dans la perspective de la formation de l’Europe, il y a plus de motifs de
rapprocher les expériences grecque et romaine que de les distinguer. Il convient de rappeler
simplement quelques éléments. La République romaine est proclamée en 509 av. J.C., un an
avant que Clisthène à Athènes ne jette les bases de la démocratie athénienne. La loi des
douze tables, l’un des textes fondateurs de la civilisation juridique romaine et de notre
propre civilisation juridique est adoptée en 450 av. J.C., à l’époque où Périclès est élu
stratège à Athènes. De plus, l’annexion de la Grèce par Rome en 146 av. J.C. ne met pas fin à
la civilisation hellénistique. Celle-ci va continuer à exercer une forte influence à Rome et elle
va s’accroître régulièrement après la fondation de l’Empire romain. Lorsque la capitale de
1
Marc Aurèle, Pensées, III-2.
l’Empire romain d’Orient est établie à Constantinople, cette évolution arrive à son apogée :
il y a bien « une Grèce » au cœur de l’Empire romain. Enfin, lorsque l’Empire est divisé à la fin
du IIIe siècle après Jésus-Christ, le grec devient dominant dans l’Empire d’Orient et va finir
par supplanter le latin comme langue officielle. L’Empire se considère pourtant toujours
officiellement comme romain. Cette symbiose greco-latine est à prendre en considération
lorsque l’on parle d’héritage antique grec ou romain. On peut déjà faire une allusion à l’un
des héritages essentiels de Rome : le Droit. Il est quand même frappant de noter que la
fameuse codification justinienne, au début du VIe siècle de notre ère, s’est faite d’abord en
latin. C’est une exception à ce que je viens de dire. Alors que le peuple et les élites parlait
plutôt le grec, l’empereur Justinien a tenu à ce que ce temple de justice, cette mémoire de la
culture juridique romaine, qui représentait pour lui la culture romaine par excellence, soit
d’abord exprimé en latin.
Lorsque l’on envisage l’identification d’un héritage romain et que l’on regarde ce
qu’est aujourd’hui notre vocabulaire juridique institutionnel en Europe, on ne peut qu’être
frappé par l’évidence de la continuité entre Rome et notre civilisation. Il faut cependant se
méfier des continuités terminologiques. Elles cachent souvent des évolutions conceptuelles
fondamentales. Néanmoins, il n’y aura pas de débat quant à cet héritage : Rome s’inscrit
profondément dans notre histoire commune en Europe, plus ou moins selon les régions.
On peut même dire que pendant une large partie de l’histoire de l’Europe, alors que
l’on s’éloignait de plus en plus de cette époque romaine, celle-ci devenait plus connue et
plus prégnante dans notre civilisation. Elle a joué un rôle fondamental, non seulement en
tant que modèle, mais encore en matière d’éducation, de propédeutique. Pourquoi ce
modèle a-t-il tant frappé dans l’histoire de l’Europe ? Il a frappé d’abord par sa durée.
L’Empire romain est apparu dans notre histoire comme le modèle, ou le résumé, de tous les
empires qui l’avaient précédé : Empire indépassable disait-on encore au XXe siècle.
Les huit siècles de politique autonome sont considérables et pendant très longtemps,
au moins jusqu’à la rupture opérée par la modernité dans notre civilisation, ce qui durait
était légitime. La continuité historique faisait la légitimité des institutions, et de ce point de
vue l’histoire romaine est incomparable. Évidemment, en dehors de la durée de vie,
l’apparente unité de cette civilisation frappe. Pourtant l’Empire romain abritait des peuples,
des cultures, des religions, des langues, différentes. Il y a donc eu des renaissances
successives de Rome dans notre propre histoire qui font émerger la problématique de
l’héritage.
Je me souviens de la phrase d’André Malraux qui affirmait : « Tout héritage est une
métamorphose ». Il y a finalement des histoires romaines, ou des modèles romains, dans
l’histoire européenne, qui se sont succédés et qui ont contribué à notre propre modèle. Les
citer tous serait trop long, mais comment ne pas penser à Charlemagne que certains
considèrent, certainement à tort, comme le père de l’Europe. Le « moment Charlemagne »,
qui est ce moment où serait restaurée, renovatio, Rome ; la renovatio de l’Empire romain,
certes devenu saint et germanique. Lorsque Charlemagne est sacré, les premiers mots de
son sacre sont : « Voici que la Rome d’or renaît ». Tout est dit de ce moment et de ce qu’il
signifie : l’humanité civilisée.
Après la parenthèse des royaumes germaniques, la difficulté à reconstituer l’Empire
romain, dans des circonstances historiques spécifiques que l’on connaît, l’Empire romain
sous une forme rénovée renaît. En même temps, Charlemagne est en partie le père de notre
Europe, parce que l’Empire qu’il propose est imprégné de civilisation germanique. Son axe
de civilisation s’est déplacé, ce n’est plus l’Orient lointain – les problèmes avec
Constantinople sont déjà innombrables – ce n’est même plus la Méditerranée. Le commerce
en Méditerranée est coupé à la suite de la conquête opérée par la religion musulmane, et qui
explique en grande partie les efforts de l’Église pour asseoir le pouvoir de Charlemagne. Ce
dernier déplace l’Empire tout en le restaurant et il commence les débuts d’un Saint Empire
occidental.
Georges Duby l’a dit mieux que moi : « L’Occident chrétien médiéval uni ». Il y a eu
bien d’autres moments de renaissance de l’Empire romain que les juristes connaissent bien :
la redécouverte du droit romain. Ces naissances successives du droit romain ont fait en
grande partie notre système juridique en Europe continentale. Des collègues juristes
allemands, espagnols, italiens, débattent encore aujourd’hui d’une nouvelle naissance du
droit romain. La France se tient éloignée de ces débats, mais il faut savoir qu’ils existent et
que derrière il y a l’idée d’avoir, à travers le droit romain, transformé bien entendu, non pas
le droit de l’Empire, mais le droit tel qu’il a été établi par le Moyen Âge et la Renaissance, et
en tout cas l’idée d’un substrat à la culture juridique européenne commune.
Au XVIe siècle, on redécouvre les ruines romaines et les grands textes latins. Tous ces
textes latins vont être traduits en langue vernaculaire au moment de la codification. Rome
est véritablement une propédeutique de la modernité. Je vous citerai Bossuet dans Le
Discours sur l’histoire universelle. Tout est dit, il ouvre ainsi son chapitre VI : « Nous sommes
venus enfin à ce grand Empire qui a englouti tous les empires de l’univers d’où sont sortis
tous les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore
les lois, et que nous devons par conséquent mieux connaître que tous les autres empires.
Vous entendez bien que je parle de l’Empire romain »2. Autre phrase énigmatique très forte
de Jean-Jacques Rousseau : « Le monde est vide depuis les Romains »3. Il reprend la
complainte de Machiavel sur l’absence de héros politiques et de héros militaires à la hauteur
de ce que Rome avait fourni à l’humanité. On pourrait bien sûr continuer, Montesquieu,
Fustel de Coulange qui expliquait que toute notre éducation venait de la Grèce et de Rome.
Nous pourrions continuer parce que les humanités, qui ont construit les élites européennes
au XIXe siècle, sont venues presque jusqu’à nous. Nous sommes encore quelques-uns à avoir
souffert devant un thème ou une version latine.
Cet héritage romain qui apparaît comme une propédeutique est évidemment
considérable, cependant, cet héritage est en partie nostalgique. On déplore la perte d’un
modèle politique suprême. Cet héritage est en partie assumé, même s’il va se transformer
en autre chose. Il est cependant juste d’ajouter que dans la réalité historique ce qui a sans
doute permis à notre Europe d’exister, de grandir, c’est bien la fin de l’Empire romain et sa
chute. Il n’est pas contradictoire de dire qu’il a été un modèle institutionnel et politique et de
montrer que c’est justement par le vide qu’avait laissé l’Empire romain que l’Europe,
constituée d’abord de principautés, de cités, puis de nations, a pu naître et se développer. Il
y a dans cet héritage un double mouvement, celui que l’on assume officiellement, que l’on
cite ou que l’on honore, et, en même temps, l’Europe a dû se défaire de cet héritage pour
naître véritablement comme sujet historique.
2
3
Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, VI-I.
Rousseau, Du contrat social, III-3.
D’abord, l’héritage assumé ou revendiqué. Cet héritage est tellement important que
les thèmes sont innombrables. Cependant, le droit, le concept d’Empire, la morale et
surtout une mise en question radicale de la politique, telle que l’avaient conçue les Grecs,
par la morale romaine, constituent dans doute des thèmes premiers.
Tout d’abord le droit. On dit facilement que les Romains étaient « le peuple du droit ».
Ils n’ont pas inventé le droit, mais ils ont inventé cette figure magnifique du juriste, du
jurisprudent, celui qui connaît le droit. Ce modèle juridique d’abord pour insister, après un
historien du droit, iconoclaste, original, mais qui a écrit selon moi des ouvrages essentiels,
Pierre Legendre, je dirai que ces textes juridiques romains dans notre histoire sont dans le
domaine laïc aussi importants que les grands textes des religions monothéistes. Dans le
domaine laïc, ils constituent véritablement des fondements de notre civilisation
européenne.
Même si certains le critiquent, c’est un constat, dans cette Europe qui a tant de mal à
construire un projet politique que certains trouvent sans âme, le droit est l’élément de
travail commun. Il est l’élément unificateur de coopérations renforcées, selon l’expression
consacrée par le langage technocratique européen. Pour faire du commerce, nous dit le
Digeste, il n’est point besoin de Dieu. C’est-à-dire que ce « droit des affaires » romain qui
constitue l’essentiel du droit romain, est ce droit laïc qui va, par bien des aspects, construire
la figure du juge, qui va construire notre droit des contrats, et nombre de techniques
juridiques. Ce modèle juridique est spécifique, c’est un droit codifié, un droit de la doctrine
juridique, un droit aussi de la morale sociale. C’est un droit qui essaie d’enseigner ce qui doit
être, qui ne se contente pas, au cours du temps, de constater ce qui est. C’est un droit
tourné vers l’individu. C’est Rome qui a construit et développé l’individualisme juridique. La
notion de personne va naître dans la sphère juridique. L’individu reçoit tous ses droits de
l’État, il ne s’agit pas de libertés individuelles ou de droits de l’homme, il s’agit de statuts
personnels très différenciés et inégalitaires. Mais, finalement, ce qui fait l’essentiel du droit,
c’est l’activité de l’individu et son existence dans tous les domaines.
En allant plus loin, le politique à Rome s’exprime sous forme juridique. La question
politique est une affaire de droit. Le titulaire du pouvoir à Rome, que ce soit sous la
République ou sous l’Empire, est censé l’exercer non en son nom propre, mais parce qu’il est
investi d’une fonction. La civilisation romaine a substitué à la parole libre, inventée par les
philosophes grecs, la règle, la règle exprimée par le Jus, un univers précis, méticuleux,
organisé. Parmi les créations de ce droit sur le plan de l’espace public, on trouve cette
formidable notion de Respublica qui a changé de sens au cours de l’histoire européenne, et
notamment française, et qui est venue jusqu’à nous. Cette sphère publique, cette chose
publique, que les citoyens partagent, dont l’Empereur plus tard sera le gardien en tant que
« chargé de mission » de la République, construit un modèle politique original dont les
sociétés occidentales, et même l’État de droit en Occident, sont débiteurs par bien des
aspects.
Avant de venir à ce concept d’Empire, je vais ajouter quelques mots sur le droit
casuistique romain de l’origine qui demeurera toujours et auquel s’ajouteront les grands
principes juridiques du droit naturel. Cet élément est fondamental : le droit romain n’est pas
qu’un droit du pouvoir, c’est un droit du citoyen. C’est également un droit qui s’adresse à
l’ensemble de l’humanité, les juristes osaient même dire à tous les êtres animés. Ce droit
naturel, à l’aide des concepts romains, construira aussi l’idée d’une humanité commune.
Cette idée n’était pas grecque, elle était d’abord et essentiellement romaine, à l’aide
notamment du « travail au noir » par le droit romain.
Après le droit, le concept d’Empire. C’est bien le droit et les juristes romains qui vont
donner à ce concept d’Empire un ton particulier et une forme particulière. En ce qui
concerne le concept d’Empire qui est venu jusqu’à nous, on sait en ce domaine pour
l’Occident que tout part de Rome. Il n’y a en définitive qu’un Empire, comme Bossuet le
rappelait, celui de Rome. L’histoire retient de Rome qu’il est anormal que l’humanité
civilisée vive de manière divisée ou tronçonnée ; l’humanité civilisée s’organise
politiquement à Rome sous la forme d’un Empire.
Trois éléments fondamentaux caractérisent l’Empire : un pouvoir unique, un territoire
étendu, une pluralité de peuples. Que l’on mette en avant la fulgurance de la conquête
romaine, qui a remis en question la vieille cité oligarchique et républicaine qu’était Rome, ou
que l’on insiste sur l’intégration lente et progressive, la plupart du temps non-brutale, des
différentes nationalités de la Rome « éternellement heureuse », on peut dire que Rome est
l’archétype de l’idée, du projet, de la réalité impériale, tout en étant profondément
spécifique.
En effet, Rome a échappé à la distraction d’un Orient trop lointain. Elle a échappé au
modèle impérial venu d’Alexandre, venu des monarchies hellénistiques, venu encore plus
loin de Mésopotamie, c’est-à-dire le modèle d’un empire patrimonial. À Rome va se
structurer une forme politique impériale particulière où l’Empire est d’abord constitué de
citoyens et non de sujets. Il est d’abord une fédération de cités. Il n’est pas, contrairement
aux empires orientaux, un territoire qui appartient à l’empereur, sujets compris. Finalement,
la notion de Respublica qui avait été engloutie par la crise du régime républicain surgit de
manière presque sublimée par le développement de l’Empire romain. Rome n’est pas un
modèle oriental, patrimonial, ce fait constitue un héritage considérable pour notre Europe.
En corollaire, Rome construit une monarchie qui n’en est pas une, une monarchie au
cœur de la République, un principat où, finalement, en niant le passé républicain, on le
restaure, étrange fiction juridique, œuvre encore du modèle romain. C’est un modèle
impérial particulier. Les juristes romains le qualifient, sans jugement de valeur, comme
étant un état des choses politiques donné, indiscuté, indiscutable. Pourquoi ? Non
seulement parce que le régime politique n’est pas véritablement contesté, mais plus encore
parce que ce régime politique, cette construction institutionnelle, va se confondre avec
l’universalisme de la civilisation impériale.
Recteur grec d’Asie, Acus Aristide, exprime fort bien cet universalisme au milieu du
second siècle dans son éloge de Rome : « Rome a comme limite et comme sol le monde
habité »4. L’Empire romain est non seulement hégémonique, mais également œcuménique,
il est multinational, il est égalitaire. Le monde habité est bien synonyme de civilisé. Rome
conquiert les territoires qu’elle organise en cités, en communautés politiques. Ainsi,
l’édification de l’Empire se fait par le passage d’un espace conquis à un espace organisé par
l’Empire. Par vocation, les juristes, en lien étroit avec le pouvoir impérial, jouent un rôle
déterminant pour construire ce modèle. Cet Empire romain s’est bien construit sur les
assises de la Cité non sur ses décombres, et selon moi c’est une différence fondamentale
avec l’Empire d’Alexandre. Finalement, même si Rome a dû changer fondamentalement
une partie de son modèle politique, ce modèle de la cité perdure dans l’Empire. Une
4
A. Aristide, Eloge de Rome, VII-2.
fédération de républiques urbaines, voici ce qu’est l’Empire romain, sans doute jusqu’à sa fin
en 476 après J.C. pour sa partie occidentale.
Cependant, il faut ajouter à ce modèle d’autres transformations culturelles. Rome va
devenir petit à petit un Empire cosmopolite. Ce changement essentiel se produit sans doute
entre les Antonins et les Sévères, IIe et IIIe siècles ap. J.C., le moment où Rome et l’Italie ellemême deviennent des provinces presque comme les autres. Certains à Rome réagissent, le
vieux fond romain n’est pas toujours d’accord avec ces évolutions, de Juvénal à Apulé, la
littérature témoigne de cette transformation. Je citerai simplement Juvénal : « Je ne peux
supporter l’idée d’une Rome grecque ».
Ainsi, les provinces ne sont plus juxtaposées, mais sont des morceaux d’un même
Empire. Un ordre politique règne au-dessus des ethnies et des nationalités diverses. Le
Digeste l’affirme : « Rome est la patrie commune à tous les citoyens »5. L’élément politique
spectaculaire de cette évolution est le célèbre édit de Caracalla, c’est évidemment
l’expansion de la citoyenneté romaine à tous les hommes libres vivant dans l’empire.
Universalité des droits civiques, dont on a beaucoup discuté, mais qui sont là un élément
majeur de ce modèle politique romain. Un bienfait du Prince, mais qui montre que Rome est
bien un Empire habité par des citoyens romains.
Depuis son origine, Rome est une cité refuge pour ceux qui n’avaient plus de
citoyenneté ailleurs. Rome a toujours été très généreuse en matière de citoyenneté, bien
plus en tout cas qu’Athènes et que les cités grecques. Une notion est en train de naître, audelà de cette citoyenneté, c’est bien entendu le civisme impérial, c’est la subordination à
l’État et à l’Empereur, le dévouement à l’intérêt général, le sens de l’unité du monde civilisé.
La citoyenneté universelle a sans doute bien des ambiguïtés, mais elle développe une
société du « vivre ensemble » assez remarquable où des peuples, des territoires, des
langues, des religions, si différentes, ont pu vivre ensemble à travers la Respublica.
La notion de Jus gentium, développée par les juristes, complète par sa souplesse tout
ce modèle politique. Contrairement à une certaine littérature, le modèle politique romain
n’est pas simplement césariste, il n’est pas simplement militaire, il n’est pas simplement
l’aventure d’un homme, il est d’abord, et avant tout, une œuvre collective dont les
empereurs sont les premiers garants et dont ils sont les premiers conscients. Ils se
succèdent les uns aux autres avec difficulté, ils transmettent la flamme de l’Empire et de la
République tout à la fois. Concept d’Empire dont vous voyez tous les linéaments jusqu’à nos
États et nos sociétés européennes. Rome c’est aussi une mise en question radicale de la
politique.
Dans les manuels d’histoire de la pensée politique, d’histoire de la philosophie
politique, Rome n’est paraît-il qu’un pâle reflet de la lumière grecque. Certes Rome n’a fait,
par certains aspects, que répéter les questions politiques grecques, notamment tenant à la
question du meilleur régime politique, mais une réflexion sur le pouvoir qui n’existait pas en
Grèce est née à Rome, s’est développée, et a donné des textes qui sont encore aujourd’hui
essentiels pour notre civilisation. C’est en tout cas ce qu’au XVIe siècle Montaigne croyait.
Ces textes, ce sont Les Pensées de Marc Aurèle, ce sont les grands textes philosophiques de
Sénèque, c’est le Manuel d’Epictète, qui, finalement, ont en commun cette réflexion sur le
pouvoir.
5
Digeste, IV-3.
Qu’est-ce que le pouvoir ? Que signifie, nous dit Marc Aurèle, être empereur en ces
temps difficiles ? Comment dois-je exercer mon pouvoir ? Comment puis-je à la fois en bon
stoïcien servir l’universel, l’humanité, et en même temps servir Rome et ses intérêts ? Sur
vingt ans de règne, Marc Aurèle en a passé dix-neuf à se battre sur cette frontière si difficile
avec ce peuple si étrange selon les Romains, si difficile à assimiler ou à intégrer, dont
témoignait déjà Tacite au premier siècle de notre ère : les Germains et la Germanie.
Cette morale politique est une morale essentielle parce qu’elle va notamment adoucir
les mœurs républicaines, adoucir la Rome du pouvoir et de l’imperium. Elle est idéalement
neutre, mais elle apporte à la réflexion sur le pouvoir une dimension essentielle. En quelque
sorte, Sénèque, comme l’a dit Pierre Grimal, était bien la conscience de l’Empire portée plus
largement par l’aristocratie.
La notion de Dignitas appartient à une élite aristocratique. Elle a une dimension
sociale institutionnelle à travers le Sénat, mais cette notion va s’ouvrir, s’universaliser, à
travers notamment les moralistes romains. A cet endroit encore, ce n’est pas négligeable
pour notre modèle de société.
Pour finir, je dirais qu’il faut aussi en Europe savoir se défaire de cet héritage. J’oserais
ce paradoxe. Tout d’abord, il y a bien entendu une autre Rome. Il s’agit de la Rome de la
violence politique, la Rome de l’imperium militaire, la Rome de César, de la colonisation, des
passions révolutionnaires, des héros militaires et guerriers. Rome, c’est aussi la passion
égalitaire, les Gracques, Spartacus. C’est aussi la liberté tragique, Brutus et César. Rome,
c’est parfois la radicalité politique et sociale. On sait que Rome inspirera les plus grands
révolutionnaires en France ou en Allemagne. Rome, c’est tout cela à la fois. Dans cette
propédeutique, je n’ai pas parlé des toges du pouvoir et de nos révolutionnaires français qui,
tous les jours, vivaient leur Révolution en pensant à Brutus et à César.
Pour aller plus loin, je dépasserai une part d’ombre pour aller à un élément plus
essentiel, l’idée d’Empire. L’idée d’Empire a longtemps structuré l’histoire européenne, au
moins en tous cas depuis Charlemagne. Charlemagne qui avait sans doute déconstruit
l’ancien Empire romain en constatant d’une certaine manière après Justinien, à rebours, que
l’Orient était perdu ; Justinien, lui, avait constaté que l’Occident était perdu. Cependant,
cette idée d’Empire, qui bientôt va se fondre dans la chrétienté, pour beaucoup constitue
l’une des assises de l’Europe. Je ne le nierai pas, mais j’apporterai quelques précisions.
Je pense que l’idée européenne puise plus dans les principautés du Moyen Âge, dans
les cités libres du Moyen Âge, dans la notion de regnum, de royauté, si ancienne, au cœur
des temps bibliques et qui va si longtemps marquer, jusqu’à aujourd’hui, les régimes
politiques européens. L’idée européenne puise davantage dans ces éléments que dans l’idée
d’Empire elle-même. À quel moment cette idée d’Empire est-elle radicalement mise en
question ? Ceci est connu, mais dans les temps actuels, dans les débats que nous avons sur
les frontières de l’Europe, sur son identité, c’est un élément important.
Le XVIe siècle, la Renaissance, encore une fois, une renovatio, la modernité, est ici
essentielle. C’est à ce moment-là que le concept d’Empire est radicalement remis en
question, en tout cas le concept d’Empire traditionnel, celui qui liait l’universalité et l’Empire
tel que je vous l’ai montré pour Rome. Ensuite, la distinction entre Empire et universel est
une question très délicate pour l’Europe. L’universel va se porter vers les valeurs, vers la
constitution d’une République des Lettres qui bientôt sera celle des Lumières. Des valeurs
universelles vont être détachées de l’idée d’Empire. L’idée d’Empire poursuivra en Europe
jusqu’au XXe siècle sa « folle course », mais en n’ayant plus cette catholicité qui lui
permettait de s’intégrer harmonieusement dans l’histoire européenne.
Au XVIe siècle, on voit apparaître en quelques années des évènements fondamentaux
qui changent la nature de l’histoire européenne. D’abord ces évènements sont marqués par
un changement terminologique. Le mot d’Europe est un mot savant inventé par les Grecs, il
reste savant même si on le trouve déjà au XVe siècle, dans telle ou telle chronique ou dans la
bouche de tel ou tel Pape. Au XVIe siècle, ce mot d’Europe va devenir un mot de civilisation,
au moment où la chrétienté va être si divisée, au moment où l’Occident chrétien médiéval
uni s’effondre, au moment où la chrétienté ne porte plus l’humanité unie, le mot Europe,
laïcisé, va resurgir et se développer dans notre histoire.
Or, quels sont alors les évènements qui se produisent à peu près en même temps ?
1453, la chute de Constantinople, l’Europe naît en perdant le monde ancien. Ce monde
romain, unifié autour de la Méditerranée, où l’Orient et l’Occident auraient été ensemble, la
perte, ou la chute, de Constantinople, c’est en même temps les débuts de notre Europe
moderne, avec tout ce que cela signifie pour notre civilisation. Quelques années après, c’est
la découverte en revanche d’un nouveau monde, après avoir perdu le monde ancien. Cette
découverte du nouveau monde par Christophe Colomb matérialise la fin du monde de
Ptolémée en faveur de celui de Copernic. Toutes les représentations du monde changent et
l’idée européenne va naître dans un rapport tout à fait différent au monde. L’Europe sait
alors qu’elle n’est plus tout le monde, elle sait qu’elle fait partie du monde. Ce n’est plus du
tout la même chose. Néanmoins elle porte des valeurs universelles et elle va entendre
pendant plusieurs siècles changer le monde.
À partir de là, l’Empire universel est profondément affaibli. Le Saint Empire Romain
Germanique, ou de nation germanique, n’est pas tout à fait mort. Il faudra attendre
Napoléon, autre conquérant, autre Empire, autre expérimentation hasardeuse, mais il s’agit
ici d’une unification par les armes qui nous intéresse sans doute moins.
Voilà, les éléments fondamentaux, selon moi, de l’héritage romain. Il y en a d’autres,
j’ai essayé de présenter l’essentiel. Je terminerai par une brève conclusion qui me semble
importante. Aujourd’hui, lorsque l’on évoque le modèle romain, on ne pense plus forcément
à l’Europe. J’ai lu dernièrement un article de Michel Rocard « Du bon usage d’une Europe
sans âme ». Il y exprime l’idée que l’Empire romain d’aujourd’hui, c’est évidemment les
États-Unis d’Amérique. Je ne sais pas pour qui la comparaison est flatteuse. En tous cas, il
est intéressant de noter que dans le dialogue actuel difficile entre une partie de l’Europe et
les États-Unis d’Amérique, deux conceptions s’affrontent : la paix par l’Empire, mais comme
puissance politique, ou la paix par l’apaisement, par le droit, qui caractériserait le modèle
européen. Sachez que ceci se retrouve dans un dialogue absolument essentiel entre
Sénèque et Néron, imaginé par Sénèque. Sénèque qui pense que l’apaisement fera
finalement la paix romaine, alors que Néron lui répond par la puissance du politique, la
puissance des armes, la puissance de son imperium.
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