L`expression du temps dans l`Étranger d`Albert Camus - TRAN-B-300

Jean-François Cabillau
L'expression du temps dans l'Étranger d'Albert Camus
In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 49 fasc. 3, 1971. Langues et littératures modernes - Moderne taal-
en letterkunde. pp. 866-874.
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Cabillau Jean-François. L'expression du temps dans l'Étranger d'Albert Camus. In: Revue belge de philologie et d'histoire.
Tome 49 fasc. 3, 1971. Langues et littératures modernes - Moderne taal- en letterkunde. pp. 866-874.
doi : 10.3406/rbph.1971.2879
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1971_num_49_3_2879
L'EXPRESSION
DU
TEMPS
DANS
«
L'ÉTRANGER»
D'ALBERT
CAMUS
Dans
l'analyse
de
L'Étranger
qu'il
a
proposée
(a),
Sartre
aborde
le
problème
de
la
perception
du
temps.
Selon
lui,
le
passé
composé
tisserait
la
toile
de
fond
de
l'œuvre
:
«
C'est
pour
accentuer
la
solitude
de
chaque
unité
phrastique
que
M.
Ca
mus
a
choisi
de
faire
son
récit
au
parfait
composé.
Le
passé
défini
est
le
temps
de
la
continuité
:
«
II
se
promena
longtemps
»,
ces
mots
nous
renvoient
à
un
plus-que-parfait,
à
un
futur
;
la
réalité
de
la
phrase,
c'est
le
verbe,
c'est
l'acte,
avec
son
caractère
transitif,
avec
sa
transcendance.
«
II
s'est
promené
long
temps»
dissimule
la
verbalité
du
verbe
;
le
verbe
est
rompu,
brisé
en
deux
(...).
le
caractère
transitif
du
verbe
s'est
évanoui,
la
phrase
s'est
figée
(...)»
(3).
Cette
justification
du
passé
composé
(4)
semble
résulter
d'une
analyse
trop
hâtive
du
roman.
Oui,
l'homme
absurde
ne
voit
peut-être
«
qu'une
série
d'instants»
(5),
mais,
tout
d'abord,
il
ne
s'exprime
pas
que
par
des
passés
composés.
Comment
Sartre
peut-il
d'ailleurs,
pour
prouver
la
continuité
déterminée
par
le
temps
verbal,
donner
comme
exemple
:
//
se
promena
longtemps
?
Il
est
clair
que
la
continuité
est
exprimée
ici
essentiellement
par
la
sémantique de
l'adverbe
et,
dans une
moindre
mesure,
par
celle
du
verbe
lui-même.
Au
con
traire,
le
«
passé
défini»
est
souvent
employé
pour
des
actions
brèves
et
suc
cessives
ou
lorsqu'il
s'agit
d'un
fait
de
mémoire
qu'on
ne
fait
qu'énoncer
(e).
Qu'est-ce
aussi
que
dissimuler
la
verbalité
du
verbe
?
Est-ce
réduire
la
faculté
qu'il
a
d'accomplir
le
procès
?
Mais
le
verbe
exprime
par
nature
un
procès.
L'emploi
d'un
auxiliaire
peut-il
y
changer
quelque
chose
?
Il
y
a,
en
fait,
un
procès
de
plus
(deux
«
verbautes
»)
dont
les
effets
se
combinent
peut-être
en
(1)
Essentiellement
:
étude
des
temps
verbaux
et
des
struments.
(2)
J.-P.
Sartre,
Situations
I,
Paris,
Gallimard,
1947
(Explications
de
L'Étranger,
pp.
99
à
121).
(3)
Ibidem,
p.
117.
(4)
Elle
est
d'ailleurs
reprise
par
Arne
Klum,
Verbe
et
Adverbe,
Étude
sur
le
système
verbal
indicatif
et
sur
le
système
de
certains
adverbes
de
temps
à
la
lumière
des
relations
verbo-adverbiales
dans
la
prose
du
français
contemporain.
Upsal.,
Éd.
Almquist
et
Wiksell,
1961.
(5)
Situations
I,
p.
117.
(6)
G.
De
Boer,
Syntaxe
du
français
moderne,
Leyde,
Universitaire
Pers,
1947,
p.
201,
§4.
l'expression
du
temps
867
un
aspect.
Enfin,
dire
que
le
«caractère
transitif
du
verbe
s'est
évanoui»,
lorsqu'on
choisit
un
exemple
à
la
forme
pronominale
dans
les
deux
versions,
est
un
non-sens.
Et
il
ne
faut
pas
oublier
non
plus
qu'en
emploi
dans
le
dis
cours
quotidien
se
promener
est
devenu
une
expression
formant
un
tout
et
que
l'homme
de
la
rue
la
dissocie
presque
sémantiquement
de
promener
son
chien,
pro
mener
un
enfant.
Il
semble
que
Sartre
ait
formulé
ses
constatations
un
peu
rapi
dement.
Mais
revenons
à
V
Étranger.
On
pourra
s'apercevoir
que,
à
l'instar
de
la
perception
des
sensations
visu
elles
telle
que
l'expliquent
les
psychologues,
l'alternance
figure-fond
se
pré
sente
également
dans
L'Étranger
:
sur
un
fond
de
passés
composés
se
détache
ront
les
figures
des
imparfaits,
avec
des
effets
stylistiques
divers.
L'importance
quantitative
du
passé
composé
ne
doit,
d'ailleurs,
pas
être
exagérée.
Des
statistiques
pourraient
facilement
montrer
une
proportion
d'un
tiers
d'imparfaits
pour deux
tiers
de
passés
composés
:
il
ne
peut
donc
être
question
d'un
récit
au
passé
composé.
Si,
dans
l'ensemble,
la
lecture
nous
donne
la
sensation
de
suivre
un
per
sonnage
ancré
dans
un
présent
presque
épicurien,
l'analyse
détaillée
ne
con
firme
pas
toujours
cette
hypothèse.
Même
M.-G.
Barrier
(*),
qui
a
cependant
relevé
un
emploi
important
de
l'imparfait,
perd
un
peu
de vue
cet
élément
d'appréciation
:
en
quelque
sorte,
un
passé
composé
décrit
«
comme
si
on
y
était»,
à
la
manière
d'une
caméra.
Mais
la
valeur
aoristique
du
tiroir
cède
souvent
le
pas
à
celle
d'une
action
présentement
accomplie
(2).
Toutefois,
les
passés
composés
des
verbes
déclaratifs
n'ont
quasi
pas de
pré
sence,
ni
de
valeur
d'accompli.
Ils
sont
presque
«
estompés
».
L'effacement
est
moins
total
en
style
indirect
qu'en
style
direct.
Cet
effet
est
propre
aux
verbes
déclaratifs
conjugués
au
passé
composé
:
si
nous
utilisions
l'imparfait,
l'aspect
duratif
reparaîtrait
!
Ajoutons
que
nous
ne
suivons
pas
M.-G.
Barrier
lorsqu'il
parle de
lourdeurs
à
propos
de
verbes
déclaratifs
:
Je
lui
ai
dit:
«
Comment
?».
Il
a
répété
en
montrant
le
ciel
:
«
Ça
tape».
J'a
i
dit
:
«
Oui».
Un
peu
après,
il
m'a
demandé:«
C'est
votre
mère
qui
est
?
»
J'a
i
encore
dit:
«
Oui».
«
Elle
était
vieille
?
»
J'a
i
r
épondu:
«
Comme
ça»
(...)
(8).
«
Les
paroles
vides,
réduites
en
volume,
dit
M.-G.
Barrier
(*),
Camus
les
sépare
dans
un
style
semi-direct
par
des
lourdeurs
du
type
«J'ai
dit»,
ce
qui
met
en
relief
platitude
ou
automatisme».
(
1
)
M.-G.
Barrier,
L'Art
du
Récit
dans
L'Étranger
d'Albert
Camus,
Paris,
A.
G.
Nizet,
1962.
(2)
Distinctions
établies
par
Arne
Klum.
(3)
Étranger,
p.
27,
lignes
12
à
17,
Éd.
Gallimard,
(1942
(exemple
cité
par
M.-G.
Barr
ier).'
(4)
Op.
cit.,
p.
14.
868
J--FR.
CABILLAU
Tout
d'abord,
nous
aimerions
comprendre
ce
qu'est
ce
style«
semi-direct».
Pour
notre
part,
nous
ne
voyons
que
le
style
direct
normal.
Quant
aux
passés
composés,
ils
ne
sont
ici
que
des
signes
de
la
conversation
(x).
Si
les
paroles
échangées
ont
un
sens
banal,
parce
qu'elles
sont
le
produit
d'un
véritable
automatisme,
nous
ne
voyons
cependant
guère
en
quoi
elles
sont
vides.
C'est
du
dialogue
quotidien,
d'accord,
mais
très
concret
;
et
ce
sont
plutôt
les
passés
composés
qui
ont
ici
un
volume
phonique
très
réduit
(2).
Un
cas
précis
pourra
nous
laisser
deviner
la
multiplicité
des
effets
styli
stiques
dans l'emploi
des
temps
:
J'ai
cru
qu'il
me
reprochait
quelque
chose
et
f
ai
commencé
à
lui
expliquer.
Mais
il
m'a
interrompu
:
(...)
(3)
Que
donne
la
représentation
vectorielle?
ai
cru
ai
commence
1
reprochait
m
a
interrompu
La
valeur
aspectuelle
mérite
ici
qu'on
la
remarque
:
un
aspect
duratif
peut
être
coupé
par
une
valeur
aoristique
(a
interrompu),
alors
que
potentielle
ment,
il
pourrait
se
poursuivre
un
bon
bout
de
temps
(liste
des
explications,
par
exemple).
Mais
l'aspect
duratif
est
plutôt
lié
ici
à
la
signification
du
verbe
{commencer)
qu'au
temps
utilisé.
Le
caractère
isolant
du
passé
composé
est
donc
très
relatif.
Nous
allons
constater
également
qu'il
est
loin
d'être
le
seul
temps
quantitativement
im
portant.
Dans
le
roman,
des
pages
entières
sont
rédigées
à
l'imparfait.
M.
A.
Henry,
dans
une
étude
très
rigoureuse
de
ce
«
temps
»
à
propos
duquel
on
a énormé
ment
glosé,
conclut
:
«
on
peut
dire
non
pas
que
l'imparfait
n'est
pas
un
temps,
mais
que,
dans
certaines
conditions,
tantôt
de
langue,
tantôt
de
style
(...)
il
n'est
plus
essentiellement
un
temps,
il
est
surtout
un
mode»
(*).
Dans
L
Étran
ger,
l'effet
stylistique
de
l'imparfait
sera
surtout
d'ordre
psychologique.
Relisons
d'abord
la
page
20.
A
la
morgue,
durant
la
veillée,
la
fatigue
com
mence
à
se
faire
sentir.
Cependant,
l'esprit
de Meursault
travaille
encore,
non
en
raisonnant,
mais
en
percevant
des
sensations
tactiles
et,
surtout,
audi-
(1)
A
l'encontre
de
ce
que
prétend
Sartre
dans
Situations
I,
p.
120.
(2)
II
suffit
d'être
attentif
à
la
lecture
de
ce
passage
par
Camus
lui-même
dans
le
di
sque
:
«
Albert
Camus
lit
L'Étranger»,
Disque
Adès
13033,
Collection
Florilège.
(3)
Étranger,
p.
11,
lignes
20
et
21.
(4)
A.
Henry,
L'imparfait
est-il
un
temps
?
dans
Mélanges
de
Linguistique
française
offerts
à
M.
Charles
Bruneau
(Société
de
Publications
romanes
et
françaises),
Genève,
Éd.
Droz,
1954.
l'expression
du
temps
869
tives.
La
description
de
ces
perceptions
se
fait
à
l'imparfait,
à
l'exception
d'un
ou
deux
passés
composés.
Dans
l'ensemble,
il
s'agit
d'un passage
passif,
l'action
est
inexistante,
ou,
à
tout
le
moins,
très
lente.
Si
nous
essayons
de
remplacer
les
imparfaits
par
des
passés
composés,
l'effet
sera
comique
et
cer
taines
tournures
deviendront
même
impossibles.
En
fait,
au
milieu
d'une
scène
l'impression
dominante
est
l'indolence
due
au
demi-sommeil,
nous
senti
rions
un
esprit
toujours
en
éveil,
qui
analyse
les
moindres
perceptions
qui
s'of
frent
à
lui,
et,
qui
plus
est,
les
situe
à
des
moments
précis,
successifs.
Par
contre,
la
page
85
semble
être
la
simple
description
d'une
plage
en
pleine
après-midi,
et
du
soleil
qui
y
étouffe
toute
vie
(la
mer
elle-même
est
crite
à
l'aide
de
métaphores
anthroponymiques
dénotant
l'oppression).
Re
plaçons
cet
extrait
dans
son
contexte
:
nous
venons
de
vivre
des
moments
de
tension
active,
avec
un
dialogue
animé
entre
Raymond
et
Meursault,
la
fuite
des
Arabes,
le
retour
au
cabanon.
Dès
lors,
le
passage
à
l'imparfait
est
une
pause
dans
l'action
dramatique.
Meursault
n'a
déjà
plus
tout
le
contrôle
de
son
psychisme
:
il
constate
simplement
des
faits
tactiles
et
visuels.
La
puis
sance
évocatrice
de
cette
page d'un
style
remarquable
serait
anéantie
si
nous
nous
amusions
à
la
même
substitution
temporelle
que
pour
l'exemple
précédent.
L'impression
d'ensemble
serait
également
rompue.
L'imparfait
est
souvent
employé
dans
des
«
creux»
de
l'action.
La
«
des
cription»
est
le
fait
du
psychisme
du
héros
qui
a
des
perceptions
matérielles
ou
«
ideelles
»,
conscientes
ou
non.
L'imparfait
donne
alors
une
unité
à
l'ex
pression
de
ce
qui
est«
décrit»,
il
crée
un
lien,
et
c'est
ici
que
nous
rejoignons
une
partie
de
la
définition
de
M.
Buffin
:
l'imparfait
«
objective
les
notions
qu'elle
(la
mémoire)
contient...»
(*).
Nous
pouvons
donc,
dans
le
cas
de
L'Étranger,
dire
que
les
passages
à
l'imparfait
sont
rédigés
dans
un
souci
de
vraisemblance,
ce
qui
n'est
nécessaire
que
pour
les
scènes
privées
d'action,
les
autres
étant
directement
prégnantes
pour
le
lecteur.
Les
emplois
les
plus
révélateurs
du
style
nuancé
de
Camus
apparaissent
dans
les
alternances
de
tiroirs
entre
le
passé
composé
et
l'imparfait.
L'imparfait
peut
surgir
comme
un
véritable
«
gros
plan»
cinématographi
que,
sur
un
fond
de
passés
composés.
G.
Gougenheim avait
déjà
relevé
ce
cas
(2).
Alors,
f
ai
tiré
encore
quatre
fois
sur
un
corps
inerte
les
balles
s1
e
nfo
η
ς
aient
sans
qu'il
y
parût.
Et
c'é
tait
comme
quatre
coups
brefs
que
je
frappais
sur
la
porte
du
malheur
(3).
(1)
J.-M.
Buffin,
Remarques
sur
les
moyens
d'expression
de
la
Durée
et
du
Temps
en
Français,
Paris,
P.U.F.,
1925,
p.
37.
Dans
son
tableau
comparatif
(p.
1
19),
M.
Buffin
donne
comme
base
psychologique
de
l'imparfait
une
mémoire
dynamique.
(2)
V.
Système
grammatical
de
la
langue
française,
Bibliothèque
du
«français
moderne»,
Paris,
Éd.
Rontex-D'Artrey,
1938,
p.
211.
(3)
Étranger,
p.
88,
lignes
14
à
19.
1 / 10 100%

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