Les Cahiers Numéro 92 Automne 2014 Du 3 au 24 octobre 2014 D’APRÈS JEAN RACINE ADAPTATION DE LIONEL CHIUCH, FRANÇOIS DOUAN ET KRISTIAN FRÉDRIC MISE EN SCÈNE ET SCÉNOGRAPHIE DE KRISTIAN FRÉDRIC UNE COPRODUCTION DE LA CIE LÉZARDS QUI BOUGENT LES HAUTS DE BAYONNE (FR) ET DU THÉÂTRE DU GRÜTLI (CH) EN COLLABORATION AVEC LE THÉÂTRE DENISE-PELLETIER JE N’Y SUIS PLUS De Marie-Claude Verdier Mise en scène de Magali Lemèle et Louise Naubert Une coproduction de Magali Lemèle, du Théâtre Français du CNA et Créations In Vivo présentée par le Théâtre Denise-Pelletier ©Marianne Duval LES 17, 18 ET 19 SEPTEMBRE 2014 QUI EST CE IONESCO ? EN ATTENDANT GODOT Du 1er octobre au 18 octobre 2014 Du 22 OCTOBRE AU 8 NOVEMBRE 2014 De Richard Letendre Mise en scène de Thérèse Perreault Une production du Théâtre Effet V en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier De Samuel Beckett Mise en scène de Serge Mandeville Une production d’Absolu Théâtre en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier ©Juan Carlos Jamous ©Richard Laillier Andro10-43 maque NOTRE PROCHAIN SPECTACLE D’Artagnan et les trois mousquetaires ©Luc Lavergne Du 12 novembre au 12 décembre 2014 D’après l’œuvre d’Alexandre Dumas Adaptation et mise en scène Frédéric Bélanger Guillaume Baillargeon © Izabel Zimmer Guillaume Champoux Maude Campeau © Michel © Martin Girard Olivier Girard Louise Cardinal Robin-Joël Cool Steve Gagnon Stéphanie M. Germain Bruno Piccolo Philippe Robert Claude Tremblay © Izabel Zimmer © Marjorie Guindon © France Larochelle © Julie Artacho © Émilie Gagnon © Jeremie Battaglia © Droits réservés Billetterie 514 253-8974 Réservations scolaires 514 253-9095 poste 224 Mot du directeur artistique © MADOC La belle aventure Café de la place, Portail Matheron, Avignon. Une fontaine recrache son eau avec élégance par les quatre bouches de quatre têtes de quatre lions en fonte. Dans cette ville emmurée qui déploie tous ces espaces en cloîtres et cours intérieures, chapelles, théâtres sombres et exigus, pour accueillir comédiens, auteurs, poètes, je me prends à penser à tous ces spectateurs qui applaudissent et s’émeuvent devant le répertoire et la création inédite. Répertoire et création : ces deux univers qui se côtoient sans rivalité, qui s’influencent de leurs connaissances et de leurs périls, me ramènent à Montréal. Chez moi, au cœur d’un nouveau défi qui m’enchante. Le Festival d’Avignon est une institution théâtrale qui, avec ces milliers de spectacles en trois semaines, marque la France, l’Europe, le monde depuis 67 ans. Assis devant mes lions cracheurs, je me dis que le TDP que je dirige depuis quelques semaines a 50 ans, et que je suis chanceux et honoré d’être à la barre d’un théâtre institutionnel aussi inspirant qu’essentiel. Je tiens à y faire honneur. Les choix que je fais et ferai, répertoire, relecture et création, sauront, je l’espère, vous divertir, vous questionner et faire en sorte que le théâtre reste un dialogue fertile entre les arts et la société, entre l’adulte et celui qui le sera bientôt, entre celui qui apprend et celui qui continue d’apprendre. Depuis plus de 30 ans, j’œuvre en tant que metteur en scène, auteur et comédien sur plusieurs scènes du Québec. Mon parcours, sans être atypique, en est un d’engagement et ce, à travers diverses sphères qui composent la galaxie théâtre, soit la création, le jeune public et le répertoire. Il y a 35 ans, je cofondais le Théâtre Petit à Petit (Théâtre PàP) et j’ai la chance de le voir vivre encore, bien arrimé à sa passion de l’inédit, à ses créations originales, à ses textes d’ici. L’artiste que je suis maintenant fut d’abord éduqué au Gesù par la Nouvelle Compagnie théâtrale. La passion est née là, des soirs de Godot, de Wouf Wouf ou de créations envoûtantes. Le praticien, lui, s’est abreuvé aux deux salles du Théâtre DenisePelletier dès le début des années 1980. Si tous les métiers de la scène m’attirent, il demeure que la mise en scène et la direction artistique font essentiellement vibrer mon corps et mon esprit. Plonger en création du haut de la falaise, entrer dans la tête d’un auteur, s’approcher d’un propos jusqu’à l’étonnement, faire résonner une œuvre du répertoire et y fouiller l’histoire jusqu’à atteindre la modernité, diriger et accompagner acteurs, concepteurs, communicateurs et techniciens, et les guider vers un projet commun qui unit et que le public accueille de tous ses sens, voilà ce qui, au fil du temps, a lié ma ligne d’horizon à mon quotidien peu banal. Assurer la direction artistique du Théâtre DenisePelletier, c’est bien sûr prendre conscience d’un mandat qui, sans être rigide, a su tracer ses balises devant des publics adolescents et adultes. J’aime le théâtre et je vibre avec lui quand l’œuvre de l’auteur et celle du metteur en scène sont en totale fusion. Je suis toujours confiant en l’humain et toujours heureux de voir une aventure scénique forte et une parole rendue avec conviction. Et en cette cinquante et unième saison, la dernière que Pierre Rousseau ait pensée, je serai là pour partager les Racine, Dumas, Ionesco, Beaumarchais, Camus, Beckett avec les créateurs vivants qui les habitent et avec vous, spectateurs accueillants et exigeants. Claude Poissant Andromaque 10-43 / page 1 ÉQUIPE DE RÉDACTION Hélène Beauchamp s’intéresse à l’évolution du théâtre professionnel au Québec et au Canada français au XXe et au XXIe siècle. Auteure d’ouvrages sur l’histoire de ces théâtres, sur le théâtre jeune public et sur les pratiques en éducation artistique, elle a reçu le Prix de carrière de l’Association canadienne de la recherche théâtrale (2009). Elle a enseigné à l’Université d’Ottawa puis à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal qui lui a conféré le statut de professeure émérite. Elle a récemment contribué à Architectures du spectacle au Québec sous la direction de l’architecte Jacques Plante (Les Publications du Québec, 2011) et à L’Absolu…un jour…Hommage à Françoise Loranger, sous la direction de Brigitte Purkhardt (2013). À l’Université d’Ottawa, elle est chercheure associée au projet « Parcours de formation en écriture dramatique dans le contexte de la minorité linguistique francophone » (CRSH) ainsi qu’aux travaux du « Chantier Ottawa : Construction d’une mémoire française à Ottawa » projet interdisciplinaire (CRSH). Elle coordonne la rédaction des Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier depuis 2010. Michelle Chanonat est journaliste et édimestre pour la revue de théâtre JEU, rédactrice en chef de la publication Marionnettes, éditée par l’Association québécoise des marionnettistes, et rédactrice spécialisée en culture. Elle collabore avec plusieurs théâtres et compagnies artistiques de la grande région de Montréal. En 2013, elle a participé au livre Corbeau, avec l’auteur Jean-Frédéric Messier et le scénographe Richard Lacroix, qui retrace en mots et en images le processus créatif du 25e spectacle du Théâtre de l’Œil. Elle a reçu le Prix d’excellence en journalisme culturel décerné par la SODEP en 2013, pour un portrait de Patrice Chéreau paru dans JEU n°142. Véronique Grondines a complété un baccalauréat et une maîtrise en littératures de langue française à l’Université de Montréal dans l’orientation dramaturgie. Elle a été stagiaire à la mise en scène et à la dramaturgie au Théâtre d’Aujourd’hui sur la création de La Liste (mise en scène de Marie-Thérèse Fortin) ainsi que stagiaire à la dramaturgie auprès de Carl Poliquin sur la production du Jeu de l’amour et du hasard au Théâtre Denise-Pelletier. Elle est enfin cofondatrice et codirectrice artistique de la Mise en lecture interuniversitaire de textes théâtraux. page 2 / Andromaque 10-43 Emilie Jobin est diplômée de l’École Jacques Lecoq où elle a expérimenté le jeu corporel sous toutes ses formes. Elle se passionne pour un théâtre de création, engagé, qui propose une critique de la société et en expose les travers. Avec en poche une maîtrise en littérature de l’Université de Montréal et un baccalauréat en enseignement de l’art dramatique de l’UQÀM, elle partage son temps entre salle de classe et salle de spectacle comme enseignante de théâtre et de français au niveau collégial, metteure en scène et spectatrice affamée. Elle a écrit, mis en scène et interprété Comme avec Nathalie, explorant le jeu masqué pour raconter la pire journée d’une suppléante au primaire. Elle a aussi mis en scène et interprété la pièce Bouffe de Suif, d’après la nouvelle de Maupassant, présentée lors du Festival Fringe. Elle est membre de la rédaction de la revue JEU. Denise Ringuette, après des études en littérature comparée à l’Université de Montréal, enseigne la littérature et l’histoire du théâtre au département de français du Collège de Rosemont. Outre le théâtre, elle se passionne pour la voix et le mouvement sous toutes leurs formes. Elle est l’une des interprètes de l’événement danse/musique Quaerendo Invenietis. Neuf voix qui dansent (1991). Elle poursuit son exploration de la voix, de la danse et de l’improvisation avec, notamment, Josée Gagnon et Line Snelling (20062007). Depuis 2005, elle étudie le chant avec Hélène Martinez. Séduite par le projet de simplicité artistique volontaire de la compagnie de théâtre Effet V, elle devient membre de son conseil d’administration en 2010. Elle se retire de l’enseignement en 2013 pour se consacrer à l’écriture et à ses autres passions. Philip Wickham enseigne l’art dramatique au cégep de Saint-Laurent. Il a complété une maîtrise en théâtre à l’UQÀM où il a également enseigné auprès de Martine Beaulne. Il a été membre de la rédaction de JEU, Revue de théâtre pendant une quinzaine d’années, a dirigé certains dossiers importants de la revue – sur le costume, sur la guerre – et a créé L’Arbre du théâtre québécois avec Michel Vaïs. Il a monté quelques créations présentées dans le cadre du Festival Fringe de Montréal ainsi que des adaptations de pièces d’Arthur Miller et de Jean Genet. Il est un passionné de musique et de chant. Table des matières / Salle Denise-Pelletier LES CAHIERS / NUMÉRO 92 / AUTOMNE 2014 ANDROMAQUE 10-43 5 L’équipe du spectacle 7 Présentation et résumé 11 Acteurs et personnages 13 Rencontre avec Kristian Frédric, metteur en scène 19 Rencontre avec Olivier Proulx, concepteur vidéo 24 Andromaque aujourd’hui 30 Andromaque, femme politique 35 Andromaque : la tragédie et la guerre 41 Pour en savoir plus… 42 Pour aller plus loin… © Nicolas Descoteaux DOSSIER GUERRES ET PASSIONS Les Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier sont publiés sous la direction de Julie Houle, avec le soutien d’Anaïs Bonotaux-Bouchard. La rédaction des Cahiers est coordonnée par Hélène Beauchamp. Nous remercions les équipes de production, auteurs et metteurs en scène qui ont facilité la réalisation de ce numéro des Cahiers. Conception graphique et infographie : Passerelle bleue / Impression : Imprimerie Maska inc. ISSN 1188-1461 / BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DU CANADA / N.B. : Les opinions exprimées dans les articles de cette publication n’engagent que leurs auteurs. Théâtre Denise-Pelletier 4353, rue Sainte-Catherine Est Montréal (Québec) H1V 1Y2 Administration : 514 253-9095 Billetterie : 514 253-8974 www.denise-pelletier.qc.ca Andromaque 10-43 / page 3 JE N’Y SUIS PLUS 44 L’équipe et la compagnie 45 Rencontre avec Marie-Claude Verdier, auteure et Jean-Sébastien Dallaire, concepteur sonore © Marianne Duval Table des matières / Salle fred-barry 51 L’équipe et la compagnie 52 Entretien avec Richard Letendre, auteur et Thérèse Perreault, metteure en scène EN ATTENDANT GODOT L’équipe et la compagnie 60 Entretien avec Serge Mandeville, metteur en scène © HBeauchamp 58 © Dragos Samoila QUI EST CE IONESCO ? Le Théâtre Denise-Pelletier (TDP) tient à remercier Le TDP est membre des Théâtres Associés inc. (TAI) et de l’Association des diffuseurs spécialisés en théâtre (ADST). Il est aussi partenaire de Atuvu.ca. page 4 / Andromaque 10-43 L'équipe du spectacle ANDROMAQUE 10-43 D’après Jean Racine Adaptation de Lionel Chiuch, François Douan et Kristian Frédric Mise en scène et scénographie de Kristian Frédric Une coproduction de la Cie Lézards Qui Bougent Les Hauts de Bayonne (FR) et du Théâtre du Grütli (CH) en collaboration avec le Théâtre Denise-Pelletier Salle Denise-Pelletier Du 3 au 24 octobre 2014 Distribution Équipe technique Monica Budde.................................... Andromaque Jeanne De Mont..................................... Hermione Frédéric Landenberg................................... Oreste Denis Lavant.......................... Pyrrhus, roi d’Épire Meggie Proulx Lapierre...........................Astyanax Directeur de production, directeur technique et chef de plateau.......... Éric Lapointe Sonorisateur de tournée................Steve Lalonde Éclairagiste.......................................... Loïc Brisset Distribution vidéo Équipe de production – Théâtre Denise-Pelletier Arnaud Binard..............................................Pylade Ivan Morane ...............................................Phoenix Merlin Landenberg...................................Astyanax Distribution voix Julia Batinova............................Journaliste russe Lydia Belghazi...........................Journaliste arabe Michèle Bellot....................Journaliste espagnole Stéphane Gabioud................Journaliste coalition Concepteurs et collaborateurs artistiques Direction de production................. Réjean Paquin Direction technique............................... Guy Caron Attachée de presse.........................Isabelle Bleau Équipe de scène – Théâtre Denise-Pelletier Chef machiniste..............................Pierre Léveillé Chef électricien......................... Michel Chartrand Chef sonorisateur................................ Claude Cyr Chef habilleuse......................... Louise Desfossés Chef cintrier................................. Michel Dussault Dramaturgie..................................... Lionel Chiuch Assistance à la mise en scène................Aline Pignier et Lison Foulou Lumière.................................. Nicolas Descoteaux Vidéo et nouvelles technologies................... Olivier Proulx Son et musique............................ Antoine Bataille Costumes......................................... Anne Bothuon Effets spéciaux................................ Olivier Proulx Andromaque 10-43 / page 5 L'équipe du spectacle La compagnie Une coproduction de : LÉZARDS QUI BOUGENT est une compagnie de théâtre consacrée à la création contemporaine depuis 1989. Ses créations ont permis à la compagnie de rayonner en France, au Canada, en Suisse, en Pologne, au Luxembourg, en République Tchèque et en Allemagne. Plus de 653 représentations consacrées à l’écriture contemporaine comme, entre autres, celle de : Bernard-Marie Koltès, JeanPierre Siméon, Koffi Kwahulé, Fernando Arrabal, Mercé Rodoreda, Marguerite Duras et Daniel Keene. • Scène Nationale Bayonne - Sud-Aquitain / Aquitaine (FR) • Théâtre Georges Leygues / Villeneuve-sur-Lot / Aquitaine (FR) • Théâtre Jean Vilar / Ville d’Eysines / Aquitaine (FR) • OARA (Office Artistique de la Région Aquitaine) (FR) • Babel 64 Productions & Diffusions (FR) Kristian Frédric est un habitué du Québec où il a présenté deux pièces de l'auteur Koffi Kwahulé, Jaz (2010, 2011) et Big Shoot, pièce « coup de poing » saluée par la critique à sa création en 2005 à la Salle Fred-Barry, ainsi que La Nuit juste avant les forêts de Koltès avec l'acteur français Denis Lavant (Usine C, 2004). En septembre 2014, Kristian Frédric signe la mise en scène de l’opéra Quai Ouest de Régis Campo, livret de Kristian Frédric et Florence Doublet, d’après la pièce de Bernard-Marie Koltès, à l’Opéra du Rhin (Chœurs de l’Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse. • Conseil Général des Pyrénées-Atlantiques (FR) / aide à la Résidence • Conseil Régional d’Aquitaine (FR) / Programme Aquitaine Québec • Théâtre Denise Pelletier / Montréal (QC) • Direction régionale des Affaires Culturelles (DRAC) - Aquitaine (FR) / aide à la production dramatique • République et canton de Genève (CH) • Loterie Romande (CH) • Fondation Ernst Göhner (CH) • Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia (CH) Carte situant Troie, Buthrote et l’Épire. www.lezardsquibougent.com page 6 / Andromaque 10-43 Avec le soutien financier de : Présentation et résumé L’INTRIGUE Défiant les années qui passent, la guerre laisse des traces. Il y a dix ans, déjà, que Troie est tombée. Les héros d’hier sont fatigués. Trop de haine, de violence, de rêves de vengeance. Malgré la lassitude, tapi dans les salles obscures de son palais, Pyrrhus n’en a pas fini avec le destin. Envoyé par les Grecs, qui veulent récupérer Astyanax (le fils d’Hector et d’Andromaque), Oreste débarque à Buthrote. Il est déchiré entre son devoir et son amour pour Hermione, la fille d’Hélène, qui est promise à Pyrrhus. Ce dernier, amoureux d’Andromaque, hésite à livrer l’enfant à ses alliés. Des atermoiements qui mettent Hermione en rage. Voilà l’essentiel de l’intrigue d’Andromaque, tragédie de Jean Racine créée le 17 novembre 1667. Un chef-d’œuvre de la tragédie classique que l’on résume quelquefois par cette formule : A aime B qui aime C qui aime D – Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui chérit le souvenir de son mari, Hector. Déchiré entre la passion et le devoir, le héros racinien est voué à un sort funeste. Si les passions l’animent, c’est toutefois son environnement historique qui le contraint au malheur. L’ADAPTATION Andromaque 10-43 déplace la tragédie à notre époque et met ce nouvel environnement historique en lumière. Dans leur fameuse collection « Petits Classiques », les éditions Larousse rappellent ainsi que « la guerre et la paix, la morale et le mal, le désir et l’amour, la folie et la mort hantent notre monde, comme ils hantaient celui des Grecs et des gens du XVIIe siècle ». La permanence de la condition humaine, celle des rivalités géopolitiques et l’impuissance des individus face à des mécanismes qui les dépassent figurent parmi les enjeux de cette adaptation. © Isaleal 2008 Partagée entre sa fidélité à la mémoire d’Hector, chef troyen tué par Achille, et son désir de sauver son fils, Andromaque finit par accepter la proposition de Pyrrhus de l’épouser. Elle a toutefois l’intention de se donner la mort dès la cérémonie achevée. Furieuse de se voir ainsi humiliée par une captive, Hermione demande à Oreste de lui prouver son amour en tuant Pyrrhus. Le crime accompli, Hermione reproche vivement son geste à Oreste avant de se donner la mort sur le corps de Pyrrhus. Ayant tout perdu, jusqu’à la raison, Oreste sombre dans la folie tandis qu’Andromaque devient reine. ~ Buthrote, Albanie, patrimoine mondial UNESCO. Andromaque 10-43 / page 7 Présentation et résumé | Prise de Troie par Brygos, Musée du Louvre. © Jastrow 2007 Avec une pointe de culot, nous sommes donc allés chercher Andromaque sous les ors de son XVIIe siècle pour la placer sous les projecteurs de notre XXIe siècle. Racine n’a pas agi autrement à l’égard d’Euripide et de Virgile, procédant selon son bon vouloir à un réaménagement de l’Histoire afin d’actualiser les faits et les caractères en fonction de son temps. Nous voulions voir Andromaque à la lumière d’aujourd’hui. L’habiller selon les canons actuels. Nous avons donc transposé l’intrigue à notre époque, en déplaçant par la même occasion quelques repères géographiques. Notre Troie exhale des parfums orientaux, qui expriment moins l’agitation d’Istanbul que les déflagrations de Bagdad. Quant à Buthrote, la ville où se noue la tragédie et que l’on peut localiser dans l’Albanie actuelle, nous l’avons imaginée plus à l’Est afin qu’elle aussi bénéficie des effluves épicées de l’Orient. Grâce à ce tour de passe-passe, totalement assumé, Pyrrhus peut revendiquer les mêmes racines culturelles que sa captive. Comme elle, ses origines sont arabes. Il devient celui qui a trahi en s’alliant avec les forces impérialistes occidentales, représentées par la Grèce. Mais il hérite ainsi de la même langue que celle pratiquée par Andromaque et tente, par ce biais, de se concilier ses faveurs. page 8 / Andromaque 10-43 © CherryX Ces « réajustements » ne relèvent en rien du sacrilège. Au contraire, ils perpétuent l’une des règles de la tragédie, analysée par Jovan Hristic dans Réflexions sur la tragédie (éditions L’Âge d’Homme) : « Pour leurs tragédies, les poètes grecs choisissaient non seulement les histoires les plus sanglantes, mais également celles qui auraient des répercussions contemporaines. [...] Les Athéniens n’allaient pas au théâtre pour assister à des drames métaphysiques abstraits sur la destinée humaine, mais pour voir des pièces qui leur parlaient des choses qui les émouvaient au quotidien ». Très anciennes, les règles de la guerre ne varient pour ainsi dire jamais. De la guerre de Troie aux récentes interventions en Afghanistan et en Irak, on assiste toujours à la mise en place d’alliances entre puissances dont les intérêts sont les mêmes, du moins le temps que dure le conflit. On pourra ainsi comparer ce qui caractérise ces différents conflits et surtout pointer en quoi ils sont similaires. LES SOURCES Au Ve siècle avant Jésus-Christ, Euripide signe une première pièce autour du personnage d’Andromaque. Sa version s’articule essentiellement autour du conflit qui oppose Hermione à Andromaque, la première étant stérile tandis que la seconde a un enfant. S’il s’inspire de cet auteur, Racine n’hésite pas, en guise de préface, à emprunter une vingtaine de vers à Virgile. Il ne cache pas, d’ailleurs, avoir puisé dans L’Énéide, tant pour le lieu de l’action que pour les personnages et l’action elle-même. Il s’inspire également d’Homère, du moins de L’Illiade, à laquelle il emprunte notamment l’épisode des adieux d’Hector. Musée national d’Iraq, Bagdad. 2008 Généalogie des personnages Les Troyens Priam, roi de Troie, et Hécube auront de nombreux enfants dont Hector qui épouse Andromaque et engendre un fils Astyanax. Les Grecs Pélée, roi de Phthie, et Thétis auront un fils, Achille, qui aura un fils Pyrrhus, roi d’Épire; Atrée et Aéropé auront deux fils : Agamemnon qui épouse Clytemnestre et engendre Électre, Iphigénie et Oreste ; Ménélas qui épouse Hélène et engendre Hermione. Racine doit non seulement s’approprier ses modèles mais aussi veiller à ne pas dénaturer la fable. Le non respect de la tradition pouvait à l’époque conduire à un échec irrévocable. POURQUOI Andromaque 10-43 ? © Eli J. Medellin. Quel code cabalistique se dissimule derrière ce « 10-43 » ? S’agit-il d’une obscure référence à la date de naissance d’un auteur ou d’un comédien ? D’une fantaisie du dramaturge, soucieux de glisser une énigme dans son titre ? Rien de tout cela. Explosion d’une voiture piégée, Bagdad, 27 août 2006. Ce chiffre fait référence au « mur de Planck » – ou « temps de Planck » –, situé à 10-43 secondes après l’instant 0 du Big Bang. Avant ce temps, période appelée l’ère de Planck, toutes les lois actuelles de la physique classique comme de la physique quantique trouvent leur limitation dans la mesure où il devient nécessaire d’avoir une description microscopique de la gravitation qui reste encore mystérieuse à ce jour. Andromaque 10-43 / page 9 © HBeauchamp Présentation et résumé ~ Murs et murailles. Dans son Discours sur l’origine de l’univers, le chercheur Étienne Klein écrit : « Résumons-nous : au temps de Planck, c’est-à-dire lors de la période de l’univers la plus ancienne que nos équations (et nos seules équations) parviennent à concevoir, l’univers était nerveux et sec, minuscule et gorgé d’énergie, et son espace-temps avait une structure « bizarre ». Le mur de Planck incarne la limite de validité ou d’opérativité des concepts de la physique que nous utilisons : ceux-ci conviennent pour décrire ce qui s’est passé après lui, pas ce qui a eu lieu avant lui (ainsi, nos représentations habituelles de l’espace et du temps perdent toute pertinence en amont du mur de Planck) »1. Quel rapport avec Andromaque ? Eh bien, avant ce fameux mur opaque, nous sommes dans un chaos – celui de la guerre de Troie - que nulle formule ne parvient à définir et qu’aucune image ne peut décrire. Au-delà, les lois de la physique s’appliquent : tout, dès lors, devient inéluctable. De même, les personnages de la tragédie sont issus de ce chaos qu’est la guerre de Troie : mais une fois que la fureur est retombée, leur destin est noué. Et ce qui attend les survivants, au terme Éditions Flammarion, coll. Champs/Sciences. 1 page 10 / Andromaque 10-43 ~ Échappée. de leurs amours contrariées, c’est un nouveau chaos. Écoutons encore Etienne Klein : « Du côté de la Grèce, au tout début, il y avait le Chaos, nous dit la Théogonie d’Hésiode2. Vaste vide sombre et informe au sein duquel apparut Gaïa, la Terre aux larges flancs, la base inébranlable du monde. Puis survint Éros, l’amour, le plus beau des dieux, capable de les soumettre tous, dieux et humains. De Chaos naquirent encore les ténèbres d’en bas et la nuit noire. Tous d’eux s’unirent et engendrèrent à leur tour la lumière d’en haut, ainsi que le jour... » Surprenantes accointances entre la physique et la mythologie, la mythologie et la tragédie, la tragédie et la physique... Lionel Chiuch, dramaturge Œuvre du poète grec Hésiode, la Théogonie est le grand récit de l’origine des dieux grecs. 2 ACTEURS ET PERSONNAGES © DR MONICA BUDDE ANDROMAQUE Songe, songe, mon fils, à cette nuit cruelle Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ; […] Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants, Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ; Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue : Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue JEANNE DE MONT © DR HERMIONE Mais que puis-je, Seigneur ? On a promis ma foi. Lui ravirai-je un bien qu’il ne tient pas de moi ? L’amour ne règle pas le sort d’une princesse : La gloire d’obéir est tout ce qu’on nous laisse. © DR FRÉDÉRIC LANDENBERG ORESTE J’ai mendié la mort chez des peuples cruels Qui n’apaisaient leur dieu que du sang des mortels : Ils m’ont fermé leur temple ; et ces peuples barbares De mon sang prodigué sont devenus avares. Enfin je viens à vous, et je me vois réduit A chercher dans vos yeux une mort qui me fuit © DR DENIS LAVANT PYRRHUS Je songe quelle était autrefois cette ville, Si superbe en remparts, en héros si fertile, Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin. Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes, Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes, Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer Que Troie en cet état aspire à se venger. Andromaque 10-43 / page 11 ACTEURS ET PERSONNAGES © Nicola-Frank Vachon MEGGIE PROULX LAPIERRE ASTYANAX Réplique d’Andromaque Apprends à tout savoir des héros de ta race, Autant que tu pourras, conduis-toi sur leur trace : Saches par quels exploits leurs noms ont éclaté, Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été. Distribution vidéo © DR ARNAUD BINARD PYLADE C’est un coup de tonnerre qui vient de retentir : Pyrrhus à Andromaque aujourd’hui veut s’unir. Pour la coalition c’est un affront mortel : L’enfant qu’elle espérait ne sera pas pour elle. Nous revoilà au point où nous étions naguère Et ce qui nous menace, c’est à nouveau la guerre. IVAN MORANE © DR PHOENIX Allez voir Hermione ; et content de lui plaire, Oubliez à ses pieds jusqu’à votre colère. Vous-même à cet hymen venez la disposer. Est-ce sur un rival qu’il s’en faut reposer ? page 12 / Andromaque 10-43 RENCONTRE AVEC KRISTIAN FRÉDRIC, METTEUR EN SCÈNE Kristian FRÉDRIC est comédien, auteur, metteur en scène et, depuis quelques années, scénographe. Il dirige la compagnie Lézards Qui Bougent depuis 1989. À titre de directeur artistique de cette compagnie, il propose à de nombreux créateurs de s’associer à sa démarche. Ainsi, depuis 1989, il a produit trente créations, a signé vingt et une mises en scène jouées lors de plus de 653 représentations en France, au Canada, en Suisse, en Pologne, au Luxembourg, en République Tchèque et en Allemagne. Il a aussi coproduit cinq spectacles. Il s’engage également dans la promotion d’auteurs contemporains, organisant des représentations dans des lieux atypiques afin de faire découvrir ces auteurs et leurs écrits. Il a mis en place différents festivals dans sa région à Bayonne (France) : Paroles à ma tribu et Rencontres improbables, festival de performances. Lauréat de la Villa Médicis Hors Les Murs 2005 et décoré de l’ordre de Chevalier des Arts et des Lettres en France en 2007, il a également enseigné le théâtre et notamment à l’École nationale de théâtre du Canada à Montréal en 2007. Il met en place des créations performances au sein d’établissements scolaires depuis plusieurs années en France. Kristian Frédric Il a récemment mis en scène La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie KOLTES (2000) ; Stabat Mater Furiosa de Jean-Pierre SIMEON (2003) ; Big Shoot de Koffi KWAHULE (2005) ; Orphée et Eurydice de GLUCK, Opéra de Nuremberg (2010) ; We Are Not Animals / Festival Aux Arts Citoyens / Villeneuve-sur-Lot (2011) et We Are Not Animals 2 La Performance, Musée Gajac, La Nuit des Musées, Villeneuve-sur-Lot (2012). www.andromaque1043.com Une pièce sur le pouvoir et sur la solitude des êtres… L’idée de plonger cette tragédie classique dans notre monde du XXIe siècle en considérant que Jean Racine serait un auteur de notre époque, nous a fait nous poser de nombreuses questions sur le contexte géopolitique de l’histoire, mais aussi sur notre monde et ses outils de « communication ». La rapidité entre autres avec laquelle une information peut circuler, être déformée et retranscrite à travers nos réseaux montre bien la fragilité d’un monde où le « tout visible » s’apparente souvent à une forme de manipulation et où l’individu est l’otage d’un système qu’il a contribué lui-même à mettre en place. Nous sommes au XXIe siècle, une guerre a ravagé l’Orient pendant dix ans. Une coalition occidentale (Ménélas / Grèce) et orientale (Achille / Épire) a prêté allégeance à un empire oriental (Hector / Troie). Quelles sont les raisons d’un tel conflit ? Toutes celles qui régissent notre monde et nos états modernes : le profit, la dépendance aux matières premières, les enjeux géostratégiques, la possibilité d’étendre l’influence occidentale sur un monde oriental souvent perçu comme obsolète. Et dans ce partage sans merci du monde, les États s’affrontent, se servant de tous les outils Andromaque 10-43 / page 13 © Bibi Saint-Pol 2007 RENCONTRE AVEC KRISTIAN FRÉDRIC, METTEUR EN SCÈNE disponibles pour étendre leur hégémonie. C’est ce que feront la Grèce et l’Épire vis-à-vis de Troie, laissant derrière elles des étendues dévastées et une culture meurtrie. N’est-ce pas ce que, tout au long de la pièce, Andromaque reproche à Pyrrhus ? N’oppose-t-elle pas à ce monde sa culture, ses ancêtres et ses valeurs qu’elle ne veut jamais oublier ? Deux mondes ici s’affrontent, l’un qui se dit éperdument moderne et un autre qui s’accroche désespérément à son passé. POUVOIR ET DIPLOMATIE Nous sommes ici dans les sphères du pouvoir et de la diplomatie, dans les rouages du système. Les êtres qui y vivent, ou plutôt qui s’y débattent, font partie intégrante de cette mécanique. Ils dépendent tous des enjeux d’un système économique puissant qui domine leurs intérêts propres. Leur langue parlée est une langue commune : l’alexandrin. C’est la langue de la diplomatie, de l’ordre régnant occidental. Elle peut être comparée à la langue anglaise qui, aujourd’hui, règne dans les sphères mondiales. Depuis plus de dix ans, elle a pris une place prépondérante dans le palais de Pyrrhus. C’est une des conséquences directes de la guerre de Troie et de l’alliance entre page 14 / Andromaque 10-43 © Bibi Saint-Pol 2007 Pyrrhus en action, Guerre de Troie, Musée Martin von Wagner. Troie, Guerrier agenouillé, coll Antiquités de l’État, Munich Ménélas et Achille. Cette langue dont Pyrrhus et Andromaque – et d’autres peut-être – s’affranchissent parfois pour retrouver fugitivement leur expression d’origine au détour d’une réplique. C’est l’arabe classique qui est la langue-mère de Pyrrhus et d’Andromaque. Elle est le symbole d’une culture forte mais aussi d’une oligarchie intellectuelle, qui ne veut pas se soumettre aux nouveaux maîtres du monde. Pyrrhus fera appel à elle, entre autres, pour mieux atteindre ses desseins vis-à-vis de sa captive. Andromaque, © Nicolas Descoteaux ~ Pyrrhus dans son bunker devant son mur d'écrans. Andromaque 10-43. elle, se réfugiera sans doute dans cette langue, pour faire appel à ses forces intérieures, mais aussi pour essayer de convaincre et faire plier Pyrrhus. Cette langue « oubliée » permettra l’évocation de leurs racines (car ils descendent tous deux de la même culture et ont les mêmes ancêtres) mais elle sera aussi un moyen pour eux d’essayer de se « parler » autrement. Ils finiront par n’employer que leur langue-mère lors de la dernière scène de l’Acte IV (scène 6) où Andromaque, qui aura une prémonition, préviendra Pyrrhus de la dangerosité de la souffrance d’Hermione. PROPAGANDE ET COMMUNICATION Andromaque 10-43, Acte IV, scène 6. Pyrrhus (fils d’Achille) est devenu le maître de l’Épire (sans doute à contrecœur). A-t-il choisi de faire cette guerre ? N’est-il pas, lui aussi, piégé dans ce monde ? N’était-il pas au départ un simple prince moudjahidine qui a dû malgré lui, combattre un peuple et une culture qu’il considérait jusque-là comme proches de ses propres convictions ? Être le fils d’Achille ne lui permettait pas de résister à ses inclinations pour la conquête et le pouvoir. Il y a chez Pyrrhus une étonnante similitude avec le personnage de Don Corleone (fils) interprété par Al Pacino dans la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola. Comme Don Corleone, il se retrouve malgré lui embarqué dans ce conflit. Comme lui, il essayera en vain de s’en extraire. Comme lui, il possède une maîtrise du pouvoir et en connaît Andromaque 10-43 / page 15 RENCONTRE AVEC KRISTIAN FRÉDRIC, METTEUR EN SCÈNE tous les rouages. Et comme lui, il se trouve pris entre ses désirs et ce monde qui le phagocyte et l’empêche de changer. Pyrrhus est le pur produit de notre société, il possède et connaît tous les moyens de propagande et de communication. Dans son palais, il a à sa disposition, entre autres, un mur d’écrans qui lui permet de suivre l’évolution du monde (à travers les diverses informations diffusées) et d’y voir les conséquences que provoquent ses positions face au conflit qui l’oppose à son ancien allié, la Grèce. C’est un homme qui est en ~ Philips CCT Vlens, Tamasflex 2011. page 16 / Andromaque 10-43 Surveillance par caméra. Michael Lucan, Munich, 2010. connexion avec son époque, c’est un boulimique d’informations. Il a cette capacité qu’ont certains hommes d’engranger et d’analyser une masse importante d’informations. C’est un homme de pouvoir, de décisions et un grand stratège. Grâce à des caméras de surveillance, il peut suivre tout ce qui se passe dans son Palais et s’immiscer ainsi dans l’intimité des personnes qu’il veut observer, mais aussi communiquer avec certains interlocuteurs. Son statut de chef de guerre et le monde dans lequel il louvoie lui imposent cette vigilance. Mais ce qui reste le plus intéressant dans ce drame qui se déroule devant nous, c’est ce que font les protagonistes des outils qui sont à leur disposition. Pyrrhus, par exemple, ne peut s’empêcher, grâce à cela, d’épier le moindre mouvement d’Andromaque, jusqu’à la regarder dormir pendant de longues heures et enregistrer ces moments. On ne peut s’empêcher de penser au roman Les Belles Endormies de l’auteur japonais Yasunari Kawabata. Mais il aime aussi regarder tout ce qui peut lui vider la tête et lui faire oublier durant quelques instants son séisme intérieur. Mais ces outils mis en place par Achille sous les conseils avisés de Phoenix ne sont-ils pas un moyen de mieux le surveiller lui aussi et d’essayer de le contrôler ? Ne dépend-il pas, lui aussi, d’intérêts supérieurs ? PRÉSENCE ET IMAGES Et c’est là où tout le sens du travail de l’image à travers ce spectacle est passionnant. L’image n’est pas et ne peut pas être une « illustration », car dit-on des informations que vomissent nos écrans qu’elles sont des illustrations ? Non, elles sont malheureusement le résultat d’un monde qui réagit et communique à travers ces vecteurs, d’un monde qui ne prend plus de recul. Et qui, sous prétexte d’informer, est capable de plonger des êtres dans le chaos le plus absolu. C’est aussi ce que racontera le travail que nous ferons sur les traitements des images diffusées et comment, par exemple, une scène qui vient de se dérouler devant nous et les informations qu’elle a véhiculées sont, très peu de temps après, transcrites et analysées au travers du prisme des diverses chaînes télévisuelles. Le microcosme s’élargit très vite en un macrocosme qui étouffe de plus en plus les protagonistes de l’histoire. Cet étouffement sera accentué par le fait que, quand les protagonistes voudront échanger avec leurs confidents, ils ne pourront le faire qu’à travers des outils électroniques de communication. Seuls seront présents physiquement sur le plateau Pyrrhus, Oreste, Hermione, Andromaque et Astyanax, comme prisonniers d’un labyrinthe dont ils ne peuvent s’échapper. Toutes les autres interventions extérieures se feront à travers les divers moyens de communication (en direct sur des écrans de type Skype ou virtuelles à travers des discussions de type Tweeter ou Facebook). Ils feront partie d’un monde bouillonnant, tout en étant physiquement et intérieurement seuls. Ces outils deviennent, par cette forme d’utilisation, des partenaires de jeu des comédiens présents sur le plateau. Et c’est là un des grands enjeux de cette production. Tout au long du spectacle, et sous diverses formes, les informations qui passeront par ses outils pourront êtres vecteurs d’action, de sens et de rebondissements. C’est pourquoi il ne faut pas avoir peur d’utiliser nos codes actuels, de les questionner, de les distordre, pour mieux en analyser les dangers et les travers. Cette utilisation des divers outils (informations télévisuelles, réseaux sociaux, caméras de surveillance, Blackberry...) est la résultante de cette immersion au sein de notre société. Depuis plusieurs années déjà les dispositifs technologiques ont envahi nos scènes, souvent au détriment du sens. Ici, nous photographions notre monde et ses rouages. Nous nous servons de ce « tout visible » pour mieux encore appréhender la nature humaine et en disséquer les tréfonds. Andromaque 10-43 / page 17 RENCONTRE AVEC KRISTIAN FRÉDRIC, METTEUR EN SCÈNE Notre adaptation montre bien la cohérence d’une telle démarche, et surtout démontre que la pertinence des propos de Jean Racine sur le pouvoir et ses abominables conséquences, est toujours d’actualité. À nous de la faire résonner dans notre monde, avec nos propres codes et nos propres outils. Ainsi nous rejoindrons encore Antonin Artaud quand il pose son regard sur l’acte théâtral en déclarant : « L’action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie ». N’est-ce pas là tout l’enjeu d’une telle création ? Texte tiré du « Dossier pédagogique » établi par Lionel Chiuch ~ Médecin de Peste, Paul Fürst 1656. ~ JGSDF Masque à gaz. Photo Los688, au Camp Omiya. Japon, 10 juin 2012. page 18 / Andromaque 10-43 RENCONTRE AVEC OLIVIER PROULX, CONCEPTEUR VIDÉO Olivier Proulx réalise des effets spéciaux pour le cinéma, la télévision et le théâtre. Il a entre autres conçu des effets spéciaux pour les émissions Sucré Salé et On n’a pas toute la soirée ainsi que pour les productions théâtrales Le Dieu du carnage présentée au TNM et tout dernièrement Dominion de Sébastien Dodge. Artiste polyvalent et autodidacte, il touche aussi à la réalisation de courts métrages, à la patine de décor en plus d’être caméraman pour plusieurs spectacles et évènements montréalais. Récemment, en collaboration avec la compagnie Lézards Qui Bougent, il a réalisé les effets spéciaux, la patine du décor et il a également assuré la conception vidéo de la pièce Andromaque 10-43, pièce qui termine tout juste sa tournée européenne avant d’arriver sur les planches québécoises Olivier Proulx en septembre 2014. Andromaque au présent La première fois que j’ai rencontré Kristian Frédric, metteur en scène d’Andromaque 10-43 et directeur de la compagnie Lézards Qui Bougent, un des moments décisifs de notre discussion est survenu lorsque j’ai mentionné une scène du film La Haine, de Mathieu Kassovitz, un film qui m’impressionne toujours, autant par son esthétique épurée que par l’intelligence de sa réalisation. Dans cette scène, les trois protagonistes sont assis devant un mur de télévisions dans un centre commercial. C’est par ce mur d’écrans qu’ils sont informés d’un des points tournants du film. Ce fut la première image qui a nourri l’inspiration pour l’implantation scénique de notre vidéo. L’idée était ici de ne pas utiliser la vidéo comme un simple habillage plastique ou une toile de fond, mais de lui donner un rôle d’interlocuteur à plusieurs niveaux. J’ai donc imaginé six télévisions au mur, en deux rangées superposées en plein centre du décor. Une image d’un mètre cinquante sur trois qui allait servir à maintes reprises, et ce, d’une multitude de façons. Ce système, je le voulais épuré et discret tout en étant concret. Une toile de projection aurait failli à habiter l’espace. Les besoins du spectacle étaient immenses et il me fallait un outil polyvalent pouvant être sculpté pour donner une expérience qui allait respecter le texte et en augmenter sa portée et son positionnement moderne. Le système devait permettre aux comédiens sur scène d’interagir avec le mur d’écrans. Les technologies suivantes allaient être utilisées : messagerie vidéo, caméras de surveillance, messagerie texte, réseaux sociaux en plus de nouvelles télévisées et d’émissions diverses. TOURNAGES Certains personnages de la pièce ne sont plus interprétés sur scène, mais apparaissent seulement par l’entremise de la vidéo, que ce soit pour la messagerie vidéo de type Skype, pour des images de Andromaque 10-43 / page 19 © Nicolas Descoteaux RENCONTRE AVEC OLIVIER PROULX, CONCEPTEUR VIDÉO Discours de l’ambassadeur Oreste à son arrivée en Épire. Andromaque 10-43. caméras de surveillance ou pour des interventions télévisées pour un bulletin de nouvelles créé de toutes pièces. Il a donc fallu planifier des tournages en fonction de l’utilisation de la vidéo pour chacun des personnages et chacune des situations. Les tournages ont été effectués à Genève (Suisse) où la production du spectacle a eu lieu. Le soussol du Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et la Salle de Géographie de la Société de Lecture font partie des différents lieux de tournage qui furent identifiés pour créer une esthétique visuelle que nous avions d’abord recherchée lors d’une résidence d’écriture au Chalet Mauriac de Saint-Symphorien (France) un an plus tôt. Un fond vert a aussi servi pour tourner des séquences qui allaient être intégrées dans © Nicolas Descoteaux Oreste devant le mur d’écrans. Andromaque 10-43. page 20 / Andromaque 10-43 un bulletin de nouvelles de la chaîne télévisée inventée. Quelques défis se présentaient pour les tournages. Premièrement, il était important de bien positionner les comédiens et comédiennes pour que les visages ne soient pas coupés par les espaces noirs créés par les rebords des télévisions lorsque l’image est agrandie pour être diffusée sur quatre écrans. Deuxièmement, il fallait établir, pour les sections de messagerie vidéo, un rythme qui allait dicter le tempo de l’échange entre les personnages sur scène et celui à l’écran. Les répétitions ont donc été planifiées en fonction des parties du spectacle concernées. NOUVELLES TECHNOLOGIES © Nicolas Descoteaux Pour la messagerie vidéo, j’ai dû créer une interface visuelle rappelant les logiciels que l’on connaît comme Skype et Facetime, tout en augmentant la simplicité pour ainsi faciliter la lecture scénique. Une caméra sur scène était utilisée pour fournir l’image de la vignette en direct. Pour ce qui est des caméras de surveillance, les images provenaient de deux sources différentes : des images tournées au préalable et montées, et des images provenant directement du décor de la scène. Pour simuler une multitude de caméras de surveillance dans le palais de Pyrrhus, plusieurs plans fixes ont été tournés. Par exemple, lorsqu’Oreste et Pylade arrivent au palais de Pyrrhus, ils déambulent dans plusieurs couloirs. Pyrrhus épie leur parcours en utilisant une télécommande, faisant ainsi croire au spectateur qu’il contrôle un immense système de surveillance interne. Ces scènes ont été préalablement filmées. Par contre deux caméras installées dans le décor servent à créer deux couloirs supplémentaires et renforcent l’illusion que les images tournées sont en direct, puisque les entrées et sorties des comédiens coïncident avec les images tournées. Andromaque et Hermione. Andromaque 10-43. Andromaque et Pyrrhus. Andromaque 10-43. Andromaque 10-43 / page 21 RENCONTRE AVEC OLIVIER PROULX, CONCEPTEUR VIDÉO Prenant toujours l’exemple de la mort de Pyrrhus, il s’avérait essentiel que ces grands moments soient présentés comme une nouvelle de haute importance. Il était donc clair pour Kristian et moi qu’il était nécessaire de présenter ces nouvelles sous forme de bulletins d’information. Les montages vidéo des moments importants ont donc été intégrés à des bulletins d’information déjà page 22 / Andromaque 10-43 © jpguselang Il me fallait maintenant créer la trame géopolitique narrative de ce classique sans transgresser sa force initiale, puisque la pièce de Racine est centrée sur le carré amoureux des quatre principaux protagonistes. Pour resituer le récit à notre époque, j’ai décidé d’utiliser des images tirées de la réalité de notre contexte géopolitique actuel, c’est-àdire des images existantes des divers conflits au Moyen-Orient, que ce soit le printemps arabe ou la guerre syrienne. Les horreurs de notre époque allaient servir à dépeindre les conflits au cœur d’Andromaque. On imagine donc la ville de Troie comme le Bagdad d’aujourd’hui. La complexité était de raconter les divers moments clé du spectacle en assemblant des images vidéo n’ayant au préalable aucun lien entre elles. Par exemple, pour la mort de Pyrrhus, l’image d’une ambulance en Syrie pendant la guerre est suivie d’une vidéo du soulèvement égyptien. Collage, Guerre en Afghanistan. Pylade, Acte V sc 5. Andromaque 10-43. © Nicolas Descoteaux Dans la version originale de la pièce, des personnages comme Céphise, confidente d’Andromaque, Cléone, confidente d’Hermione et Pylade étaient présents sur scène. Dans notre adaptation, ces personnages n’existent qu’à travers les écrans. Les dialogues traditionnels ont été modernisés et font maintenant place à des échanges virtuels, soit par messagerie texte ou par l’entremise d’un réseau social créé pour le spectacle. C’est alors que les écrans deviennent à leur tour des personnages à part entière du spectacle. Le défi ici consistait à trouver des grosseurs de caractères et des types de polices qui faciliteraient la lecture dans une esthétique épurée. existants du Japon, de l’Allemagne, de l’Espagne, de la Russie, de la France et du Moyen-Orient, démontrant ainsi l’ampleur de la situation. Il aurait été fastidieux et coûteux de tourner six bulletins télévisés dans six décors différents. Cependant, par souci de réalisme, tous les bandeaux défilant des journaux télévisés ont été réécrits et traduits, et toutes les voix ont été enregistrées dans chacune des langues rendant ainsi l’extrait trouvé tout à fait en lien avec l’événement dont on parle dans la pièce. Seule exception : le journal télévisé français, puisque nous voulions que le présentateur s’exprime en alexandrins. Nous avons donc filmé un comédien sur fond vert pour ensuite le superposer sur une image de studio de télévision. Carte partielle d’Internet, basée sur les données du 15 juin 2005 situées à opte.org ESTHÉTIQUE Une fois toutes les pièces de ce grand casse-tête réunies, il était essentiel que le mur d’écrans n’accapare pas l’attention du spectateur aux dépens des comédiens sur scène. Les écrans doivent servir d’appui au texte et au jeu et non pas devenir l’élément central du jeu. J’ai donc ajusté la luminosité des écrans en fonction de chaque moment du spectacle pour en contrôler l’importance. Finalement, une patine visuelle a été appliquée sur les images pour que le tout se fonde dans le décor, dont j’ai aussi signé la patine. Coolux Le logiciel Coolux a été utilisé pour programmer les différents formats et les rythmes de diffusion des contenus créés sur les six écrans, permettant ainsi de multiples possibilités d’affichage. Voici donc une Andromaque revisitée, mais toujours actuelle, présentant des images contemporaines, démontrant ainsi que l’histoire ne cesse de se répéter. Texte établi par Olivier Proulx Andromaque 10-43 / page 23 DOSSIER GUERRES ET PASSIONS Andromaque aujourd’hui | Andromaque 10-43, éditions de la Pleine Lune 2013. La production d’Andromaque 10-43 est en cours. J’en verrai les représentations à l’automne 2014, et je pourrai alors constater la justesse de ma lecture et, d’une certaine façon, de mon intuition. ATMOSPHÈRE DE CRISE INTERNATIONALE Cet article a été écrit à l’hiver 2014, à partir de la lecture de la pièce, et il a d’abord été publié avec le texte de la pièce aux éditions de la Pleine Lune. Nous sommes ici conviés à lire un texte dont le titre – Andromaque - et l’auteur – Jean Racine – nous sont familiers, mais ce titre a été légèrement modifié pour devenir Andromaque 10-43 et le texte nous est donné comme ayant été écrit d’après Jean Racine. De quoi s’agit-il ? L’actualisation des pièces du répertoire classique emprunte habituellement des voies inattendues et nous réserve des surprises. Il faut donc commencer la lecture, avancer dans le texte, se laisser aller aux propositions d’actualisation, et voir comment on s’y retrouve. Au moment où j’écris ces lignes, le texte seul est disponible, répliques et indications scéniques comprises, ainsi que les maquettes du décor et des costumes. Je dispose donc d’un aperçu des matériaux qui seront utilisés pour l’actualisation annoncée, mais seulement un aperçu… parce que sa concrétisation relèvera ultimement de la mise en scène et du jeu des comédiens. Le théâtre est toujours cet art vivant de la scène dont tout est révélé lors des représentations, et si plusieurs des éléments qui y préparent sont en germe dans le texte, il y manque toujours l’aspect « vivant », justement. page 24 / Andromaque 10-43 Dès les premières lignes, nous sommes plongés dans une atmosphère de crise internationale. Un personnage est seul en scène, dans une pièce, son quartier général, dont un des murs est couvert d’écrans. Ce sont les « fenêtres » par lesquelles il voit le monde, écrans où défilent des images, où se multiplient les informations données dans plusieurs langues dont l’arabe et la japonaise. Est-ce que ce personnage se cache ? A-t-il besoin de protection pour s’enfermer ainsi dans une salle à partir de laquelle il peut voir sans être vu ? Surveiller, espionner, recevoir toute l’information nécessaire mais sans être en contact physique avec qui que ce soit ? Nous entrons dans un univers chargé technologiquement, marqué par une grande solitude physique et intérieure. Dans les informations diffusées par les nombreuses chaînes captées, il est question d’une réunion de la dernière chance, de la mission officielle d’un ambassadeur, de diplomatie et de stratégie. Par ailleurs, des délégués de plusieurs états convergent vers l’assemblée générale de l’ONU. On analyse les activités boursières qui sont très perturbées. On évoque une guerre terrible qui a duré dix ans, détruisant une cité de grande importance, brisant des vies, et du regain des tensions entre les alliés d’hier, la Grèce et l’Épire. La Grèce et l’Épire ? Nous connaissons la Grèce, mais l’Épire ? Acte I, sc. 1, Andromaque 10-43. Informations télévisées. Les images sur les écrans multiples montrent des champs de ruines, des camps de réfugiés, des soldats, des civils tués, la souffrance des femmes et des enfants. Pyrrhus et Oreste. Andromaque 10-43, Acte I sc. 2. Pyrrhus. Andromaque 10-43. © Nicolas Descoteaux « Oreste est arrivé aujourd’hui en Épire où il doit rencontrer Pyrrhus » annonce le présentateur de la chaîne arabe. Oreste ? Pyrrhus ? « Pyrrhus se serait entiché de sa captive, l’orgueilleuse Andromaque. Une idylle qui pourrait être fatale aux espoirs de paix » explique la présentatrice de la chaîne japonaise. Andromaque ? Andromaque 10-43 / page 25 DOSSIER Autant la multitude des écrans et les émissions d’information qui se succèdent en s’appuyant sur des images de guerre nous sont – hélas – trop familières, autant le nom des pays – Grèce, Épire – et celui des personnes – Oreste, Pyrrhus, Andromaque – nous renvoient à un tout autre univers, à une époque et à des conflits dont les légendes se sont emparés. On évoque la guerre de Troie et ces grandes familles des Troyens et des Atrides. Nous voici en pleine histoire ancienne, par l’intermédiaire de la pièce de Jean Racine, que des dramaturges contemporains – Lionel Chiuch, François Douan et Kristian Frédric – actualisent par l’écriture, la scénographie et les choix de mise en scène. Déséquilibre momentané. Par où commencer pour m’y retrouver ? Je choisis de lire d’abord Andromaque 10-43, puis de revenir vers Racine pour ensuite interroger l’adaptation proposée par Chiuch, Douan et Frédric. Il me semble que cet aller-retour sera à mon avantage. Allons voir. RETOUR AU XVIIe SIÈCLE Jean Racine (1639-1699) est contemporain du vieux Corneille, dont il devient le rival, et de Molière qui, en pleine gloire, accepte de jouer sa première pièce La Thébaïde ou Les Frères ennemi. Il donnera ses prochaines tragédies aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, et avec le triomphe d’Andromaque (1667), devient l’un des favoris de la cour de France. Son succès ne fera que croître à partir de là : il sera nommé historiographe de Louis XIV, en recevra de confortables pensions, et répondra par son théâtre aux aspirations de gloire du monarque. Ses pièces, par leurs personnages et la passion d’amour qui les entraîne jusqu’aux extrêmes de la haine, de la jalousie et de la destruction, s’inspirent de la tragédie grecque, d’Euripide en particulier, tout autant que des grands récits d’Homère. Racine a donc, le premier, actualisé l’histoire d’Andromaque, page 26 / Andromaque 10-43 Jean Racine par Jean-Baptiste Santerre, XVIIe siècle. Hermione, Oreste et Pyrrhus pour qu’elle plaise à Louis XIV et à sa politique de prestige et de conquête. Car Louis XIV mena effectivement de nombreuses guerres à compter de 1667, dont celles de la ligue d’Augsbourg et de la Succession d’Espagne, sans compter que les luttes religieuses allèrent en se durcissant durant son règne. Que le théâtre de Racine s’intéresse à la politique, aux guerres, à l’attrait du pouvoir n’étonne guère. Je constate que les auteurs d’Andromaque 10-43 ont saisi l’importance de la dimension politique de la tragédie et qu’ils ont eu raison de situer l’action dans un contexte de guerre, de tension intense entre les pays. Il leur restait à trouver comment représenter aujourd’hui ce genre de situation, surtout après la Guerre du Golfe et l’opération hyper médiatisée nommée Tempête du désert. Les auteurs d’Andromaque 10-43 situent les personnages et l’action dans des atmosphères que nous reconnaissons et ils choisissent d’utiliser les techniques qui sont les nôtres : écrans, Skype, Twitter, smartphones, réseaux sociaux ; images et reportages en direct 24 heures sur 24 ; mondialisation et immédiateté de l’information. Mais aussi, leurs corollaires : espionnage, propagande, Portrait équestre de Louis XIV Roi de France par René-Antoine Houasse, fin XVIIe siècle. caméras de surveillance, écoute électronique. Encore faut-il que l’utilisation de ces procédés soit convaincante, car si l’actualisation d’une pièce du répertoire peut en faciliter la réception, il est préférable que les moyens mis en œuvre ne le soient pas gratuitement. D’entrée de jeu, disons que le texte de l’adaptation est fidèle à l’original et que les technologies de l’information et des communications sont surtout présentes dans les descriptions des actions physiques des personnages et des environnements visuel et sonore. Les unités de temps, de lieu et d’action, chères aux classiques, sont maintenues. Les personnages principaux sont évidemment les mêmes puisque tout dépend d’eux et des passions qui les attachent les uns aux autres. Les deux confidentes ne figurent plus dans la distribution cependant, et elles sont « remplacées » par les avatars qui peuplent les réseaux sociaux. Pylade, fidèle ami d’Oreste, est visible sur écran seulement, présent par communication vocale, texto ou clavardage, et donc à distance. On voit Phoenix sur Louis XIV et Vauban devant le siège de Maastricht, 1673. Gravure d’Iollain, ca. 1675. Andromaque 10-43 / page 27 DOSSIER | Siège de Bagdad par les Mongols conduits par Hulago Khan en 1258. à leurs rencontres en face à face. Hermione et Oreste, Pyrrhus et Andromaque sont là, et ils en imposent. Quant à Astyanax, l’enfant otage, il est parfois réellement et parfois virtuellement présent, ce qui souligne le caractère incertain de son existence. Les caméras de surveillance sont très intrusives, s’infiltrent jusque dans l’espace privé des personnages, surtout d’Andromaque, ce qui accentue sa condition de prisonnière et peut donc augmenter son ressentiment à l’endroit de Pyrrhus. Les émissions diffusées écran, on entend aussi sa voix en off, ce qui accentue sa fonction de gouverneur de Pyrrhus1. Ces mises en mode virtuel des communications effectuées par les personnages secondaires concordent avec leurs rôles et fonctions dramatiques. Les personnages principaux sont les seuls à être physiquement présents, ce qui leur confère un grand poids dramatique et ajoute beaucoup d’intensité vive En général, le gouverneur est la personne qui a le pouvoir exécutif civil ou militaire, ou les deux, d’une province, d’un État ou d’une colonie. 1 page 28 / Andromaque 10-43 Avions de l’US Air force (F-16, F15), au-dessus de puits de pétrole du Koweït pendant l’Opération Tempête du Désert, 1991, US Air Force. accélèrent le partage de l’information mais, tout comme cela est le cas pour nous, bouleversent celles et ceux qu’elles rejoignent au niveau de la compréhension des phénomènes mais surtout quant aux émotions éprouvées. C’est une des caractéristiques de notre ère posthumaine où la personne n’est finalement qu’un des rouages de la mégamachine qui contrôle les liens sociaux tout en les menaçant, voire en les détruisant. Cependant, tout comme les images des guerres d’Irak, de Syrie, d’Afghanistan et dans de nombreux pays d’Afrique, ou encore celles des manifestations parfois violentes en Égypte, en Ukraine et ailleurs nous rendent plus sensibles aux difficultés des personnes qui les vivent et les subissent, ici, ce sont les techniques et les écrans omniprésents qui pourront peut-être nous sensibiliser à ces personnages dévorés par leurs passions, livrés à leur destin, puissants mais tellement fragiles. La mégamachine, l’accroissement des contrôles, l’efficacité recherchée à tout prix nous rendront peut-être plus réceptifs aux douleurs des personnages et, par ricochet, empathiques aux êtres humains aux prises avec des situations tragiques. NOTRE SEULE CHANCE ? Au final, cette actualisation d’Andromaque est révélatrice des situations vécues par les personnages, de leurs émotions et de leurs passions. La dimension politique et le contexte de guerre, sursoulignés par l’utilisation des technologies, préservent le sens de l’œuvre de Racine tout en l’ajustant très efficacement aux réalités contemporaines. Est-ce que ce nouveau texte forcera notre réflexion, nous ramenant vers un nouvel humanisme de résistance aux mégamachines ? Vers une reconnaissance accrue du « sujet » et de l’humain ? Vers une utilisation de plus en plus citoyenne et engagée des réseaux sociaux ? Il faut le parier, nous sommes du même univers et c’est notre seule chance ! Hélène Beauchamp Andromaque 10-43 / page 29 DOSSIER Andromaque, femme politique Le mythe d’Andromaque a connu diverses versions depuis l’Antiquité. En traversant l’épreuve du temps, il continue, encore aujourd’hui, à révéler des secrets nouveaux. Mais qui est Andromaque ? Que cachet-elle sous ses airs de veuve éplorée ? Homère, dans L’Illiade au IXe siècle avant JésusChrist, présenta Hector faisant ses adieux à Andromaque, une femme accablée par la tristesse et le sort de leur fils Astyanax dont elle devient l’unique responsable. Au Ve siècle avant JésusChrist, Euripide écrit une première version d’Andromaque et en fit une femme stérile qui s’oppose à Hermione, celle-ci ayant un enfant. Dans sa pièce Les Troyennes, la représentation d’Andromaque se rapproche de celle qu’écrira Racine des siècles plus tard : son attachement à Hector, son amour pour Astyanax et sa crainte de rester prisonnière de celui qui a détruit son peuple, Pyrrhus, forment l’essence du personnage. Racine s’inspire de certains traits des versions d’Homère et d’Euripide pour créer la sienne, mais il se base également sur L’Énéide de Virgile à la fois pour situer l’action de sa pièce et pour l’action elle-même. Les nombreuses sources possibles lui permettent de puiser au cœur de la fable afin de respecter le personnage d’Andromaque – dont il fait mère – et la fable tout en les amenant plus loin. Il en va de même pour Astyanax qui, selon la mythologie grecque, meurt en page 30 / Andromaque 10-43 bas âge lancé du haut d’une tour. Les versions de sa mort divergent : il aurait tantôt été arraché des bras de sa nourrice par Pyrrhus pour être ensuite projeté dans le vide, et les Grecs l’auraient tantôt lancé par haine et désir de vengeance. Racine, quant à lui, décide de le garder en vie dans sa pièce pour souligner le dilemme moral et maternel auquel Andromaque fait face, accentuant ainsi son caractère tragique et sa vertu. Mère et épouse Certes, le mythe est déjà riche en lui-même, mais Racine a réussi à lui donner encore plus de puissance en combinant la passion fatale à des Troie. Astyanax sur les genoux d’Andromaque devant Hector. © Jastrow, 2006 LE MYTHE SELON LES AUTEURS DE L’ANTIQUITÉ © Panoraminchen 2011 | Hector quittant Andromaque et Astyanax. Parc du château de Moers. enjeux politiques. Pyrrhus garde Andromaque prisonnière, avec son fils Astyanax. Il en tombe amoureux et, enivré par une passion brûlante propose d’épouser Andromaque à une condition : si elle accepte, il sauvera son fils ; si elle refuse, il sera livré aux Grecs. Il ne s’agit donc plus d’un amour ordinaire, mais d’un amour passionnel qui se manifeste au cœur de conflits politiques déjà ravageurs : la guerre sanglante, tout juste terminée, entre l’Épire et Troie ainsi qu’une guerre imminente entre l’Épire et la Grèce. Ce mélange donne donc à voir des personnages qui évoluent dans une zone de tensions grandissantes. À travers ces conflits insurmontables, Racine a humanisé des mythes en amplifiant leur portée tragique. L’Andromaque de Racine désire ardemment rester fidèle à son défunt mari Hector. Elle porte en elle toutes les souffrances causées par la guerre. Son devoir et sa foi morale fondent son identité parce qu’elle tient principalement à respecter son devoir envers Hector en prenant soin de son fils Astyanax et en honorant leur promesse amoureuse. En second lieu, elle tient à demeurer loyale à son peuple et à ceux qui le dirigeaient. Ainsi, la représentation d’Andromaque se limite à son état de mère et de veuve. Quant au dilemme d’Andromaque, il est avant tout maternel, car elle s’inquiète davantage de la survie de son fils que du sort des Troyens. Puisqu’elle « est condamnée à perdre tout ce qui la définit et tout ce qui fait son bonheur […] Andromaque devient alors […] une victime des méfaits de la guerre 1 ». Sa stature de femme politique s’efface pour laisser place à l’épouse et à la mère, ce qui paraissait plus fondamental au classicisme, soulignant davantage le caractère tragique de la femme qui perd tout ce qui lui reste et offrant à Andromaque une dimension émotive très forte. RÉACTUALISER ANDROMAQUE Écrite il y a plusieurs siècles sous l’influence de divers auteurs antiques, cette pièce de Racine peut-elle trouver une résonance dans notre monde contemporain ? Certes, Racine a ajouté des dimensions riches aux personnages en intensifiant leur dimension humaine, mais il a également donné à chacun une identité propre ainsi qu’une dimension sociale qui ouvre la pièce sur le monde, garantissant à la fable une résonance dans le monde actuel. Mais si Racine a pu élever le personnage d’Andromaque avec une telle puissance, comment faire pour le porter plus loin sans détruire son fondement ? Comment le sortir de la dramaturgie racinienne tout en respectant son essence ? La réactualisation de la compagnie Lézards Qui Bougent place d’emblée l’univers d’Andromaque dans le monde qui nous entoure, un monde contemporain ravagé par la guerre. Une ambiance de tensions politiques, inspirée des querelles que nous connaissons aujourd’hui entre différents « Andromaque de Racine, vraie fausse héroïne tragique ? » de Stéphane Natan dans Neohelicon, 2013, vol. 40, p. 246. 1 Andromaque 10-43 / page 31 DOSSIER peuples, caractérise la mise en scène et donne un nouveau souffle au texte. C’est justement là que la réactualisation opère : en intensifiant considérablement la dimension politique, les personnages prennent une tout autre forme. La femme politique Andromaque devient alors une femme politique bien plus qu’une mère et qu’une épouse. Contrairement à l’œuvre de Racine, la fonction maternelle d’Andromaque est effacée au profit de la fonction politique, car c’est avant tout l’avenir d’un peuple qui est en jeu. La façon dont son état de captive est présenté lui donne une importance singulière. Les projections Statue en marbre par José Vilches, 1853. Madrid. vidéo accentuent le cadre politique tout en mettant en lumière le mécanisme du pouvoir. Sur les écrans, dès le premier acte, on peut voir Andromaque prisonnière dans sa chambre, pleurant son époux et la survie incertaine de son fils. En la montrant ainsi, elle est immédiatement présentée comme une victime qui ne pourra pas survivre aux mains de Pyrrhus ou, du moins, changer son sort. Andromaque, confinée dans sa chambre que l’on voit par la vidéo de surveillance, a perdu, avec sa liberté, son intimité, ce qui accentue son état de captive. Andromaque est la seule des Troyens à pouvoir les sauver. Ce n’est donc pas uniquement de la condition d’une femme dont il est question, mais aussi de celle d’un peuple. Le caractère politique du personnage est également mis en évidence par la tension qui l’oppose à Pyrrhus. La haine qu’Andromaque éprouve pour lui se dévoile chaque fois qu’elle le voit ou qu’elle prononce son nom. Elle n’en a pas seulement contre lui, mais surtout contre ce qu’il représente : « tous deux portent en eux l’ “ épaisse nuit ” du carnage dont l’évocation empoisonne chacune de leur rencontre et fixe leur destin 2 ». Ils se livrent des dialogues acérés, voire violents. Sachant que Pyrrhus a détruit les siens, Andromaque refuse de plier : « Je ne serai point complice de ses crimes ». Pyrrhus ne peut que lui répondre avec violence : « Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,/ S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur. ». © Selbymay 2012 Le dilemme d’Andromaque page 32 / Andromaque 10-43 La hargne d’Andromaque serait-elle aussi viscérale si Pyrrhus n’était pas épris d’elle ? Dès que les premières images d’Andromaque sont projetées sur les écrans, Pyrrhus paraît troublé. Cela se confirmera plus tard lorsqu’il tentera de la séduire alors qu’il a promis d’épouser Hermione. Devant la rudesse d’Andromaque, il perd le contrôle et ne sait « Racine : théâtre et émotion » de Sabine Gruffat dans Revue de théâtre Coulisses, Presses universitaires de Franche-Comté, n˚ 42 (printemps 2011), p. 43. 2 © Marie-Lan Nguyen 2005 Le corps d’Hector ramené à Troie, bas-relief sur sarcophage. Musée du Louvre. plus où se ranger. Est-ce que l’amour de Pyrrhus, mélangé à ce qu’il représente pour Andromaque, alimenterait la haine de celle-ci ? Si sa haine n’est pas motivée par l’amour de Pyrrhus, elle l’influence à tel point qu’Andromaque finira par le manipuler pour sauver la destinée de son peuple. L’adaptation des Lézards Qui Bougent présente le dilemme d’Andromaque qui, contrairement à la version de Racine, concerne essentiellement la politique. En sauvant son honneur, elle demeure fidèle à son défunt mari Hector et sauve son fils. Mais Andromaque sait que si elle se marie avec Pyrrhus, elle salit la mémoire de son peuple. La trahison politique dépasserait donc la trahison amoureuse. Lorsqu’Andromaque s’apprête finalement à épouser Pyrrhus, elle adresse un discours à Astyanax et le termine en lui disant : « Souviens-toi tous les jours des vertus de ton père/ […] Tu es du sang d’Hector, mais tu en es le reste ». Plus qu’une veuve ou qu’une mère, Andromaque devient une femme politique tout à fait consciente de son pouvoir, prête à tout pour l’honneur de Troie. À FEU ET À SANG Le contexte de guerre dans lequel est plongée Andromaque alimente particulièrement son caractère de femme de pouvoir. Prenant conscience des rouages de la guerre, par le biais notamment des caméras de surveillance qu’utilise Pyrrhus, elle comprend parfaitement le mécanisme du système politique qui tombe en pièces. L’univers médiatique qui entoure tous les personnages finira par les étouffer, car l’information foisonnante, au lieu de leur communiquer les nouvelles d’un monde dévasté, les entraînera dans le fracas de la guerre. Mais ce ne sera pas celui des peuples qui s’haïssent, ce sera plutôt le fracas des êtres qui ne se supportent plus. Tout comme le monde dans lequel nous vivons, Andromaque 10-43 présente le mécanisme de la guerre qui n’en finit jamais. Incapable d’assouvir son désir de vengeance, Andromaque embarque Andromaque 10-43 / page 33 Oreste et Hermione. Andromaque 10-43. © Nicolas Descoteaux DOSSIER dans l’engrenage politique, voire guerrier, parce qu’elle a tout perdu : son mari, la mémoire de sa famille et la descendance de son peuple. Une seule issue est possible : la vengeance. Mais à quel prix ? « En avançant masquée et en sacrifiant sa légende pour obtenir le triomphe politique de Troie, Andromaque se doit de renoncer à elle-même et aux valeurs héroïques. Elle connaît mieux que quiconque le prix de la guerre, et elle sait qu’au jeu de l’héroïsme et de l’honneur il n’y a que des perdants3. » Véronique Grondines « Andromaque de Racine, vraie fausse héroïne tragique ? » de Stéphane Natan dans Neohelicon, 2013, vol. 40, p. 258. 3 page 34 / Andromaque 10-43 Pyrrhus et Hermione. Andromaque 10-43. Andromaque : La tragédie et la guerre } Sacrifice de Polyxène après la chute de Troie, British Museum. Priam tué par Pyrrhus, Louvre. © Marie-Lan Nguyen 2007 Toujours inspiré par les Anciens, Jean Racine situe ses grandes tragédies dans un contexte de guerre, qu’elle soit au premier plan ou qu’elle forme la toile de fond du conflit. Dans Britannicus, l’empereur Néron est tyrannique et sanguinaire d’abord envers ses proches, il l’est encore plus à l’égard de son propre peuple. Son pouvoir s’obtient par le crime et la manipulation, il repose sur sa fourbe habileté à monter les clans les uns contre les autres. Dans Bérénice, Titus a conquis le cœur de la reine de Palestine au moment où il soumettait les Palestiniens dans des massacres d’un génocide barbare. Bérénice payera le fort prix de cette trahison envers les siens. Quant à la pièce Andromaque, qui a pour sujet les conséquences de la Guerre de Troie, la protagoniste et son fils © Jastrow 2006 La tragédie se confond presque parfaitement avec le thème de la guerre et de la catastrophe humaine. Depuis ses débuts, la tragédie antique traite de sujets qui débordent largement la sphère privée, elle englobe les crises politiques, sociales et religieuses de leur temps, dont les répercussions touchent l’ensemble de la cité. L’Orestie d’Eschyle, seule trilogie qui nous soit parvenue à peu près entière, tire ses sources de la mythique Guerre de Troie, qui a impliqué de gigantesques armées et une multitude de divinités. De même, dans Macbeth, Richard III, Roméo et Juliette, Shakespeare dépeint comment, sur fond de guerre civile, la soif de pouvoir, l’ambition démesurée, la passion aveugle conduisent les personnages mais aussi leur famille à leur anéantissement. Rodrigue, dans Le Cid de Corneille, est hissé au rang de héros après avoir conduit une fougueuse résistance contre les Maures dans le port de Séville, dans une guerre acharnée des Croisés contre les disciples de Mahomet. Andromaque 10-43 / page 35 DOSSIER sont un butin de guerre que les différents camps s’arrachent. Andromaque est la veuve d’Hector, tué au combat par Achille. Au cours de la pièce, elle veut protéger son fils Astyanax du vœu des Grecs de l’assassiner, car ils craignent que la violence troyenne ne se réincarne en lui. Pyrrhus cherche à gagner l’amour d’Andromaque et promet même, en signe de soumission, de faire renaître Troie de ses cendres si elle consent à cet amour. Andromaque résiste à ces avances par fidélité envers Hector, mais aussi par respect pour la mémoire de son peuple et de sa patrie, ruinés par la guerre. Andromaque est une tragédie amoureuse que de nombreux commentateurs ont résumée par une formule filée : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est décédé. Mais l’amour chez Racine vient toujours accompagné de préoccupations politiques qui aggravent les tourments engendrés par de trop fortes passions. RACINE ET LOUIS XIV Racine n’a pas écrit que des tragédies basées sur l’histoire (réelles ou mythiques), quelques thèmes et personnages sont puisés également dans les textes bibliques. Toutefois, à l’époque où il écrivait pour le roi de France, l’histoire est considérée comme un des genres les plus nobles ; elle avait toutes les raisons de plaire à Louis XIV et à satisfaire ses ambitions politiques. Quand Andromaque est représentée pour la première fois à la Cour française, en novembre 1667, Louis XIV, suite à la mort de son influent ministre le cardinal Mazarin, règne seul depuis 6 ans. La France est engagée la même année dans la Guerre de Dévolution contre l’Angleterre, la Suède et la Hollande. La paix est rétablie l’année suivante, mais la guerre reprendra de plus belle en 1672. En réalité, la France sous Louis XIV est dans un état de guerre quasi permanent, ce que reflète l’ensemble de l’œuvre de Racine. En transposant, on pourrait dire que Titus, que Pyrrhus, qu’Hippolyte (Phèdre) sont des Louis XIV costumés en créatures de scène. Le théâtre, il est vrai, permet un moment de détente dans la vie politique du souverain français et de son gouvernement. Il sert tout de même à glorifier le roi dans ses multiples ambitions de conquête militaire et d’expansion territoriale. Louis XIV se plaît à se hisser jusqu’au glorieux sommet des empereurs et rois d’encre et de papier. Dès lors, la scène de théâtre, comme la peinture, la Bataille de Turckheim, lithographie d’Émile Lemaître, XIXe siècle. page 36 / Andromaque 10-43 | Pierre Mignard, Louis XIV à Maastricht, 1673. Galerie Sabauda. Même la comédie n’était pas en reste, puisque Molière, comédien du roi, écrivait pour calmer « les glorieuses fatigues » et célébrer « les exploits victorieux de notre juste monarque » (préface au Malade imaginaire). Versailles a eu sa scène, son opéra ; ses jardins servaient de décor naturel à des ballets où le roi lui-même montrait la jambe et, au détour de quelque bosquet, au milieu d’une grotte, un Apollon entouré de nymphes sculptées dans le marbre portait les traits du souverain Bourbon. LA GUERRE DE TROIE : UN CONFLIT UNIVERSEL ET INTEMPOREL sculpture, l’architecture, la danse devient sous son règne un outil de propagande, comme on dirait en termes modernes. Déjà sous Louis XIII, les arts commencent à bénéficier d’une politique culturelle d’ensemble, comme le démontre la création des académies et le développement d’un mécénat d’état dont profitent les écrivains et les artistes. Le début du XVIIe siècle était traversé par un courant artistique, qualifié plus tard de baroque, qui reflétait l’état instable du monde qu’avaient provoqué entre autre les guerres de religion. Peu à peu un mouvement contraire émerge, inspiré par des civilisations anciennes qui ont atteint leur apogée à Athènes (Ve siècle avant J.-C.) et à Rome (Ier siècle après J.-C.). Il s’est imposé en France pour proposer des idées d’équilibre, de clarté, d’harmonie, de grandeur. Ce nouveau type de classicisme, qui a trouvé en France un terreau des plus fertiles, avait l’avantage de servir une politique de force et de puissance, et la tragédie était le genre sérieux tout indiqué pour hisser sur la scène théâtrale le roi au rang de héros pouvant se mesurer aux divinités anciennes, ayant hérité du destin de changer le cours de l’histoire. La pièce se déroule à une époque reculée, après les événements de la Guerre de Troie où Pyrrhus, roi d’Épire, et ses alliés grecs ont triomphé après un long siège sur la cité, qui a duré dix ans. Pour sceller cette victoire, Pyrrhus doit épouser Hermione, fille de Ménélas de Sparte, mais il le fait plus par devoir que par amour. En réalité, il aime Andromaque et veut épargner son fils Astyanax. Au nom des Grecs, Oreste vient réclamer auprès de Pyrrhus la tête du fils d’Hector, tombé au combat. Devant le refus de Pyrrhus, Oreste promet d’assassiner le roi d’Épire ; il commettra alors le pire crime qui soit, un régicide. Ce geste irréversible plonge l’assassin dans le malheur : Hermione qu’il aime se suicide et la pièce se termine alors qu’il est en proie à d’obsédantes hallucinations. Il doit fuir en ennemi car il risque de se faire tuer à son tour. Le roi Pyrrhus n’ayant pas eu de descendance, est-ce le Troyen Astyanax qui régnera, secondé par sa mère Andromaque ? On ne saura jamais ce qui adviendra du royaume d’Épire, sinon qu’il est plongé dans le chaos. Le cycle de la violence peut se remettre en marche, la vengeance troyenne est toute disposée à opérer. Racine ne propose pas d’issue, pas de solution au conflit politique : la guerre est une réalité permanente qui trouve sa justification dans la démesure des humains et elle se perpétue au-delà des générations, en Andromaque 10-43 / page 37 DOSSIER brouillant les frontières des lieux et du temps. Peuton avoir de l’espoir en un enfant qui a survécu à la guerre comme un vengeur, comme un guerrier en puissance ? Parmi les grands mythes fondateurs de l’humanité, on retrouve ceux qui relatent la création du monde, qui racontent la généalogie des dieux ou encore les voyages initiatiques. La Guerre de Troie a ceci de particulier que le mythe a pour noyau la destruction massive entre les hommes, dans laquelle interviennent aussi de nombreuses divinités. Elle nous a été rapportée surtout par Homère et Virgile, et les trois tragédiens grecs (Eschyle, Sophocle, Euripide) en ont repris divers épisodes. Elle a pour déclencheur le rapt d’Hélène, épouse de Ménélas, par le Troyen Pâris. Les Grecs organisent une expédition punitive sur la ville de Troie, assiègent la ville, avant de la prendre grâce à une astuce guerrière (le légendaire cheval qui cachait des soldats dans son ventre) et de la saccager. C’est à ce moment qu’Hector est tué, Andromaque et leur fils pris en captivité par Pyrrhus comme butin de guerre. Même si les événements datent du XIIe siècle avant J.-C., ils relatent des phénomènes politiques et guerriers qui appartiennent à toutes les époques. C’est loin d’être une escarmouche entre des clans ennemis occupant un même territoire. Son influence est beaucoup plus vaste, et les distances parcourues pour se rendre à Troie étaient énormes. Cette ville était située dans l’actuelle Turquie, en Asie Mineure, du côté oriental de la mer Égée, alors que les villes grecques de Mycène, Sparte, Buthrote, Athènes sont dans l’archipel grec à l’ouest. Elles forment une coalition pour venger un geste de trahison (Pâris avait d’abord séduit Hélène avant de l’enlever par la force). Parallèlement, on considère que Pyrrhus agit en traître vis-à-vis de l’alliance grecque, puisqu’il garde captive la famille d’Hector. L’amour de Pyrrhus pour Andromaque est jugé assez coupable pour qu’Oreste le punisse par la mort, car, dit-il au sujet d’Hector : « Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ». } httpwww.marines.milunit 1stmar div Publishing Images2006060614-memorial 2006. Photo Tico 189 Forces roumaines en mission en Afghanistan, 2009. page 38 / Andromaque 10-43 Mounser, 11 ans, témoin d’une fusillade devant son école La fusillade a commencé. C’était le chaos. Tout le monde criait. Il y avait des balles et du sang partout. Un garçon qui s’appelait Amdjad était debout à côté de moi. Il a été touché à la tête. Au début, je n’ai pas réalisé qu’il était mort. Il est tombé en avant sur les genoux, dans une position de prière. Ensuite, j’ai senti une douleur terrible. J’avais été touché aussi, au cou. http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/09/26/les-enfants-syriens-temoins-des-atrocites-dela-guerre_1765698_3218.html Hector a tué trop de Grecs pour qu’on accepte que sa famille lui survive. Si Pyrrhus refuse de livrer Astyanax aux Grecs, c’est qu’il ne voit pas comment un enfant pourrait à lui seul venger tout un peuple presque complètement anéanti. Il juge que la guerre a été suffisamment destructrice et regrette le passé glorieux d’une ville qui ne pourra jamais renaître : « Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes / Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes », dira-t-il de l’ancienne Ilion. Pyrrhus demande l’impossible à Andromaque : qu’elle puisse oublier les morts et lui ouvrir son cœur. Il est même prêt à épargner Astyanax et à le placer seul sur le trône d’une nouvelle Troie. Fidèle à son mari comme à son peuple, Andromaque rappelle constamment les images sanglantes de son passé dans des termes les plus crus. J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés ; J’ai vu trancher les jours de ma famille entière Et mon époux sanglant traînant dans la poussière. Après avoir refusé de livrer Astyanax aux Grecs, Pyrrhus fait volte-face. Même s’il dit le faire pour se venger d’Andromaque, à Oreste il prétend plutôt qu’il pose ce geste pour éviter de déclencher la guerre à ses anciens alliés. Quant à l’assassinat de Pyrrhus, Oreste l’accomplit pour prouver son amour envers Hermione. En réalité, il n’était pas seul à avoir porté le coup sur le roi d’Épire ; plusieurs Grecs se sont précipités sur lui, donnant à cette action une portée beaucoup plus politique. ANDROMAQUE DANS LE MONDE ACTUEL Depuis les temps anciens, depuis l’époque de Racine, la guerre a-t-elle tant changé ? La proposition des Lézards Qui Bougent montre que bien au contraire, rien n’a vraiment évolué, sauf peut-être les moyens utilisés et les proportions des conflits armés. On n’assiège plus les villes pendant dix ans, on ne les envahit plus grâce à des chevaux géants remplis de soldats. Mais on peut les raser tout autant, entraînant dans ses ruines un nombre incalculable de vies humaines. Les responsables de ces guerres ont changé de nom, tout comme celui des champs de bataille. C’était Achille, Hector, Pyrrhus, c’est maintenant al Assad, Poutine, Netanyahu. C’était Troie, l’Épire, Sparte, Mycènes, c’est maintenant la Syrie, la Palestine, Israël, l’Afghanistan. Les chefs d’état répondent encore et toujours à un désir de pouvoir qui les dépasse, ils justifient le nombre des victimes non plus par la volonté des dieux, l’incontournable destin, mais par les lois du marché mondial, par les caprices du cours du pétrole, par la complexité des alliances politiques qui font que toutes les grandes nations du monde sont directement impliquées dans la guerre. Qu’elle est une nécessité économique. À côté de la langue française du XVIIe siècle qui a Andromaque 10-43 / page 39 DOSSIER gardé sa rigueur alexandrine, on entendra ici les langues de notre monde moderne que les médias internationaux transmettent en direct à travers leurs chaînes d’information. La guerre s’étend désormais sur toute la surface de la terre. L’horreur de la guerre était dépeinte chez Euripide, chez Racine par les mots. Elle prend une toute autre dimension dans notre monde dominé par l’image. L’image nous rapproche de la guerre, qu’elle présente en direct, et elle la démultiplie, augmentant à la fois notre anxiété profonde et notre impuissance à comprendre et à changer le cours des choses ; en effet, le spectacle quotidien de la violence nous permet-il de distinguer les enjeux de la guerre en Syrie, en Ukraine ou en Iraq ? Là où Racine nous proposait d’entrer dans la vie intime des Pyrrhus, Andromaque, Oreste, Hermione et de saisir momentanément leur séisme intérieur, Andromaque10-43 a recours à la technologie moderne des médias et des réseaux comme autant d’armes mises à la disposition des puissants, pour montrer que nous sommes tous entraînés dans les engrenages d’un vaste système politique aux conséquences désastreuses pour l’humanité et pour la suite du monde. Philip Wickham Discours d’Andromaque, dernière scène. Andromaque 10-43. page 40 / Andromaque 10-43 Pour en savoir plus... Sur Racine Sur la guerre et sur la science Annie Collognat-Barès, Racine / Euripide, Andromaque, Pocket Classiques, 1992. Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine. Seuil, 2004. Sabine Gruffat, « Racine : théâtre et émotion » dans Revue de théâtre Coulisses, Presses universitaires de Franche-Comté, n˚ 42 (printemps 2011). Étienne Klein, Discours sur l’origine de l’univers, Éditions Flammarion, coll. Champs/Sciences. Marie-Florine Bruneau, Racine. Le jansénisme et la modernité, Librairie José Corti, 1986. Jovan Hristic, Réflexions sur la tragédie, Lausanne, L’Âge d’Homme. Stéphane Natan, « Andromaque de Racine, vraie fausse héroïne tragique ? » dans Neohelicon, 2013, vol. 40. Jean Rohou, Jean Racine, Andromaque, Études littéraires, PUF, 2000. Michel Serres, Andromaque, veuve noire, L’Herne, 2012. Au cinéma, plusieurs films évoquent la pièce, notamment : L’Amour fou de Jacques Rivette (1969), consacré pour la moitié environ (soit deux heures) à des répétitions d’Andromaque ; Marquise de Véra Belmont (1997), biographie romancée de sa créatrice, Mlle Du Parc ; Troie de Wolfgang Petersen (2004), qui s’inspire à la fois d’Homère et de Racine. Publications du metteur en scène Kristian Frédric Andromaque 10-43, adaptation avec Lionel Chiuch et François Douan d’Andromaque de Jean Racine, Éditions de la Pleine Lune, Montréal, 2014. We are not animals – Une trace laissée pour que chacun se souvienne, Théâtre –Témoignages, Éditions Lézards Qui Bougent, France, 2011. À Feu et à Sang ou le désir brûlant, Théâtre – Témoignages, Éditions de la Pleine Lune, Montréal, 2007. Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, des origines au nucléaire, Robert Laffont, 1990. Étienne Klein, Le Small Bang : des nanotechnologies, Odile Jacob, Paris, 2011. Arts visuels Guernica de Picasso http://fr.wikipedia.org/wiki/Guernica_(Picasso) Cette toile monumentale est une dénonciation engagée du bombardement de la ville de Guernica, qui venait de se produire le 26 avril 1937, lors de la guerre d’Espagne, ordonné par les nationalistes espagnols et exécuté par des troupes allemandes nazies et fascistes italiennes. Le tableau de Picasso, qui fut exposé dans de nombreux pays entre 1937 et 1939, a joué un rôle important dans l’intense propagande suscitée par ce bombardement et par la guerre d’Espagne ; il a acquis ainsi rapidement une grande renommée et une portée politique internationale, devenant un symbole de la dénonciation de la violence franquiste et fasciste, avant de se convertir en symbole de l’horreur de la guerre en général. Sculptures de Richard Serra http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Serra Les sculptures de Richard Serra ont influencé la conception du décor d’Andromaque 10-43. Richard Serra, né le 2 novembre 1939 à San Francisco, est un artiste d’art contemporain américain. Il est rattaché au minimalisme et est connu pour ses sculptures en métal. Il a également réalisé des films. Il vit et travaille à New York et en Nouvelle-Écosse. Ils crèvent les yeux aux colombes, adaptation avec François Douan de La Lettre au Général Franco de Fernando Arrabal, 1991. Fragments de vie avec François Douan, Théâtre, Éditions de L’Avant Scène / France, 1989. Andromaque 10-43 / page 41 DOSSIER POUR ALLER PLUS LOIN... Comparez le personnage d’Andromaque à : Phèdre, une autre héroïne tragique de Racine, qui est un peu le contraire d’Andromaque. Infidèle, elle est mariée à Thésée mais brûle de désir pour Hippolyte, son beau-fils. Rongée par la culpabilité, elle sombre peu à peu dans la folie. Médée, l’héroïne tragique de Sénèque qui va tout quitter par amour avant d’être trahie par Jason. Antigone d’Anouilh, pour sa fierté et la contrainte qui l’oppose à Créon. L’argument qui tue : « Andromaque est une tragédie de l’amour où chacun aime un autre qui ne l’aime pas ». La structure d’Andromaque est celle d’une chaîne amoureuse à sens unique : Oreste aime Hermione, qui veut plaire à Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime son mari Hector qui est mort. C’est un cercle infernal. L’arrivée d’Oreste à la cour de Pyrrhus marque le déclenchement d’une réaction qui, de maille en maille, va faire exploser cette chaîne. Écrire une courte histoire en s’inspirant de cette structure. Faut-il que Racine soit notre contemporain ? Le livre Shakespeare notre contemporain de Jan Kott interprète Shakespeare à la lumière des expériences philosophiques et politiques du XXe siècle, et en puisant largement dans le souvenir des expériences personnelles de Kott. L’auteur cherche à mettre en parallèle Shakespeare avec Eugène Ionesco et Samuel Beckett, mais ses intuitions les plus brillantes proviennent du lien entre Shakespeare et la vie quotidienne sous le totalitarisme. Il choisit une approche tout à fait similaire dans sa lecture de la tragédie grecque dans Manger les Dieux. Essai sur la tragédie grecque et la modernité, Paris, Payot, 1975. page 42 / Andromaque 10-43 Un texte classique pour parler de notre actualité et de la vie telle que nous la connaissons Pyrrhus. C’est un homme de pouvoir, de décisions et un grand stratège. Grâce à des caméras de surveillance, il peut suivre tout ce qui se passe dans son Palais et s’immiscer ainsi dans l’intimité des personnes qu’il veut observer. Y a-t-il ici vol d’identité ? Ou annulation du « sujet », de l’individu au profit de l’universel ? Y a-t-il transparence ou opacité ? Outils de « communication » Cet étouffement sera accentué par le fait que, pour échanger avec leurs confidents, les protagonistes ne pourront le faire qu’à travers des outils de communication électronique? Comment vivre dans un environnement où il serait impossible de voir et d’entendre une personne aimée sauf par l’intermédiaire d’outils électroniques. Huis-clos Même s’ils ont l’air d’être libres de leurs déplacements, Pyrrhus, Oreste, Hermione, Andromaque et Astyanax sont comme prisonniers d’un labyrinthe dont ils ne peuvent s’échapper. S’agit-il alors d’un huis-clos ? Que penser du conseil d’Andromaque à son fils Astyanax ? Apprends à tout savoir des héros de ta race, Autant que tu pourras, conduis-toi sur leur trace : Saches par quels exploits leurs noms ont éclaté, Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été ; Souviens toi tous les jours des vertus de ton père ; Et quelquefois aussi souviens-toi de ta mère. Andromaque, Acte IV, scène 1, 2 Définir les mots puissance, domination, contrôle et mettre en vis à vis la définition du mot humanisme. Je n’y suis plus ©Juan Carlos Jamous Qui est ce ©Marianne Duval Salle Fred-Barry En Godot attendant Salle fred-barry / page 43 L’ÉQUIPE ET LA COMPAGNIE JE N’Y SUIS PLUS De Marie-Claude Verdier Mise en scène : Magali Lemèle et Louise Naubert Une coproduction de Magali Lemèle, du Théâtre Français du CNA et Créations In Vivo présentée par le Théâtre Denise-Pelletier Salle Fred-Barry Les 17, 18 et 19 septembre 2014 Concepteurs et collaborateurs artistiques LA COMPAGNIE Créations In Vivo Environnement sonore .........................................Jean-Sébastien Dallaire Scénographie et costumes .............................................. Gabriel Tsampalieros Éclairages.......................................Michael Brunet Régie....................................................Alain Lauzon Direction technique.................... Caroline Ferland Créations In Vivo, fondée en 2008, est une compagnie durable et incontournable dans le domaine de l’intégration pluridisciplinaire. Son expertise s’est développée au moment où ses artistes ont intégré dans leurs productions les arts du cirque, la musique, la danse contemporaine, la technologie et le patrimoine oral. En parallèle, ils ont développé des activités de formation pour la jeunesse et les artistes émergents. Plus d’une quinzaine d’artistes ainsi formés utilisent maintenant ces expertises professionnellement avec d’autres organismes. Créations In Vivo est un organisme artistique voué à la création théâtrale incorporant in vivo – naturellement – d’autres arts de la scène tels que le chant, la danse et les arts du cirque. Sachant mettre à l’honneur les talents multiples des artistes avec qui elle travaille, Créations In Vivo s’assure également de diffuser ses œuvres dans l’ensemble du Canada contribuant ainsi à la vitalité culturelle francophone. http://creationsinvivo.com/wordpress/ page 44 / Je n'y suis plus LA PIÈCE Ariane, une jeune femme, perd ses repères, s’enferme dans sa propre prison ; les cupcakes de la patronne ne suffisent plus : c’est l’implosion. Un Big Bang intérieur. Alors que l’ordinaire bascule, elle se raconte, se demande qui elle est au milieu de ce monde implacable et aliénant. Le temps s’interrompt. La matière se suspend. Le spectacle met à nu la mécanique du quotidien et sa dérive : dérive du monde du travail et de la bureaucratie, dérive des rapports humains. dimension au monde que nous cherchions à créer. De la rencontre des mots, des sons et des voix, le personnage d’Ariane a émergé, rempli d’une urgence qui déborde, d’une parole qui s’échappe, d’une affirmation qui se forme. Quelle est son identité au milieu de cet environnement implacable et aliénant ? Rien n’est jamais fini parce que rien ne commence Accompagnée sur scène d’un musicien qui lui donne rythmiquement la réplique, la comédienne offre une création, à la frontière entre le monologue, le théâtre performance et le slam. Le récit de Je n’y suis plus s’est construit dans un va-et-vient entre des histoires du quotidien sur la brutalité de la routine, le souffle de l’actrice Magali Lemèle et le rythme des objets de JeanSébastien Dallaire. Se sont ensuite joints Gabriel, Louise, Michael et Alain pour ajouter une troisième Cold Dark Matter. An Exploded View, Cornelia Parker, 1991. L’oeuvre qui a inspiré son texte à Marie-Claude Verdier. RENCONTRE AVEC MARIE-CLAUDE VERDIER, AUTEURE ET JEAN-SÉBASTIEN DALLAIRE, CONCEPTEUR SONORE © Julie Artacho Marie-Claude Verdier fait ses premiers pas en écriture théâtrale lorsque son conte « Paradise.com » est sélectionné par le Théâtre Le Clou pour Les Zurbains III (1999). Le texte est publié dans Jamais de la Vie, éditions du Passage (2001) et dans Les Zurbains en série, Dramaturges Éditeurs (2005). Elle a poursuivi son parcours à l’École supérieure de théâtre de l’UQÀM en critique et dramaturgie et a fait une maîtrise sur la dramaturgie des musées à l’Université de Glasgow (Écosse), ce qui lui donne l’opportunité d’être dramaturg sur la production Knives in Hens au TAG Theatre de Glasgow. ~ Marie-Claude Verdier En 2011, elle présente à l’Espace René-Provost (Gatineau) le projet Implosion (qui deviendra Je n’y suis plus). Elle a travaillé au Théâtre français du CNA comme coordonnatrice du volet Enfance/ Je n'y suis plus / page 45 jeunesse et au Centre des auteurs dramatiques comme conseillère à la mise en valeur du répertoire. À l’automne 2013, Je n’y suis plus, a été créée au Théâtre français du Centre national des Arts et dans le cadre de la biennale Zones Théâtrales. © Magali Lemèle Jean-Sébastien Dallaire a fait ses débuts sur la scène musicale professionnelle en 1994 avec le groupe de rock alternatif STUM. De 1995 à 1997, le groupe est très actif sur la scène alternative à Montréal et en Outaouais, réalise deux albums et produit un vidéoclip. En 1998, Jean-Sébastien gagne le prix du public à Cégeps en spectacle avec BAM et, en 1999, le 2e prix au niveau national du Concours de la Relève de l’humour Juste pour Rire. La production Le Spectacle des barils bleus est présentée en Europe, en Asie, en Afrique et en Nouvelle-Zélande. En 2006, BAM présente sa nouvelle production ~ Jean-Sébastien Dallaire eXplosion au Showcase 2006 à Philadelphie. Depuis, Jean-Sébastien est en charge de la création, de la production et de la gestion des tournées pour BAM Percussion Inc. Il est aussi comédien/percussionniste au sein de ce groupe. En 2010, avec l’aide de Magali Lemèle, il présente A!, son premier spectacle solo, combinant théâtre, humour, performance physique, musique et percussion. On l’a aussi entendu sur la scène théâtrale outaouaise lors de sa participation à Nacre C (Théâtre du Trillium) et Gino (Théâtre Dérives Urbaines). Le processus d’écriture de Je n’y suis plus Ce qu’il faut retenir du processus de création de Je n’y suis plus, c’est que le spectacle a été écrit conjointement par Marie-Claude Verdier, Jean-Sébastien Dallaire et Magali Lemèle. Le texte est de Marie-Claude, mais les sons, les ambiances, l’interprétation et la façon d’occuper la scène relèvent aussi d’une écriture, scénique celle-là, effectuée par Jean-Sébastien et Magali. Il faut retenir aussi que le texte n’a pas été figé par l’auteure, pour ensuite être mis en scène et finalement mis en musique. Tout a été fait en simultané, ou presque. Pour arriver à un tel travail collectif, chacun doit avoir sa spécialité, son rôle bien précis, mais aussi être à l’écoute des autres, prêt à se questionner sur la pertinence de ses propositions, toujours au service du spectacle, et c’est précisément ce qui s’est passé entre les trois créateurs de Je n’y suis plus. page 46 / Je n'y suis plus Le déroulement d’une session de travail : Magali et Jean-Sébastien travaillaient sur les ambiances musicales et sur la mise en scène pendant la journée, et Magali écrivait à Marie-Claude en soirée pour lui faire part de certaines modifications à apporter au texte travaillé, par exemple le rythme, pour que certains mots s’harmonisent mieux avec l’ambiance musicale que Jean-Sébastien venait de créer. Parfois c’était une question de syllabes à rajouter, à enlever. Parfois aussi le texte, après avoir été répété, essayé dans l’espace, était soumis à des questions telles que : « Pourquoi, à ce moment-là, le personnage dit-il ça ? ». MarieClaude retravaillait ensuite certains tableaux, en écrivait de nouveaux, et envoyait le tout à JeanSébastien et Magali qui, le lendemain, faisaient la lecture du texte remanié, choisissaient le tableau sur lequel ils avaient particulièrement envie de travailler et recommençaient à créer la mise en espace et l’environnement sonore. Ce qu’il y a de particulier avec ce dialogue continu entre l’actrice-metteure en scène, le musicien et l’auteure, c’est que le texte peut être constamment modifié, un peu comme un costume qui serait porté par un comédien pendant les répétitions, et sur lequel des retouches seraient apposées au fil des exigences de la mise en scène. Le texte s’est donc transformé de répétitions en laboratoires. JeanSébastien salue d’ailleurs la grande ouverture dont a fait preuve Marie-Claude en acceptant de modifier son texte en cours de répétitions. La création de l’environnement sonore © Marianne Duval On comprend que le musicien JeanSébastien Dallaire se décrive comme un « patenteux » lorsqu’on apprend comment il s’y est pris pour créer l’environnement sonore de Je n’y suis plus. Ses « instruments » sont en fait majoritairement des objets hétéroclites tels un morceau de fibre de verre, une mini boîte à musique et une navette spatiale jouet ! Le lien de tous ces objets entre eux ? C’est justement qu’ils n’en ont aucun ! Il manipule ces objets de différentes façons et enregistre les sons produits à l’aide d’un micro. Parfois aussi, c’est du micro même que le son provient. Il le gratte, le frappe, l’écrase. Pour créer chacune des ambiances qu’on retrouve dans les différents tableaux du spectacle, Jean-Sébastien est souvent parti d’une idée que lui inspirait le texte. Par exemple, pour celui qui s’intitule « Les bruits de la maison », Jean-Sébastien s’est inspiré de différents sons et craquements qu’on entend dans une maison. Une fois le concept et l’ambiance trouvés pour chacune des scènes, Jean-Sébastien est parti à la recherche de ce qui rendrait le mieux le son qu’il cherchait, d’où l’utilisation de certains objets hétéroclites. Par ailleurs, le musicien ne s’est pas privé d’utiliser de vrais instruments, toujours dans sa quête de trouver le meilleur son pour rendre l’ambiance qu’il avait en tête. Ainsi, au milieu du bazar de Jean-Sébastien se trouvent une Je n'y suis plus / page 47 grosse caisse et un tom basse, deux instruments qu’on retrouve habituellement dans une batterie. Manipuler les instruments : une véritable chorégraphie Une première partie du travail a été de créer l’environnement sonore du spectacle, la seconde a été de l’interpréter. Dans Je n’y suis plus, la manipulation des objets et instruments par JeanSébastien s’apparente à une véritable chorégraphie. En effet, il doit dans un premier temps mesurer tous ses gestes afin de ne pas en faire d’inutiles qui attireraient l’attention du spectateur au mauvais moment, par exemple en plein milieu d’un passage dramatique. Il doit être en économie de mouvements, éviter les gestes parasites. Tout est donc calculé à la seconde près : par exemple, même si JeanSébastien a terminé d’utiliser un objet, il ne va pas nécessairement le déposer tout de suite pour ne pas attirer sur lui le regard du spectateur. © Marianne Duval L’autre raison pour laquelle les gestes de JeanSébastien, ainsi que ceux de Magali, sont très précis est que Jean-Sébastien enregistre les sons en direct pendant le spectacle. Au début d’un tableau, il produit le son qui servira de base musicale au texte et il l’enregistre à l’aide d’un micro. Ce son sera ensuite joué en boucle, transformé, modifié ou superposé à un autre son, et ce tout au long du tableau. Ainsi, tout est planifié : les pauses de la comédienne dans le texte pour laisser place à un son, les moments où Jean-Sébastien enregistre la musique ou le temps des déplacements. page 48 / Je n'y suis plus Contrairement à un musicien classique, JeanSébastien n’utilise pas de partition. Sa partition, c’est le texte. Tout au long du spectacle, il l’a sous les yeux. On n’y trouve pas des notes de musique, mais bien des flèches vis-à-vis de certains mots avec des indications comme : « préparer navette ». Quant à savoir quel son, à quel rythme, de quelle durée, ce n’est consigné nulle part : il © Marianne Duval doit simplement s’en rappeler. Évidemment, de soir en soir, les tempos varient toujours un peu, la musique respire, tout dépendant du public et de la comédienne. Jean-Sébastien suit Magali, l’appuie, met en relief certains mots, certaines pauses, certains accents. Le musicien accompagne le spectacle de sa musique en direct. Positionnement des deux interprètes sur scène Une fois la musique composée, il y a bien sûr eu le questionnement du positionnement physique du musicien en scène. Est-ce qu’on le voit ou pas ? Si on décide de le placer sur scène, qu’on le voit manipuler les objets en direct, il ne faut pas que ce soit dérangeant. Il y a eu de nombreuses discussions là-dessus, il a même été question qu’il soit carrément hors scène, en coulisses. JeanSébastien était en désaccord avec l’idée parce qu’à ce moment-là le public perdait complètement l’essence de son travail, c’aurait (presque) été comme de préenregistrer la musique. Il partage donc la scène avec la comédienne, ce qui se justifie amplement étant donné que la musique et le jeu ne font qu’un dans le spectacle. Par rapport à sa position exacte, il est à la droite de la comédienne, là où il était placé dès le premier laboratoire, Magali étant habituée d’avoir le son à sa droite. Pour le public, le fait de voir la musique jouée en direct confère plus qu’un seul niveau d’interprétation au spectacle. Jean-Sébastien s’imagine qu’il est le petit frère d’Ariane, qu’il trouve son journal intime, qu’il aime le texte et se dit : « ça ferait une bonne pièce de théâtre ». Et il décide qu’en le lisant, il va en faire le bruitage en direct. À la rencontre du public Pour Jean-Sébastien Dallaire, le texte de Je n’y suis plus est universel, tout le monde peut s’identifier aux problèmes d’Ariane : un job qu’on n’aime pas, des amis qui ne sont pas des amis. L’histoire se termine sur une note positive ce qui était important pour les créateurs. Peut-être que le spectacle va inspirer les adolescents à faire des choix sur leur avenir, ce qu’ils souhaitent, ne souhaitent pas dans leur vie. Pour ce qui est de Marie-Claude Verdier, elle souhaite montrer d’autres réalités au théâtre, ne pas écrire un théâtre qui soit le miroir de la réalité des spectateurs. Le personnage d’Ariane est un peu plus vieux que les adolescents qui fréquentent le Théâtre Denise-Pelletier, mais elle se rebelle, a beaucoup d’humour, porte un regard décalé sur Je n'y suis plus / page 49 Et parce que le sentiment de trop-plein d’Ariane est universel, Je n’y suis plus sera traduite en anglais par Alexis Diamond et présentée en lecture publique en octobre 2014. Une nouvelle aventure pour ce texte lié intimement au jeu et à la musique qui amorcera maintenant un voyage en solo. Propos recueillis et mis en forme par Émilie Jobin © Marianne Duval son environnement de travail, peut-être le même regard décalé que certains adolescents portent sur l’autorité, sur les parents, les enseignants. En ce qui concerne le jeu, c’est un spectacle très frontal, Marie-Claude voulant s’adresser directement au public, lui faire réaliser qu’il est devant une pièce de théâtre, et dans la même pièce que la comédienne et le musicien. Elle veut que les spectateurs se sentent impliqués. Elle pense aussi que la pièce permettra aux adolescents d’être plus critiques envers le monde de l’emploi, qu’elle leur montrera que dans le monde du travail, il y a des normes sociales qu’on ne saisit qu’une fois qu’on est sorti de l’école. page 50 / Je n'y suis plus L’ÉQUIPE ET LA COMPAGNIE QUI EST CE IONESCO ? De Richard Letendre Mise en scène : Thérèse Perreault Une production du Théâtre Effet V en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier Salle Fred-Barry Du 1er au 18 octobre 2014 Interprètes Lori Hazine Poisson Richard Letendre Aliona Munteanu Concepteurs et collaborateurs artistiques Décors et costumes.............Lori Hazine Poisson Musique / environnement sonore ........................................... Jean-Michel Rousseau Régie..............................................Federico Blanch LA COMPAGNIE Théâtre Effet V Pour Effet V, le théâtre est un espace privilégié où se réfléchit la condition humaine. Son désir est de s’inscrire dans le paysage théâtral en trouvant une place qui lui soit propre. La compagnie développe dans son travail, des rapports basés sur la connivence, l’échange de savoirs et de connaissances et elle vit la diversité de façon intégrée. Chaque production est une expérience qui offre de découvrir des ressources pour enrichir et approfondir ses façons d’être. C’est au fil des rencontres, ou sur des coups de cœur que se dessine le trajet singulier d’une programmation libre, sans rien céder à la rigueur de la démarche artistique ni à celle du travail. La compagnie compte plus d’une vingtaine de spectacles à son actif. Toujours passionnée dans sa recherche de moyens d’expression et de réalisation autonomes et appropriés, Effet V, implantée dans Villeray en 2009, a aménagé un laboratoire de 25 places, à la boutique Rubans Boutons…. Qui est ce Ionesco ? est la quatrième production élaborée dans ce contexte. En 2013 Effet V a construit le Lab Mobile, qui permet une sortie des spectacles aux dimensions de la création et de partir à la rencontre de l’autre. http://effetvinc.blogspot.ca/ qui est ce ionesco ? / page 51 } Eugène Ionesco. 1993. LA PIÈCE Théâtre dans le théâtre où l’on retrouve avec bonheur ce qui caractérise si bien l’œuvre d’Ionesco : dérision du quotidien, dérèglement du langage, prolifération de mots, d’objets, mécanique des gestes, obsession de la mort et nostalgie des paradis perdus. L’enquête devient une véritable quête de sens, et l’inspecteur subira lui-même le sort dévolu à chacun des personnages, celui d’être confronté au tragique de la condition humaine. © Gorupdebesanez Qui est ce Ionesco ? est une pièce-hommage au grand dramaturge Eugène Ionesco, écrivain français d’origine roumaine. L’inspecteur Mallot, avec un T à la fin, (nom inspiré de la pièce Victimes du devoir) ouvre une enquête sur le père du théâtre de l’absurde. Il traverse les pièces les plus connues, les plus marquantes d’Ionesco, interroge les personnages qu’il croise pour connaître l’homme à travers son œuvre. Qui est ce Ionesco ? ne donne pas de réponse, n’impose aucune conclusion. Tout reste ouvert, ou se referme en boucle. Même si on rit, le comique n’en est pas moins effrayant. La pièce nous permet de découvrir ou de redécouvrir une œuvre majeure, résolument contemporaine. ENTRETIEN AVEC RICHARD LETENDRE, AUTEUR © Effet V Richard Letendre fait ses débuts au Théâtre du Chiendent, s’inscrit à l’UQÀM en 1982 et, après avoir complété son baccalauréat en jeu, co-anime l’émission Café-show à CFER-TV de Rimouski dont il rédige et interprète les capsules d’humour. De retour à Montréal, il plonge dans l’univers des soirées « meurtres et mystères » et écrit les scénarios de Une ombre au tableau, Victime de la mode et La Croisière divague. Il se consacre aussi à l’animation corporative, rédige des scènes humoristiques pour différents clients. Cordes raides sera son premier spectacle solo, suivi de Le Fou du bouton, deux spectacles produits par le Théâtre Effet V. En 2011, c’est la création de Qui est ce Ionesco ? qui participe au F.A.I.T. de ~ Richard Letendre L’Assomption (2013). Traduite en roumain, la pièce est jouée au Théâtre Davila de Pitesti en Roumanie par une distribution roumaine et paraît aux Éditions NEMESIS (2014) dans sa version bilingue français/roumain pour souligner le vingtième anniversaire de la mort d’Eugène Ionesco. page 52 / qui est ce ionesco ? | Publication. Éditions Nemesis, Montréal, 2014. J’ai alors commencé à écrire des monologues et des dialogues post-ionesciens qui évoquaient ses grands thèmes : le temps, l’attente, la mort, la déconstruction du langage… Les sketches se multipliaient, proliféraient même, mais il manquait la ligne dramatique. Puis, j’ai pensé : « J’ai écrit beaucoup de meurtres et mystères. Ma force, c’est l’enquête ». D’ailleurs, Ionesco disait que « Toute bonne pièce de théâtre est une enquête policière ». Il y a un enquêteur dans Victimes du devoir qui cherche un dénommé Mallot avec-un-t-à-la-fin. Voilà, ce sera le policier qui cherche non pas un coupable, mais un auteur. D’où vous est venue l’idée d’écrire une pièce sur Ionesco ? J’ai d’abord connu Ionesco à travers des artistes qu’il a influencés, et qui m’ont influencé à mon tour : Devos, Sol, même Claude Meunier de La Petite Vie, ces auteurs qui aiment les mots. Je suis remonté à la source de leur inspiration. J’ai lu tout son théâtre, puis les essais, pour finalement m’attaquer à la biographie. C’est là que l’idée de la pièce a germé : faire connaître l’homme à travers son œuvre, jouer la vie d’Ionesco dans l’œuvre d’Ionesco. Un personnage de la pièce dit : « L’œuvre de Ionesco n’est pas sa vie, mais c’est sa vie qui lui a fait écrire son œuvre ». On se questionne encore sur Shakespeare ou Molière, pourquoi pas sur Ionesco ? Cette passion-là, je ne suis certainement pas le seul à la vivre. En tout cas, je veux la partager. Vous faites allusion à près d’une quinzaine de pièces d’Ionesco. Est-il nécessaire de connaître son œuvre pour apprécier la pièce ? Surtout pas. Les questions posées dans ma pièce sont des questions existentielles, celles que tout le monde se pose, sur l’influence de la famille, Quel a été le fil conducteur pour pénétrer dans son univers foisonnant ? © Carlos Jamous Une des choses qui m’a frappé, c’est que plusieurs de ses pièces se terminent de façon abrupte. « Le roi est mort » dans Le Roi se meurt. « Je ne capitule pas » dans Rhinocéros. Mais après ? Comment vivent les deux reines veuves ? Qu’arrive-t-il à Bérenger ? qui est ce ionesco ? / page 53 l’identité, l’angoisse de vivre, la mort… Peu importe qu’il s’agisse d’un dramaturge ou d’un peintre. Le spectateur qui connaît Ionesco appréciera tous les petits et grands clins d’œil aux œuvres ; celui qui ne le connaît pas pourra le découvrir. Si, après avoir vu la pièce, le spectateur a envie de lire ou de relire Ionesco, c’est mission accomplie. Des gens m’ont dit : « Ionesco m’a toujours fait peur. Vous m’avez donné le goût de le lire ». Rien ne peut me faire plus plaisir. Vous avez repris des traits du style d’Ionesco, sans toutefois l’imiter servilement. Qu’est-ce qui appartient en propre à Richard Letendre ? Je me suis imprégné de son esthétique théâtrale et, par la force des choses, j’ai repris plusieurs procédés ionesciens. Disons que ma vision du langage, et du monde probablement, est plus ludique que tragique. Chez Ionesco, les mots prolifèrent comme les objets, ou ils sont répétés jusqu’à ce qu’ils perdent leur sens, jusqu’à l’incommunicabilité, jusqu’à l’absurde. Moi, j’aime jouer avec les mots comme d’autres jouent avec de la pâte à modeler ; j’aime surprendre, cultiver l’équivoque, faire surgir un sens inattendu ou insolite par les homophonies ou les parentés de sons. Je me décrirais modestement comme une sorte de « patenteux » du langage. L’aventure de Qui est ce Ionesco ? s’est poursuivie jusqu’en Roumanie… J’ai eu une triple chance. D’abord, d’avoir été traduit. Cela a permis de tisser des liens avec la communauté roumaine de Montréal. Ensuite, de m’être rendu en Roumanie et d’avoir assisté à la représentation de ma pièce adaptée par le metteur en scène Bogdan Cioaba. J’avoue que j’ai rarement été aussi ému au théâtre. Ici, au Québec, la pièce a été jouée une soixantaine de fois sans recevoir beaucoup d’échos. Je passe huit jours en Roumanie, on m’invite à la télévision, à la radio, on parle de la pièce dans le journal, elle gagne un prix. Je suis probablement plus connu à titre d’auteur en Roumanie qu’au Québec. J’en suis assez fier. © Photo Effet V ENTRETIEN AVEC THÉRÈSE PERREAULT, METTEURE EN SCÈNE page 54 / qui est ce ionesco ? Thérèse Perreault a joué sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde, de La Licorne et à la télévision, entre autres dans La Galère, Les Boys, Les Invincibles, Un homme mort, Les Poupées russes, Bouscotte, La Boîte à Lunch et, en 2013, dans La Vie parfaite à Radio-Canada. Elle a prêté sa voix à l’émission PassePartout. Elle participe régulièrement aux Grands Reportages sur les ondes de RDI. Qui est ce Ionesco ? est sa troisième mise en scène professionnelle. | Thérèse Perreault © Dragos Samoila Vous êtes comédienne. Qu’est-ce qui, dans la pièce de Richard Letendre, vous a incitée à faire le saut vers la mise en scène ? C’est le sujet, le désir de me pencher sur Ionesco, l’homme et l’œuvre, et de transmettre la passion d’un auteur québécois pour ce grand dramaturge, et ce dans le contexte du théâtre laboratoire Effet V, qui met l’accent sur le travail d’équipe et l’expérimentation. fallait aussi éviter le didactisme. Dans la pièce, par exemple, on donne de l’information biographique ce qui, en soi, est peu théâtral. J’ai repris un procédé du théâtre d’Ionesco qui me fascinait : le décalage ou la contradiction entre la situation et le dialogue, comme dans l’interrogatoire de la Bonne inspiré de La Leçon. Il s’agit de maintenir la théâtralité dans l’information même. Comment s’est déroulé le travail de création et de mise en scène ? « Nous sommes dans un tout petit théâtre », dit un personnage au début de la pièce. L’espace scénique est effectivement exigu. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? L’auteur nous a d’abord soumis sa pièce, qu’il a retravaillée en tenant compte de nos commentaires. Au moment où nous avons commencé à répéter, la pièce était déjà très, très solide. Tout le monde a participé de manière très créative au processus. Rien n’était décidé une fois pour toutes et à l’avance. Et comme l’auteur joue dans sa propre pièce, nous pouvions apporter des modifications avec son consentement. À titre de metteure en scène, il fallait que j’impose un rythme pour l’ensemble et pour chaque tableau, et que je le fasse passer dans le jeu des acteurs. Le temps est important en théâtre de l’absurde, et je voulais le faire sentir, qu’il s’étire en longueur ou s’accélère de manière folle. Il Le lieu s’est imposé de lui-même. Le spectacle a été créé dans un tout petit théâtre de 25 places, qui loge dans une boutique de rubans et de boutons. D’entrée de jeu, nous avons donc opté pour un théâtre minimaliste, qui sollicite l’imagination de tous, artistes et spectateurs. Quand la pièce commence, la représentation est terminée, le public, parti. Les comédiens continuent à vivre et se posent des questions sur leur identité et sur celle de « l’auteur qui les a fait naître ». C’est, littéralement, le théâtre dans le théâtre. On sait que le Guignol a marqué Ionesco. Il est évident que la scénographie rappelle le castelet. Nous avons même pensé utiliser des marionnettes, mais nous qui est ce ionesco ? / page 55 avons plutôt choisi le théâtre d’objets. Pour nous, c’est l’écrin dans lequel l’œuvre est née et nous l’avons conservé pour la salle Fred-Barry. Le jeune compositeur Jean-Michel Rousseau a aussi participé de manière très étroite à l’élaboration du spectacle. Cela a dû poser des défis considérables ? C’est ce que nous souhaitions dès le départ. La composition de la bande sonore et de la musique est le travail de maîtrise de Jean-Michel qui a étudié avec la grande compositrice contemporaine Ana Sokolovic. Nous avons découvert un musicien extraordinaire. Je lui parlais en termes d’émotion et de théâtre, je lui proposais un univers, et il me répondait la semaine suivante en musique. Je me demandais par exemple comment représenter la montée de l’angoisse, tellement présente chez Ionesco, par le passage d’un rhinocéros. Je ne voulais surtout pas un barrissement, trop littéral. Jean-Michel a proposé un air de violon vraiment oppressant, et on entend passer les rhinocéros ! © Carlos Jamous Je me suis servie de la contrainte pour créer. Plus le filet est tissé serré, plus je trouve ma liberté entre les mailles. J’ai placé les comédiens dans un cadre très strict, à l’intérieur duquel ils ont pu s’éclater. Je ne les ai jamais sentis étouffés. Chacun a pris son espace dans la boîte. Nous avons défini le lieu où se déroulait chaque scène, puis nous nous sommes servis de notre imagination pour l’amener à l’échelle du théâtre avec l’aide de la scénographe, qui a fait preuve d’une grande ingéniosité. page 56 / qui est ce ionesco ? certains de ses déplacements. Étant donné que plusieurs personnages sont joués par la même comédienne et portent parfois le même nom, comme la Madeleine d’Amédée ou Comment s’en débarrasser et de Victimes du devoir, nous avons tâché de bien les caractériser. Quant au personnage de l’inspecteur, bien qu’il mène une enquête totalement loufoque, il a un jeu moins irréaliste puisqu’il correspond à un archétype. © Carlos Jamous En proposant un théâtre minimaliste, avezvous l’impression d’être à contre-courant ? Pour lui, tous les sons font partie de la partition et contribuent à la cohérence du sens. Sa collaboration nous a permis d’aller plus loin, de construire des tableaux qui sont pratiquement des pièces en soi et de les lier. Je ne dirais pas que nous sommes à contre-courant, mais plutôt dans un courant parallèle. Je crois beaucoup au pouvoir évocateur du théâtre qui propose au spectateur une expérience imaginaire à partir du « comme si… » : faites « comme si » un cube était un trône, « comme si » un rideau torsadé était un arbre, et cet arbre, la forêt… Pour moi, c’est l’essence du théâtre. Même les jeunes qui sont habitués à la technologie, plus spectaculaire mais pas nécessairement théâtrale, peuvent développer leur imagination au théâtre, la découvrir peut-être. Propos recueillis et mis en forme par Denise Ringuette Les personnages du théâtre de l’absurde sont des fantoches. Quel type de jeu avez-vous privilégié pour incarner, selon l’expression d’Alfred Jarry, ces « abstractions qui marchent » ? Ce type de théâtre exige un style de jeu non réaliste que nous avons exploré ensemble. Les trois comédiens, une Française, une Roumaine et un Québécois, viennent d’univers théâtraux très différents. Je me suis servie des forces de chacun. Le jeu corporel de Lori Hazine Poisson, qui a fait du mime, tend vers le tableau vivant. Celui d’Aliona Munteanu est plus primesautier, plus souple. Danseuse de formation, elle a chorégraphié qui est ce ionesco ? / page 57 L’ÉQUIPE ET LA COMPAGNIE EN ATTENDANT GODOT De Samuel Beckett Mise en scène : Serge Mandeville Une production d’Absolu Théâtre en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier Salle Fred-Barry Du 22 octobre au 8 novembre 2014 Interprètes François-Xavier Dufour............................... Pozzo Catherine Leblond.................................. Le garçon Pierre Limoges.......................................... Vladimir Louis-Olivier Mauffette........................... Estragon André-Luc Tessier........................................ Lucky Concepteurs et collaborateurs artistiques Décor et costumes.....................Marianne Forand Éclairages........................................Francis Hamel LA COMPAGNIE Absolu Théâtre souhaite être reconnu comme un passeur de culture qui est actif au sein de sa communauté et qui favorise l’épanouissement des créateurs, le développement de la pratique théâtrale, et le rayonnement d’œuvres de qualité auprès d’un large public. Pour toutes ses productions, la compagnie échelonne le travail sur une longue période de façon à profiter au maximum de ce qui se fait en latence quand on prend le temps de laisser reposer les choses, de laisser la matière théâtrale s’inscrire plus profondément en nous. Ses artistes cherchent également à inclure, le plus tôt possible dans le processus de création, une médiation culturelle pour cerner les points de vue et l’apport des membres de la communauté, des gens concernés par la thématique de l’œuvre en question, afin de maintenir un dialogue continu et bénéfique tant entre les créateurs qu’avec les gens de la communauté qui ont ainsi accès aux coulisses de la création. page 58 / En attendant Godot Fondé en 1998, Absolu Théâtre revient pour la quatrième fois au Théâtre Denise-Pelletier après y avoir présenté L’Histoire des Atrides (1998), Crime et châtiment (2000) et Le Songe d’une nuit d’été (2009). Au cours des deux dernières années, la compagnie a eu le bonheur de faire de la médiation culturelle auprès des adolescents qui fréquentent le Carrefour Parenfants. En 2012, dans le cadre de Vues d’ado, elle a fait découvrir le milieu des arts de la scène à de jeunes curieux, en passant non pas par la représentation, mais par les coulisses. En 2013, avec Vues d’ado la suite !, elle a poursuivi le travail en abordant cette fois la représentation et le processus de création, ce qui a mené à la production et la présentation d’une courte pièce jouée devant un public plus qu’enthousiaste ! Un blogue, publié sur Radio-Canada.ca, a permis aux participants de documenter leur expérience en photos, en mots et en vidéos. http://blogues.radio-canada. ca/vuesdado/ Vues d’ado 3.0, le projet de 2014, est présentement en développement… mais il y a fort à parier que la technologie et le multimédia seront de la partie ! http://www.absolutheatre.com/ Fréquenter Beckett et attendre Godot Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible. Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus. [...] Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. [...] Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Samuel Beckett, lettre à Michel Polac, janvier 1952. En attendant Godot est certainement la pièce la plus célèbre de Samuel Beckett (1906-1989), celle qui l’a fait connaître dans le monde entier. Écrite en français en 1948, publiée aux Éditions de Minuit à Paris en 1952, créée à Paris en 1953, elle a été traduite en plus de 20 langues. Pièce en deux actes, En attendant Godot raconte l’histoire de deux vagabonds, Vladimir et Estragon, qui espèrent un hypothétique visiteur, Godot, dont on ne sait rien mais qui devrait apporter une réponse à leurs attentes. Ils parlent de choses et d’autres, pour faire passer le temps. Survient Pozzo, qui tient en laisse Lucky, son esclave. Après un bref échange, Pozzo et Lucky repartent. Arrive alors un jeune garçon, qui apprend à Vladimir et Estragon que Godot ne pourra pas venir aujourd’hui, mais certainement demain. ~ Samuel Beckett par Roger Pic, 1977. Le deuxième acte ressemble au premier, à quelques variations près : Pozzo est devenu aveugle, et Lucky est muet. Le jeune garçon revient, mais prétend n’être pas venu la veille. Vladimir et Estragon persistent dans l’attente et répètent, comme à la fin du premier acte : « Allons-nous-en. On ne peut pas. Pourquoi ? On attend Godot. C’est vrai ». Et ils ne bougent pas. En attendant Godot / page 59 ENTRETIEN AVEC SERGE MANDEVILLE, METTEUR EN SCÈNE Cofondateur et directeur d’Absolu Théâtre, Serge Mandeville est auteur, comédien et metteur en scène. Depuis 1998, il a monté une vingtaine de pièces dont Crime et châtiment de Dostoïevski, Macbett de Ionesco, Oh les beaux jours de Beckett et Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, qui ont connu de beaux succès. Il a également signé deux traductions de Dostoïevski en collaboration avec Igor Ovadis. Il a monté des textes dont il est l’auteur comme Ailleurs, présenté en 2008 et repris deux ans plus tard. Il est également le coordonnateur de l’événement Théâtre Tout court, qui présente de brèves pièces de théâtre interprétées par des acteurs de la relève. Dans son parcours d’homme de théâtre, Serge Mandeville a plusieurs fois rencontré l’écriture de Beckett. Il a mis en scène Oh les beaux jours en 2004, et deux courtes pièces, Comédie et Pas, regroupées sous le titre de Rythmes, en 2008. Sa pièce Ailleurs, originalement créée dans la salle intime du Théâtre Prospero en 2008, a été mise en nomination en 2009 pour quatre prix Cochons d’or — meilleur spectacle, meilleure mise en scène, meilleure équipe d’acteurs, pertinence sociale — en plus de remporter le Cochon dramatique du meilleur texte de création et de faire l’objet d’une reprise sur la scène principale du Théâtre Prospero en 2010. Il travaille présentement sur plusieurs projets, dont l’écriture d’une nouvelle pièce pour laquelle il a reçu une bourse de création du Conseil des arts du Canada. Il se consacre également à l’enseignement du théâtre. Ce cheminement dans l’œuvre de Beckett était-il nécessaire pour arriver à la mise en scène d’En attendant Godot ? Je n’aurais probablement pas osé commencer par Godot, même si c’est la pièce la plus accessible. J’ai fait mes classes avec les trois autres. En attendant Godot n’est pas moins difficile à monter, mais je suis prêt à le faire. Je suis content d’avoir suivi ce chemin et de me sentir plus familier avec Beckett pour aborder Godot, comprendre son langage, page 60 / En attendant Godot © Alex Trud. Comme comédien, il a joué au Théâtre du Rideau Vert dans Le Vrai Monde ? où il tenait le rôle principal, ainsi qu’au TNM, au Théâtre Denise-Pelletier et dans tous les spectacles de la compagnie Absolu Théâtre. ~ Serge Mandeville avoir la capacité de lui faire confiance. J’ai hâte de m’y replonger. Au Québec, En attendant Godot a été monté à plusieurs reprises, par des metteurs en scène comme André Brassard, en 1992 et Lorraine Côté, à Québec en 2006. Comment abordez-vous cette mise en scène ? La dernière mise en scène de cette pièce à Montréal était celle d’André Brassard, au Théâtre du Nouveau © HBeauchamp Monde, avec Normand Chouinard, Rémy Girard, Jean-Louis Millette et Alexis Martin. J’étais à l’université quand j’ai vu la pièce, j’avais 19 ans et le questionnement existentiel m’avait frappé comme une tonne de briques : pourquoi je vis, comment trouver un sens à ma vie. Cette mise en scène m’a marqué, mon amour pour le théâtre de Beckett est né ce jour-là. Passer après Brassard, ça aurait pu me faire hésiter car, en faisant des personnages de vieux acteurs déchus, il apportait une relecture de la pièce, il voulait s’éloigner de ce qu’il avait vu. Je n’irai pas par là. C’est peut-être par le personnage de Lucky, l’esclave, que je vais me démarquer. Pour celui-ci, j’ai choisi André-Luc Tessier, un jeune comédien qui sort du Conservatoire. Je voulais que ce soit choquant, comme l’esclavage l’est. Pierre Limoges, avec qui j’ai travaillé sur Comédie, la courte pièce de Beckett, aura le rôle de Vladimir et Louis-Olivier Mauffette celui d’Estragon. Quant à Pozzo, il sera interprété par François-Xavier Dufour, qui jouait dans ma pièce Ailleurs. Quand Beckett a fait la mise en scène d’En attendant Godot, il y avait de longues pauses, où il ne se passait rien pendant deux ou trois minutes. Je ne suis pas sûr d’aller là, ça ne m’intéresse pas. Vladimir et Estragon ne sont pas capables d’attendre en ne faisant rien, ils ont peur du vide, peur du silence : on va s’engueuler, ça va faire passer le temps. Pour faire face à l’angoisse, affronter ce qui leur fait peur, il leur faut des actions, même infimes, pour les distraire, pour donner du sens à une existence qui semble ne pas en avoir. C’est la même chose pour Winnie dans Oh les beaux jours, elle a besoin de s’occuper, de babiller pour éviter de se faire sauter la cervelle. En attendant Godot est une pièce sur la vacuité, le vide de l’existence, son absurdité. Que vous dit Godot ? Beckett a parlé de ce vide dans toutes ses pièces. Que ce soit dans Oh les beaux jours ou dans En attendant Godot, la situation de base est la même : faire passer le temps pour survivre tant bien que En attendant Godot / page 61 mal, se tenir occupé pour ne pas faire face à cette profonde angoisse qui nous habite continuellement. Beckett envisageait l’existence humaine ainsi, dans une solitude et un désespoir profonds. Quand on est dans l’action, on n’y pense pas. Mais dès qu’on reste immobile, l’angoisse revient. Et ça continue jusque dans la mort. Dans Comédie, l’amante dit de la mort : « j’aurais pensé que ce serait plus reposant ». Pas très joyeux, Beckett ! C’est dans le contraste, dans la lutte pour ne pas sombrer, que ses personnages sont beaux, c’est là qu’ils deviennent lumineux. « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer » écrit Beckett dans son roman L’Innommable ; cela résume bien son œuvre : malgré le désespoir, on va continuer, dire que ça va bien, que c’était une belle journée. Clowns tristes, vagabonds, êtres désemparés, acteurs de cinéma muet… qui sont Vladimir et Estragon pour vous ? Et Godot ? Pour moi, ce sont des itinérants. Sur le bord du fleuve, j’ai vu un jour deux gars qui pêchaient. En les regardant, j’ai compris qu’ils étaient là tous les jours, pas des paumés mais des amis de toujours, un qui parle beaucoup et l’autre qui ne dit rien. J’ai pensé à Vladimir et Estragon, qui sont ensemble sans savoir pourquoi mais qui ne peuvent pas imaginer leur vie l’un sans l’autre. Beckett ne dit rien de ses personnages, ce sont des clandestins. Durant le processus de création, nous allons travailler en dialogue avec des groupes de camelots et d’itinérants. La médiation culturelle fait désormais partie de la démarche d’Absolu Théâtre. Cela nous permet de créer un lien avec l’œuvre, d’avoir un point de vue différent sur les personnages. © HBeauchamp Quant à Godot, je ne suis pas encore fixé. Godot, c’est ce qu’on attend, ce qui nous empêche de bouger, les prétextes, les décisions que l’on remet au lendemain. Quand la pièce a été créée en anglais, un acteur a posé cette question à Beckett : « est-ce Dieu, God, Godot ? » et Beckett a répondu : « si j’avais voulu que ce soit Dieu, je l’aurais appelé God ». C’est ce qui rend la pièce aussi forte : on met qui on veut dans ce rôle, on ne saura pas qui c’est, puisqu’il ne viendra pas. page 62 / En attendant Godot C’est une pièce écrite avec beaucoup d’humour, « rien n’est plus drôle que le malheur », disait Beckett. Ce n’est qu’à la fin que l’on est saisi par le questionnement existentiel, est-ce seulement les silences ! Si on ne les respectait pas, on passerait à côté de la pièce. Elles décrivent des actions simples, à faire simplement : l’un qui enlève son soulier, l’autre qui a mal aux reins. La magie de Beckett, c’est la profondeur qui survient dans les regards et dans les petits gestes anodins, qui sont toujours justes. C’est là qu’il devient bouleversant. Puissant. © Juan R. Lascorz 2007 La première indication de la pièce est « Route à la campagne, avec arbre. Soir.» Comment envisagez-vous la scénographie ? ~ Escopallos. ça la vie, cette attente ? Mais on peut y voir une incitation à l’action. C’est Marianne Forand qui va concevoir la scénographie, nous avons fait plusieurs spectacles ensemble dont Ailleurs, Le Songe d’une nuit d’été, etc. Comment va-t-on traiter l’arbre, je ne sais pas encore, j’aime bien ce qui est transposé. Dans un exercice scolaire que j’ai dirigé il y a quelques années, l’arbre était représenté par un balai peint en blanc. Mais l’endroit où se passe la pièce est secondaire. Propos recueillis et mis en forme par Michelle Chanonat L’adolescence est une période d’attente : on attend de devenir adulte, on attend d’avoir fini ses études, on attend de vivre par nous-mêmes. On se dit : quand je saurai ce que je veux faire, je vais commencer à être heureux. Alors, si Vladimir et Estragon ont un message à livrer, ce serait : n’attendez pas pour vivre. Beckett avait fait ajouter une clause dans ses contrats mentionnant le respect des didascalies. Allez-vous les respecter ? © HBeauchamp Oui, j’ai écrit une lettre aux Éditons de Minuit dans laquelle je m’engage à respecter les didascalies, à ne pas faire de coupures ni changer le sexe des personnages. Mais ce n’est pas une contrainte, Beckett savait ce qu’il faisait. Dans ses didascalies, tout est là : les actions, les regards, les hésitations, En attendant Godot / page 63 L’ÉQUIPE DU THÉÂTRE DENISE-PELLETIER Directeur général Directeur artistique Conseiller au directeur artistique Directrice administrative Directeur de production Responsable des infrastructures et directeur technique Directrice des communications Adjointe aux communications Attachée de presse Responsable des services scolaires Adjointe aux services scolaires Gérant Préposées au guichet Chef machiniste Chef éclairagiste Chef sonorisateur Chef habilleuse Chef cintrier Coordonnateur technique (Salle Fred-Barry) Techniciens Accueil page 64 / En attendant Godot Rémi Brousseau Claude Poissant Jean-Simon Traversy Manon Huot Réjean Paquin Guy Caron Julie Houle Anaïs Bonotaux-Bouchard Isabelle Bleau Claudia Dupont Stéphanie Delaunay Marc-André Perrone Isabelle Durivage Geneviève Bédard Pierre Léveillé Michel Chartrand Claude Cyr Louise Desfossés Pierre Lachapelle Responsable de l’entretien Préposé à l’entretien Équipe des bénévoles Patrice Jolin Éric Belleau Lucette Bernèche Gratia Dumas Aline Gauthier Andrée Hassel Carmen Lebrun Janine Limoges Nicole Poulin CONSEIL D’ADMINISTRATION Président Vice-présidente Trésorière Secrétaire Administrateurs * Monsieur Pierre-Yves Desbiens CPA, CA, CF, MBA Vice-président Finance et administration Institut NEOMED *Lucie Houle, PhD Vice-présidente - Gestion des talents Banque Nationale du Canada * Madame Lisa Swiderski, CA, MBA Vice-présidente Opérations Investissements Banque Nationale du Canada Benoit Lestage, LLB, D. Fisc. Directeur principal Service de fiscalité internationale Mazars Thomas Asselin Président & Directeur de création 73DPI Nathalie Barthe Directrice, Architecture d'information JDA Software, Innovation labs Luc Bourgeois Comédien *Rémi Brousseau Directeur général Théâtre Denise-Pelletier Jean Leclerc Comédien et metteur en scène *Claude Poissant Directeur artistique Théâtre Denise-Pelletier Ghislain Dufour Sophie Boivin Raphaël Bussières Anthony Cantara Brigitte Deshusses Mathieu Dumont Martin Dussault Michel Dussault Martine Gagnon Alexandre Gohier Michel Harvey Louis Héon Martin Jannard Robin Kittel-Ouimet Marjorie Lefebvre Pier-Emanuel Legault Louis Léveillé Michel Maher Serge Pelletier Carlos Diogo Pinto Étienne Prud’homme Martha Rodriguez Geneviève Bédard Ghislain Blouin Président honoraire Gilles Pelletier Virginie Brosseau-Jamieson Membre honoraire Françoise Graton Émilie Carrier-Boileau Simon Faghel-Soubeyrand * Membres du comité exécutif Sébastien Hébert Anne-Marie Jean Collette Lemay Thomas Mundinger Jolène Ruest Félix-Antoine St-Jacques