XIII - Onzième travail : Les étymologies de Mnémosyne La nuit avait été courte mais réparatrice. Les élèves, partagés entre la terreur d’avoir dû affronter l’odieuse Méduse et son armée de reptiles, et la joie d’en être sortis victorieux, s’étaient tous rapidement endormis, de même que leurs professeurs, exténués. Il n’y avait pas eu un seul bruit sur le pont de toute la nuit, mis à part le sifflement des alizés nocturnes s’unissant aux doux et paisibles ronflements de l’équipage. Au petit matin, par gentille moquerie, Ulysse sonna dans sa conque pour réveiller ses compagnons : Lonny hurla de peur, M. Tasselli se dressa d’un bond et se cogna lourdement le front contre le mât. Hugo tomba de son matelas de nuages. La plupart des enfants râla quelques secondes, puis se leva doucement en s’étirant. Seul Quentin se cacha sous sa couverture et gémit : « S’il-te-plaît, Maman… encore deux minutes… » Jeanne s’approcha de lui et lui jeta un seau d’eau au visage en criant : « Je ne suis pas ta mère, gros bêta ! On est arrivés ! Debout ! » Ulysse fit comme à l’accoutumée apparaître un bon petit déjeuner qui permit à chacun d’émerger calmement des brumes de Morphée. Mme Jourdan s’approcha du bastingage, en tenant un bon café chaud entre ses mains : « Quel danger nous attend aujourd’hui, grand Ulysse ? Quelle prouesse allons-nous devoir accomplir ? — Je suis chargé de vous conduire en plein cœur d’Athènes, dans la célèbre académie fondée par l’illustre Platon. — Oh non pas lui, soupira Raphaël. On a déjà travaillé sur lui en Histoire et c’était un vrai calvaire ! — Ne t’inquiète pas, petit homme, ce n’est pas contre lui que nous devrons nous mesurer, mais Mnémosyne, la Titanide-mère-des-Muses, déesse de la mémoire. — Une Titanide !!! J’ai peur ! — Ne crains rien. C’est une charmante déesse. C’est elle qui a inventé le langage et les mots, afin que nous ne perdions rien de notre passé. — On va rencontrer l’inventrice du langage ! La classe ! » hurla de joie le professeur de Français. Le navire des airs survola alors le port du Pirée, peuplé de barques de pêcheurs bleues et blanches et de navires de guerre en bois massif. Une foule incommensurable remuait sur les quais ; on entendait les cris des vendeurs, le bruit des charrettes sur le pavage, et quelques accords de bouzoukis au loin, sur les terrasses des tavernes. M. Tasselli et Murièle se mirent à danser le sirtaki sur le pont, en chantant l’air de Zorba le Grec. Puis l’embarcation s’avança dans les terres, dépassa la grande plaine du bord de mer et s’arrêta quelques instants au-dessus de l’Acropole, afin que les élèves puissent admirer le grand Parthénon, dédié à leur ami Athéna, et les sublimes cariatides de l’Érechthéion, bâti à l’endroit même où avait eu lieu jadis la grande dispute entre Poséidon et la déesse de la guerre pour la suprématie de la cité. Tout le monde était ébloui devant la splendeur athénienne, ses bâtiments de tous les styles, ses statues de marbre par milliers, et sa population vive et chatoyante. Ils passèrent au-dessus de l’agora, du temple d’Héphaïstos et du quartier de Plaka, avant de remonter encore jusqu’à un grand bâtiment situé sur l’une des collines qui ceinturent la ville au nord. « Nous y voici, annonça Ulysse. Attention à la manœuvre… Mince, le gouvernail ! » Le bateau fit une embardée dangereuse, tangua fortement, et le pauvre Matthéo-Tom glissa par-dessus bord et atterrit sur le toit de l’académie. Ulysse reprit le contrôle de son vaisseau et parvint à se poser dans les jardins de ce grand palais des savoirs. Il téléporta ensuite le pauvre élève coincé sur son toit jusqu’au sol, et le groupe put alors admirer l’architecture de l’académie. Le bâtiment se démarquait de tous les autres par sa blancheur immaculée, par sa grandeur et par le nombre incroyable de colonnes et de statues dans ses allées et ses jardins parsemés d’iris et de roses. Sur le toit flottaient les étendards des plus grandes cités et colonies grecques du monde méditerranéen antique. Ils s’avancèrent jusqu’à l’entrée principale, et Hugo cria alors, en observant le fronton : « Oh, M. Tasselli, regardez ! Ils vous ont recopié ! C’est la même phrase que vous avez écrite au-dessus de l’entrée de votre salle de cours : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » — C’est plutôt moi qui leur ai volé cette sentence, mon petit Hugo. — Ca veut dire quoi au fait, monsieur, cette phrase ? — Cela signifie à peu près que pour pouvoir étudier les vérités du monde, il faut se libérer de nos fausses sensations, et entrer dans ces lieux avec un esprit logique et raisonné pour observer avec intelligence la réalité de l’univers, que Platon nomme le monde des Idées. Si l’on reste dans l’illusion de nos émotions, on est bloqué dans une caverne qui déforme notre vision du monde. Il faut regarder la lumière en face, froidement et avec rigueur. — J’ai pas tout compris, soupira le jeune homme. — Moi non plus, ajouta Nour, mais c’est très joli ! — Et pourquoi vous l’avez recopiée au-dessus de la porte de votre classe ? — Pour vous faire poser la question, et donc chercher la réponse. — Bon, j’y comprends rien, ça me fatigue moi, la philosophie, râla David. — Moi aussi. Et ils enseignent que des maths, alors, ici ? — Oh non, on y enseigne la géométrie, mais aussi l’astronomie, la philosophie et l’art de bien manier le langage pour bien s’exprimer ; on appelle cela la rhétorique. » Tandis qu’ils devisaient joyeusement dans les jardins, tels les héritiers de la célèbre école péripatéticienne d’Aristote, la grande porte de l’académie s’ouvrit et un homme barbu très grand et très robuste apparut, dans une toge complètement blanche et très élégante : « Ca alors, c’est M. Maschio, notre CPE ! — De quoi parles-tu, jeune apprenti ? Je suis Platon, le grand philosophe. C’est moi qui dirige cet établissement. Soyez les bienvenus, nous vous attendions. Suivezmoi, je vais vous conduire jusqu’à l’amphithéâtre de Mnémosyne. » Le directeur leur fit traverser le grand hall, tapissé de bibliothèques et de niches contenant les statues des plus illustres penseurs, avant de leur faire gravir le grand escalier et de les conduire jusqu’au fond d’un long corridor. Il s’arrêta devant une porte à doubles battants, et l’entrouvrit : « Ô divine gardienne des ombres du passé, source de la langue grecque, les petits protégés d’Ulysse sont arrivés. » On entendit alors la douce voix de la déesse, s’adressant à ses étudiants : « Mes chers amis, je suis contrainte de finir mon cours un peu plus tôt que prévu. Nous poursuivrons notre étude demain. Merci de votre attention, vous pouvez sortir. » Une cinquantaine de jeunes gens en toge bleu clair sortit paisiblement et en silence, avec tablettes et papyrus sous leur bras. « Eh bien, ce n’est pas les 6ème1 qui sortiraient de cours avec autant de calme », ironisèrent les professeurs. Ulysse fit ensuite entrer le groupe dans le superbe amphithéâtre. C’était une grande salle sertie de colonnes de marbre de couleurs différentes, autour d’un immense gradin en bois clair ciré. Mnémosyne les regarda s’installer calmement, du haut de son estrade. Tous reconnurent les traits de leur autre professeur d’Anglais au collège, Mme Parola. Elle était grande et belle. Elle portait une magnifique toge en soie rose brodée de lettres grecques dorées, et de longues boucles d’oreilles colorées, assorties à son très beau collier, et qui mettaient en valeur son regard bleu océan et le rendaient encore plus éclatant. Dans sa belle et abondante chevelure bouclée, blonde comme les blés, couraient des perles et des pierreries. Les élèves eurent l’impression de se retrouver face à une reine. A ses côtés somnolait un charmant petit chien, au pelage sombre et soyeux : « Oh ! Il est trop mignon votre chien, madame Pa… madame Mnémosyne. — Je te remercie. C’est mon petit amour. Il se nomme Ibliss. Cela veut dire diable… car il a un fichu caractère ! » Sfia s’approcha de celle qu’elle pensait être sa prof préférée et commença à mimer des gestes étranges et ridicules : « Mais que fais-tu, petite fille ? Tu ne te sens pas bien ? — Ben si, je commence le sketch qu’on devait faire pour la séance prochaine. — Le quoi ? — Le sketch, voyons ! A chaque cours on commence par un sketch qu’on devait préparer à la maison. — Je n’entends rien à ce que tu racontes. Ces mortels sont définitivement bien étranges… Mais cesse donc de remuer ainsi ! On dirait un canard ! — Mais pas du tout, c’est une autruche ! Vous vouliez qu’on mime une sortie au zoo ! Vous ne vous souvenez pas ? Eh bien, pour une déesse de la mémoire… » Mme Jourdan s’approcha discrètement de Sfia : « Arrête, tu vois bien que ce n’est pas notre amie. Elle ne peut pas savoir de quoi tu parles. » La déesse descendit de sa chaire, fit venir un scribe, et s’adressa alors à l’assemblée : « Bien. Je suis ravie de rencontrer des voyageurs du futur. Lorsqu’Héra m’a demandé de vous inventer une épreuve, je me suis tout de suite dit que vous pouviez m’être très utiles. — Très volontiers. Quelle est ton épreuve, ô grande déesse ? — J’ai fondé le langage des hommes, et je suis fière de mon invention. Néanmoins, j’imagine bien que mes mots ont évolué avec les siècles, et je voudrais savoir s’il reste encore des racines de ma langue dans vos dialectes modernes. » Un large sourire se dessina sur le visage de M. Tasselli : « Des racines grecques ! Notre langue française en est imprégnée. Nous venons du Grec, et du Latin aussi. Nous sommes pétris de ces anciens langages encore très vivaces de nos jours. Il y a par exemple… — Tais-toi, précepteur ! Je demeure tout de même fidèle à Héra, et je ne vais pas te laisser gagner si facilement en te laissant déverser impunément ta science. Cette épreuve ne regarde que ces enfants. Je vous interdis toi et tes consœurs d’y participer. Latinus Latinae Interdictus Parlare. Vous ne pourrez plus vous exprimer autrement qu’en Latin. Ce serait trop simple sinon. Je me dois d’être juste. — Si vis pacem para bellum, déclara le prof de Français, en mettant la main sur sa bouche et réalisant qu’il ne parvenait plus à s’exprimer dans sa langue maternelle. Senatus populusque romanus… Quo vadis domine, et caetera… — Flutuat nec mergitur, annonça terrifiée Murièle. Ite missa est ! — Errare humanum est, perseverare diabolicum, se lamenta Mme Jourdan. Cave canem. Dura lex sed lex… » Jeanne s’énerva alors contre la déesse : « Libérez tout de suite nos professeurs de cet enchantement ! — Je les libérerai bientôt, si vous accomplissez convenablement la tâche que je vous assigne. — Cogito ergo sum, répondit M. Tasselli en tentant de rassurer sa jeune élève. » Chacun essaya alors de fouiller dans sa mémoire et sa culture. Adam, Federico et Sofia, jeune élèves romains arrivés au collège en début d’année, se réunirent quelques secondes et s’adressèrent alors à Mnémosyne : « Nous sommes italiens, belle déesse, déclara Sofia. Dans notre langue, il y a beaucoup de mots qui sont restés du Grec ancien. Je connais par exemple Cefalo, c’est un mulet chez nous, un poisson à grosse tête. — Et cela vient effectivement du Grec, jeune fille. Le mot Kephale signifie « tête » dans notre langue. — Et moi je connais Anguria, ajouta Federico. Ca veut dire « pastèque ». — Et cela vient sans doute de Angourion, qui signifie « gros contenant ». — Et moi je peux citer par exemple le mot Derma, renchérit Adam. — Derma, « la peau », oui, bravo. Notez scribe, notez ! — Oh, j’ai déjà entendu cette phrase quelque part, se souvint Ilana. — Habemus papam hic et nunc ! Deus ex machina, hurla de joie le prof de Français. — Merci monsieur ! — Carpe Diem, Adama, Carpe Diem. » Ambre et Nour s’approchèrent à leur tour : « Moi, mon parrain a vécu en Allemagne. Je connais le mot Zynisch, ça veut dire « méchant, cynique ». — Et cela doit provenir vraisemblablement du mot Kynikos qui signifie « chien ». Ne le prends pas mal, mon bel Ibliss. Notez scribe. — Et moi ma tante vit à Berlin. On a visité le zoo là-bas. Je connais le mot Flusspferd, ça veut dire « hippopotame ». — Et c’est une déformation du mot Hippopotamos, qui signifie « cheval du fleuve ». — Delenda est Carthago ! Fiat lux, déclara Mme Jourdan, très fière. Veni vidi vici ! » Gabriel apporta ensuite sa contribution : « O belle Mnémosyne, ma maman parle l’Espagnol. Elle m’a appris le mot Necropolis. — C’est un calque de notre Nekropolis, que nous employons pour désigner un « cimetière ». Très bien, jeune homme. — Je connais aussi le mot Coma. — Kôma, « sommeil profond ». Bravo ! — Et Apnea. — L’apnée. Félicitations ! — Gloria in excelsis deo, chanta Murièle. Ex libris ! Grosso modo, Gabriel ! Dies irae, dies irae ! » Les élèves d’origine maghrébine se réunirent longuement dans un coin de l’amphithéâtre, et se présentèrent à leur tour devant la gardienne des langages, sans même lui laisser le temps de commenter : « Moi je connais le mot Tarabiza, ça veut dire « table », expliqua Yasmina. — Et moi Ginn, qui vient du mot « génie », ajouta Amine. — Et moi Sima, la « marque, et Arruz, le « riz », renchérit Solafa. — Je connais Dinar, qui vient de « denier », et Askar, « l’armée », continua Ahmed. — Et Falsafa, le « philosophe », déclara Yanis. — Formidable ! Notez bien tout, Dactylo. — Décidément, où que j’aille, on me prend pour une machine à écrire, soupira le jeune scribe. — On peut ajouter le mot Firdaus, « paradis », et Sukkar, « le sucre », se vanta Sfia. — Et bien sûr Ibliss, « le diable », sourit Ahlem en faisant un clin d’œil au chien de Mnémosyne. — Oh ! Tu vois, mon Ibliss, tu restes éternel ! Vous m’impressionnez, jeunes mortels. » Le reste de la classe s’approcha ensuite à son tour de la divinité : « Et en Français, aussi, vous savez, la Grèce est très présente. Le mot Logos, par exemple, signifie chez nous « l’étude, le langage ». — Par exemple Bios Logos, chez nous c’est la Biologie, l’étude de la vie. — — — — — — — Et la Géologie, l’étude de la terre. Et la Psychologie, l’étude de l’esprit humain. Vanitas vanitatum, se la péta M. Tasselli. Ou encore la Théologie, l’étude des dieux et des religions. Et bien sûr la Mythologie, l’étude des mythes de votre monde. Et surtout vous nous avez légué la Philosophie, « l’amour de la sagesse ». C’est merveilleux, mes chers enfants ! Notre langue ne mourra donc jamais ! Quelle joie ! Vous me rassurez tant… Vous êtes formidables ! Vous méritez votre récompense. — Arma virumque cano, hurlèrent les profs tous ensemble. In extremis ! Urbi et orbi ! In vino veritas et tutti quanti ! Vademecum et vade retro satanas ! — Dites, madame la déesse, vous pouvez pas leur rendre leur langue, ils deviennent un peu lourds, ces trois-là. » D’un geste de la main, Mnémosyne libéra les enseignants de leur sort, et leur offrit l’ultime morceau de vasque, qui leur permit de la reconstituer en entier. Les profs respirèrent enfin et allèrent féliciter leurs jeunes prodiges. Amine se tourna alors vers eux et leur déclara, l’air songeur : « Mais j’y pense, en fait, on vient tous du même langage. Les racines se sont déformées différemment selon les pays, mais au fond, on est tous des frères. Pourquoi on se bat si bêtement dans notre époque ? — O tempora, o mores, soupira M. Tasselli. — C’est bon maintenant, monsieur, vous pouvez parler Français. — Oui pardon. Tu as raison, mon cher Amine. Je me disais comme toi que nous venons tous des mêmes hommes et des mêmes civilisations. Nous sommes des Méditerranéens, au fond, elle est là notre plus profonde identité. Nous sommes les fils de l’olivier… » La joyeuse troupe regagna en philosophant l’entrée de l’académie. Ils allaient tranquillement rejoindre le vaisseau d’Ulysse, lorsque soudain un nouveau vortex apparut dans un éclair au centre du ciel, et les aspira dans son cyclone.