CRITIQUE
ThéâTre de l’Œuvre
de HAROLD PINTER / Mes GÉRARD DESARTHE
DISPERSION (ASHES TO ASHES)
Gérard Desarthe met en scène et interprète – aux côtés de Carole Bouquet
– Dispersion, pièce de Harold Pinter plus connue sous son titre anglais :
Ashes to Ashes. Une plongée hypnotique de cinquante minutes dans les
interstices et les troubles de la conscience.
© Dunnara Meas
Carole Bouquet e
t Gérard Desarthe, interprètes
de Dispersion (Ashes to Ashes).
Des silences. Nombreux, tendus, habités. Une
femme, Rebecca, et celui que l’on devine être
son compagnon, Devlin, installé face à elle. Des
questions et des réponses qui tissent la trame
d’une double investigation, d’une double dimen-
sion à découvrir. D’abord, la dimension d’un sup-
posé adultère, d’un amant dont l’existence reste
imprécise, dont la réalité sinueuse échappe,
interroge. Puis une dimension encore plus énig-
matique, plus obscure, plongeant ses racines
dans le passé, dans les tragédies de l’histoire,
qui vient comme transpercer, bousculer, par
bouffées, l’espace-temps de ce face-à-face.
Cette dernière dimension, comme un iceberg
à la monumentalité invisible, surgit sans crier
gare. Elle renverse la stabilité du temps présent.
Subitement, la mémoire de la Shoah resurgit, par
éclats, pudiquement, sans s’identifier – déchi-
rure de l’histoire qui charrie avec elle toutes les
déchirures de l’histoire : passées et à venir. Écrite
en 1996 par celui qui obtiendra le Prix Nobel de
littérature neuf ans plus tard, en 2005, Ashes to
Ashes donne corps à des échappées mentales
situées à la frontière de l’abstraction. Des échap-
pées investies, sur le plateau du Théâtre de l’Œu-
vre, par Carole Bouquet et Gérard Desarthe, qui
signe la mise en scène du spectacle.
UNE CRÉATION RIGOUREUSE, EXIGEANTE
Au sein d’un décor entre salon bourgeois et
espace stylisé (conçu par Delphine Brouard), les
deux comédiens se révèlent remarquables. Pré-
cis, denses, ils jouent la carte du dépouillement,
de la rigueur, de l’intensité. Les répliques se
succèdent, en dehors de tout effet de démons-
tration, de tout débordement psychologique,
formant une suite de séquences entrecoupées
par de brefs noirs. Austère sans jamais être
poseuse, cette représentation nous emporte
presque instantanément dans la profondeur et
l’étrangeté de l’écriture de Harold Pinter (1930-
2008). Car cette écriture naît, résonne, s’ouvre,
dévoilant les béances d’un monde habité par
des mystères et des fantômes. Choisissant de
mettre à distance la corporalité et le trouble des
personnages, Gérard Desarthe crée un specta-
cle essentiellement cérébral, qui joue finale-
ment peu sur l’émotion. La pièce se déploie ainsi
à travers des nappes de sens et de perspectives
qui se répondent, s’élèvent, s’entrechoquent et
restent en suspension. C’est une très belle créa-
tion que présente, pour l’ouverture de sa saison
2014/2015, la nouvelle direction du Théâtre de
l’Œuvre. Une création qui s’inscrit dans la ligne
exigeante et ambitieuse que suit, depuis deux
ans, ce théâtre historique.
Manuel Piolat Soleymat
Théâtre de l’Œuvre, 55 rue de Clichy,
75009 Paris. A partir du 16 septembre 2014.
Du mardi au samedi à 21h, matinées le samedi
à 18h et le dimanche à 15h. Durée de la
représentation : 50 minutes. Tél. 01 44 53 88 88.
www.theatredeloeuvre.fr
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CRITIQUE
RÉGION / ThéâTre naTiOnal de niCe
d’aPrès HENRIK IBSEN / adaPTaTiOn eT Mes IRINA BROOK
PEER GYNT
© Monika Rittershaus
L’union de Peer Gynt
et de la fille du roi
des Trolls, dans
la mise en scène
d’Irina Brook.
Irina Brook modernise l’histoire
de Peer Gynt et aménage son
chemin initiatique entre féérie
et rock’n’roll, en un très beau
spectacle, remarquablement
composé, dirigé et interprété.
Peer Gynt, qui croise les genres, regorge de per-
sonnages, multiplie les rebondissements et s’af-
franchit des contraintes matérielles du théâtre,
a la réputation d’être une gageure à mettre en
scène. Choisissant d’adapter le texte en l’éla-
guant et en transformant la réussite du mauvais
garçon devenu marchand d’esclaves en success-
story rock’n’roll d’un petit gars de Norvège devenu
tous musiciens : autour de Shantala Shivalin-
gappa (sublime Solveig) et d’Ingvar Sigurdsson
(extraordinaire Peer Gynt), ils composent un
ensemble talentueux, aussi précis dans l’inter-
prétation physique que dans l’interprétation
instrumentale. Comme un leitmotiv, revient la
poignante et si belle chanson de Solveig, fil
conducteur des aventures de Peer l’insolent, le
débauché, le scandaleux, promesse et mémoire
de son amour pur et sincère, et Grieg ressurgit
comme par magie entre les notes du rock’n’roll
(chansons d’Iggy Pop). Magistralement agencé,
avec un rythme trépidant et un remarquable
maîtrise des effets scéniques, ce spectacle
ouvre brillamment le mandat d’Irina Brook à la
tête du Théâtre National de Nice.
Catherine Robert
Théâtre National de Nice, promenade des Arts,
06300 Nice. Du 25 septembre au 18 octobre 2014.
Mardi et jeudi à 19h30 ; vendredi et samedi à
20h ; dimanche à 15h. Tél. 04 93 13 90 90.
Durée : 2h40 avec entracte.
Spectacle vu au Théâtre National de Nice.
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une star odieuse, Irina Brook parvient néanmoins
à en conserver le foisonnement protéiforme, la
démesure onirique et fantasmatique, la folie
joyeuse et la profondeur métaphysique. Sur le
plateau nu, se succèdent les scènes de la quête
de Peer Gynt, entre provocations, épreuves, bon-
heur et malheur, réussites et défaites, gloire et
ruine. Acculé à la fuite pour avoir déshonoré une
jeune mariée le jour de ses noces, Peer batifole
parmi les Trolls, dont il engrosse la princesse
d’un simple regard, puisque chez ce peuple, la
pensée est performative !
THÉÂTRE DES MERVEILLES
Tel est peut-être la vérité de Peer Gynt : on n’est
jamais que ce qu’on raconte, et le monde est
sitôt que le verbe en accouche. Peer Gynt est
un raconteur d’histoires – ainsi celles qu’il
narre à sa mère et qu’il réinvente encore pour
rendre son trépas plus doux – un effronté fort
en gueule et en mots : un homme de théâtre.
Irina Brook ne convoque presque rien d’autre
que le brio des artistes qu’elle réunit. Quelques
pétales de fleurs, quelques flocons tombés des
cintres, quelques accessoires, des costumes
chatoyants (très beau travail de Magali Castel-
lan) et des masques poétiques et drôles (salut
au talent de Cécile Kretschmar) suffisent à faire
naître la magie et le suspense de cette histoire,
dont on suit les péripéties haletantes avec émo-
tion, admiration et stupeur. Les comédiens sont
CRITIQUE
T2G-ThéâTre de Gennevilliers / ThéâTre du radeau
Mes FRANÇOIS TANGUY
PASSIM
© Brigitte Enguerand
Passim, la dernière création
du Théâtre du Radeau.
Après Coda Ricercar
Onzième
le Théâtre du Radeau poursuit
ses explorations scéniques et
poétiques avec Passim. Une
nouvelle expérience au-delà des
mots. Imposant.
Il faudrait pouvoir ne rien dire de trop précis, de
trop concret au sujet des créations du Théâtre
du Radeau. Ne pas avoir à expliquer, à décorti-
quer les choses qui adviennent sur le plateau
lorsque le noir se fait et que Laurence Chable,
Patrick Condé, Fosco Corliano, Muriel Hélary,
Vincent Joly, Carole Paimpol, Karine Pierre,
Jean Rochereau et Anne Baudoux surgissent,
les uns puis les autres, costumés, emperru-
qués à la manière de personnages emphati-
ques, dans leurs apparitions instables, plus
ou moins fugitives, ouvrant à travers des suites
de paroles (de Kleist, Shakespeare, Molière,
Calderón…) ou des présences en mouvement
la voie de cheminements poétiques. Il faudrait
pouvoir seulement, simplement se contenter
de dire allez-y, courez – même – découvrir ce
monde de frottements, de visions littéraires,
musicales, picturales, allez faire l’expérience
de ce théâtre de superpositions et de plongées.
Il faudrait, en somme, pouvoir éviter tout com-
mentaire, comme le directeur de la compagnie
installée au Mans, François Tanguy, explique
vouloir le faire.
UN MONDE DE FROTTEMENTS
ET DE SUPERPOSITIONS
« Pour moi, déclare-t-il, seul l’acte compte, pas
le commentaire qui nous fait tomber dans des
pièges dialectiques : est-ce que c’est désincarné
ou pas… est-ce que c’est abstrait ou concret…
Dès qu’on commence à commenter, on crée des
ellipses partout… » En effet, dans Passim, seul
l’acte compte. Comme seuls comptent, pour
ce qu’ils sont et ce qu’ils provoquent, pour
eux-mêmes, en dehors de toute justification
dramaturgique, les êtres qui s’imposent sur
le plateau, allant et venant, les musiques qui
s’élèvent et s’éloignent (de Gluck, Cage, Schu-
bert, Xenakis…), les textes qui se détachent ou
s’entremêlent (en français, italien, espagnol,
anglais, allemand), les panneaux et châssis
monumentaux qui composent et recomposent
l’espace scénique, toutes les parenthèses
qui s’ouvrent et se referment dans une valse
incessante de fondus enchaînés… Passim a
été créé en novembre 2013, au Festival Met-
tre en Scène, à Rennes. Cette création impres-
sionnante est aujourd’hui reprise au Théâtre
de Gennevilliers, dans le cadre du 43e Festival
d’Automne à Paris.
Manuel Piolat Soleymat
T2G – Théâtre de Gennevilliers, Centre
dramatique national de création contemporaine,
41 av. des Grésillons, 92230 Gennevilliers.
Du 26 septembre au 18 octobre 2014. Les mardis
et jeudis à 19h30 ; les mercredis, vendredis et
samedis à 20h30 ; les dimanches à 15h ;
relâche les lundis. Durée du spectacle : 1h45.
Tél. 01 41 32 26 26 et 01 53 45 17 17.
www.theatre2gennevilliers.com,
www.festival-automne.com.
Également du 5 au 15 novembre 2014, au
Centre dramatique national de Besançon ;
du 25 au 29 novembre à La Fonderie, au Mans ;
du 7 au 16 janvier 2015 au Théâtre Garonne
à Toulouse ; du 21 au 31 janvier au Théâtre
national de Strasbourg ; du 5 au 12 février
à la MC2 de Grenoble.
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