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Et surtout, les écrits d'Aristote apportaient quelque chose d'inattendu. Depuis la chute des écoles
philosophiques païennes, on demandait à la philosophie d'être une sorte d'outil d'analyse
(complémentaire et utile à la théologie). Mais l'aristotélisme apporte une physique, une méta-
physique, une théologie … bref non pas un simple outil d'analyse, mais des affirmations sur le monde
et sur Dieu, une vision du monde différente et cohérente, qui s'avère sur bien des points
incompatible avec la perspective chrétienne de l'époque : un monde éternel et incréé, un Dieu qui
n'est que le premier moteur du monde et qui ne s'investit absolument pas dans l'histoire des
hommes, une âme qui n'est que la forme du corps et qui disparaît à la mort … bref autant d'éléments
qui n'entrent pas dans la perception de l'histoire chrétienne du Salut.
Le premier réflexe est bien sûr de retirer de la circulation les œuvres d'Aristote, du moins celles qui
sont jugées les plus pernicieuses. Ainsi, en 1211, le Concile de Paris interdit d'enseigner la Physique
d'Aristote. En 1215, le légat du pape à Paris autorise la lecture des livres logiques et éthiques, mais
interdit ceux qui traitent de métaphysique ou de philosophie naturelle.
Tout cela ne sert à rien, et bien des Universités passent outre les interdictions. Devant l'engouement
des professeurs et des étudiants, Grégoire IX retire tous les interdits, mais recommande de retirer
des livres d'Aristote toute affirmation contraire aux dogmes. A partir de 1255, on ne condamne plus
Aristote, mais seulement ceux qui prennent appui sur lui pour tirer des conclusions contraires à
l'orthodoxie.
Pendant ce temps, l'aristotélisme fait son chemin. Et un bon exemple de l'ambiguïté de la situation
nous est donné par la querelle qui opposa alors franciscains et dominicains :
• l'esprit franciscain (Cf. Bonaventure), nourri de St Augustin, suit le modèle néoplatonicien selon
lequel la philosophie se distingue peu de la théologie, et s'efforce d'atteindre au moins par image
la réalité divine.
• l'esprit dominicain (Cf. Albert le Grand, ou Thomas d'Aquin) s'inspirant d'Aristote, pose une
séparation de principe entre la théologie (fondée sur la Révélation) et la philosophie (fondée sur
l'expérience sensible et la rationalité humaine).
Nous sommes encore, là, au cœur d'un des conflits majeurs du XIII
ème
siècle : le rapport entre la
raison et la foi. Pour Bonaventure, la rationalité du monde fait signe vers Dieu. Pour Anselme ou
Abélard, les vérités de foi (ou révélées) sont proposées à la raison comme des vérités à pénétrer
toujours davantage dans un progrès illimité. Il n'y a donc pas de limites à la connaissance rationnelle
du divin, même s'il reste clair que cette connaissance rationnelle n'épuisera jamais le mystère de
Dieu.
Pour Thomas d'Aquin, il y a rupture, discontinuité entre foi et raison. Il existe des vérités
philosophiques, qui sont accessibles à la raison humaine par elle-même. Et il existe des vérités de foi
qui outrepassent les possibilités de la raison. Et aucun raisonnement (aucun trajet rationnel) ne peut
franchir cette frontière. Pourtant, St Thomas d'Aquin ne se prive vraiment pas d'utiliser la raison en
théologie, et même la raison « philosophique ». De fait, Thomas d'Aquin distingue deux sources du
savoir : les sens, et la Révélation. Si la raison humaine, qui traite des informations sensibles (issues
des sens), ne peut atteindre par elle-même les vérités de foi, elle peut prendre acte de la Révélation
et travailler à partir de là.
De plus, si le domaine du savoir est divisé en deux sources, le domaine de la réalité, lui, est d'un seul
tenant. Il est donc possible, dans certains cas, de « prouver » rationnellement certains point qui font
aussi partie de la Révélation, comme l'existence de l'âme ou de Dieu. Par contre, ce qui reste hors