dans l`image (photographique) chez Michel Tournier - E

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Mariana Tu\escu
« Images d’univers » dans l’image (photographique)
chez Michel Tournier
0. Avec son esprit philosophique centré sur l’antinomie et nourri de KANT et de
BACHELARD, Michel TOURNIER définit dans Le miroir des idées (1994, 1996)
certains couples de contraires, dont le signe et l’image :
« Signe et image sont les deux grandes voies de la communication
entre les hommes à travers l’espace et le temps.
À première vue, l’image présente sur le signe un avantage décisif, son
universalité. [...]
Notons d’abord que deux des trois grandes religions du mode occidental – la region juive et l’islam – rejettent et même condamnent
l’image. [...]
On ne donnerait pas une idée fausse du christianisme en en faisant une
réhabilitation de l’image en face du signe. Lorsque Jésus monte sur le
mont Thabor, c’est pour se montrer à ses disciples dans toute sa splendeur divine (image). En redescendant dans la vallée, il leur commande
de ne pas dire un mot (signe) de ce qu’ils ont vu. L’art chrétien fut le
fruit de cette révolution. [...]
Notre société marie étroitement le signe et l’image. La photographie,
le cinéma, les magazines, la télévision sont avant tout images, certes.
Mais ces images seraient inintelligibles et inintéressantes sans les commenaires et les paroles qui les accompagnent – et qui sont des signes.
Alors que les signes, eux, se suffisent à eux-mêmes, comme le
prouvent le livre et la radio. » (123-124).
1. L’hypothèse que nous aimerions évoquer dans ces pages est une hypothèse
sémantico-logique, proposée par Robert MARTIN. Elle est basée sur les notions
d’« univers de croyance » et d’« image d’univers ».
L’univers de croyance est « l’ensemble indéfini des propositions que le locuteur
(l’énonciateur, n.n.), au moment où il s’exprime, tient pour vraies ou qu’il veut
accréditer comme telles (R. MARTIN, 1992 : 38) ». L’univers de croyance étant le
lieu de toutes les propositions décidables et de toutes le propositions auxquelles
l’énonciateur attribue effectivement une valeur de vérité (VRAI, FAUX, POSSILE),
cet univers « rassemble en lui l’ensemble des mondes possibles tels que l’énonciateur les conçoit, ces mondes étant définis comme des ensembles consistants de
propositions liés aux instants d’un temps ramifié » (R. MARTIN, 1992 : 46). Alternatives au monde de ce qui est (m0), les mondes possibles sont de deux sortes : des
mondes potentiels (qui ne contiennent aucune proposition contradictoire avec celles
de m0) et des mondes contrefactuels (qui contiennent au moins une proposition
contradictoire avec celles de m0, admise pour fausse).
Les univers de croyance engendrent les « images d’univers ». On appelle
« image d’univers » la représentation d’un univers dans le discours. « Il y a image
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d’univers dès lors que, épistémiquement, le locuteur renvoie, dans son discours, à un
univers de croyance » (R. MARTIN, 1992 : 47).
L’univers de croyance détermine la véridiction du message produit, son caractère non pas vrai, mais véridictoire.
L’énoncé fictionnel appartient à l’image d’univers d’un énonciateur, « sorte de
médium », « qui permet à l’auteur-créateur de dire ce qu’il dit sans qu’il en naisse
aucune impression de mensonge » (R. MARTIN, 1992 : 286).
L’image d’univers représenté dans le discours figurativo-fictionnel engendre une
certaine vision du RÉEL, « plus on moins éloignée de la vision que peut en avoir le
lecteur, voire l’auteur lui-même » (R. MARTIN, 1992 : 286) et crée, par là même,
un PARAÎTRE qui s’oppose à l’ÊTRE ou, au mieux, qui enrichit ce dernier de nouvelles dimensions cognitives, encyclopédiques, psychologiques, sémantiques.
Nous nous trouvons ainsi devant une vision subjective du monde, devant une
modalité épistémique qui n’est pas sans rappeler la théorie classique de
Émile BENVENISTE sur la subjectivité du langage ou la philosophie du langage de
la perception, élaborée par les tenants de l’École Analytique Anglaise – A. J. AYER,
H. H. PRINCE, G. J. WARNOCK et J. AUSTIN –, engagés dans le débat autour de
l’« argument de l’illusion ». Résumée par J. AUSTIN (1966, 1971), cette doctrine
postule que : « nous ne percevons jamais directement des objects matériels. Ce que
nous percevons directement, ce sont seulement des données sensibles (sense-data)
ou nos propres idées, impressions, sensa, perceptions sensibles et percepts... »
(J. AUSTIN, 1971 :22). La « donnée sensible » et la « chose matérielle » existent
aux dépens l’une de l’autre.
Forts de ces éléments de méthode, nous allons essayer de déceler certains aspects
de l’herméneutique de l’image et de l’image photographique telle qu’elle apparaît
dans la création de Michel TOURNIER.
Nos textes de référence sont Des clefs et des serrures. Images et proses
(Chênes/Hachette, 1979) et La goutte d’or (Galimard, 1986).
2. Des clefs et des serrures regroupent quarante sujets de réflexion fort divers :
l’athlète, les animaux, le mistral, Van Gogh, l’amour, la mort, le dandysme, le riz,
l’aquarium, l’autoportrait, le froid, le cerveau, l’escalier, les moulins de Beauce, la
Normandie, « les accidents, les niaiseries et le reste », etc...
Ces petites proses poético-philosophiques, traversées le plus souvent par une
description antinomique et toujours basées par une mise en abîme encyclopédique,
accompagnent soixante chefs-d’œuvre de la photographie, signées par des maîtres
comme : Dieter Appelt, Édouard Boubat, Lewis Caroll, Henri Cartier-Bresson, Jean
Dieuzaide, Robert Hamelin, Jacques-Henri Lartigue, Eikon Hosoe, Leni
Riefenstahl, Jean-Claude Mougin, etc.
Le livre est emblématique à deux égards : le pertinence du rapport texte – image
photographique et le statut de ces petites proses d’être des textes-images.
Ces petites proses sont des textes-images, où l’univers de croyance de l’énonciateur (créateur) engendre des mondes possibles et les images d’univers sont symboliquement déclenchées à partir du signifiant linguistique et photographique. Voici,
par exemple, une séquence tirée du premier texte – Des clefs et des serrures :
« ... le monde entier n’est qu’un amas de clefs et une collection de serrures. Serrures le visage humain, le livre, la femme, chaque pays
étranger, chaque œuvre d’art, les constellations du ciel. Clefs les
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armes, l’argent, l’homme, les moyens de transport, chaque instrument
de musique, chaque outil en général. La clef, il n’est que de savoir s’en
servir. La serrure, il n’est que de savoir la servir... afin de pouvoir
l’asservir.
La serrure évoque une idée de fermeture, la clef un geste d’ouverture.
Chacune constitue un appel, une vocation, mais dans des sens tout
opposés. Une serrure sans clef, c’est un secret à percer, une obscurité
à élucider, une inscription à déchiffrer. »
Les images photographiques qui accompagnent ce texte sont signées Eikon
Hosoe et Jean Dieuzaide.
Ces textes-images ont un caractère visuel, l’image y règne, l’auteur pense avec
son œil ; mais, en même temps, son univers de croyance enrichit la pellicule de
connotations et d’inférences analytiques qui engendrent les mondes possibles du
texte. La représentation du monde que le texte de TOURNIER nous propose
s’inspire bien souvent d’une photopraphie dont il devient « la légende », c’est-à-dire
la glose poétique et figurative, le commentaire interprétatif et symbolique et l’exaltation fabuleuse.
Il en est ainsi, par exemple, du texte Les Moulins de Beauce.
La description définitionnelle du moulin à vent engendre un réseau d’inférences
existentielles et prédicatives, celles-ci fonctionnant par équivalence, par inclusion et
par méréonymie, comme dans l’image ci-dessous :
« Un moulin à vent, c’est d’abord une maison. Une vraie maison où
gîte maître meunier.
Mais cette maison ne ressemble à aucune autre. D’abord elle se dresse
solitairement à l’écart du village, au centre du pays plat céréalier. C’est
souvent une tour de bois, posée sur un socle de maçonnerie en forme
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de tronc de cône ou de pyramide... Mais cette tour travaille et, pour ce
faire, elle a des ailes. [...]
Seul relief de la plaine, seul accueil du vent de la plaine, le moulin est
maison, arbre, poumon. L’arbre secoue dans le vent sa crinière de
feuilles en mugissant. C’est sa façon de respirer. [...] Cette affinité du
moulin et de l’arbre a valeur de clef. En effet, de tous les instruments
à vent – voilier, planeur, orgue, cerf-volant, harpe éolienne,
trompette –, le moulin est le seul qui répond à une vocation terrienne.
Les autres flottent – dans l’eau, dans l’air, dans l’esprit. Lui, âprement
fiché sur son socle, arc-bouté sur sa queue, jaillit directement de la
terre grasse et accomplit pleinement sa mission qui est d’assurer la
médiation entre le blé et le pain. Car le meunier reçoit du cultivateur et
donne au boulanger. [...]
Prisonnier du sol comme un voilier échoué sur un banc de sable, le
moulin ne bat-il pas des ailes désespérément pour tenter de s’arracher,
de planer, de voler ? On songe à
quelque grand papillon gauche et fragile, cruellement épinglé sur un bouchon. S’il en était ainsi, il serait naturel
que le meunier eût sa part de cette
grande aspiration de la machine agricole rêvant de devenir aéroplane. Don
Quichotte lui-même, chargeant un
moulin et emporté avec Rossinante par
ses ailes, ne voulait peut-être que partir
aussi avec ce qu’il avait pris pour un
grand oiseau sur le point de s’envoler. »
Un va-et-vient continuel s’établit entre le
texte et l’image photographique, circuit
entretenu par les mondes possibles et les
images d’univers représentés. Soit une
séquence du texte Le Riz, accompagné par
cette photo due à Édouard Boubat :
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« Qui n’a pas mangé et vu manger du riz en Inde ne sait pas ce que
contiennent ces trois simples lettres (trois lettres, comme dans le mot
blé, mais entre ces deux nourritures fondamentales, il y a la distance
de deux groupes de civilisations). Le peuple indien est un peuple de
prêtres. Tous ses actes sont rituels, toutes ses actions paraissent obéir à
un modèle séculaire. Les gestes de l’Indien qui prépare son riz sous
vos yeux vous racontent une légende, ceux qu’il accomplit en
mangeant ont valeur de sermon. Son visage dévoré par la flamme de
son regard nie ardemment tout le reste de son corps, et donc cette nourriture est d’essence spirituelle. »
La valeur symbolique de certaines photos se voit doublée d’une saillance perceptive. Tout concourt ainsi à faire de l’image photographique un condensé du texte.
C’est, par exemple, le cas des petites proses intitulées : Vue de Normandie et L’esprit
de l’escalier :
« La prairie normande agit comme une tunique stomacale, chaque
graminée comme une papille digestive, dissolvant la pomme blette, la
feuille sèche, l’oiseau mort, le nid tombé avec sa fragile cargaison
d’œufs mouchetés, la poupée oubliée, les larmes, les rires, les souvenirs. »
La vocation antinomique traverse la plupart des représentations textuelles de
TOURNIER. Les images photographiques ci-dessus en font foi. Les deux escaliers
antithétiques et complémentaires sont celui qui descend à la cave et celui qui monte
au grenier.
« Le premier est de pierre, froid, humide, et il fleure la moisissure et la
pomme blette. L’autre a la sèche et craquante légèreté du bois. C’est
qu’ils anticipent chacun sur les univers où ils mènent, lieu d’obscurité
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et de durée épaisse, maturante et vineuse de la cave, ciel enfantin et
poussiéreux du grenier où dorment le berceau, la poupée, le livre
d’images, le chapeau de paille enrubanné. »
Le noyau commun des deux entités contraires est révélateur de leur symbolisme :
« [...] l’escalier est anticipation du lieu où il mène... »
« On devrait instituer une société protectrice des escaliers.
L’architecture misérabiliste qui les supprime ou les réduit à la portion
congrue est déplorable. Les tours gigantesques se condamnent ellesmêmes en rendant inévitables les ascenseurs, ces ludions funèbres, ces
cercuils verticaux et électriques. »
Glosateur de l’image photographique, le texte va plus loin dans sa double dimension didactique et didascalique.
3. Dans le roman La goutte d’or, Michel TOURNIER propose une herméneutique de l’image photographique engendrée dans l’univers de croyance islamique.
L’image d’univers du jeune berger musulman Idriss sera modifiée par une expérience initiatique : l’apparition de la Land Rover et la photo prise par la femme blonde
qui la conduisait.
3.1. « Le Sahara, c’est beaucoup plus que le Sahara. L’Islam est un puits insondable » – écrit TOURNIER dans le Post-scriptum.
Cette prise de photo change la vie d’Idriss. La recontre avec la femme blonde de
la Land Rover qui avait pris sa photo détermine le jeune berbère à partir vers le
Nord, à la quête de son identité.
Quand la Land Rover disparut en soulevant un nuage de poussière, Idriss « n’était
plus tout à fait le même homme. Il n’y avait à Tavelbala qu’une seule photographie ». (14) « D’abord parce que les oasiens sont trop pauvres pour se soucier de
photographie. Ensuite parce que l’image est redoutée par ces berbères musulmans.
Ils lui prêtent un pouvoir maléfique ; ils pensent qu’elle matérialise en quelque sorte
le mauvais ciel. » (15).
Dorénavant Idriss sait qu’il y aura aussi une seconde photo à Tabelbala. La quête
de cette seconde photo instaure le récit initiatique de la vie d’Idriss : son départ vers
le Nord et l’arrivée à Paris.
La seule photo qui existait à Tabelbala était celle de l’oncle d’Idriss, le caporalchef Mogadem ben Abderrahman, qui avait rapporté de la campagne d’Italie une
citation, une croix de guerre et une photo. Cette « unique photo contribuait au prestige du caporal » dans le village. « Citation, croix de guerre et photo étaient visibles
sur le mur de son gourbi, et sur l’image craquelée et un peu flou, on le reconnaissait tout flambant de jeunesse et d’ardeur avec deux camarades à l’air goguenard »
(15).
L’oncle Mogadem croit « qu’une photo, il faut la tenir, la maîtriser » (54 - 55).
Épinglée au mur, on doit la voir tous les jours. Les deux copains du capitaine
Mogadem, qui n’avaient pas eu sur eux la photographie, furent tués pendant la
guerre de 1944. Dans la même bataille, lui, le capitaine, reçut comme distinction la
croix parce qu’il avait toujours « bien au chaud », « contre sa poitrine » sa chère
photo. Ses deux copains furent tués parce qu’ils « avaient laissé partir leur image ».
(56) Et le vieux capitaine oasien d’enchaîner dans sa philosophie :
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« – Je peux pas m’empêcher de penser que si j’avais pu leur donné leur
photo à chacun, il leur serait peut-être rien arrivé. [...] Les photos, faut
les garder. Faut pas les laisser courir ». (56)
Le discours du vieux caporal chef Mogadem nous dévoile une image d’univers
faite des données d’un monde contrefactuel par rapport à l’univers de croyance
islamique. Voilà que la photo porte bonheur : il faut la garder, la caresser, l’étaler
comme signe de victoire. Autant de thèses qui contredisent la philosophie du monde
islamique.
3.2. Opposée au VRAI et au FAUX, la valeur modale de POSSIBLE traverse
toute la conception herméneutique de l’image conçue dans le roman de TOURNIER.
Plusieurs moments de La goutte d’or en font foi.
Ainsi, par exemple, l’épisode de l’arrivée d’Idriss dans le studio de « l’artiste
photographe Mustapha » à Béchar, « dernière ville digne de ce nom avant le désert
» (81). Celui-ci réalisait dans son studio « les fantasmes les plus fous ». Le décor
proposé figurait très naïvement un palais oriental. « Autour d’un bassin agrémenté
d’un jet d’eau, une foule de femmes chastement dénudées jonchait le sol garni de
coussins multicolores. Déguisé en sultan oriental, un jeune homme prenait des airs
farauds. » (82) Devant la question d’une touriste inquiète de ce décor :
« – ....mais puisque le vrai Sahara est là, je ne vois toujours pas
pourquoi il faut se faire photographier en studio devant un Sahara peint
en trompe-l’œil » (84), Mustapha répond :
« – Moi, je fais du professionnel. Je suis un créateur. Je recrée le
Sahara dans mon studio, et je vous recrée par la même occasion » (84).
Et le même Mustapha de définir lui-même sa dimension artistique,
plutôt « son accession à la dimension artistique » en ces termes :
« Chaque chose est transcendée par sa représentation en image.
Transcendée, oui, c’est bien ça . Le Sahara représenté sur cette toile,
c’est le Sahara idéalisé, et en même temps possédé par l’artiste. » (84)
La perfection de l’artiste est accompagnée par l’« inspiration » de son appareil
de photo « qui participe à la création » en faisant transparaître quelque chose des
couleurs dans le noir et le blanc des paysages reproduits. Confuse, émerveillée, la
touriste française fait taire son mari, incapable de concevoir comment un paysage en
noir et blanc pourrait rendre la couleur :
« – Mais si, Émile ! Monsieur le photographe a raison : il fait de la
couleur avec du noir et blanc. Oh, monsieur le photograhe, il ne faut
pas en vouloir à mon mari, vous savez, il est si peu poète ! » (86)
3.3. Dans le discours figuratif de TOURNIER, la logique du POSSIBLE induit
une logique du FLOU, du VAGUE, où un continuum est créé entre le VRAI et le
FAUX et des degrés d’appartenance à un RÉFÉRENTIEL prototypique s’instaurent.
Ce mécanisme est illustré par la séquence racontant l’histoire du portrait de l’ancien
pirate Khier ed Dîn, surnommé Barbarousse à cause de la couler rousse de ses
cheveux et de sa barbe, devenu pour peu de temps roi de Tunis.
Le « vrai portrait » du sultan, « un portrait royal, symbolisant sa souveraineté
sur ses sujets et ses terres », en couleurs, est un portrait « fait de mémoire », « c’està-dire d’après l’idée de lui qui s’était formée dans l’esprit du peintre » (42). Kerstine,
l’artiste scandinave, blonde aux yeux bleus, fit le portrait de Barberousse sur ses
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métiers à tisser d’après le portrait au fusain par Ahmed et d’après tout ce que celui-ci
lui avait raconté de l’ancien pirate devenu maître de Tunis. En dessinant cette tapisserie, l’artiste songeait, par analogie, à un simple paysage d’automne scandinave. Il
en resortit :
« une vaste tapisserie de haute laine. Tout en camaïeu roux, elle figurait un paysage européen d’automne, un sous-bois enfoui dans les
feuilles mortes où rampaient des renards, sautaient des écureuils,
fuyait une bande de chevreuils. Mais ce n’était rien encore. Au spectateur placé assez loin et plus attentif à l’ensemble qu’aux détails, il
apparaissait que toute cette symphonie en roux majeur n’était en vérité
qu’un portrait, un visage dont les cheveux et la barbe fournissaient
dans leur opulence la matière de tout ce monde forestier – pelage animal, ramage des arbres, plumage de la sauvagine. C’était, oui, le portrait de Kheir ed Dîn, réduit à sa couleur fondamentale, dont tous les
tons – des plus dégradés aux plus saturés – caressaient l’œil avec une
douceur exquise. » (45)
L’art de Kerstine avait saisi l’affinité profonde du visage de Barberousse avec le
paysage, à tel point qu’on ne poruvait préciser ce qui était frondaison et ce qui était
cheveu, ce qui était goupil et ce qui était barbe. Cette synestésie exprime un monde
possible où les traits humains et les éléments du règne végétal se fondent en un tout
prototypique, révélateur d’une essence sémantique. « C’était le portrait de Kheir ed
Dîn vu comme roi des arbres, roi des bêtes, grâce à sa toison, à son pelage, à sa
crinière. En plus, cette tapisserie avait l’odeur de la nature, l’odeur des roux » (46).
Synecdoque et métohymie coexistent dans ce discours. Et le peintre Ahmed
d’ajouter :
« C’est de la laine de mouton sauvage, lavée dans un torrent de montagne et séchée sur des buissons d’euphorbe. Qui, telle est la grande
supériorité de la tapissrie sur la peinture : une tapissrie est destiné à
être vue, certes, mais aussi à être palpée, et encore â être humée ». (46)
La vue de la tapisserie révéla à l’ancien pirate sa véritale identité. Il arracha la
housse de soie verte qui culottait son menton, et jeta par terre son turban, « il secoua
la tête comme un fauve qui veut faire bouffer sa crinière », il reprit le nom de
Barberousse, « se refugia en Europe, le pays des automnes roux, où il devint l’ami
du roi de France, François I er. Il eut de nombreuses aventures, mais plus jamais il
ne cacha ses cheveux ni sa barbe. » Le moelleux des images de la tapisserie eut donc
la vertu de reconcilier « l’homme le plus disgracié par son physique avec son propre portrait ».
L’artiste – tapissière aurait-elle aussi bien réussi avec un appareil de photo ? se
demande le narrateur. « Certainement pas. De quel œil Idriss se verrait-il sur la
photo faite par la femme blonde ? » (47)
3.4. Le roman est symbolique. La goutte d’or est le symbole d’un monde sans
image, le signe pur, la forme absolue, « l’antithèse et peut-être l’antidote de la
femme platinée à l’appareil de photo » (31). La goutte d’or est le « symbole de la
libération, antidote de l’asservissement par l’image (219). Le roman est initiatique :
Idriss commence à faire l’aprentissage du monde islamique mais aussi celui du
monde occidental.
« Images d’univers » dans l’image (photographique) chez Michel Tournier / 67
La goutte d’or est aussi le roman symbolique de l’antinomie image /vs/ signe.
C’est également le roman de la confrontation entre deux mondes : le monde occidental et le monde islamique, confrontation pacifiée sous le signe de l’art. La
dernière scène du livre est, à ce sujet, révélatrice. Place Vendôme, des bicots
creusent, en employant le marteau pneumatique, « devenu presque le symbole du
travailleur maghrébin » (217), un parking souterrain. Sous le bruit des marteauxpiqueurs, « sous le tonnerre ferrugineux », « la croûte de bitume » se soulèvait sans
dfficulté et Idriss sentait près de lui « sa danseuse, sa cavalière infernale, Zett
Zobeida métamorphosée en robot enragé ». Dans la vitrine la plus proche un seul
bijou : la goutte d’or exposée sur fond de velours noir.
4. Revenons, en guise de conclusions, à l’image. Une question surgit : l’image se
suffit-elle à elle-même ? Nous y répondrions par l’affirmative. L’image se suffit à
elle-même car elle est un discours. Et selon une hypothèse avancée par Dan
SPERBER (1975), au moins trois dispositifs intellectuels déterminent la production
et l’interprétation du discurs : (a) la grammaire (c’est-à-dire une connaissance de la
langue) ; (b) l’encyclopédie (c’est-à-dire une connaissance du monde) et (c) le symbolisme (c’est-à-dire une connaissance de l’encyclopédie).
Au-delà de ces trois dispositifs structurateurs, l’image est l’attitude de l’énonciateur (producteur) par rapport à l’ensemble des propositions qui décrivent le monde.
Et, en tant que telle, pourquoi ne serait-elle pas un aspect sémiotique de la modalisation ?
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
AUSTIN, John Langshaw, 1971 : Le langage de la preception, Armand Colin, Paris.
MARTIN, Robert, 1987 : Langage et croyance. Les « univers de croyance » dans la théorie
sémantique, Mardaga, Bruxelles.
MARTIN, Robert, 1992 : Pour une logique du sens, PUF, Linguistique Nouvelle, Paris.
MARTIN, Robert, 2001 « Sur la sémantique du possible », in Revue de Linguistique Romane,
Tome 65, nos. 357-258, 5-24.
SPERBER, Dan, 1975 : Rudiments de rhétorique cognitive », in Poétique, 23, 389-415.
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