une version soqotri de la legende de abä šawàrib - Llacan

1
P
ORTER
, V. & J. H
EALEY
. 2002. Studies on Arabia in Honour of Professor Rex G. Smith.
JSS, Sup. 14 : 227-242.
U
NE VERSION SOQOTRI DE LA LEGENDE DE
AB
Ä
ŠAWÀRIB
M
ARIE
-C
LAUDE
S
IMEONE
-S
ENELLE
LLACAN
-
CNRS
-
PARIS
7 -
INALCO
Avant-propos
Le choix du texte proposé ici est motivé par plusieurs raisons. Tout d’abord il a été
recueilli dans un pays cher à Rex Smith, grand connaisseur du Yémen, qui a, de
plus, le privilège, grâce à sa fréquentation assidue et savante de Ibn al-Mujâwir, de
remonter huit siècles en arrière et de nous faire découvrir le pays au 13ème siècle.
Les deux régions concernées par ce texte ont fait l’objet de commentaires de la
part de Ibn al-Mujâwir et Soqotra a même donné lieu à des descriptions où se
mêlent réalisme et merveilleux (Smith 1985: 85-6). Cette version inédite en langue
soqotri est un récit fondé sur un épisode historique qui s’est déroulé trois siècles
plus tard, au milieu du 16ème siècle; même s’il ne contient pas d’élément de
merveilleux, il illustre aussi le décalage entre la réalité et les faits rapportés par la
tradition orale. Le degré de distanciation peut être évalué en confrontant notre
texte aux autres versions existantes: celle éditée par Serjeant (1974: 155-6,
Appendix IV. Badr BV ŸuwairiK and the Mahrah in Legend and History) à partir
d’une traduction arabe d’un récit en mehri et celles enregistrées en 1988 à Qishn,
en mehri et en arabe (cf. Simeone-Senelle, à paraître).
Ce texte est représentatif d’une partie de la littérature orale soqotri; il a un intérêt
historique et constitue un échantillon linguistique. Sa transcription et la traduction
mot-à-mot sont suivies de la traduction et de commentaires linguistiques qui
permettent de comprendre et de mieux appréhender les caractéristiques et
l’originalité de cette langue.
Conventions de lecture
Notation
J’ai essayé dans la transcription de respecter le rythme du texte. Pour en faciliter la
lecture, les unités de l’énoncé ont été numérotées ainsi que les termes soqotri
commentés. Dans le mot-à-mot, les limites de mot ou de syntagme sont notées par
des barres obliques et les limites d’énoncé par des parenthèses. Dans le
2
commentaire, chaque terme est introduit par deux chiffres: le 1
er
réfère au numéro
de la phrase dans laquelle il se trouve, le 2
e
est celui du terme dans la transcription.
Le système de notation est celui adopté par les sémitisants, les consonnes
glottalisées, correspondant aux emphatiques de l’arabe, sont notées avec un point
souscrit. La latérale fricative sourde est notée et sa correspondante glottalisée ®
(qui correspond au W de l’arabe). Le système consonantique du soqotri est
dépourvu d’interdentales.
Abréviations
ACC
. marque de l’accusatif - compl. complément -
DAT
. marque de datif - f.
féminin - m. masculin -
NEG
. négation - pl. pluriel - sg. singulier - subj. subjonctif -
TEMP
. particule temporelle.
0 Introduction
0.1 Présentation de la langue
Le soqotri, [sÃKÄTri], [sKÄTri] ou [sKÉTri], parlé exclusivement dans l’île de Soqotra
et dans les îlots de ‘Abd-al-Kûri et Sam©a, fait partie des six langues sudarabiques
modernes, comme le mehri, parlé dans le Mahra, au Yémen, et dans le Dhofar, en
Oman. Ces langues forment une unité à l’intérieur du sémitique méridional, elles
sont assez éloignées de l’arabe pour qu’il n’y ait pas de compréhension mutuelle
entre sudarabophones et arabophones. Ce fait est relevé aussi par Ibn Mujâwir:
‘[The Mahrah]
1
... having their own language which none can understand but they’
(Smith 1988: 116). Il faut aussi préciser que le soqotri, de par sa situation
géographique, a connu une évolution particulière qui le rend distinct du mehri au
point qu’il n’existe pas d’intercompréhension entre les locuteurs des deux langues.
Dans ce cas, l’arabe sert de langue véhiculaire.
0.2 Le contexte historique du texte
Pour mieux cerner le contexte qui a donné naissance à ce récit, il faut rappeler très
brièvement les faits auxquels il est fait allusion. En 952/1545-6, les Âl Kathîr,
commandés par le sultan Badr Bû Ÿuwayriq, prirent le port de Qishn et
massacrèrent dans sa presque totalité la famille du sultan du Mahra, les Banû
‘Afrâr / Bît ‘Afrîr (en mehri).
2
Qishn fut repris en 955/1548-9 par le sultan des
Banû ‘Afrâr, à partir de Soqotra (cf. Müller 1986: 80).
Les liens familiaux entre le sultanat de Qishn et celui de Soqotra, qui sont évoqués
dans toutes les versions du récit, relèvent effectivement de la réalité historique.
3
Aussi loin que remontent les documents écrits sur cette région, il est fait état de la
présence des Mahra à Soqotra.
4
Ce sont deux branches de la même famille des
Bânu ‘Afrâr qui exercent respectivement le pouvoir à Qishn et à Soqotra.
5
La
condition, d’après mon informateur de Qishn, allié à la famille de l’ancien sultan
3
de Qishn et donc cousin des enfants de l’ancien sultan de Soqotra, était que celui
qui exerçait le pouvoir à Soqotra y résidât et en parlât la langue.
0.3 Dans la tradition orale mehri
Les faits historiques, qui s’inscrivent en arrière plan, concernent plus directement
les Mahra; aussi n’est-il pas étonnant de trouver plus de détails dans la version
racontée par des Mahra (en mehri ou en arabe). Sur ce point, la version donnée par
Serjeant et celles enregistrées à Qishn, plus de vingt-cinq ans après, concordent à
deux détails près.
Le héros y est désigné non seulement par son surnom, comme dans la version
soqotri, mais aussi par son prénom, il est Sa‘d Bû ›awârib, plus précisément Sa‘d
b. ‘Aysa (et non Sa‘îd b. ‘Abd Allâh; cf. Müller 1986: 80). Des précisions sont
données sur la façon dont Qishn tombe aux mains du sultan Badr Bû Ÿuwayriq et
la manière dont se fait la reconquête de la ville. La période soqotri de la vie du
héros n’est pas au centre du récit, comme dans la version en soqotri, mais elle
n’est pas passée sous silence, on y retrouve les mêmes épisodes: arrivée à Soqotra,
emploi de serviteur chez le sultan, amour de la fille du sultan pour l’orphelin,
mariage, désespoir de la jeune femme devant l’abstinence de son époux, aide
matérielle apportée à Abû Šawârib qui lui permet d’exaucer son voeu, de
reconquérir son territoire en même temps que son titre. On apprend aussi, dans ces
versions, que le sultan de Soqotra se nomme à l’époque Ibn Mâjid. La différence,
entre les récits recueillis à Qishn et celui présenté par Serjeant, c’est que dans les
premiers il n’est fait aucune allusion à l’aide que les Portugais auraient apportée à
la reconquête de Qishn. En cela la chronologie est respectée: les Portugais en 1548
avaient quitté depuis 37 ans l’île où ils s’étaient installés en 1507, après la prise du
fort mahra sur la côte nord, près de l’actuelle capitale. Enfin, le narrateur de Qishn
précise bien, dans ses deux versions, que Ibn Mâjid, le sultan de Soqotra à
l’époque, n’a rien à voir avec le fameux pilote qui guida Vasco de Gama vers
Calicut,
6
et qui, lui, vécut au 15
e
siècle.
1 La version soqotri
1.1 Source des données
Cette ‘histoire’ a été enregistrée à Aden, au printemps 1997, auprès de ‘Abd-al-
LaTîf Sa‘d ‘Âmer, alors étudiant à l’Université d’Aden. Originaire de l’intérieur de
l’île, il a surtout vécu dans la ville principale, Hadibo, sur la côte nord. Excellent
connaisseur des traditions de son île natale, il est aussi féru de littérature en langue
soqotri, et c’est à la fois avec enthousiasme, patience, gentillesse et rigueur qu’il
m’a confié ce texte, aidé à le transcrire et à le gloser. Qu’il trouve ici l’expression
de ma reconnaissance et de mes remerciements.
4
1.2 Genre littéraire
Il s’agit d’un récit en prose, désigné en soqotri par KáSSa (terme emprunté à
l’arabe). Il ne relève pas du récit historique puisqu’il ne retient de l’épisode que ce
qui est entré dans la légende. Il s’agit de relater l’épisode décisif dans la vie d’un
héros qui s’illustre par ses vertus de détermination, de fidélité et par son sens de
l’honneur. Bien sûr, en trame de fond, apparaissent les valeurs morales et
culturelles de la société à laquelle appartiennent les personnages mis en scène ici.
L’analyse sur le plan du contenu de cette pièce littéraire viendra après les
commentaires linguistiques.
2 Le texte
2.1 Transcription et mot-à-mot
1) érim
1
fÆnÍ SáThan bÌKé¯Ín
2
wu-lÛT lítaº
3
ºe¯ mÍ-y
i
hín
4
da©ñhin
5
(il advint/ avant/ sultan/ à-Qishn/ et-alors/ il fut tué/ contre-lui/ parmi-eux/ autre-lui/
bÌKé¯Ín wu di-hi ºá´eh
6
gá©lÍl. 2) baºd Û
1
-lñtaº ºe¯ tse
2
ºÔyg,
3
à-Qishn/ et/ de-lui/ femme/ enceinte)(après/
TEMP
.-meurtre/ contre lui/ de-elle/ homme/
fÍrédoh di-bédiyeh
4
dÍ-máhra wu-dÒroh bÌbédiyeh wu bíroh
elle fuit/ vers-désert/ de-Mahra/ et-elle vécut/ à-désert/ et/ elle accoucha/
máK¯Ím. 3) dÒr ºawyéghÍn
1
©af
2
yiºáKÍr wu lÛT ré»i¯ dihi bíyoh;
garçon)(il vécut/ garçon/ jusqu’à/ il grandit/ et/ alors/ il demanda/ de-lui/ mère/
ºÎmor: wó»o di-ho bébÍh? 4) bÒdÍh ºIh dihi bíyoh, ºÍméroh: di»Ò
1
il dit/ où?/ de-moi/ père)(elle mentit/ à-lui/ de-lui mère/ elle dit/ de-toi (m.)/
bébÍh SàmÍ bÍ-mñh heníyeh
2
. ºÎmor: t®Pliº
3
»inhÏ wúlle »elátaº¯!
père/ il est mort/ par-mort/ ordinaire/ il dit/ informe/ à-moi/ ou/ je tue-toi (f.))
5) ºÍméroh hI: di»Ò bébÍh kÆn fÆnÍ SáThan d-Ké¯Ín wu-lÛT lítaº.
(elle dit/ lui/ de-toi (m.)/ père/ il fut/ avant/ sultan/ de-Qishn/ et-alors/ il fut tué)
6) Táher KĺÃd
1
ºawyéghÍn d
2
-Ké¯Ín wa-ºÄtÍbÍr mÍn lehE d-inófͺ
3
(il partit/ il descendit/ garçon/ vers-Qishn/ et/ il chercha/ de/ ceux/ qui-travaillent/
b-Ké¯Ín; wu-lÛT yihI hímaº »ínna
4
íno
5
SáThan b-sÃKÄTri,
6
wu éga©
à-Qishn/ et-alors/ lui/ il entendit/ que/ il y a/ sultan/ à-Soqotra/ et/ il monta/
d-wárrah
7
u-sfór sÃKÄTri wa KĺÃd b- sÃKÄTri wu ré»i¯ mÍn SáThan.
vers-bateau/ et-il voyagea/ Soqotra/ et/ il descendit/ à-Soqotra/ et/ il demanda/ du/ sultan)
7) géda© dÌ-SáThan, ºÎmor hI: ºEk
1
lenfáº
2
¯uk; tÍkáleh
3
SáThan
(il alla/ vers-sultan/ il dit/ à-lui/ je veux/ que je travaille/ avec-toi/ il confia-lui/ sultan/
xàdÍm ¯ih; wu ke-SáThan férhim,
4
náfaº ºawyéghÍn ke-SáThan ©af
serviteur/ avec-lui/ et/ avec-sultan/ fille/ il travailla/ garçon/ avec sultan/ jusque/
5
ºamk di-med. 8) ©af ºamk di-med ºe®énoh
1
ºawgénoh min
milieu/ de-période)(jusque/ milieu/ de-période/ elle aima/ jeune-fille/ de/
ºawyéghÍn, wu ºÍméroh: hóhon
2
ºéank mÍk wu-ºñk
3
lebºélk;
jeune homme/ et/ elle dit/ moi/ j’aime/ de-toi/ et-je veux (f.)/ que je marie-toi/
ºÎmor ºawyéghÍn: hóhon Û-yeTàf h-en
4
tͯ
5
di-hit bébÍh
il dit/ jeune homme/ moi/
NÉG
.-il donne/
DAT
-moi/
ACC
.-toi (f.)/ de-toi (f.)/ père/
le»énne ho xàdÍm; ºÍméroh ºawgénoh: k¼fik
6
di-ho bébÍh.
parce que/ moi/ serviteur/ elle dit/ jeune fille/ je réponds de/ de-moi/ père)
9) Tahéroh ºawgénoh de dsé
1
bébÍh ¯imtéloh tih;
2
ºÍméroh: ºIk
(elle alla/ jeune fille/ vers/ de-elle/ père/ elle parla/
ACC
.-lui/ elle dit/ je veux/
lebºál abV ¯wàrib!’ 10)w-yíhhin tó»o
1
yeºómÍr-Ih bV ¯wàrib
que j’épouse/ Bû Šawârib)( et-lui/ comme/ il est dit-lui/ Bû Šawârib/
ºÎKar myeh mÍKáSaS11) wa lÛT tómeº
1
dse bébÍh wÍ-báºal
il grandit/ de-lui/ moustache)(et/ alors/ il écouta/ de-elle/ père/ et/ il épousa/
abV ¯wàrib ºawgénoh; tó»o »ék÷b
2
KénÍ dihi Kaºr aw dihi
A. ›awârib/ jeune fille/ quand/ il entra/ inrieur/ de-lui/ maison/ ou/ de-lui
di-byútÍt
3
ínoh
4
bes dirí¯eh mÍn-»amt dÍ-rérhÍm.
5
12) »ék÷b
vers-pièce/ il y a / à-elle/ fenêtre/ de-côté/ de-mer)(il entra/
KénÍ Kaºr, yúKÃr
1
dihi lͺá´eh,
2
KÔSaº
3
lÌdirí¯eh
intérieur/ maison/ il passe la nuit/ de-lui/ avec-femme/ il fut debout/ à-fenêtre/
yaºtíbur
di-fÆnÍ
4
dÍ-rérhÍm, yiftÍkérÍn
5
dihi b-©af
6
Ké¯Ín wa
il regarda/ vers-devant/ de-mer/ il pense/ de-lui/ à-lieu/ Qishn/ et/
dihi bébÍh dÍ-lítaº. 13) wu ºawgénoh tÍnKalabíbÍn
1
bÍ-ºáeh,
2
de-lui/ père/ qui-il a été tué)(et/ jeune fille/ elle s’agite/ sur-lit/
©iró»oh, tͺámÍr hI: hPk
3
dibóh! Û-k¼lÍ»
4
bís wa
elle demanda/ elle dit/ à-lui/ viens !/ vers-ici/
NEG
.-il répondit/ à-elle/ et/
KáSaº yiftkérÍn - ¯égi Toh telÒs
5
©atétÍn
6
. 14) ©iró»oh tͺámÍr hI
il fut debout/ il pense/ il fit/ ainsi/ trois/ nuits)(elle demanda/ elle dit/ à-lui/
dihi ºá´eh t®àlaº:
1
»enhÏ ínem ¯uk u-hó »úSÃl bÍk dÏ
de-lui/ femme/ tu racontes!/ à-moi/ quoi?/ avec-toi/ et-moi/ j’aide/ à-toi/ de-moi/
b-náfaº wa »éhin t¯ó»Íf ¯I ©áf-lÍ-ºói. 15) Sàlaº hes
par-utilité/ et/ toi/ tu dors/ avec-moi/ jusque-
TEMP
.-matin) (il raconta/
DAT
.-elle/
bÍr
1
yíhin bÍr SáThan, Tad de-»érim b-Ké¯Ín wu Sàlaº hes
que/ lui/ fils/ sultan/ un/ qui-exista/ à-Qishn/ et/ il raconta/
DAT
.-elle/
be»enneh dihi bébÍh lítaº b-Ké¯Ín. 16) Tahéroh da» dsé bébÍh,
que-lui/ de-lui/ père/ il a été tué/ à-Qishn)(elle alla/ celle-ci/ de-elle/ père/
wu SÍlóºÍh hI wu tó»o ré»i¯ SáThan ºawyéghÍn néssib
1
et/ elle raconta/ à-lui/ et/ quand/ il demanda/ sultan/ jeune homme/ il récita/
ºawyéghÍn ©af yig¼dÍ©en
2
dihi megídoh
3
aw nésib u-megídoh
jeune homme/ jusque/ il arrive/ de-lui/ généalogie/ ou/ lignage/ et-généalogie/
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