PORTER, V. & J. HEALEY. 2002. Studies on Arabia in Honour of Professor Rex G. Smith. JSS, Sup. 14 : 227-242. UNE VERSION SOQOTRI DE LA LEGENDE DE ABÄ ŠAWÀRIB MARIE-CLAUDE SIMEONE-SENELLE LLACAN - CNRS - PARIS 7 - INALCO Avant-propos Le choix du texte proposé ici est motivé par plusieurs raisons. Tout d’abord il a été recueilli dans un pays cher à Rex Smith, grand connaisseur du Yémen, qui a, de plus, le privilège, grâce à sa fréquentation assidue et savante de Ibn al-Mujâwir, de remonter huit siècles en arrière et de nous faire découvrir le pays au 13ème siècle. Les deux régions concernées par ce texte ont fait l’objet de commentaires de la part de Ibn al-Mujâwir et Soqotra a même donné lieu à des descriptions où se mêlent réalisme et merveilleux (Smith 1985: 85-6). Cette version inédite en langue soqotri est un récit fondé sur un épisode historique qui s’est déroulé trois siècles plus tard, au milieu du 16ème siècle; même s’il ne contient pas d’élément de merveilleux, il illustre aussi le décalage entre la réalité et les faits rapportés par la tradition orale. Le degré de distanciation peut être évalué en confrontant notre texte aux autres versions existantes: celle éditée par Serjeant (1974: 155-6, Appendix IV. Badr BV ŸuwairiK and the Mahrah in Legend and History) à partir d’une traduction arabe d’un récit en mehri et celles enregistrées en 1988 à Qishn, en mehri et en arabe (cf. Simeone-Senelle, à paraître). Ce texte est représentatif d’une partie de la littérature orale soqotri; il a un intérêt historique et constitue un échantillon linguistique. Sa transcription et la traduction mot-à-mot sont suivies de la traduction et de commentaires linguistiques qui permettent de comprendre et de mieux appréhender les caractéristiques et l’originalité de cette langue. Conventions de lecture Notation J’ai essayé dans la transcription de respecter le rythme du texte. Pour en faciliter la lecture, les unités de l’énoncé ont été numérotées ainsi que les termes soqotri commentés. Dans le mot-à-mot, les limites de mot ou de syntagme sont notées par des barres obliques et les limites d’énoncé par des parenthèses. Dans le 1 commentaire, chaque terme est introduit par deux chiffres: le 1er réfère au numéro de la phrase dans laquelle il se trouve, le 2e est celui du terme dans la transcription. Le système de notation est celui adopté par les sémitisants, les consonnes glottalisées, correspondant aux emphatiques de l’arabe, sont notées avec un point souscrit. La latérale fricative sourde est notée ­ et sa correspondante glottalisée ® (qui correspond au W de l’arabe). Le système consonantique du soqotri est dépourvu d’interdentales. Abréviations ACC. marque de l’accusatif - compl. complément - DAT. marque de datif - f. féminin - m. masculin - NEG. négation - pl. pluriel - sg. singulier - subj. subjonctif TEMP. particule temporelle. 0 Introduction 0.1 Présentation de la langue Le soqotri, [sÃKÄTri], [sKÄTri] ou [sKÉTri], parlé exclusivement dans l’île de Soqotra et dans les îlots de ‘Abd-al-Kûri et Sam©a, fait partie des six langues sudarabiques modernes, comme le mehri, parlé dans le Mahra, au Yémen, et dans le Dhofar, en Oman. Ces langues forment une unité à l’intérieur du sémitique méridional, elles sont assez éloignées de l’arabe pour qu’il n’y ait pas de compréhension mutuelle entre sudarabophones et arabophones. Ce fait est relevé aussi par Ibn Mujâwir: ‘[The Mahrah]1... having their own language which none can understand but they’ (Smith 1988: 116). Il faut aussi préciser que le soqotri, de par sa situation géographique, a connu une évolution particulière qui le rend distinct du mehri au point qu’il n’existe pas d’intercompréhension entre les locuteurs des deux langues. Dans ce cas, l’arabe sert de langue véhiculaire. 0.2 Le contexte historique du texte Pour mieux cerner le contexte qui a donné naissance à ce récit, il faut rappeler très brièvement les faits auxquels il est fait allusion. En 952/1545-6, les Âl Kathîr, commandés par le sultan Badr Bû Ÿuwayriq, prirent le port de Qishn et massacrèrent dans sa presque totalité la famille du sultan du Mahra, les Banû ‘Afrâr / Bît ‘Afrîr (en mehri).2 Qishn fut repris en 955/1548-9 par le sultan des Banû ‘Afrâr, à partir de Soqotra (cf. Müller 1986: 80). Les liens familiaux entre le sultanat de Qishn et celui de Soqotra, qui sont évoqués dans toutes les versions du récit, relèvent effectivement de la réalité historique.3 Aussi loin que remontent les documents écrits sur cette région, il est fait état de la présence des Mahra à Soqotra.4 Ce sont deux branches de la même famille des Bânu ‘Afrâr qui exercent respectivement le pouvoir à Qishn et à Soqotra.5 La condition, d’après mon informateur de Qishn, allié à la famille de l’ancien sultan 2 de Qishn et donc cousin des enfants de l’ancien sultan de Soqotra, était que celui qui exerçait le pouvoir à Soqotra y résidât et en parlât la langue. 0.3 Dans la tradition orale mehri Les faits historiques, qui s’inscrivent en arrière plan, concernent plus directement les Mahra; aussi n’est-il pas étonnant de trouver plus de détails dans la version racontée par des Mahra (en mehri ou en arabe). Sur ce point, la version donnée par Serjeant et celles enregistrées à Qishn, plus de vingt-cinq ans après, concordent à deux détails près. Le héros y est désigné non seulement par son surnom, comme dans la version soqotri, mais aussi par son prénom, il est Sa‘d Bû ›awârib, plus précisément Sa‘d b. ‘Aysa (et non Sa‘îd b. ‘Abd Allâh; cf. Müller 1986: 80). Des précisions sont données sur la façon dont Qishn tombe aux mains du sultan Badr Bû Ÿuwayriq et la manière dont se fait la reconquête de la ville. La période soqotri de la vie du héros n’est pas au centre du récit, comme dans la version en soqotri, mais elle n’est pas passée sous silence, on y retrouve les mêmes épisodes: arrivée à Soqotra, emploi de serviteur chez le sultan, amour de la fille du sultan pour l’orphelin, mariage, désespoir de la jeune femme devant l’abstinence de son époux, aide matérielle apportée à Abû Šawârib qui lui permet d’exaucer son voeu, de reconquérir son territoire en même temps que son titre. On apprend aussi, dans ces versions, que le sultan de Soqotra se nomme à l’époque Ibn Mâjid. La différence, entre les récits recueillis à Qishn et celui présenté par Serjeant, c’est que dans les premiers il n’est fait aucune allusion à l’aide que les Portugais auraient apportée à la reconquête de Qishn. En cela la chronologie est respectée: les Portugais en 1548 avaient quitté depuis 37 ans l’île où ils s’étaient installés en 1507, après la prise du fort mahra sur la côte nord, près de l’actuelle capitale. Enfin, le narrateur de Qishn précise bien, dans ses deux versions, que Ibn Mâjid, le sultan de Soqotra à l’époque, n’a rien à voir avec le fameux pilote qui guida Vasco de Gama vers Calicut,6 et qui, lui, vécut au 15e siècle. 1 La version soqotri 1.1 Source des données Cette ‘histoire’ a été enregistrée à Aden, au printemps 1997, auprès de ‘Abd-alLaTîf Sa‘d ‘Âmer, alors étudiant à l’Université d’Aden. Originaire de l’intérieur de l’île, il a surtout vécu dans la ville principale, Hadibo, sur la côte nord. Excellent connaisseur des traditions de son île natale, il est aussi féru de littérature en langue soqotri, et c’est à la fois avec enthousiasme, patience, gentillesse et rigueur qu’il m’a confié ce texte, aidé à le transcrire et à le gloser. Qu’il trouve ici l’expression de ma reconnaissance et de mes remerciements. 3 1.2 Genre littéraire Il s’agit d’un récit en prose, désigné en soqotri par KáSSa (terme emprunté à l’arabe). Il ne relève pas du récit historique puisqu’il ne retient de l’épisode que ce qui est entré dans la légende. Il s’agit de relater l’épisode décisif dans la vie d’un héros qui s’illustre par ses vertus de détermination, de fidélité et par son sens de l’honneur. Bien sûr, en trame de fond, apparaissent les valeurs morales et culturelles de la société à laquelle appartiennent les personnages mis en scène ici. L’analyse sur le plan du contenu de cette pièce littéraire viendra après les commentaires linguistiques. 2 Le texte 2.1 Transcription et mot-à-mot 1) érim1 fÆnÍ SáThan bÌKé¯Ín2 wu-lÛT lítaº3 ºe¯ mÍ-yihín4 da©­ñhin5 (il advint/ avant/ sultan/ à-Qishn/ et-alors/ il fut tué/ contre-lui/ parmi-eux/ autre-lui/ bÌKé¯Ín wu di-hi ºá´eh6 gá©lÍl. 2) baºd Û1-lñtaº ºe¯ tse2 ºÔyg,3 à-Qishn/ et/ de-lui/ femme/ enceinte)(après/ TEMP.-meurtre/ contre lui/ de-elle/ homme/ fÍrédoh di-bédiyeh4 dÍ-máhra wu-dÒroh bÌbédiyeh wu bíroh elle fuit/ vers-désert/ de-Mahra/ et-elle vécut/ à-désert/ et/ elle accoucha/ máK¯Ím. 3) dÒr ºawyéghÍn1 ©af2 yiºáKÍr wu lÛT ré»i¯ dihi bíyoh; garçon)(il vécut/ garçon/ jusqu’à/ il grandit/ et/ alors/ il demanda/ de-lui/ mère/ ºÎmor: wó»o di-ho bébÍh? 4) bÒdÍh ºIh dihi bíyoh, ºÍméroh: di»Ò1 il dit/ où?/ de-moi/ père)(elle mentit/ à-lui/ de-lui mère/ elle dit/ de-toi (m.)/ bébÍh SàmÍ bÍ-mñh heníyeh2. ºÎmor: t®Pliº3 »inhÏ wúlle »elátaº¯! père/ il est mort/ par-mort/ ordinaire/ il dit/ informe/ à-moi/ ou/ je tue-toi (f.)) 5) ºÍméroh hI: di»Ò bébÍh kÆn fÆnÍ SáThan d-Ké¯Ín wu-lÛT lítaº. (elle dit/ lui/ de-toi (m.)/ père/ il fut/ avant/ sultan/ de-Qishn/ et-alors/ il fut tué) 6) Táher KĺÃd1 ºawyéghÍn d2-Ké¯Ín wa-ºÄtÍbÍr mÍn lehE d-inófͺ3 (il partit/ il descendit/ garçon/ vers-Qishn/ et/ il chercha/ de/ ceux/ qui-travaillent/ b-Ké¯Ín; wu-lÛT yihI hímaº »ínna4 íno5 SáThan b-sÃKÄTri,6 wu éga© à-Qishn/ et-alors/ lui/ il entendit/ que/ il y a/ sultan/ à-Soqotra/ et/ il monta/ d-wárrah7 u-sfór sÃKÄTri wa KĺÃd b- sÃKÄTri wu ré»i¯ mÍn SáThan. vers-bateau/ et-il voyagea/ Soqotra/ et/ il descendit/ à-Soqotra/ et/ il demanda/ du/ sultan) 7) géda© dÌ-SáThan, ºÎmor hI: ºEk1 lenfáº2 ¯uk; tÍkáleh3 SáThan (il alla/ vers-sultan/ il dit/ à-lui/ je veux/ que je travaille/ avec-toi/ il confia-lui/ sultan/ xàdÍm ¯ih; wu ke-SáThan férhim,4 náfaº ºawyéghÍn ke-SáThan ©af serviteur/ avec-lui/ et/ avec-sultan/ fille/ il travailla/ garçon/ avec sultan/ jusque/ 4 ºamk di-med. 8) ©af ºamk di-med ºe®énoh1 ºawgénoh min milieu/ de-période)(jusque/ milieu/ de-période/ elle aima/ jeune-fille/ de/ ºawyéghÍn, wu ºÍméroh: hóhon2 ºé­ank mÍk wu-ºñk3 lebºélk; jeune homme/ et/ elle dit/ moi/ j’aime/ de-toi/ et-je veux (f.)/ que je marie-toi/ ºÎmor ºawyéghÍn: hóhon Û-yeTàf h-en4 tͯ5 di-hit bébÍh il dit/ jeune homme/ moi/ NÉG.-il donne/DAT-moi/ ACC.-toi (f.)/ de-toi (f.)/ père/ le»énne ho xàdÍm; ºÍméroh ºawgénoh: k¼fik6 di-ho bébÍh. parce que/ moi/ serviteur/ elle dit/ jeune fille/ je réponds de/ de-moi/ père) 9) Tahéroh ºawgénoh de dsé1 bébÍh ¯imtéloh tih;2 ºÍméroh: ºIk (elle alla/ jeune fille/ vers/ de-elle/ père/ elle parla/ ACC.-lui/ elle dit/ je veux/ lebºál abV ¯wàrib!’ 10) – w-yíhhin tó»o1 yeºómÍr-Ih bV ¯wàrib que j’épouse/ Bû Šawârib)( et-lui/ comme/ il est dit-lui/ Bû Šawârib/ ºÎKar myeh mÍKáSaS – 11) wa lÛT tómeº1 dse bébÍh wÍ-báºal il grandit/ de-lui/ moustache)(et/ alors/ il écouta/ de-elle/ père/ et/ il épousa/ abV ¯wàrib ºawgénoh; tó»o »ék÷b2 KénÍ dihi Kaºr aw dihi A. ›awârib/ jeune fille/ quand/ il entra/ intérieur/ de-lui/ maison/ ou/ de-lui di-byútÍt3 ínoh4 bes dirí¯eh mÍn-»amt dÍ-rérhÍm.5 12) »ék÷b vers-pièce/ il y a / à-elle/ fenêtre/ de-côté/ de-mer)(il entra/ KénÍ Kaºr, yúKÃr1 dihi lͺá´eh,2 KÔSaº3 lÌdirí¯eh intérieur/ maison/ il passe la nuit/ de-lui/ avec-femme/ il fut debout/ à-fenêtre/ yaºtíbur di-fÆnÍ4 dÍ-rérhÍm, yiftÍkérÍn5 dihi b-©af6 Ké¯Ín wa il regarda/ vers-devant/ de-mer/ il pense/ de-lui/ à-lieu/ Qishn/ et/ dihi bébÍh dÍ-lítaº. 13) wu ºawgénoh tÍnKalabíbÍn1 bÍ-ºá­eh,2 de-lui/ père/ qui-il a été tué)(et/ jeune fille/ elle s’agite/ sur-lit/ ©iró»oh, tͺámÍr hI: hPk3 dibóh! Û-k¼lÍ»4 bís wa elle demanda/ elle dit/ à-lui/ viens !/ vers-ici/ NEG.-il répondit/ à-elle/ et/ KáSaº yiftkérÍn - ¯égi Toh telÒs5 ©atétÍn6. 14) ©iró»oh tͺámÍr hI il fut debout/ il pense/ il fit/ ainsi/ trois/ nuits)(elle demanda/ elle dit/ à-lui/ dihi ºá´eh t®àlaº:1 »enhÏ ínem ¯uk u-hó »úSÃl bÍk dÏ de-lui/ femme/ tu racontes!/ à-moi/ quoi?/ avec-toi/ et-moi/ j’aide/ à-toi/ de-moi/ b-náfaº wa »éhin t¯ó»Íf ¯I ©áf-lÍ-ºó­i. 15) Sàlaº hes par-utilité/ et/ toi/ tu dors/ avec-moi/ jusque-TEMP.-matin) (il raconta/ DAT.-elle/ bÍr1 yíhin bÍr SáThan, Tad de-»érim b-Ké¯Ín wu Sàlaº hes que/ lui/ fils/ sultan/ un/ qui-exista/ à-Qishn/ et/ il raconta/ DAT.-elle/ be»enneh dihi bébÍh lítaº b-Ké¯Ín. 16) Tahéroh da» dsé bébÍh, que-lui/ de-lui/ père/ il a été tué/ à-Qishn)(elle alla/ celle-ci/ de-elle/ père/ wu SÍlóºÍh hI wu tó»o ré»i¯ SáThan ºawyéghÍn néssib1 et/ elle raconta/ à-lui/ et/ quand/ il demanda/ sultan/ jeune homme/ il récita/ ºawyéghÍn ©af yig¼dÍ©en2 dihi megídoh3 aw nésib u-megídoh jeune homme/ jusque/ il arrive/ de-lui/ généalogie/ ou/ lignage/ et-généalogie/ 5 dÍ-SáThan TI.4 17) tó»o ©áSÍ l-SáThan bÍ»énneh Tad meyhí1 de-sultan/ une)(quand/ il connut/ que-sultan/ que-concernant-lui/ un/ de-eux deux/ meºmé»hen, ºeKálih2 kß yíkin SáThan bÍ-sÃKÄTri wa ºÄbÍr3-híy ancêtres/ il laissa-lui/ pour que/ il est/ sultan/ à-Soqotra/ et/ il donna-DAT.-lui/ ­éleh warràt wu bésÍn bÓ©ríyeh wa ºáskar, wu fá©rÓ bésÍn4 trois/ bateaux/ et/ à-elles/ matelots/ et/ soldats/ et/ ensemble/ à-elles/ bÍn×dil5 dÍ-sÃKÄTri; »éga© abV-¯wàrib yihI wu-dihi ºá´eh u-sfór6 étendards/ de-Soqotra/ il monta/ A.-Š/ lui/ et-de-lui/ femme/ et-il voyagea/ Ké¯Ín. 18) tó»o éra© Ké¯Ín ©árib tÍ-yihín fá©rÓ ©af yilÄtͺQishn)(quand/ il arriva/ Qishn/ il combattit/ ACC.-eux/ ensemble/ jusque/ il tue- -hen ©af ­-ikÒ1 Tad w-ksé» TI ºá´eh ­íbib b-­ÄrT d-Ké¯Ín -eux/ jusque/ chose-il reste/ un/ et-il rencontra/ une/ femme/ âgée/ dans-rue/ de-Qishn/ SaºáKoh ºÍméroh: bV ¯wßrib k÷téna©2 tó»o di-fÆnÍ3 dihi d-©af. elle cria/ elle dit/ A.-ŠŠ./ il revint/ comme/ avant/ de-lui/ vers-lieu) 19) »éga© dihi di-méglis1 wu-lÛT2 »ÎKar3 dihi lͺá´eh bÍ(il monta/ de-lui/ vers-étage/ et-alors/ il passa la nuit/ de-lui/ sur-femme/ à- -méglis wÍ ¯é»Íf ses,4 wu-gáraº dihi mÍKáSaS aw ¯uwàrib5 étage/ et/ il dormit/ avec-elle/ et-il rasa/ de-lui/ moustaches/ ou/ moustaches/ dihi bÍ-méglis wa-Kálaº bIhin l-derí¯eh wu-kÆn SáThan dÍ-Ké¯Ín de-lui/ sur-étage/ et-il jeta/ à-eux/ à-fenêtre/ et-il fut/ sultan/ de-Qishn/ bV ¯wàrib, tó»o dihi bébÍh fÆnÍ. Abû Šawârib/ comme/ de-lui/ père/ avant) 2. 2 Traduction 1) Il y avait autrefois un sultan à Qishn, il fut tué par un autre sultan alors même que sa femme était enceinte. 2) Après le meurtre de son mari, la femme s’enfuit vers le désert du Mahra, elle y vécut et accoucha d’un fils. 3) Le garçon vécut (là) jusqu'à ce qu'il grandisse; il s’informa alors auprès de sa mère et demanda: ‘Où est mon père?’. 4) Sa mère lui mentit; elle répondit: ‘Ton père est mort de mort naturelle’. Il dit : ‘Dis-moi la vérité ou je te tue!’. 5) Elle lui dit: ‘Ton père, avant, était sultan de Qishn quand il a été tué’. 6) Le jeune homme partit, il se rendit à Qishn et il s’informa auprès de ceux qui pouvaient être utiles à Qishn; il apprit alors qu’il y avait un sultan à Soqotra; il embarqua sur un bateau et voyagea vers Soqotra; il y descendit et demanda après le sultan. 7) Il se rendit chez le sultan et lui dit: ‘Je veux travailler avec toi’. Le sultan l'engagea comme serviteur. Or le sultan avait une fille. Le jeune homme travailla pour le sultan jusqu'à une certaine période. 8) Jusqu’au moment où la jeune fille tomba amoureuse du jeune homme et lui déclara: ‘Moi, je t’aime et je veux t’épouser’. Le jeune homme lui répondit: ‘En ce qui me concerne, ton père ne te donnera pas à moi car je suis un serviteur’. La jeune fille affirma: ‘Mon père, j’en fais mon affaire!’. 9) Elle alla voir son père et lui parla. Elle lui dit : ‘Je veux épouser Abû Šawârib’ 10) - lui, on l’appelait 6 Abû Šawârib (le père moustaches) car ses moustaches avaient (beaucoup) poussé 11) Son père à ce moment-là accepta et Abû Šawârib épousa la jeune fille. Il est alors entré à l’intérieur de sa demeure, ou sa chambre, elle avait une fenêtre (qui donnait) du côté de la mer. 12) Il y pénétra pour passer la nuit avec sa femme, (mais) il resta debout à la fenêtre à regarder en direction de la mer: il pensait à Qishn, son pays, et à son père qui avait été tué. 13) La jeune fille se tournait et se retournait sur le lit, elle lui dit: ‘Viens ici, près de moi!’. Il ne lui répondit pas, il resta debout, pensif - il agit de la sorte pendant trois nuits. 14) Sa femme chercha à savoir et elle lui demanda: ‘Dis-moi ce que tu as et je ferai tout pour t’aider, toi, en échange, dors avec moi jusqu'au matin!’. 15) Il lui avoua qu’il était bel et bien fils de sultan, de celui qui régnait à Qishn et il lui dit que son père avait été tué à Qishn. 16) Elle se rendit chez son père et lui raconta (tout); lorsque le sultan interrogea le jeune homme, celui-ci récita sa généalogie jusqu'à ce qu'il en arrive à ses ancêtres, à sa filiation: son ascendance et celle du sultan étaient la même. 17) Quand le sultan sut qu’ils avaient tous les deux la même ascendance, il le nomma sultan de Soqotra et lui donna trois bateaux avec matelots et soldats, tous aux couleurs de Soqotra. Abû Šawârib embarqua, lui et sa femme, et il voyagea vers Qishn. 18) Lorsqu'il arriva à Qishn, il les combattit tous et les extermina jusqu’au dernier. Il rencontra alors une vieille femme dans une rue de Qishn, elle cria: ‘Abû Šawârib est revenu, comme autrefois, dans son pays natal’. 19) Il monta à l’étage de sa demeure, il y passa la nuit avec sa femme, dans la chambre à l’étage, et il dormit avec elle; c’est là qu’il rasa ses moustaches et les jeta par la fenêtre. C’est ainsi que Abû Šawârib devint sultan de Qishn, comme son père auparavant. 2.3 Commentaires linguistiques 1/1 érim ‘il advint, il arriva’, est souvent associé avec l’adverbe fÆnÍ, ‘avant, auparavant, autrefois,’ comme formule d’ouverture de ce type de récit. 1/2 Ké¯Ín, correspond à Kà­Ín en mehri. Qishn est la ville où résidait le sultan du Mahra et sa famille. 1/3 lítaº ºe¯: passif du verbe látaº ‘tuer’ (cf.4)). Le patient du procès (auquel fait référence le pronom 3 m.sg. -¯) est introduit par la préposition º-. Cette construction est très fréquente en soqotri. lítaº est aussi le nom verbal (cf. 2/1). Le pronom dépendant de la 3 m.sg peut, en soqotri, avoir la même forme que celui de la 2 f.sg.: -¯, comme ici, ou avoir la forme -hi/-ih (cf. dans la même phrase: dihi ºá´eh, et 4) bÒdÍh ºIh dihi bíyoh). 1/4 yihín réfère ici à d’autres sultans, ses semblables. 1/5 da©­ñhin, ‘un autre’, le pronom est formé du pronom relatif dÍ- suivi de a©­ ‘côté’ + pronom indépendant 3 m.sg. à la forme longue (et non le pronom suffixe, cf. Leslau: 125). Cet ‘autre’ réfère au sultan des Âl Kathîr, Badr Bû-Ÿuwayriq. 1/6 ºá´eh: la consonne /g/ est palatalisée à l’intervocalique (sonore prépalatale), comparer avec 2/3. 7 2/1 Û-lítaº: Û- est ici une conjonction temporelle qui est l’extension de baºd, elle est suivie du nom verbal, cf. Leslau: 47. 2/2 tse = d(i) + se (pronom indépendant 3 f.sg.), avec assourdissement de l’occlusive dentale au contact de /s/. C’est une des constructions du possessif en soqotri. Le syntagme possessif est toujours antéposé au nom qu’il détermine (le possédé). 2/3 ºÓyg, réalisé [ºÓyk] par assourdissement de la consonne finale à la pause. Même radical que ºá´eh (1/4). 2/4 bédiyeh désigne la campagne, l’endroit où les bédouins vivent; dans le Mahra, et particulièrement dans la région de Qishn, il s’agit de la steppe désertique, d’où la traduction. 3/1 ºawyéghÍn, pl. ºawyíghÃn, diminutif sg. de ºÓyg ‘garçon, jeune homme’. máK¯Ím (cf. 2)) désigne plutôt ‘l’enfant mâle, le petit garçon’. Le f. de ºawyéghÍn est ºawgénoh ‘jeune fille’ (cf. 8), 13)); ºá´eh (cf. 1/4, 17), 18), 19)) est utilisée pour la femme mariée; férhim (cf. 7/4) est l’enfant de sexe féminin, la fille, la fillette aussi. 3/2 ©af ou ºaf, selon les dialectes, ‘jusqu’à ce que’, est suivi de l’indicatif (yiºáKÍr). 4/1 (di-)»E le pronom personnel indépendant 2 m.sg. a plusieurs formes: het, »E, »e. Pour la forme longue, cf. 8/2. 4/2 heníyeh, ‘ordinaire, naturelle’, adjectif f.sg., est un emprunt à l’arabe. Ici il est l’antonyme de ‘mort violente’; l’accord se fait avec mIh, f. 4/3 t®Pliº réalisé [®®Pliº], 2 f.sg. de l’inaccompli qui peut avoir une valeur d’exhortatif. Le verbe signifie ‘raconter, informer’, Leslau (362) le rapproche de l’arabe »aTlaºa. 6/1 KĺÃd ‘il descendit’ et aussi ‘il séjourna’ (cf. Leslau: 379). Ici le terme est glosé par l’autre verbe soqotri KÄfÃd qui signifie plus précisément ‘descendre vers la ville, des montagnes - ou de l’intérieur- vers la côte’. Qishn dans le Mahra, comme Hadibo la capitale de l’île, est située sur la côte. Le verbe peut être transitif ou intransitif (cf. KĺÃd b-sÃKÄTri). 6/2 d-(Ké¯en), d- n’est pas ici connecteur mais provient de »id, préposition directionnelle ‘vers’, avec élision de l’initiale; cf. dans la même phrase ×ga© dwárrah. 6/3 d-inófͺ: d- peut être le connecteur reprenant (sans accord en nombre) le démonstratif pluriel lehE; le verbe est à la 3 m.pl. ‘ceux qui ont une occupation, qui sont en service, qui travaillent, qui sont utiles’. Le syntagme ainsi formé est déterminatif et, de ce fait, souvent traduit par un nom d’agent ou un adjectif : ‘ceux qui travaillent’ = ‘les travailleurs’. d- peut aussi être une particule actualisante: ‘ceux qui étaient en train de travailler, qui étaient à ce moment-là en service’ (cf. Simeone-Senelle: sous presse). 6/4 »ínna, forme longue de »in: ‘au sujet de, quant à’. 6/5 íno/ ínoh, copule exprimant l’existence (cf. 11/4). 8 6/6 sÃKÄTri, désigne dans le texte à la fois le nom de l’île, le nom de la langue et celui des habitants. 6/7 wárrah : le terme (f.) désigne une embarcation traditionnelle dont les planches sont cousues. Leslau ne le mentionne pas. Le pluriel warràt (cf. 17)) ne correspond pas au pluriel féminin du soqotri et indique plutôt un emprunt à l’arabe. 7/1 ºEk. Le verbe ‘vouloir’ <ºgb>, est toujours à l’accompli (c’est un résultatif) suivi d’un subjonctif. A la 1 m. sg. /ºégÍbk/, il est le plus souvent abrégé en ºEk, avec différenciation de genre au f. ºIk (cf. 8/3). 7/2 lenfáº, 1 sg. du subj. de náfaº / ináfaº, la préformante l- est présente aux 1 sg. et duel, 3 m.sg. et pl. 7/3 tÍkál-eh, sur la racine <wkl> le verbe est à la forme dérivée en -t-; seule la forme dérivée par modification vocalique de la première voyelle radicale est attestée dans le lexique de Leslau (59) avec ce sens de ‘confier, autoriser, charger quelqu’un d’une chose’; ici le verbe est transitif direct. 7/4 férhim, cf. 3/1. 8/1 ºe®énoh, 3 f.sg. de l’accompli « être amoureux », le verbe se construit avec la préposition min suivi d’un nom, ou m- suivi d’un pronom personnel suffixe, cf. dans la même phrase ºé®ank mÍk. 8/2 hóhon, forme longue du pronom indépendant 1 sg. La 2 m.sg. à la forme longue est »éhin (cf. 14)), la 3 m.sg. ñhin (cf. 1/5), ou yíhhin (cf. 10). 8/3 ºIk, cf. 7/1. 8/4 he-n, h(e)- suivi du pronom personnel suffixe (ici 1 sg.) est la marque du datif. 8/5 tÍ-¯, t(Í)- introduit le complément pronominal de certains transitifs, il est suivi du pronom personnel suffixe, ici 2 f.sg. (pour la 3 m.sg. cf. 9/2) ou indépendant (cf. 18) ©árib tÍ-yihín ‘il les combattit’). Cette construction existe aussi en mehri. 8/6 k¼fik,1 sg. de l’accompli, est ici réalisé [ky¼fik]; l’accompli a une valeur de résultatif ‘je réponds de’; kófi est la forme dérivée par modification interne de kfé ‘être suffisant’ (pour la palatalisation de la vélaire sourde / sonore devant ÷/¼, cf. aussi 11/2, 13/4, 16/2,3, 18/2). 9/1 de dsé bébÍh, l’ordre syntaxique ici est inhabituel. En soqotri le syntagme exprimant la possession précède la préposition qui régit le nom déterminé: on s’attendrait à dsé de bébÍh (cf. Leslau: 119 et Simeone-Senelle 1997: 419); voir ci-dessous 11) dihi di-byútÍt; 12) dihi lÍ»á´eh. 9/2 tih, t- + 3 m.sg. suffixe, cf. 8/5. 10/1 tó»o est particule temporelle ‘quand, alors que, comme’, exprimant la simultanéité (cf. 11), 16) ...) ; elle peut aussi introduire une comparaison, cf. 19) tó»o dihi bébÍh ‘comme son père’. 11/1 tómeº, ‘écouter’, glosé ici par ‘donner son accord’; le verbe est la forme dérivée réfléchie en -t- du verbe hímaº ‘entendre’ (cf. 6) hímaº »ínna ...). 11/2 »ék÷b, ‘entrer’, réalisé [»éky÷b], cf. 8/6. 9 11/3 byútÍt, calque de l’arabe, le terme est glosé par ‘pièce indépendante’. La forme du féminin est aussi une preuve de l’emprunt, puisqu’en soqotri la marque féminin est en -h, le -t n’apparaît qu’au duel, au pl. ou avec un suffixe. Dans les villages de la côte nord et pour une certaine catégorie sociale, l’habitat traditionnel soqotri est composé de plusieurs éléments placés dans une cour close par des murs de pierres. La pièce la plus confortable qui sert aussi à accueillir les hôtes, est une construction indépendante sur un seul niveau, avec des murs en dur et un toit de palmes sèches. L’ensemble des modules d’habitation est désigné par Kaºr. 11/4 ínoh cf. 6/5. 11/5 rérhÍ m, ‘mer’, le terme usuel soqotri est rénhÍm/rínhÍm; il s’agit peut-être d’un idiolecte ou d’un trait dialectal jamais encore relevé. Cette occurrence rapproche le mot du mehri qui est ráwrÍm. 12/1 yúKÃr, 3 m.sg. de l’inaccompli. Le verbe est considéré par Leslau (71) comme relevant du radical <»Kr> et non <wKr>. Pour l’accompli, cf. 19/3 »éKar. 12/2 lÍ- est une préposition spatiale, avec le sens de ‘dessus’, qui introduit aussi le complément de certains verbes (Leslau: 227). 12/3 KÔSaº ‘se mettre debout; être, rester debout à un endroit’. 12/4 di-fÆnÍ, fÆnÍ peut être précédé du connecteur di- ‘ce qui est avant/devant’, ici, le syntagme a une valeur spatiale; Leslau (337) donne en plus du sens adverbial, celui de ‘commencement’. Pour la valeur temporelle cf. 18/3. 12/5 yiftÍkérÍn, 3 m.sg., ‘il pense à’, le complément du verbe est introduit par b-. Le paradigme de l’inaccompli de cette forme dérivée en -t- comporte le suffixe -Ín (cf.Simeone-Senelle 1998: 80). 12/6 ©af, pour ©alf, ‘endroit, lieu, village natal’. C’est, d’après l’informateur, la réalisation usuelle des jeunes, les anciens disent ©alf. Le -l- réapparaît, chez tous les locuteurs, au duel et au pl.: ©álfi, a©álaf. 13/1 tÍnKalabíbÍn, 3 f.sg., ‘se remuer dans tous les sens, se tourner et se retourner’; forme dérivée en n- d’un quadrilitère, l’inaccompli comporte le suffixe -Ín (cf. Simeone-Senelle 1998: 85-6). 13/2 ºá­eh (duel ºa­éti, pl. ºÔ­i­), désigne la banquette en ciment, construite contre un des murs de la pièce et sur laquelle on dort la nuit (le terme n’est pas relevé par Leslau). 13/3 hPk, ‘viens!’; Leslau (142) a relevé hóke. 13/4 k¼le réalisé [ky¼lÍ»], cf. 8/6. 13/5 telÒs, pour ­éleh (cf. 17) ­éleh warràt); les noms de nombre, y compris de un à dix, sont désormais empruntés à l’arabe, surtout chez les citadins. Ce n’était pas le cas, il y a encore 15 ans. Le passage de la première interdentale à [t] et de la deuxième à [s] est dû à l’absence des interdentales en soqotri. L’occurence du nombre en soqotri en 17) est due ici à une correction de l’informateur lui-même. Son premier réflexe a été de dire telÒs puis il s’est repris. 13/6 ©atétÍn, pl. de ©té ‘nuit’. 10 14/1 t®àlaº, 2 m.sg. de l’inaccompli, à valeur d’exhortatif (cf. pour le f. 4/3). 15/1 bÍr est un polyfonctionnel, d’origine verbale (Leslau: 97-8). Il peut avoir une valeur assertive (à rapprocher de celle de qad en arabe), être une copule prédicative en phrase nominale; utilisé comme particule préverbale, il confère au syntagme verbal une valeur de concomitant ou de résultatif (cf. Simeone-Senelle 1997: 408, 418). Ici, après un verbe signifiant ‘raconter’, il introduit la complétive qui est une phrase nominale. 16/1 néssib, forme dérivée par -t- infixé avec assimilation de la dentale à la sifflante: ‘il récita, présenta sa généalogie’. Il s’agit ici d’un emprunt à l’arabe (cf. dans la même phrase nésib). L’inaccompli de cette forme ne comporte pas le suffixe -Ín (cf. 12/5), ce qui est peut-être l’indice d’un moindre degré d’intégration de l’emprunt. 16/2 yig¼dÍ©en, réalisé [yigy¼dÍ©en], avec palatalisation de la vélaire sonore (cf. 16/3) . Le verbe est à la forme dérivée par modification interne et l’inaccompli est en -Ín (cf. Simeone-Senelle 1997: 79). 16/3 megídoh, réalisé [megyídoh] (cf. 16/2). Le terme (non relevé par Leslau) est glosé par ‘ancêtres’; comparer avec l’arabe majada. La forme est bien celle d’un f. en soqotri. 16/4 TI, ‘une, unique’, m. Tad, voir 17). 17/1 meyhí: me(n) + pronom indépendant 3e duel. Le duel est encore très vivant en soqotri pour les verbes, les pronoms (pour ces deux catégories, il existe même un duel 1ère personne) et les noms. 17/2 ºéKal, au sens propre signifie ‘poser, laisser’, ici c’est ‘poser’ au sens de ‘nommer, mettre, installer à un poste’. 17/3 ºÄbÍr, est la forme dérivée par modification interne: ‘faire passer à quelqu’un, donner’. 17/4 bésÍn, le pronom 3 f.pl. réfère à la fois à warrßt (f.pl.) ‘bateaux’, bÓ©ríeh (collectif f.) ‘matelots’ et ºáskar (collectif) ‘soldats, gardes du sultan’. 17/5 bÍn×dil, pl. de bÍndIl ‘drapeaux, étendards’, correspond à bÎndErÍh (f.sg.) dans un autre dialecte de l’île et à bindírah relevé par Wellsted. Ce terme (non relevé par Leslau) pourrait être un emprunt au portugais (cf. Simeone-Senelle 1991: 121). 17/6 sfór, l’accord ici se fait au sg. avec le sujet principal; cf. la même construction avec le même verbe dans Müller (1907: 64, l. 19) 18/1 ­-ikÒ, réalisé [­-ikyÒ], avec palatalisation devant la voyelle fermée. Le verbe kí»e ‘rester’ est précédé de ­i ‘chose; déterminant indéfini; élément de négation’. Ici ­(i) est employé avec un sens négatif ‘il n’en reste même pas un’; cf. la négation de l’existence en soqotri: bi-­i ‘il n’y a pas’. 18/2 k÷téna©, réalisé [ky÷téna©], cf. 8/6. Le verbe est dérivé par infixation de -t‘revenir, retourner’. kána©, à la forme simple suivie d’un autre verbe, est utilisé comme auxiliaire itératif. 18/3 di-fÆnÍ a ici une valeur temporelle (pour la valeur spatiale, cf. 12/4). 11 19/1 méglis, en soqotri le sens du terme est ‘étage’. En mehri mejlIs désigne ‘la pièce de repos, la pièce d’accueil, d’apparat’; cette pièce est toujours située à l’étage; très aérée, elle peut aussi servir de chambre à coucher. A Qishn, les maisons du quartier ancien où résidait le sultan ont toutes un ou deux étages avec plusieurs de ces pièces à l’étage. 19/2 lÛT (cf. 11)), ‘alors’, prononcé ici avec une latérale fricative sonore [µÛT], réalisation courante pour ce mot dans beaucoup de dialectes soqotri. 19/3 »éKar, 3 m.sg. de l’accompli; pour l’inaccompli cf. 12/1. 19/4 ses pour ¯es, ‘avec elle’, avec assimilation régressive. 19/5 mÍKáSaS et ¯wàrib sont tous les deux empruntés à l’arabe mais alors que le premier est intégré en soqotri, le second ne l’est pas. mÍKáSaS explicite le surnom arabe du héros de l’histoire, cf. 10). 3 Conclusion Ce texte est dépouillé de toute référence historique explicite. La formule d’ouverture (cf. 1/1) est traditionnelle des récits à valeur atemporelle, elle correspond au ‘il était une fois’ de nos contes et situe l’histoire racontée dans une antériorité non définie. Aucun des personnages n’est cité par son nom, seul le héros est désigné par son surnom arabe. L’identité des autres personnages est restreinte à leur fonction: mère, assassin (‘un autre’), ceux qui peuvent être utiles (car ils connaissent les faits), sultan, épouse, vieille femme représentant l’allégeance aux Bît ‘Afrir... Le décor est juste posé géographiquement, non décrit: Qishn, le désert du Mahra, Soqotra. Il est fait mention de trois détails, par souci de réalisme, qui permettent de mieux situer le déroulement du récit; il s’agit de la mention d’une rue de Qishn, et surtout de l’orientation et de la situation des deux pièces où se déroulent les faits charnières: à Soqotra, la fenêtre de la chambre avec vue sur la mer où le héros passe ses nuits et, à Qishn, la pièce à l’étage où il se défait de ses deux engagements puisque il y consomme son mariage et coupe ses moustaches. La tradition orale ici focalise sur la détermination du héros à respecter son vœu d’abstinence et de pureté jusqu’à la réalisation du but qu’il s’est fixé: reconquérir la terre de son père et sauver ainsi l’honneur des siens. Il faut remarquer que, contrairement aux versions mehri, le vœu de ne pas raser ses moustaches est à peine évoqué. Il faut attendre le milieu du récit où le surnom est explicité dans une remarque en incise. La reprise de Qishn ne fait pas l’objet de description. Contrairement à ce qui transparaît dans les autres versions, il semble que, ici, les épreuves initiatiques à affronter, pour entrer dans le monde des adultes et légitimer son ascendance, portent plus, pour le héros, sur l’affirmation de soi et la quête d’appuis que sur le combat guerrier. Ce n’est qu’une fois sa réserve vaincue (grâce à l’amour de sa femme) qu’il pourra passer véritablement à l’acte et accomplir sa noble destinée en rétablissant les Bît ‘Afrir dans leur bon droit. Comme dans beaucoup de contes, c’est l’amour qui l’aide à s’affranchir et à vaincre. En effet, 12 toutes les versions insistent sur la détermination de la fille du sultan et son don de persuasion qui poussent Abû Šawârib à réagir et à infléchir le cours des événements. Malgré cette évocation furtive des faits historiques, on peut aussi deviner, par touches à travers le récit, quelles sont les traditions et valeurs qui régissent la société: importance des liens tribaux et de la généalogie, relations étroites entre Qishn et Soqotra, rapport mère-fils et père-fille, rapport entre conjoints, rôle joué par la femme soqotri (qui a toujours eu la réputation d’être plus libre que sur le continent). De plus, nous avons remarqué, que contrairement aux textes mehri, la bravoure guerrière ne fait pas partie des qualités décisives du héros et la reconquête de Qishn par les armes n’est évoquée que très brièvement. En cela aussi, le Abû Šawârib de cette version révèle un trait de caractère plus soqotri que mehri, puisqu’on attribue en général aux Soqotri un pacifisme qu’on ne reconnaît pas aux Mahra. Du point de vue de la culture matérielle, il est simplement fait allusion, nous l’avons vu, à l’organisation de l’habitat, à Soqotra et à Qishn. Cette version soqotri illustre comment, dans la tradition littéraire, on peut passer de l’événementiel, localisable dans le temps, à la légende, intemporelle, véhiculant une morale à portée générale. Ce texte a la même portée que la poésie sapentiale qui part aussi de faits précis. Moins hermétique que le poème, comme lui, le récit légendaire véhicule des faits historiques dont le caractère édifiant est mis en valeur, il permet en même temps de perpétuer la morale qui est la base de la société soqotri. C’est aussi à ce titre que ce texte est exemplaire. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Ingrams, H. 1942. Arabia and the Isles. London. Leslau, W. 1938. Lexique soqoTri (sudarabique moderne) avec comparaisons et explications étymologiques. Paris. Müller, D. H. 1907. Die Mehri- und SoqoTri-Sprache. III. ŠHauri-Texte. Vienna. Müller, W. 1986. ‘Mahra’, in Encyclopédie de l’Islam, 79-82. Serjeant, R. B. 1974 (1963). The Portuguese off the South Arabian Coast. Hadrami Chronicles. Beirut. Simeone-Senelle, M.-Cl. 1991. ‘Notes sur le premier vocabulaire soqotri: le Mémoire de Wellsted (1835). Première partie’, Matériaux Arabes et Sudarabiques n.s. 3. 91-135. —— 1997. ‘The Modern South Arabian Languages’, in R. Hetzron (ed), The Semitic Languages. London. 379-423. —— 1998. ‘La dérivation verbale dans les langues sudarabiques modernes’, Journal of Semitic Studies xliii/1. 71-88. —— sous presse. ‘De quelques fonctions de d/d dans les langues sudarabiques modernes’, in S. Robert (ed.), Polysémie, recatégorisation et échelles syntaxiques. Paris. —— à paraître. Textes en mehri du Yémen, avec commentaires linguistiques (avec la collaboration de Sabri Mohammed Bakheit). Wiesbaden. 13 Smith, Rex G. 1985. ‘Ibn al-Mujßwir on Dhofar and Socotra’, Proceedings of the Seminar for Arabian Studies 15, 79-92. —— 1988. ‘Ibn al-Mujßwir’s 7th/13th-century Arabia: the wondrous and the humorous’, in A.K. Irvine, R.B. Serjeant and G.Rex Smith (eds), A Miscellany of Middle Eastern Articles: In Memoriam Thomas Muir Johnstone 1924-83. Harlow. 111-124. Tkatsch, J. ‘SoKoTrß’, in Encyclopédie de l’Islam IV, 1ère éd. 497-503. Wellsted, J. R. 1835. ‘Memoir on the Island of Socotra’, The Journal of the Royal Geographical Society of London V. 129-229. NOTES 1 Le terme, comme chez al-Hamdâni, désigne l’ensemble des sudarabophones. Le terme mehri est bien ºafrIr, ou ßfrIr / ÖfrIr dans les dialectes sans ‘ayn, comme celui de Qishn. Certains peuvent diphtonguer la voyelle longue accentuée: ºafrÔyr. 3 Dans les deux textes arabe et mehri de 1988, les descendants de la famille de Abu Šawârib sont même cités à partir de son fils Ÿaw‘arî jusqu'à notre époque. 4 Ainsi dans al-Hamdâni, Xe siècle, dans Sifat Jezîrat al ‘Arab, cité par Tkatsch. 5 ‘The Mahras ... Their capital is Qishn but their sultan lives in Soqotra which has been from immemorial times a foreign dependency of the Sa‘d bin Towar branch of the Bin Afrar, the ruling house of the Mahras’ (Ingrams: 223). 6 Corrigeant ainsi l’interprétation que donne Serjeant (156) dans son commentaire. 2 14