Malgré la grande variabilité des politiques que notre pays
déploie dans le domaine de la langue, de la politique étrangère
et de la culture, qui modifient régulièrement l’horizon de la
francophonie, les Francophonies ont gardé le cap : travailler
au plus près des artistes là où ils sont, dans le respect des
formes d’expression qui sont les leurs ; faire souvent le pari
de la jeunesse (non pour faire partie d’une modernité parfois
discutable mais parce que les « apprentis » nous en disent
souvent plus) ; faire entendre toutes les langues qui voisinent
sur scène avec le français ; rassembler des projets venus
des quatre coins du monde et organiser les conditions d’un
dialogue à Limoges, le temps du festival.
Depuis trente ans, les Francophonies partent à la rencontre
de talents naissants situés loin de nos frontières, contribuent
à élaborer leurs projets, et se font chambre d’écho de leurs
créations. Grâce à ce travail initial, le relais peut être pris en
France et sur le territoire européen. Nous sommes heureux,
cette année en particulier, qu’une pléiade d’artistes
découverts par les Francophonies soit programmée par le
Festival d’Avignon.
Pour marquer et honorer cette 30ème édition, nous avons choisi
de faire la part belle à l’écriture, aux auteurs, à la création
littéraire : née de l’affection particulière de Pierre Debauche
pour les écritures antillaises et africaines, nourrie des talents
accueillis en résidence à la Maison des Auteurs, parcourue par
la vigueur du renouveau des formes et des langages, l’histoire
de notre festival doit tout aux écrivains.
Ils seront donc au cœur de cette édition, nous leur en avons
réservé la meilleure part : commandes d’écriture passée par
Philippe Delaigue (à Julien Bissila, Gustave Akakpo, José
Pliya, Sylvie Dyclo-Pomos, Penda Diouf), cartes blanches
à des collectifs d’auteurs (Les Auteurs passent à l’acte !),
célébration de quelques grands anciens (Duras, Césaire,
Cossery), accueil de grandes voix (Mouawad, Cixous) comme
de jeunes plumes (Tarnagda, Bissila) : toute la programmation
2013 est nourrie de leurs œuvres et de leurs prises de position
esthétiques ou politiques. Même Marivaux joue sa carte,
remis en vie par de jeunes Haïtiens qui le considèrent comme
leur contemporain.
Nous serons attentifs, en effet, à ce qui se passe en Haïti,
deux ans après le séisme, mais nous préférons dire « deux
siècles après l’indépendance » : quelle histoire, quelle société
a continué de se tramer à travers le temps ? Quel rôle jouent
les artistes dans l’édification au quotidien d’un art de la
résistance ? Jean-René Lemoine, Yanick Lahens, Guy Régis
Junior nous diront le temps qu’il fait là-bas, comment on vit
et pas seulement comment on meurt. On les suivra à travers
le Focus Haïti.
Nous sommes heureux de poursuivre la route avec le Théâtre
du Soleil : après les jeunes Afghans, nous accueillons la
création intégrale de la version cambodgienne de L’Histoire
terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, aboutissement
de la longue route qu’Ariane Mnouchkine, Delphine Cottu
et Georges Bigot ont partagée, à la rencontre des jeunes
circassiens de l’école PHARE. Partager le temps, l’expérience, la
passion du théâtre : telle est la belle mission que s’est donnée
le théâtre du Soleil et qui constitue un maillon essentiel de la
francophonie des artistes.
Et c’est pourquoi nous marquerons aussi notre anniversaire
en réservant une matinée (Rêves de théâtre) pour faire se
rencontrer tous les jeunes acteurs, compagnies, écoles qui
vont traverser le festival : pourquoi et comment devient-on
comédien, dans ces différentes sociétés où parfois la liberté
de parole et de pensée est bafouée ? Et en France, dans une
société qui bute sur son avenir, pourquoi faire du théâtre ?
Qu’ont-ils en commun, tous ces jeunes gens, à travers leur
désir de scène ?
Marcel Bozonnet fera le lien, lui qui a le cœur ouvert à tous
les horizons, en particulier au territoire africain. Il fera vibrer
les jeunes écritures de L’Imparfait du Présent avec l’École du
TNB et redonnera son Chocolat clown nègre.
La danse ouvrira le bal avec Heddy Maalem, bientôt rejoint
par Radhouane El Meddeb. Et s’il est deux hommes qui
travaillent l’écriture du corps et son graphisme dans l’espace,
ce sont bien ces deux-là, à l’affût de l'Étranger, de l’Autre qui
circule dans nos veines.
Côte à côte, on le lira dans ces pages, se tiennent des noms
qui ont fait la littérature de langue française, qu’elle soit
théâtrale, romanesque, poétique, et ceux de jeunes voix
qui se lancent sur les scènes. Le festival est une sorte de
construction éphémère, élaborée par la langue, et donc
fragile et fugace, mais qui propose un monde aussi réel, aussi
puissant que celui de nos rêves et qui survivra, nous en faisons
le pari, à celui élaboré par les fausses évidences dictées par la
crise économique.
Marie-Agnès Sevestre
Écrire ses rêves sur la peau du théâtre