Le théâtre est le pays des histoires et des miroirs.
Mais a-t-on encore besoin d’entendre des histoires ?
Sommes-nous toujours aussi curieux de ce que nous sommes
pour nous regarder tels que nous sommes ?
Alors à quoi sert le théâtre ?
Faut-il aimer ceux qui le font et le pratiquent ?
Ces manipulateurs de l’illusion méritent-t-ils encore le nom
d’artistes, puisqu’au l du temps nous ne les reconnaissons
plus que comme « intervenants », « intermittents »
et « praticiens » ?
Je crois à la force de la langue et à ce qu’elle induit.
Lorsqu’on n’a plus la volonté de reconnaître chez l’autre la
grandeur de son métier, il devient l’objet du jugement de ceux
qui pensent être en droit de le porter. Nous n’avons plus de
« métier », nous avons gagné « une profession » qui met en
scène une nébuleuse de professionnels, bons ou mauvais.
« La langue est la mère, non la lle, de la pensée »
Karl Kraus*.
Alors, à quoi sert le théâtre lorsque la langue perd les mots qui
portent la dignité et la singularité de l’autre ? À quoi peuvent-
ils servir lorsqu’ils ne viennent plus gratter la complexité du
monde ? La langue et l’écriture sont les deux jambes de notre
théâtre. Incarnées par le corps de l’acteur, elles sont les
porte-paroles des temps malheureux du passé et de l’avenir.
Le théâtre est le lieu où la poésie et l’imaginaire s’amusent à
nous faire peur sans faux-semblant. Il nous apprend à croire
par le simple artice d’une toile ou d’une larme. L’innocence,
la naïveté, la délicatesse sont les outils qui servent à donner
aux histoires racontées, la force et la puissance de la vérité.
Il faut pour cela tout le travail des artistes de la scène pour
nous faire entendre et décrypter les voyages terribles que l’on
voit se jouer sous nos yeux et auxquels il nous plaît de croire.
En cela l’artiste de théâtre fait pousser les eurs d’un nouveau
jardin grâce à la boue de nos plus bas instincts.
Nous apprenons à vivre l’expérience de l’autre, le corps
de l’autre, sa différence. Accepter la différence comme une
richesse, n’est-ce pas le fondement de nos idéaux démocratiques
qui surplombent le fronton des bâtiments institutionnels
de notre pays ?
Le théâtre, la danse, la musique, éveillent nos sens et nos
intelligences. Par les expériences sensibles que les artistes
de la scène nous proposent, ils interrogent les piliers de notre
démocratie : liberté, égalité, fraternité.
Le théâtre c’est la sentinelle qui veille inlassablement sur
son époque.
C’est l’esprit de la démocratie. Il apparaît et disparaît avec
elle. Il est aux avant-postes de la « cité » et nous rassure
par sa présence.
Protégeons-le comme il nous protège et n’hésitons pas
à demander à tous de le protéger.
Christophe Rauck
*Karl Kraus, écrivain et journaliste viennois (1874-1936), auteur
notamment de « Les Derniers jours de l’humanité », pièce
apocalyptique de 800 pages sur la guerre 14/18.
Il mena une inlassable bataille contre la corruption de la langue
et donc, à ses yeux, de la morale.