TEXTE 1 Les chances de perdre à la roulette génétique Le taux auquel les mutations délétères surviennent dans un génome justifie notre intérêt, et pas uniquement quand il s’agit de notre propre génome. Il devient particulièrement digne d’intérêt si, comme certains le proposent1, le taux de mutations de certaines espèces atteint plusieurs nouvelles mutations à chaque génération. Jusqu’à présent le taux de mutations délétères est notoirement difficile à mesurer et il n’existe pas d’estimation convaincante pour les vertébrés. A la page 344 de ce numéro2, Eyre-Walker et Keightley donnent une première estimation pour notre espèce, le chimpanzé et le gorille. Obtenir une estimation du taux global de mutations est relativement simple. Les mutations neutres, c’est-à-dire celles qui ne procurent ni avantage ni désavantage à l’organisme qui les porte, s’accumulent au fil des générations à un taux égal au taux de mutations3. Le taux de mutations peut être déterminé par la proportion de variations dans les régions supposées neutres telles que les introns et les pseudogènes, qui ne sont pas traduites en protéines. Pour les mammifères, si on extrapole ces taux à l’ensemble du génome, on obtient un chiffre considérable, de l’ordre de 100 nouvelles mutations par individu1. Bien sûr toutes ces mutations ne sont pas délétères mais nul ne sait quelle est la proportion de mutations délétères. En théorie, cette proportion pourrait être estimée en comparant le taux de variation sur l’ensemble du génome avec le taux nécessairement plus important de variation dans les régions neutres ; mais cela suppose des incertitudes statistiques et un séquençage exhaustif4. Eyre-Walker et Keightley2 ont rendu cette analyse possible en se focalisant sur les régions codant pour des protéines. Ils ont mesuré les changements d’acides aminés dans 46 protéines dans le rameau des ancètres de l’homme après qu’il se soient séparés du chimpanzé. Sur 41 471 nucléotides ils dénombrèrent 143 substitutions non synonymes, c’est-à-dire produisant un changement d’acide aminé et donc une protéine finale différente. Si ces changements avaient évolué de façon neutre, il aurait dû y en avoir 231. La différence de 88 (38 pour cent) est une estimation du nombre de mutations délétères qui ont été éliminées par sélection naturelle et qui par conséquent ne sont pas présentes dans les populations contemporaines. Si on traduit ce résultat en terme de taux de mutation, on arrive à un total de 4,2 mutations par personne et par génération, et un taux de mutations délétères de 1,6. Ces taux sont similaires chez le chimpanzé et le gorille, avec des taux de mutations délétères de 1,7 et 1,2, respectivement. Les auteurs se sont basé sur un nombre de gènes de 60 000 et un taux de génération de 25 ans. Cette valeur de 1,6 est probablement sous-estimée pour différentes raisons. Par exemple, les mutations survenant en dehors des régions codantes ne sont pas prises en compte et on sait que certaines régions non codantes (par exemple celles qui régulent l’expression des gènes) sont probablement soumises à la sélection naturelle. Le nombre de gènes est peut-être aussi sous-estimé. Et si il y a eu des mutations qui favorisent l’adaptation, cela va également sous-estimer le taux de mutations délétères. Finalement, une estimation moins conservative et plus réaliste doublerait cette valeur, portant le taux à trois nouvelles mutations délétères par personne et par génération. Quelle est l’importance d’un tel résultat ? Chaque mutation délétère peut-être éventuellement éliminée de la population par une mort prématurée ou une valeur reproductive diminuée de la personne qui la porte (une « mort génétique »5). Cela signifie trois morts génétiques par personne ! Pourquoi l’espèce humaine n’est-elle pas éteinte ? Si les mutations délétères étaient éliminées indépendamment les unes des autres, comme dans les espèces asexuées, on estime que cela conduirait la population à une diminution de sa valeur adaptative de 5 pour cent, conduisant à une extinction inévitable des espèces à capacités limitées de reproduction. Une explication possible est que les mutations sont éliminées en groupes. Cela se produit si la sélection fait en sorte que les individus porteurs du plus grand nombre de mutations sont préférentiellement éliminées, par exemple si les mutations interagissent. Mais un tel processus ne peut fonctionner que dans les espèces sexuées où les mutations sont brassées à chaque génération par la recombinaison génétique1,7. L’existence d’un taux important de mutations délétères renforce l’argument selon lequel l’avantage majeur de la reproduction sexuée est qu’elle permet d’éliminer les mutations délétères1. Elle augmente encore la possibilité de déclin de l’adaptation, voire de l’extinction, d’espèces avec un trop fort taux de mutations délétères8. Vraisemblablement, nous les humains avons profité dans le passé de la possibilité de réduire l’effet de notre fort taux de mutations sur notre valeur adaptative grâce à la reproduction sexuée. Dans notre passé récent, l’intensité de la sélection naturelle a été considérablement réduite, notamment dans les pays où le niveau de vie élevé permet à la plupart des enfants d’atteindre l’âge de la reproduction. Il en ressort que les mutations seront éliminées par la sélection naturelle plus lentement qu’elles ne s’accumuleront. Cet effet risque de s’accentuer par la tendance des hommes à commencer à se reproduire plus tard dans leur vie, parce que l’on sait que le sperme des hommes âgés contient plus de substitutions nucléotidiques8. A une époque où notre environnement s’améliore rapidement, on peut se demander si ce déclin génétique aura des conséquences sur notre santé. Eyre-Walker et Keightley2 remarquent que la proportion de mutations délétères dans les 46 gènes étudiés est plus importante chez l’homme que sur les gènes équivalents des rongeurs. L’explication qu’ils proposent est que des mutations légèrement délétères se sont fixées dans la population par un processus que l’on appelle la dérive génétique, pendant les périodes de notre histoire au cours desquelles la taille de la population humaine était limitée, notamment pendant les « goulets d’étranglement ». Cela aurait augmenté le nombre de mutations accumulées, quelqu’en soit par ailleurs l’effet sur notre qualité de vie. Nos migraines, maux d’estomac, baisses d’acuité visuelle et autres petites misères ne seraient ils pas le résultat de cette accumulation de mutations ? C’est probable, mais en l’état des connaissances, ce n’est que spéculation. James F. Crow, Department of Genetics University of Wisconsin Madison, WI 93706 1 Kondrashov, A.S. J. Theor. Biol. 175 :583-94 (1995) 2 Eyre-Walker, A & Keightley, P.D. Nature 397 :344-347 (1999) 3 Kimura, M. The neutral theory of molecular evolution (Cambridge University Press, 1983). 4 Kondrashov, A.S. & Crow, J.F. Hum. Mut. 2:229-34 (1993) 5 Muller, H.J. Am. J. Hum. Genet. 2:111-76 (1950) 6 Kimura, M. & Maruyama, T. Genetics 54 :1337-51 (1966) 7 Crow, J.F. Proc. Natl. Acd. Sci. (USA) 94 :8380-86 (1997) 8 Lande, R. Evolution 48:1460-69 (1994) Source: Publié avec la permission de Nature 397:283, 284.