“ Cela fait partie du mécanisme de la domination
que d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre“
Teodor W. Adorno
Ce projet de création s’inscrit dans la ligne du travail
de la compagnie, dans cette obstination à palper les
singularités de la vie contemporaine, à prêter l’oreille
aux mouvements qui la font ou la défont, à ce qui vient
à l’Homme de neuf dans le langage qui le contient
aujourd’hui.
Ici peut-être, et qui a conduit l’écriture, l’intuition d’un
changement radical de perception de la souffrance
humaine, de cette souffrance qui vient naturellement
avec le vivre. L’intuition d’une guerre menée contre elle.
D’une tentative d’élimination recouverte de compassion.
Une guerre qui a sans doute la soumission pour mobile
et la peur pour conséquence. Une guerre intimement
liée à l’idéologie dans laquelle nous baignons.
Une guerre dont les effets bouleversent profondément la
représentation de l’Homme. Cela nous regarde.
Le quotidien n’est pas avare de fournir des signes de
cette torsion nouvelle qui tendrait à faire des désordres
et des souffrances du sujet humain un défaut à corriger,
une maladie à contenir, au lieu qu’ils appartiennent à
son histoire et à la condition humaine en général.
C’est un peu partout, disséminé, dans la vie intime, dans
le travail, dans le soin, dans la justice. Dans le langage.
Au lieu d’une question posée, ils semblent avoir rejoint
l’impensable.
Par où ça passe ? Et quels sont les mobiles invisibles de
ce “progrès“ ?
Notre culture s’est pourtant édifiée, jusqu’ici, à partir
de cette perception, acceptation, même lointaine, que
la vie naît des états chaotiques. Sur la reconnaissance
au fond que ce qui renâcle, se révolte, s’inquiète en
l’Homme et s’évade en plaintes adressées, est le signe
de sa présence au monde. Œuvres littéraires, utopies
politiques, les mots des maux forçaient jusqu’ici le
passage à l’articulation du monde. Mais le temps
manque et le monde doit tourner. Le langage s’abreuve
d’abréviations et de chiffres. Il semble qu’il ne sache
plus quoi faire de « ce qui va de travers » et n’y retrouve
guère de sens que celui de peser inutilement sur la
bonne marche des affaires ou de nous menacer de sortir
de la normalité.
Il y a là quelque chose de neuf. Que devenons-nous
escamotés de cette dimension ?
N’y a t’il pas là la promesse d’une violence nouvelle ? Et
dont nous recevrons les effets ? Qu’est-ce que recouvre
la farouche volonté de s’en débarrasser? Qu’est-ce que
cet ennui qu’on a d’elle ou cette peur nouvelle qu’elle
produit sur nous ?
C’est le sujet de cette pièce.
J’ai voulu regarder ce que c’était. M’asseoir face à ce
qui fait violence. Me laisser dépasser par les conditions
très simples d’un dialogue. Cerner obscurément les
enjeux qui se déplacent si l’on déplace le regard sur la
souffrance, sur sa fonction. Inviter alors dans le dialogue
les nouveaux dispositifs dans lesquels la parole se
déploie aujourd’hui. Sous surveillance par exemple, ou
encore entendue dans un répertoire de codifications des
comportements humains.
Un dialogue. Une diagonale. 3 personnages.
Pascale Henry