Propos sur l`éducation

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Les textes réunis dans cet ouvrage ont pour objet, dans un pre­mier temps,
de discuter la place – hélas ! trop restreinte – de la philosophie de l’éducation
dans les départements de sciences de l’éducation et de la formation des maîtres, ainsi que des transformations actuelles de l’Université. Ils développent une
perspective normative pour la gratuité de l’enseignement universitaire, militent
pour l’apprentissage de la pensée critique et soulignent les raisons pour lesquelles
celle-ci, si éminemment souhaitable, est si difficile à faire acquérir.
La deuxième partie réunit trois portraits de penseurs critiques, de sceptiques éminents : Albert Einstein, le physicien et philosophe, Martin Gardner, qui a joué
un rôle de tout premier plan dans le développement du mouvement sceptique
contemporain et dont on peut soutenir qu’il en a conçu les grandes orientations,
enfin, Condorcet, abordé ici à travers sa réaction au si populaire mesmérisme –
du médecin charlatan Mesmer, qui prétendait que tous les êtres vivants étaient
soumis à un fluide magnétique – en vogue à son époque.
La troisième et dernière partie de ce livre s’efforce de diffuser des résultats de
recherche pouvant inspirer et guider les gens, en particulier les enseignantes, dans
leurs décisions, de corriger les fausses croyances si répandues dans le domaine
– des légendes pédagogiques – et tente de les convaincre de la pertinence et de
l’im­portance de la philosophie de l’éducation.
Pendant plus d’un quart de siècle, l’essayiste et philosophe de l’éducation,
Normand Baillargeon, a été professeur en sciences de l’éducation à l’UQAM.
Dans ce livre, il défend, entre autres, les convictions suivantes : 1° la recherche
solide et pertinente doit sérieusement être examinée ; 2° la formation des maîtres
est l’une des clés de toute réussite en éducation. La nôtre est souvent pathétique ;
3° toute réforme à grande échelle devrait non seulement être fondée sur des
données probantes, mais aussi être testée à petite échelle avant d’être implantée.
Le philosophe porte cette espérance : former des enseignantes hautement cultivées, au fait de la recherche scientifique et possédant une solide formation disciplinaire acquise à l’Université dans les domaines pertinents.
Photographie : iStockphoto.
ISBN : 978-2-924327-42-5 ; PDF : 978-2-924327-43-2
9 782924 327425
Normand Baillargeon, Propos sur l’éducation
Propos sur l’éducation
Normand Baillargeon
Normand Baillargeon
Propos sur l’éducation
Essais, portraits, chroniques,
aveux, convictions, espérances…
Propos sur l’éducation
Du même auteur
Les chiens ont soif, Montréal, Lux,
1999 ; 2e édition revue et corrigée,
2010.
L’ordre moins le pouvoir. Histoire et
actualité de l’anarchisme, Montréal/
Marseille, Lux et Agone, Marseille,
2001 ; 4e édition, 2008. [Traduction en castillan et en anglais.]
La lueur d’une bougie. Citoyenneté et
pensée critique, Montréal, Fides,
2001.
Petit cours d’autodéfense intellectuelle,
Mont­­­réal, Lux, 2005. [Traduction
en anglais, allemand, néerlandais,
fin­nois, roumain, coréen, italien,
castillan et portugais.]
Écrits dans la marge. Réflexions libres et
libertaires, Trois-Pistoles, Éditions
Trois-Pistoles, 2006.
Raison oblige. Essais de philosophie
sociale et politique, Québec, PUL,
2009.
Contre la réforme. La dérive idéologique
du système scolaire québécois, Montréal, PUM, 2009.
Stéroïdes pour comprendre la philosophie,
Verdun, Amérik Média, 2010.
L’éducation, Paris, Flammarion, 2011.
Liliane est au lycée, Paris, Flammarion, 2011.
Je ne suis pas une PME, Montréal,
Poètes de brousse, 2011.
L’arche de Socrate, Bruxelles, Aden,
2012.
Turbulences. Essais de philosophie de
l’éducation, Québec, PUL, 2013.
Légendes pédagogiques. L’autodéfense
intellectuelle en éducation, Montréal, Poètes de brousse, 2013.
Histoire philosophique de la pédagogie.
Vol. 1 – De Platon à John Dewey,
Montréal, Poètes de brousse, 2014.
Chroniques des années molles, Montréal,
Leméac, 2014.
Direction d’ouvrages
— et le Syndicat des professeurs et
professeures, La recherche et la création universitaires à la recherche
d’elles-mêmes. Éléments de réflexion
et propositions professorales sur la
recherche et la création universitaires.
Analyses et discussion, Montréal,
SPUQ, 1994.
— et Bernard Lefebvre, Histoire et
sociologie, Montréal, Logique,
1995.
— (dir.), Les entretiens du Devoir.
Scien­ces humaines et philosophie,
Qué­bec, PUQ, 1995.
— et Michel Allard, Les entretiens du
Devoir. Société et affaires sociales,
Québec, PUQ, 1995.
— et Émile Lavallée, Les entretiens du
Devoir. Affaires et économie, Québec, PUQ, 1995.
— et André G. Bourassa, Les entretiens
du Devoir. Arts et littérature, Québec, PUQ, 1995.
— et David Barsamian, Entretiens avec
Chomsky, 2e édition, Montréal,
Écosociété, 2005.
— et Jean-Marc Piotte, Au bout de
l’impasse à gauche. Récits de vie militante et perspectives d’avenir, Mont­­
réal, Lux, 2007.
— et Christian Boissinot, La vraie
dureté du mental. Hockey et philosophie, Québec, PUL, 2009. [Traduction anglaise, 2015.]
— et Daniel Baril, Heureux sans Dieu,
Montréal, VLB, 2009.
— et Christian Boissinot, Je doute,
donc je ris. Humour et philosophie,
Québec, PUL, 2010.
— et Jean-Marc Piotte, Le Québec en
quête de laïcité, Montréal, Écosociété, 2011.
— et Christian Boissinot, Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod,
Québec, PUL, 2012.
— Mutations de l’univers médiatique.
Médias traditionnels et nouveaux,
Mont-Royal, M Éditeur, 2014.
— L’assaut contre les retraites, SaintJoseph-du-Lac, M Éditeur, 2015.
Normand Baillargeon
Propos sur l’éducation
Essais, portraits, chroniques,
aveux, convictions, espérances…
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec
et Bibliothèque et Archives Canada
Baillargeon, Normand, 1958
[Chroniques. Extraits]
Propos sur l’éducation : essais, portraits, chroniques, aveux, convictions, espérances...
(Collection Mobilisations)
Comprend des références bibliographiques.
ISBN 978-2-924327-42-5
1. Éducation – Philosophie. 2. Éducation – Finalités. I. Titre. II. Collection :
Collection Mobilisations.
LB14.7.B34 2016
M Éditeur
[email protected]
www.editionsm.info/
© Normand Baillargeon et M Éditeur
Révision : Monique Moisan
Dépôt légal : avril 2016
370.1
C2015-942627-8
Table des matières
Introduction ........................................................................
7
Première partie
Essais ............................................................................... 11
1.Un philosophe en sciences de l’éducation .........................
2.Du bon usage de la liberté académique : Noam Chomsky
et l’Université ...................................................................
3.Pour la gratuité de l’Université publique :
une perspective normative ................................................
4.Comment espérer tenir les promesses
de la pensée critique .........................................................
5.Enseigner la morale ? ........................................................
13
25
37
51
65
Friandise intellectuelle 1
Jouons aux maths avec Martin Gardner ............................ 87
Deuxième partie
Portraits de penseurs critiques .......................................... 91
6.Albert Einstein, physicien et rebelle .................................. 93
7.Condorcet et le mesmérisme :
un document de l’histoire du scepticisme ......................... 131
8.Martin Gardner, le sceptique polymathe .......................... 147
Friandise intellectuelle 2
L’autodéfense intellectuelle avec Jacques Prévert................. 163
Troisième partie
Chroniques ...................................................................... 167
9.Modestes contributions à l’aide à la réussite ......................
10. Une autre légende pédagogique : 10 % de ce qu’on lit ? ! ? ...
11. Humour et éducation .......................................................
12.Leçon sur les devoirs ........................................................
13. Trois leçons sur l’évaluation ...............................................
14. « Toute société qui n’est pas éclairée par des philosophes
est trompée par des charlatans » .......................................
169
175
179
185
189
193
15.Un peu d’aide pour les mathophobes ...............................
16. Sur la culture générale des Québécoises ............................
17. Les hussardes de la nation ................................................
18.Donner le goût de lire ......................................................
19. Une laïcité inachevée en éducation ....................................
20. Lumosity, une légende pédagogique de plus .....................
21.Des conseils pédagogiques du professeur Feynman ...........
22. Je m’en souviens… Et voici comment ..............................
197
203
207
211
215
219
223
229
Friandise intellectuelle 3
Intellectuelles et luttes des classes .................................... 233
Postface
Aveux, convictions, espérances ......................................... 249
Origine des textes ......................................................................
Introduction
Cet ouvrage réunit des textes consacrés à l’éducation. Ils ont
essentiellement été choisis parmi ceux que j’ai fait paraître au cours
des deux ou trois dernières années.
Je les ventile en trois catégories, qui correspondent aux trois parties du livre.
La première comprend des essais universitaires parus dans des
revues ou des livres. Ils s’intéressent à la place – hélas ! restreinte – de la
philosophie de l’éducation dans les départements de sciences de l’éducation et de la formation des maîtres, à l’enseignement de la morale,
aux transformations actuelles de l’Université – abordées à travers la
conception que s’en fait Noam Chomsky et une perspective normative de la gratuité de l’Université publique, laquelle débouche sur une
proposition concrète pour y parvenir –, enfin, à l’enseignement de la
pensée critique et aux raisons pour lesquelles celle-ci, si éminemment
souhaitable, est hélas ! si difficile à faire acquérir.
La deuxième partie du livre réunit justement trois portraits de
penseurs critiques, de sceptiques éminents, pour lesquels j’ai une
très grande admiration : Albert Einstein, le physicien et philosophe,
Martin Gardner, qui a joué un rôle de tout premier plan dans le
développement du mouvement sceptique contemporain et dont
on peut soutenir qu’il en a conçu les grandes orientations, enfin,
Condorcet, abordé ici à travers sa réaction au si populaire mesmérisme, ou magnétisme animal, en vogue à son époque. Ce chapitre
reproduit un texte inédit de Condorcet que j’ai moi-même recopié
à la Bibliothèque de l’Académie des sciences de Paris.
Finalement, dans la troisième et dernière partie de ce livre,
je réunis des chroniques parues dans l’hebdomadaire Voir, où je
tiens, depuis 2014, une chronique sur l’éducation, et dans la revue
À bâbord !, où j’en tiens une depuis douze ans. En fait, je rédige
des chroniques sur l’éducation depuis plus de vingt ans, ayant
commencé au Devoir en 1994. Par elles, je cherche à rejoindre et
le grand public et les enseignantes en m’efforçant de diffuser des
résultats de recherche crédibles pouvant les inspirer et les guider
8
Propos sur l’éducation
dans leurs décisions. Je cherche aussi à corriger ces croyances
fausses si répandues dans le domaine et que j’appelle « légendes
pédagogiques ». J’essaie enfin de convaincre de la pertinence et de
l’importance de la philosophie de l’éducation.
Si une fois cela posé, on me demande encore pourquoi je réunis
ces textes, je ne pourrai répondre qu’en énonçant un de ces truismes
d’une si grande importance, mais qui semblent en même temps si
peu compris et qui méritent pour cela d’être inlassablement répétés. Le voici : l’éducation est très possiblement la plus prometteuse
planche de salut de l’humanité et en ces heures sombres que nous
traversons nous avons plus que jamais besoin de cette planche de
salut. Je suis donc de ceux et celles qui persistent à placer en elle une
part substantielle de son espérance.
C’est qu’il ne me semble pas déraisonnable d’attendre de l’éducation qu’elle contribue à réaliser cet idéal politique d’égalité des
chances que nos institutions économiques et politiques malmènent
tant qu’elles le laissent souvent exsangue.
C’est qu’il ne me semble pas déraisonnable d’attendre de l’éducation qu’elle contribue à former des citoyennes que réclame une
démocratie digne de ce nom.
C’est qu’il me semble plausible que de telles citoyennes puissent
prendre des décisions qui conduiront à un monde plus juste et dans
lequel leurs petits-enfants auront la chance de pouvoir mener cette
vie humaine décente dont nous sommes peut-être collectivement
en train de les priver.
C’est qu’il me semble enfin et même plus que jamais plausible
de penser que par l’éducation chacune de nous pourra avoir une
vie plus riche, plus libre, plus autonome, une vie où les fenêtres
auront remplacé les miroirs, selon le beau mot de Sydney J. Harris
(1917-1986).
Je n’ignore pas que le titre sous lequel je réunis ces textes est le
même que celui sous lequel on a rassemblé des écrits du philosophe
Alain (1868-1951) consacrés à l’éducation.
Ses célèbres Propos – ceux qui portent sur l’éducation, mais aussi
tous les autres ainsi que ses nombreux ouvrages – tout cela occupe
une place bien particulière dans mon parcours intellectuel.
Introduction9
C’est en effet par eux, et donc en lisant Alain, très jeune, que j’en
suis d’abord venu à la philosophie. J’étais fasciné par cette langue
précise du philosophe et par le sentiment que, pour la première
fois, on me montrait comment prendre les choses à une certaine
hauteur, d’où elles étaient compréhensibles.
Si je pouvais ainsi lire Alain, c’est qu’il était un auteur que mon
père, Raymond Baillargeon (1932-2006) admirait. Les Propos, en
Pléiade, étaient toujours sur sa table de chevet – où j’allais les lire.
En donnant ce titre au présent recueil, je veux donc rendre deux
hommages à la fois : l’un à Alain, dont le titre, Propos sur l’éducation, se trouve sur la couverture ; l’autre à mon père, dont le nom s’y
retrouve aussi précédé de mon prénom.
À Talou
Première partie
Essais
1
Un philosophe en sciences de l’éducation
Je souhaite faire état de mon expérience de philosophe ayant œuvré
dans un département universitaire de sciences de l’éducation au
Québec (ce à quoi se limite mon propos) durant plus d’un quart de
siècle. Je le fais en étant motivé non par je ne sais quelle vanité que
rien au demeurant ne justifierait, mais simplement parce que cette
expérience me paraît étayer deux idées que je pense importantes, qui
méritent d’être portées à l’attention de quiconque se préoccupe de
l’état de notre système d’éducation et des débats qu’il suscite.
La première de ces idées est que la philosophie de l’éducation est
une discipline trop profondément négligée tant par les philosophes
que par les gens œuvrant en sciences de l’éducation et par les décideurs des politiques publiques. La deuxième est que cette négligence
peut avoir – et elle a bien souvent – des conséquences déplorables,
voire dramatiques. En espérant que j’aurai su convaincre à tout le
moins de la plausibilité de ces deux idées, je terminerai ce texte en
suggérant quelques pistes d’action susceptibles de corriger cet état
de fait.
1. Un parent pauvre : la philosophie de l’éducation
Il est important de rappeler qu’il existe, dans la pensée occidentale à laquelle je me restreins ici, une longue et très riche tradition
de pensée philosophique sur l’éducation1. Par commodité, j’en
distinguerais volontiers trois composantes.
Pour commencer, plusieurs philosophes majeurs de cette tradition, s’ils n’ont pas fait de l’éducation le thème central ou l’un des
thèmes centraux de leur réflexion, ont tout de même passablement
écrit sur ce sujet, laissant souvent des textes stimulants qui sont de
nature à nourrir une réflexion philosophique contemporaine sur
1. Voir Normand Baillargeon, Une histoire philosophique de la pédagogie, Mont­
réal, Poètes de brousse, 2014.
14
Propos sur l’éducation
l’éducation. Aristote (même si son traité sur l’éducation est hélas
perdu, il nous reste de lui de nombreuses pages sur ce sujet), saint
Augustin, Thomas d’Aquin, Montaigne, Érasme, Locke, Kant,
Condorcet, Hegel, Fichte, Marx, Alain, Bertrand Russell, Arendt,
Foucault et Chomsky fournissent des exemples de ce type de
contribution à la philosophie de l’éducation. Il y en a d’autres, et
on pourra en outre vouloir ajouter à cette liste des auteurs qui sont
parfois, mais pas toujours, associés à la tradition philosophique,
comme Rabelais ou Ivan Illich.
D’autre part, toujours dans la tradition occidentale, il existe aussi
un certain nombre d’auteurs qui sont d’abord connus pour être des
innovateurs en pédagogie, mais dont le travail prend solidement
appui sur des fondements philosophiques, c’est-à-dire sur une vaste
et synthétique conception de ce qu’est et de ce que doit être l’éducation, et qui est même incompréhensible sans elle. Ces œuvres
hybrides, appartenant à la fois à la pédagogie ou à la didactique
et à la philosophie de l’éducation, ne sauraient être négligées par
les philosophes, non seulement parce qu’elles ont, pour certaines
d’entre elles au moins, exercé une profonde influence, mais aussi
parce qu’elles articulent des positions philosophiques en donnant à
en contempler les tenants théoriques et les aboutissants pratiques.
Des auteurs comme Isocrate, Quintilien, Comenius, F. Fröbel,
J. H. Pestalozzi, Russell (qui, comme on sait, en plus d’écrire sur
l’éducation en philosophe, posséda et dirigea une école), A. S. Neil
et E. D. Hirsch sont des penseurs ayant apporté ce type de contribution au domaine qu’on aurait grand tort de ne pas connaître si
on souhaite faire sérieusement de la philosophie de l’éducation.
Toutefois, il existe aussi quelques philosophes – peu nombreux, il
est vrai –, qui ont fait de l’éducation un objet de réflexion privilégié et chez qui elle occupe une place prépondérante. C’est le cas,
par exemple, d’un auteur autrefois très influent en éducation et en
psychologie, et qu’on a, à mon avis, le grand tort de ne plus lire
aujourd’hui : Johann Friedrich Herbart.
Néanmoins, il est généralement reconnu que trois noms,
auxquels j’en ajouterai un quatrième, dominent cette tradition :
Platon, J. J. Rousseau, J. Dewey et R. S. Peters. Je présume que
si, les trois premiers noms sont bien connus, le dernier l’est moins
ou pas du tout, ce qui est un indice de quelque chose que je veux
déplorer ici, mais j’aurai l’occasion d’y revenir. Ce que chacun de
Un philosophe en sciences de l’éducation
15
ces auteurs met en jeu est ce que je propose d’appeler une vision
synthétique et cohérente de l’éducation, par quoi j’entends une
compréhension de sa nature, de ses fins, de ses moyens propres et
des modalités de sa distribution.
J’ai suggéré, par commodité, de présenter une telle vision de
l’éducation comme s’articulant sur la triple base cohérente d’une
épistémologie, d’une anthropologie et d’une théorie politique,
toutes trois déployées sur un plan normatif. Il est généralement
admis de nommer ces visions de l’éducation proposées par Platon,
Rousseau et Dewey ses modèles – respectivement libéral, romantique et instrumentaliste. Ce triple héritage, s’il n’est pas entièrement oublié, est à des degrés divers méconnu et négligé au Québec,
aussi bien en sciences de l’éducation qu’en philosophie – et quoique
la situation soit bien différente dans les deux disciplines.
En philosophie1, la philosophie de l’éducation est généralement
perçue comme une sorte de parent pauvre. On ne lui reconnaît
d’ordinaire ni l’importance des disciplines philosophiques traditionnelles (épistémologie, métaphysique, éthique, etc.) ni celle des
autres branches de la philosophie appliquée auxquelles on pourrait
l’assimiler, comme l’éthique appliquée, la philosophie de l’environnement ou la philosophie expérimentale.
Ma propre expérience confirme ce que donne à penser à la fois
la place (ténue, voire inexistante) que la philosophie de l’éducation occupe dans les départements universitaires et celle qu’on
lui accorde dans les publications académiques : la philosophie de
l’éducation y est peu pratiquée ; les problèmes qui s’y traitent ou qui
devraient s’y traiter le sont dans d’autres contextes ou de manière
incidente (par quoi je veux dire qu’on traitera de la question de la
justice dans la distribution de l’éducation dans un cours sur Rawls,
ou de la conception libérale de l’éducation, mais sans la nommer,
à l’occasion d’un cours sur Platon, etc.) ; et nombre des auteurs
évoqués plus haut ne sont que très rarement étudiés dans le cadre
d’une formation de base en philosophie, voire jamais pour certains
d’entre eux.
Je l’ai donné à entendre, et le moment est venu de le préciser :
la situation est différente dans le monde anglo-saxon. En GrandeBretagne, au début des années 1960, un philosophe analytique
1. La situation diffère dans le monde francophone et dans le monde anglo­
phone, comme je le préciserai plus loin.
16
Propos sur l’éducation
appelé Richard Stanley Peters, que j’ai évoqué plus haut, entouré
de brillants collaborateurs, a entrepris de réanimer la philosophie
de l’éducation, qu’il jugeait être souvent devenue une stérile régurgitation des idées de la tradition, en y apportant cette exigence de
clarification conceptuelle qui caractérise la tradition analytique1.
Un mouvement semblable avait à peu près simultanément été
amorcé aux États-Unis par Israel Scheffler et, conjointement, ces
deux penseurs ont donné naissance à la philosophie analytique de
l’éducation.
Je suis de ceux qui pensent que de nombreux héritiers de cette
importante école de pensée, sous l’impact de courants de pensée
plus récents comme le postmodernisme ou le poststructuralisme,
ont largement abandonné la perspective rationaliste et les exigences
de clarté et de rigueur qui la caractérisaient à l’origine. Mais pour le
besoin de mon propos, il suffira ici de noter que les écrits de Peters
et de ses collaborateurs sont à peu de choses près complètement
inconnus en langue française. En fait – et on me corrigera si je me
trompe –, je pense être la seule personne qui ait traduit et publié
des extraits substantiels des textes de R. S. Peters, de Paul Hirst et
de quelques autres des penseurs majeurs de la philosophie analytique de l’éducation2 .
Dans les sciences de l’éducation, cette fois, la situation n’est guère
plus reluisante. Si je m’en remets à ma propre expérience, je dirais
que le champ de la philosophie de l’éducation, largement déserté par
les philosophes, est occupé dans un territoire appelé « fondements
de l’éducation » par des gens formés en éducation. Les récents
développements de la discipline y sont pour l’essentiel inconnus3, les
contributions des philosophes et celles des pédagogues-didacticiens
1. Cf. R. F. Dearden, P. Hirst et R. S. Peters, Education and the Development of Reason,
Londres, Routledge, 1972 ; Paul H. Hirst, « Liberal education and the nature of
knowledge », dans Paul H. Hirst, Knowledge and the Curriculum. A Collection
of Philosophical Papers, Londres, Routledge, 1974. Outre ces références, voir
trois revues : le Journal of Philosophy of Education, publiée par la Society of
Philosophy of Great-Britain (www.philosophy-of-education.org/), Educational
Philosophy and Theory, publiée par la Philosophy of Education Society of
Australasia (www.blackwell-synergy.com/rd.asp?code=EPAT&goto=journal)
et Theory and Research in Education, publiée depuis mars 2003 (http://tre.
sagepub.com/).
2. Normand Baillargeon (dir.), L'éducation, Paris, Flammarion, 2011.
3. Bruce Maxwell, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, est ici une
exception notoire.
Un philosophe en sciences de l’éducation
17
sont sinon réduites à de simples noms, du moins exposées de
manière plutôt superficielle.
Ce que je veux dire par là sera mieux compris si je l’exprime
ainsi : je suis convaincu qu’au Québec, il est non seulement possible, mais tout à fait courant et banal de terminer sa formation en
enseignement, voire même ses études supérieures en éducation, en
ne sachant guère que les noms de gens comme Isocrate, Quintilien,
Comenius, J. H. Pestalozzi ou F. Fröbel ; en n’ayant jamais lu des
gens comme saint Augustin, Thomas d’Aquin, Montaigne, Érasme,
Locke, Kant, Condorcet, Hegel ou Fichte ; et en n’ayant qu’une
connaissance très superficielle de Platon, de Rousseau ou de Dewey
– et, pour les raisons que j’ai dites, Peters et consorts sont presque
toujours inconnus, ne serait-ce que parce qu’ils sont à peu près
inaccessibles à qui ne lit pas l’anglais.
Il y a sans doute quelques exceptions à tout cela, mais voici, au
mieux de ma connaissance et pour le Québec, le portrait qui me
semble le plus juste de la situation actuelle de la philosophie de
l’éducation en général, dans les sciences de l’éducation et dans la
formation des maîtres en particulier.
Ce ne serait pas une entreprise dénuée d’intérêt que de se
demander pourquoi il en est ainsi. Parmi les facteurs qu’il conviendrait alors d’envisager, il y aurait le fait que, lors de la passation
de la formation de maîtres de l’École normale à l’Université, pour
des raisons que je présume tenir essentiellement à l’appropriation
de la banque de cours, les facultés d’éducation, en s’inspirant de
l’expérience étatsunienne où existaient et où existent toujours le
domaine des « foundations of education », ont réussi à faire nommer
« fondements de l’éducation » ce qui relève en réalité de la philosophie de l’éducation, excluant ainsi la philosophie de ce qui était
de son expertise. Nul doute que la philosophie de l’éducation serait
dans un état bien différent si cela n’avait pas été le cas.
Pour m’en tenir à mon sujet, je veux plutôt m’attarder aux
consé­quences de cet état de fait sur la théorie de l’éducation et sur
les politiques publiques en éducation.
2. De déplorables conséquences
Si son ampleur reste à préciser, ce que j’ai décrit signale bien
une indéniable perte mémorielle. Il se pourrait, bien entendu, que
18
Propos sur l’éducation
celle-ci soit de peu d’importance, voire même qu’elle soit un bienfait. Je pense pour ma part, pour plusieurs raisons que je vais à
présent exposer, que cette perte mémorielle a des conséquences qui
sont parfois dramatiques. Mais avant toute chose, et indépendamment de ses conséquences, c’est intrinsèquement, je veux dire pour
elle-même, que cette perte est déplorable.
À ce propos, je dois souligner combien il est particulier de devoir
aujourd’hui se porter à la défense de l’importance de la transmission d’une tradition de pensée critique au sein même de l’institution, l’Université, à laquelle il revient de l’assumer, et qui se définit
en grande partie précisément par cette transmission – et de le faire
à propos d’un domaine, l’éducation, qui est tout particulièrement
caractérisé par la permanence de débats et de discussions critiques
sur ses objets, ses moyens et ses finalités, en un mot par la permanence, en somme, tout au long de son histoire, d’une réflexion de
type critique et philosophique de l’éducation sur elle-même.
Que cette défense soit aujourd’hui devenue nécessaire est à mes
yeux un indice de plus de la transformation en cours de l’Université ; j’y reviendrai plus loin, d’autant que cette transformation n’est
pas sans rapport avec les perspectives d’avenir du travail philosophique en éducation.
Une conséquence de cette perte mémorielle est peut-être justement de perdre de vue certaines des caractéristiques de cette
réflexion qui la rendent irremplaçable. J’en soulignerai deux.
La première caractéristique est que le concept d’éducation est
l’exemple même d’un de ces concepts que W. B. Gallie a proposé de
désigner comme « essentiellement contestés », par quoi il faut comprendre qu’ils sont susceptibles de plusieurs définitions plausibles,
mais concurrentes. La fréquentation de la tradition philosophicopédagogique, qui exige de se livrer à une certaine gymnastique intellectuelle pour comprendre telle ou telle des idées ou pratiques reposant sur des conceptions concurrentes de l’éducation, est sans doute
le meilleur moyen de prendre la mesure de ce que signifie et implique
le fait que le concept d’éducation soit essentiellement contesté.
La deuxième caractéristique est qu’on oublie alors trop facilement
à quel point l’éducation est non seulement une réalité complexe,
mais aussi d’une complexité particulière parce qu’elle met nécessairement en jeu tout à la fois des positions empiriques et des positions
normatives, et ce, sur un grand nombre de plans : anthropologique,
Un philosophe en sciences de l’éducation
19
épistémologique et politique, pour m’en tenir à la classification que
j’ai proposée. Encore une fois, la fréquentation de la tradition est
irremplaçable pour l’apprécier. Elle nourrit une grande exigence de
clarification conceptuelle pour des idées à forte charge normative,
exigence qui pourrait définir la philosophie elle-même.
Ce qui s’ensuit, possiblement ou de facto, se laisse facilement
déduire. Je commencerai par le montrer à propos de cette récente
réforme de l’éducation entreprise au Québec, véritable pépinière
de questions et de problèmes pour la philosophie de l’éducation.
Il est de plus en plus admis qu’elle fut une erreur et sans doute
même une profonde erreur, surtout pour les élèves qu’elle prétendait d’abord aider, à savoir les élèves en difficulté. Elle n’était pas
seulement en contradiction avec l’essentiel de ce que la science et
la recherche pertinentes permettent de soutenir sur l’apprentissage
et sur l’enseignement : elle mettait aussi en jeu une conception
particulière de l’éducation, par bien des aspects éloignée d’une
conception libérale. Or celle-ci, même si elle a eu ses partisanes
et ses adversaires, n’a que très rarement fait l’objet pour elle-même
d’une discussion serrée en questionnant la pertinence ou la cohérence philosophique, et cela, pour des raisons qui me semblent
tenir en partie à ce que cette tradition, dont j’ai parlé et, avec elle,
le caractère essentiellement contesté du concept d’éducation et ce
qu’il implique, restent peu connues.
On le constate nettement en ce qui a trait à la conception de
l’apprentissage, au concept de compétence et à l’idée d’apprentissage par projet qu’on y défendait, tout cela puisait largement ses
sources dans une vision progressiste de l’éducation et dans une
épistémologie instrumentaliste, dont Dewey a été le concepteur et
ce à quoi il a donné ses formulations canoniques : or, à peu près
rien de tout cela n’est entré dans les discussions sur la réforme ni,
bien entendu, dans les critiques philosophiques qu’on a pu adresser
à ces idées.
Je veux insister sur le prix à payer de pareilles négligences.
D’abord, le concept de compétence avait justement fait l’objet
de sérieuses et très élaborées analyses critiques en éducation, qui
auraient grandement enrichi les débats sur la réforme si on les
avait portées à l’attention des participantes1. Ensuite, le concept
1. Voir Robin Barrow, Understanding Skills. Thinking, Feeling, And Caring, London (ON), Althouse Press, 1990.
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Propos sur l’éducation
de compétence transversale, qu’il était possible de sévèrement
critiquer à partir des résultats des sciences cognitives, avait lui aussi,
dans le cadre de discussions philosophiques récentes sur le projet
d’enseigner la pensée critique, fait l’objet d’une attention qui aurait
dû inciter, pour ne pas dire plus, à la plus grande vigilance dans
son utilisation1. Cette fois encore, les débats sur la réforme auraient
gagné à tenir compte de cette littérature.
Un autre enjeu théorique, qui a été longuement médité en philosophie de l’éducation, mais qui n’a pas été soulevé dans notre
conversation collective sur la réforme au moment et au lieu où il
devait l’être, est celui de la possibilité pour l’enseignement d’être
« endoctrinaire ». Sans présumer de ce qu’il eût été sage de conclure,
je soutiens que le cours d’éthique et de culture religieuse comme
celui d’histoire, donnés dans une perspective d’éducation à la
citoyenneté, sont à l’évidence des sujets à propos desquels toute la
question de l’endoctrinement aurait absolument dû être soulevée.
Ces points occultes – et je multiplierais sans mal les exemples –
sont aussi l’indice d’une difficulté à appréhender que certains
con­cepts posent des problèmes d’une nature particulière qui ne
se résolvent que par clarification conceptuelle à portée normative.
Deux dangers guettent qui ne le saisit pas.
Le premier est une forme de dogmatisme aveugle à cette indétermination des concepts et à leur besoin de se justifier, dogmatisme
qui sera encore plus dangereux et pernicieux si on laisse des institutions ou des groupes en position d’autorité définir le dogme qui
s’imposera. Je ne pense pas aller trop loin en disant que c’est ce qui
s’est passé, et que c’est ce qui se passe encore souvent en éducation,
où le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) ou
des personnes ou des groupes en positon d’autorité (souvent parce
qu’ils sont subventionnés) ont pu imposer leurs idées sans avoir eu
besoin de les justifier. Je pense aussi que c’est ce qui explique que
certains domaines de réflexion philosophique sont plus fréquentés
que d’autres, voire exclusivement, ainsi que la perspective à travers
laquelle ils sont abordés : je pense ici à l’éthique ou à la citoyenneté.
Le deuxième danger est, paradoxalement, une forme de relativisme épistémologique qui conclut que tout se vaut du fait que
les concepts en jeu peuvent et doivent être débattus. J’ai beaucoup
1. Voir John E. McPeck, Teaching Critical Thinking. Dialogue and Dialectic,
Londres/New York, Routledge, 1990.
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