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Eté 2012
L’ESPRIT DE SYNTHESE
Revue
de
l’association
du
M2
Géopolitique
ENS Ulm-Paris 1 Panthéon-Sorbonne
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
L’association ENS-Sorbonne-Europe (ESE) lance la revue L’Esprit de Synthèse.
Comme chaque année depuis la création du Master Géopolitique Paris1/ENS-Ulm, les étudiants
de l'année 2011-2012 ont des profils divers et variés. Toutes les disciplines susceptibles de
façonner une géopolitique nouvelle sont représentées: la géographie, le droit, l'histoire,
l'économie, la philosophie, les sciences politiques, les relations internationales ...
Ce caractère pluridisciplinaire de notre groupe, ainsi que l'importance stratégique de l'année en
cours, nous poussent à mettre nos divers talents au service d'un projet commun. En effet, l'année
2012, outre sa dimension électorale (élections en Russie, en France, au Mexique, aux États-Unis
...), est l'année d'un certain nombre de bilans : celui dans le cadre du cinquantenaire de
l'indépendance de l'Algérie, celui de la guerre en Afghanistan et en Irak, celui des révoltes et des
guerres civiles dans le monde arabe. C’est aussi l'année d'un certain nombre de questionnements :
la crise économique et l'avenir de l'euro, l'émergence de nouvelles puissances régionales, les
nouveaux risques de conflits à nos portes.
Les étudiants du Master ne sont pas seulement des professionnels en puissance, ce sont aussi des
citoyens désirant partager leurs analyses et leurs expériences. Pour ce premier numéro, nous
avons décidé de consacrer un dossier au monde arabe, notamment à travers des articles revenant
sur la situation en Syrie, en Egypte et en Algérie. La diplomatie française, l’économie russe, les
élections mexicaines, l’Arctique sont autant de thèmes que nous abordons aussi. Enfin, nous
revenons sur un auteur méconnu et relativement peu étudié : Jean Gottmann. Sous l’impulsion
du Pr Georges Prévélakis, nous avons appliqué certains concepts gottmanniens à des cas comme
le Liban, la Turquie et la Pologne.
Le nom choisi pour la revue revêt une dimension scolaire, voire une certaine rigueur. Le tableau
de Dali vient, quant à lui, rappeler la dimension esthétique. Nous tâcherons de faire preuve d’un
bel « esprit de synthèse ».
Adlene Mohammedi
Président de l’association ESE
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Table des matières
Dossier : le monde arabe en ébullition ...................................................................................................... 3
Retour sur la situation en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, Adlene Mohammedi .......................... 3
Russian-Syrian relations: beyond the current support, Adlene Mohammedi .......................................... 6
Le Caire, une planification urbaine contestée, Marie de Sarnez.............................................................. 9
L’économie égyptienne en quelques chiffres, M. Durieu du Pradel, M. de Sarnez, A. Palle .................. 13
Boumediene et l’islamisme, Malha Bentaleb ........................................................................................ 15
L'Algérie, en marge du printemps arabe ?, Leïla Lecomte .................................................................... 19
Economie ............................................................................................................................................... 22
La centrale russo-turque d’Akkuyu, précurseur d’une nouvelle forme de financement et de gestion du
nucléaire civil ?, L. Nicolet, A. Palle .................................................................................................... 22
L’économie russe au cœur des débats sur la politique étrangère, Adlene Mohammedi ......................... 25
Point de vue ........................................................................................................................................... 29
Elecciones de México, Paulina López Gutiérrez.................................................................................. 29
Diplomatie ............................................................................................................................................. 32
La politique étrangère de la France au gré de la campagne présidentielle : bilan, enjeux et perspectives,
Lucas Tidadini. ................................................................................................................................... 32
Questions territoriales............................................................................................................................. 36
Guerres hivernales : l’Arctique, une terre d’avenir ?, Yann Tanguy ...................................................... 36
Jean Gottmann ....................................................................................................................................... 41
Les concepts gottmanniens de circulation et d’iconographie appliqués au cas libanais, Adlene
Mohammedi ....................................................................................................................................... 42
L’iconographie polonaise – une source de survie de la nation durant les bouleversements de l’histoire à
la fin du XVIII siècle et ses implications aujourd’hui, Ewelina Marzec ................................................ 50
La construction d’une identité turque, Amaury de Tarlé ...................................................................... 56
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Dossier : le monde arabe en ébullition
Retour sur la situation en Afrique du Nord et au Moyen-Orient
Adlene Mohammedi
Nous tâcherons ici d’éclairer le lecteur sur la situation dans ces deux régions, sans revenir sur ce
que bien des observateurs ont appelé le « Printemps arabe ».
Commençons par le Maroc. Des Etats du Maghreb, le Maroc est le plus ancien, et apparaît
comme le plus solide. Au pouvoir depuis le XVIIe siècle, la dynastie alaouite semble parfaitement
encline à s’adapter à certaines attentes du peuple marocain. Beaucoup plus réactif que d’autres
régimes arabes, le Royaume a annoncé une réforme de la Constitution, dès mars 2011, répondant
aux manifestations du Mouvement du 20 Février. Soumise à référendum, environ 75% des
Marocains y ont participé. En juillet 2011, la nouvelle constitution fut promulguée. Les pouvoirs
politiques et religieux du souverain sont réduits, tandis que le Premier ministre gagne en
prérogatives. Décrite comme « libérale » et « démocratique », la nouvelle constitution maintient
pour le roi des pouvoirs d’arbitrage non négligeables. Aux élections législatives de novembre
2011, le Parti de la justice et du développement (PJD) sort largement vainqueur. Son leader,
Abdel-Ilah Benkirane, est nommé chef du gouvernement. Assez proche idéologiquement, le PJD
s’inspire à bien des égards de l’AKP turc, notamment en partageant le même nom, et certains
aspects du logo officiel (une bougie pour le PJD ; une ampoule pour l’AKP). Pour le nouveau
Premier ministre, le parti d’obédience islamique est le parti de l’avenir et le garant de la stabilité
du Maroc.
En Algérie, la situation est sensiblement différente. Les islamistes dits « modérés », ceux qui
n’ont pas participé à la guerre civile, ont voulu profiter des succès de partis proches
idéologiquement au Maroc et en Tunisie, par exemple dans le cadre des élections législatives de
2012. Ils ont formé l’Alliance de l’Algérie verte (AAV). Cette alliance, dans laquelle on retrouve
un parti qui a participé à la coalition présidentielle et un parti créé pour l’occasion -Saad Abdallah
Djaballah, qui avait fondé Ennahda, a constitué le Front de la justice et du développement (FJD)-,
arrive troisième, derrière les deux partis au pouvoir. Ennahda et FJD sont des noms qui rappellent
les partis au pouvoir, respectivement en Tunisie et au Maroc, mais force est de constater que les
succès escomptés ne sont pas au rendez-vous. De son côté, le régime algérien a voulu se montrer
conciliant. Comme au Maroc, il a été question d’une révision constitutionnelle destinée à
« renforcer la démocratie ». Il a aussi été question d’un remaniement ministériel largement
nécessaire, mais qui tarde. Une chose est sûre, l’Algérie résiste bien au fameux « vent du
changement ».
En Tunisie, le couple Marzouki-Jebali bat de l’aile. La coexistence entre l’ancien président de la
Ligue tunisienne des droits de l’homme et fondateur du Congrès pour la République (CPR),
Moncef Marzouki, et les islamistes d’Ennahdha, issue d’un front censé défendre la révolution,
semble de plus en plus difficile. Après avoir présenté le 23 octobre 2012 comme la date butoir
pour l'adoption de la Constitution et prévu des élections générales en mars 2013, le
gouvernement évoque désormais février 2013 comme nouveau délai pour la Constitution. Ce
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Synthèse
retard est annoncé dans un contexte politique déjà tendu. Rappelons qu’alors que le président s’y
opposait, le gouvernement n’a pas hésité à extrader le Libyen al-Mahmoudi, ce qui déclencha une
crise politique qui aurait pu conduire à la démission de Marzouki. Celui-ci se présente comme le
garant de certaines valeurs, en exigeant par exemple l’inscription dans la Constitution « de l’égalité
totale entre hommes et femmes ». Cette constitution sera donc le prochain grand test pour lui,
tandis qu’Ennahdha pourrait, contrairement aux Frères musulmans en Egypte, miser sur un
régime parlementaire privilégiant le gouvernement (dominé par Ennahdha) et soutenir un candidat
socialiste pour les prochaines élections, comme le chef du Forum démocratique pour le travail et
les libertés (FDTL, Ettakatol), Mustapha Ben Jaafar. Celui-ci, aujourd’hui à la tête de l’Assemblée,
pourrait jouer un rôle similaire à celui de Marzouki. Ennahdha pourrait ainsi diriger le pays tout en
exhibant un président « modéré », « moderne » et « respectable ».
La situation de la Libye est hélas bien plus préoccupante, bien que certains médias se soient
félicités de la victoire des « Libéraux » aux élections de juillet. Le chaos qui a suivi l’intervention
meurtrière est perceptible à trois niveaux : d’abord, malgré la tenue d’élections, le doute subsiste
sur la nature du prochain gouvernement. L’élection d’un congrès national, censé prendre le relais
du Conseil national de transition (CNT), ne semble pas résoudre le problème de la fragmentation
du paysage politique libyen. Certains militent pour un gouvernement de consensus afin de
ménager toutes les susceptibilités au sein du CNT. Ensuite, il y a la question purement sécuritaire.
La Libye doit se doter d’une nouvelle armée, d’une police, et le gouvernement aura pour tâche de
contrôler les différentes milices. Enfin, se pose la question de la réconciliation nationale.
Interrogé par Jeune Afrique sur ce point, le nouveau président du Congrès national général,
Mohamed al-Megaryef, insiste sur le fait que les criminels doivent être punis. Concernant la
religion, il ajoute : « Nous sommes un peuple 100 % musulman, il est normal que la charia soit
une source de législation et que rien ne vienne la contredire.» Longtemps marginalisés, les
Toubous semblent décidés à jouer un rôle majeur dans le désert libyen. Certains vont jusqu’à
évoquer des combats entre Toubous et Arabes, ce qui retarde cette réconciliation qu’aucun
dirigeant ne semble décidé à promouvoir. L’indivisibilité de la Libye est plus que jamais remise en
cause, notamment avec la volonté d’autonomie exprimée en Cyrénaïque. Dans un contexte de
combats entre Toubous et Arabes, de méfiance entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine, l’éventualité
d’une Libye fédérale ne doit pas être écartée.
La victoire des Frères musulmans en Egypte était prévisible. On a eu droit au duel que beaucoup
appréhendaient : l’islam (Morsi) face à l’ordre (Chafik). L’ordre étant synonyme d’ancien régime,
les Frères, notamment à travers un discours consensuel, se sont érigés en garants de la révolution.
Ce n’est pas la première fois qu’ils constituent ainsi la solution : les Britanniques les avaient
instrumentalisés contre le nationalisme arabe. Une fois élu président, Mohamed Morsi a dû faire
face à l’armée. Il s’est vite retrouvé bien démuni sans constitution, et sans parlement. Dans un
sursaut d’orgueil qui a eu le mérite de surprendre, Morsi vient d’écarter le maréchal Tantawi, qui
dirigeait le Conseil suprême des forces armées. Certains se sont alors empressés d’évoquer un
bras de fer entre l’armée et le président, tournant à l’avantage de celui-ci, bien qu’il se soit
empressé de décorer le maréchal mis à la retraite. En réalité, rien n’est clair autour des réelles
relations entre les militaires et les Frères musulmans. Le Président Sadate lui-même avait donné
des gages aux Frères musulmans, notamment en proclamant une amnistie générale. Il faut aussi
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
rappeler que l’armée égyptienne n’est autre que le reflet du peuple égyptien. On y trouve donc des
proches de la confrérie enclins à sacrifier une partie de l’influence de l’armée. Ce bras de fer
supposé a néanmoins poussé bien des commentateurs à comparer la situation égyptienne à l’AKP
turc. Une telle comparaison, si elle n’est pas complètement absurde, mérite d’être nuancée.
D’abord, l’armée égyptienne n’est pas l’armée turque. Elle a accompagné l’évolution politique
depuis le coup d’Etat de 1952, tandis que l’armée turque intervenait de manière ponctuelle
comme garante des valeurs kémalistes. Ensuite, l’AKP a réussi à écarter l’armée -quoique pas
encore tout à fait- grâce à une relative efficacité économique permise par un potentiel autrement
plus important que celui de l’Egypte. Dans les prochains mois, le gouvernement égyptien devra
présenter ses intentions pour l’économie égyptienne, pour la société égyptienne et pour la
politique étrangère égyptienne. L’islam ne constituera évidemment pas une réponse satisfaisante
pour une jeunesse qui a hurlé son envie de changement.
La crise syrienne prend des proportions inattendues. Davantage qu’une guerre civile, elle prend
la forme d’une guerre subversive destinée à affaiblir le régime, ainsi que ceux qui le soutiennent,
pour les mois, peut-être les années à venir. De grandes villes comme Alep et Damas vivent
désormais sous la menace perpétuelle d’attentats. Au Conseil de sécurité, la situation semble
figée : les Russes et les Chinois multiplient les vetos face aux projets de résolutions menaçant le
régime syrien. Côté « rebelles », la situation est moins évidente. S’ils peuvent compter sur un
certain nombre de soutiens de poids -les puissances occidentales, ainsi que certaines puissances
régionales, comme la Turquie et l’Arabie Saoudite-, ils sont loin de former un ensemble cohérent
et homogène. Décrite comme un groupe de déserteurs, l’Armée syrienne libre (ASL), qui
reconnaît l’autorité du Conseil national syrien (CNS), serait aussi largement appuyée par des
groupes de combattants étrangers. Notons aussi que la primauté du civil sur le militaire est loin
d’être garantie tant le CNS semble parfois inaudible. Enfin, se pose aussi la question de
l’islamisme. Le poste-frontière de Bab al-Hawa, entre la Syrie et la Turquie, a été pris en juillet
dernier par des combattants islamistes, ainsi que des étrangers. Un rebelle syrien, Mohammed
Sensaoui, aurait ainsi déclaré : « Vous voyez, j'ai une barbe et pas de moustache. Normal, je suis
salafiste. » Le décalage entre les interlocuteurs du CNS, à Istanbul comme à Paris, et les
combattants sur le terrain semble ainsi flagrant. La question de l’islamisme est d’autant plus
importante que les minorités chrétienne et alaouite pourraient très vite pâtir d’un renversement
du régime. On aura ainsi invoqué les « droits de l’homme » pour sacrifier les droits des minorités.
Le voisin libanais, et ce malgré la neutralité officielle affichée par le Président Sleiman, n’a pas
tardé à subir les conséquences du conflit voisin. Celui-ci fut le prétexte idéal pour des factions
libanaises qui avaient des comptes à régler. A Tripoli, par exemple, au nord du pays, les
affrontements entre les quartiers de Baal Mohsen (alaouite) et de Bab al-Tebbaneh (sunnite) ont
repris là où la fin de la Guerre (1975-1990) ne les avait jamais vraiment arrêtés. Au-delà de
l’aspect sécuritaire, les provocations politiques n’ont pas manqué. Des groupes sunnites ont ainsi
profité du contexte pour réactiver le débat épineux des armes du Hezbollah. Craignant que ne
soit remis en cause son processus de « libanisation » progressive, celui-ci s’est bien gardé de
répondre aux diverses provocations. Refusant de prendre le risque non négligeable de fitna
(divisions dans la communauté musulmane, notamment entre sunnites et chiites), le Hezbollah a
exprimé un soutien beaucoup plus discret au régime syrien que celui qu’ont exprimé ses
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Synthèse
opposants aux rebelles. Ceux-ci furent, dans certains cas, encouragés à faire du Liban une base
arrière, ce qui a mis l’armée libanaise dans une situation délicate. La crise syrienne a contribué
aussi à déstabiliser le gouvernement de Najib Mikati, dominé par l’alliance entre le Général
Michel Aoun et le Hezbollah. Après quelques incidents, certains sont allés jusqu’à réclamer la
démission du Premier ministre. Si le gouvernement survit jusque-là, la crise syrienne aura
probablement un impact non négligeable sur le jeu des alliances qui s’annonce pour les élections
de 2013.
Nous conclurons notre tour d’horizon sur un pays de la région moins médiatisé : l’Irak. En
décembre 2011, la justice irakienne a lancé un mandat d’arrêt contre Tarek al-Hachémi, viceprésident, accusé d’avoir fomenté des attentats à la tête d’un escadron de la mort destiné à tuer
des officiels chiites. Al-Hachémi décide alors de s’enfuir au Kurdistan. Le Premier ministre Nouri
al-Maliki a beau insister, le président de la région autonome du Kurdistan, Massoud Barzani,
refuse de délivrer le fugitif aux autorités fédérales. Après une escale en Arabie Saoudite, le viceprésident irakien est finalement accueilli par les autorités turques qui refusent de l’extrader. Cette
affaire révèle une instabilité à deux niveaux : à l’échelle irakienne, elle est le symptôme de maux
profonds. Les antagonismes religieux prennent une ampleur nouvelle, rappelant par certains
aspects l’amère expérience libanaise. Il y aurait ainsi des tensions entre le Gouvernement alMaliki, dominé par les chiites, et des leaders sunnites frustrés. La question de la défiance kurde à
l’égard du gouvernement central est un autre problème majeur. Cette défiance passe aussi par la
signature de certains contrats avec des compagnies pétrolières (Exxon Mobil par exemple), sans
l’accord de Bagdad. A l’échelle régionale, l’affaire révèle une certaine cacophonie qui complique la
tâche de la diplomatie irakienne. Al-Hachémi accuse l’Iran d’être derrière le conflit sectaire en
Irak ; al-Maliki condamne l’ingérence turque et rejette tout processus menant à la chute du régime
syrien ; enfin, Barzani semble s’être rapproché d’Ankara. Le gouvernement central apparaît ainsi
comme un acteur parmi d’autres.
Russian-Syrian relations: beyond the current support*
Adlene Mohammedi
* : article rédigé pour la revue Eurasia Focus, propriété de l’entreprise AESMA
In the 18th and 19th century, Russian concern for Christians in the Middle East used to shape
Russian policy towards the Ottomans. France had an analogous way to deal with the area: religion
mixed with geopolitical ambitions. During the Cold War, the Soviet Union had kept friendly
relations with some Arab countries, such as Egypt and Syria, and incidentally problematic
relations with Israel, yet the balance of power evolved in the 1970s. In 1972 in Egypt, Sadat
expelled Soviet military advisors in reaction to Moscow’s reluctance to provide his regime with
enough weapons. After the 1973 War, Egypt’s foreign policy changed in noticeable ways,
including a peaceful coexistence with Israel and a new alliance with the US.
In the late 1970s, Syria and the USSR needed each other since the former was isolated and the
latter was losing influence in the Middle East. Between 1979 and 1981, the situation justified the
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Synthèse
Syrian foreign policy for the following decades: the Egyptian-Israeli peace treaty; tensions with
Iraq and Turkey, as well as the Israeli annexation of the Golan Heights. Surrounded by hostile
neighbours, Syria could rely on two major allies: Iran and the Soviet Union. After the invasion of
Afghanistan at the end of 1979, Saudi Arabia and some other monarchies felt threatened and,
much to Moscow’s dismay, they deepened their ties with the United States. The growing
American influence in the area – especially in Israel, Egypt and the Gulf monarchies - and the
extreme unpopularity of Moscow’s invasion of Afghanistan throughout the Muslim world made
Syria appear as a loyal partner. In October 1980, Assad signed a Treaty of Friendship and
Cooperation in Moscow, as a symbol of amity and, above all, common interests.
Based on mutual understanding, cooperation between the two countries has not always been
running smoothly. After Israel’s invasion of Lebanon in 1982, the Soviets were blamed for their
inaction. Soviet-Egyptian relations resumed in 1984 and Moscow moved closer to “moderate”
regimes such as Kuwait. In the late 1980s, Syria also adopted a new strategy taking the form of an
alliance of convenience with the West against Saddam’s Iraq in exchange for the occupation of
Lebanon. Despite disputes about arms sales (insufficient against Israel), the collapse of the Soviet
Union was perceived as a tragedy by Damascus.
Under Yeltsin’s presidency, the creation of new states in Central Asia and the Caucasus distanced
Moscow from the Middle East both politically and geographically. However, cooperation
between the two countries was inevitable for at least three reasons. On one side, the Syrian army
was equipped with Russian weapons and thus needed Russian expertise as well as could hardly
find new suppliers. Syrian debt was also significant and Russia wanted to play a part in the IsraeliPalestinian conflict, for instance by calling for reconvening the Madrid conference "in Moscow or
any other place" in 1996. Lastly, Yevgeni Primakov, foreign minister from 1996 to 1998 and
prime minister from 1998 to 1999, advocated for multilateralism and solidarity with Syria.
During his first term, Vladimir Putin was extremely cautious and circumspect towards the Middle
East, and did not attend Hafez el-Assad’s funeral in June 2000, whilst French President Jacques
Chirac and U.S. Secretary of State Madeleine Albright were present. Although they did not
expand, Russian-Syrian relations discretely continued. Syria and Russia were on the same
wavelength concerning the Iraqi crisis and both countries called for the end of sanctions and
opposed the use of force against Baghdad. Unlike some Arab countries, Syria regarded the
Chechen conflict as a Russian domestic affair and Damascus even welcomed the pro-Russian
Chechen leader, Akhmad Kadyrov. In 2005, Russia agreed to write off 73 per cent - 9.8 billion
dollars - of Syria's net debts to Moscow. After the Hariri assassination in 2005, Russia supported
its ally. From 2004 to 2007, Russia supplied Damascus with surface-to-air missiles, MIG-31E and
MIG-29M aircraft, despite Israeli criticism. Along with arms sales to Damascus, mention is often
made of Russia’s Mediterranean naval facility at the Syrian port of Tartus: under a 1971 deal with
Syria, Russia has been leasing the Tartus facility as part of the multi-billion-dollar debt write-off.
President Assad agreed to convert the port into a permanent Middle Eastern base for Russia’s
warships.
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Synthèse
The Syrian Uprising began in March 2011, and turned into a bloody civil war. Behind the Russian
support to Damascus, many issues are at stake. On the one hand, before the Presidential
elections in Russia, many opponents, including Gorbachev, thought about a similar uprising in
Russia against Putin’s so-called “Chekist” regime. On the other hand, according to Moscow,
balance and stability must be preserved, and any foreign intervention would lead to a slippery
slope. NATO expansion, the 2008 South Ossetia War, the plans to deploy a US missile defence
shield in Poland (cancelled in 2009), the new plans in the Mediterranean, the situation in
Afghanistan and Iraq, and the Libyan operation (“in breach of international law” according to
Moscow) may explain Russian mistrust towards the West. The high level of uncertainty about the
situation in case of a regime change is alarming. In fact, the opposition is particularly
heterogeneous, and some zealots may threaten inter-confessional coexistence, a key point for
Moscow.
Russia and China have already vetoed several UN Security Council resolutions that threatened
Syria with sanctions. Tensions between Russia and the United States are escalating: unlike his
Western counterparts, Putin wants to reach a compromise in Syria without Assad’s leaving as a
precondition. Militarily, Russia’s support seems also effective: Turkey reportedly abandoned the
idea of bombing Syria's anti-aircraft weapons and missile systems on the borders. In June, Syrian
antiaircraft gunners had taken down a Turkish aircraft fighter. More than geopolitical interests,
Moscow and Damascus share a siege mentality, which is justified in some respects.
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Le Caire, une planification urbaine contestée
Marie de Sarnez
Alors que je préparais mon prochain article, sur la stratégie Le Caire 2050, j’ai été rattrapée par
l’actualité : jeudi 2 août 2012, un homme est mort par balle au pied des Nile City Towers, à
Boulaq.
Les histoires divergent, mais la plus entendue, et malheureusement vraisemblable, est que les
responsables de l’hôtel Fairmont auraient refusé de payer un homme, recruté pour assurer la
sécurité de l’établissement au cours de la révolution du 25 janvier, que celui-ci serait revenu
accompagné pour exprimer son mécontentement. Les services de sécurité ont alors tiré à balles
réelles, faisant une victime et des blessés. Ce qui n’a fait qu’augmenter la tension. Les
affrontements entre les habitants du quartier et la police se sont poursuivis toute la nuit, après
une brève interruption au moment de l’iftar (rupture du jeûne), à coup de gaz lacrymogène et de
tirs à balles réelles qui s’entendaient à des centaines de mètres à la ronde. Bilan : 1 mort, 7 blessés,
dont 2 policiers et un reporter de télévision, 14 voitures et 6 motos brulées. Le ministre de
l’Intérieur, Ahmed Gamal Eddin, tout juste investi, a publié un communiqué samedi, annonçant
l’arrestation de 18 hommes suite aux violences1. Ce matin, 5 août, une dizaine de camions de
police stationne toujours devant l’hôtel.
Jusque-là, le rapport avec la stratégie le Caire 2050 ne doit pas paraitre évident aux non-initiés.
Cette stratégie vise à faire du Caire la grande métropole arabe du 21ème siècle, en modernisant la
ville et en rénovant ses quartiers informels. Boulaq, quartier populaire, est dans la ligne de mire
des autorités qui veulent raser ces habitations informelles et insalubres pour en faire une zone
résidentielle moderne. Le projet a déjà débuté, avec la construction des Nile City Towers, qui a
conduit au déplacement forcé d’une partie des habitants du quartier vers les villes nouvelles du
désert.
Les tensions entre les habitants de ce quartier et la police sont donc anciennes, et n’ont fait que
s’amplifier depuis la révolution du 25 janvier, vue comme une opportunité par les activistes, de
faire connaitre leur combat et de mettre fin à cette politique urbaine. Situé à quelques centaines
de mètres de la place Tahrir, le quartier a servi de refuge aux jeunes de la révolution pourchassés
par la police. De Boulaq sont aussi partis de nombreux cortèges rejoignant la place Tahrir, tout au
long des 18 jours de la révolution, et des mois qui ont suivi. Cette agitation a continué ces
derniers mois, l’incident du 2 août n’a fait que la raviver.
Cet incident est donc une introduction parfaite à un article sur la stratégie de rénovation urbaine
du Caire, par les questions qu’il soulève sur le projet : quels sont ses objectifs ? Par qui est
élaborée cette stratégie (et donc à qui va-t-elle bénéficier) ? Les questions de justice sociale et
géographique, de l’avenir des zones informelles (qui hébergent plus de 50% de la population
cairote), sont-elles vraiment au cœur de cette stratégie ? La révolution a montré une population
désireuse de reprendre possession de sa ville (lire à ce sujet le livre d’Ahdaf Soueif, Cairo, My city,
Our Revolution), comment le nouveau gouvernement prendra-t-il ce souhait en compte ?
1
http://www.egyptindependent.com/news/18-suspects-arrested-nile-city-violence-says-interior-ministry
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
De nombreux Cairotes estiment aujourd’hui que leur ville a été défigurée par des décennies d’une
politique urbaine irréfléchie et incohérente, et surtout insuffisante face à l’intense exode rural qui
a conduit au doublement de la population de la métropole en 20 ans, pour atteindre aujourd’hui
près de 20 millions d’habitants (soit une densité de 30 000 habitants par km2). Même si la
croissance démographique de la capitale s’est tarie depuis quelques années, autour de 1%, il
faudra du temps pour guérir les nombreux maux issus de cette explosion démographique.
Outre les défauts esthétiques de la ville et les cicatrices que sont les nombreux autoponts
construits au cours des années 1970 – 1980 pour décongestionner le trafic (et qui ont valu a
Hosni Moubarak au début de son mandat le surnom d’Hosni-Kabari, Hosni-les-ponts), les défis
que pose la ville à toute tentative de rénovation urbaine sont nombreux : insalubrité due à la
multiplication des zones d’habitat informel, le manque de transports en commun, les
embouteillages perpétuels, crise du logement, pollution, manque d’espaces verts (en moyenne 0,3
m2 par habitant dans le centre ; 1,5m2 pour le Grand Caire, contre des standards internationaux
variant de 12 à 20m2). L’évolution récente, avec la fin de l’exode rural et une certaine
dépopulation du centre-ville, les plus riches partant habiter des banlieues semi-privées de Maadi
ou Six-Octobre, les activités « polluantes » étant expulsées hors du Caire (tanneries de Zeinhom,
marché de Rod al-Farag, abattoirs de Sayyeda Zeinab, potiers de Fostat), a de plus contribué à
une ségrégation spatiale accrue.
Après les épisodes plus ou moins réussis de planification urbaine des années 1970-1980 (ring road,
new settlements et villes nouvelles construits dans le désert entourant Le Caire), le gouvernement,
appuyé par le PNUD, a lancé une nouvelle réflexion stratégique à l’horizon 2050. Le but avoué
est de faire du Caire une métropole mondiale, à l’image de Londres 2066, Tokyo 2050, Paris 2020
ou encore de Sydney 2030, et de lui redonner sa place centrale au sein du monde arabe.
Cependant, cette stratégie fait face à de nombreuses difficultés. La révolution tout d’ abord, en
posant la question de l’appropriation de la ville par ses habitants a remis en cause cette stratégie
élaborée de façon très centralisée. Bien que les Nations Unies aient fait de la participation des
habitants au processus de décision une condition préalable à leur soutien, cette condition est
restée plus ou moins lettre morte, les instances de décision étant majoritairement la General
Organization for Physical Planning (GOPP) et les ministères concernés. La question de la
gouvernance est pourtant essentielle, comme on le voit dans les troubles qui touchent le quartier
de Boulaq. La rénovation urbaine pourrait bénéficier aux habitants, en réduisant l’insalubrité, et
en améliorant les conditions de vie, mais elle a été décidée par le gouvernement sans consultation
de la population, qui rejette donc ces projets. D’où l’agitation qui touche le quartier depuis des
mois.
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
D’une façon générale, la stratégie semble faire de la relocalisation des populations habitant dans
des quartiers informels une des principales méthodes de l’amélioration des conditions de vie, et
de la planification urbaine. Ce qui n’est pas sans poser la question de l’accord de ces populations
et de la légitimité d’une telle méthode, sans même parler de son efficacité. Les nouveaux
immeubles seraient en effet insuffisants pour reloger les habitants déplacés, qui n’auraient de
toute façon certainement pas les moyens de se loger dans ces beaux quartiers. Le blocage des
loyers, décidé par Nasser en 1956, permet en effet à des familles entières de vivre dans le même
appartement depuis des générations, pour un loyer inchangé (et plus que modique aujourd’hui).
Pour un nouvel appartement le loyer serait multiplié par cent ou mille, on comprend mieux le
désaccord des habitants.
De nombreux autres projets sont déjà en cours, comme celui d’une cité gouvernementale à la
périphérie de la ville, d’une rénovation urbaine à Imbaba, autre quartier informel et bastion de la
contestation islamiste, d’aménagement des berges du Nil, mais là encore, le soutien de la
population est faible car elle n’a pas été consultée. Et un paradoxe apparait : d’un côté l’Etat
affiche sa volonté de mettre en œuvre une politique urbaine plus cohérente et répondant aux
défis futurs, tout en laissant, de l’autre côté, la majorité des initiatives au secteur privé.
Si le principe de stratégie devrait inclure celui de durabilité, celle du Caire parait bancale, la
question énergétique étant peu, voire pas du tout évoquée. Le concept de ville durable est
néanmoins en arrière-plan des réflexions engagées sur les villes nouvelles, sur la mise en œuvre
d’un service de transport en commun efficace et de la loi sur l’harmonie urbaine votée en 2008,
visant à protéger le patrimoine urbain des XIXème et XXème siècles.
Enfin, certains objectifs peuvent paraitre irréalistes, comme la création de 15 lignes de métro à
l’horizon 2050, alors que la troisième ligne de métro n’est toujours pas prête, et ne devrait pas
11
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
l’être avant 2015. La stratégie se veut très ambitieuse, d’où une planification à très long-terme.
Outre le fait qu’à long terme nous serons tous morts, 40 ans, dans le contexte politique égyptien
actuel, semblent une éternité, à la fois du côté de la continuité gouvernementale et de l’évolution
démographique. De plus, la crise économique mondiale, et celle qui touche plus particulièrement
l’Egypte depuis la révolution, est un facteur de ralentissement des investissements en provenance
de l’étranger, et donc réduit les fonds nécessaires à la réalisation d’une telle stratégie.
Comme pour le reste, on pourrait choisir de s’armer de patience et d’attendre les orientations du
nouveau gouvernement sur la question. Sera-t-il en continuité avec les précédents ou souhaiterat-il repenser la stratégie en tenant compte de la population et pas seulement des élites, comme
cela est actuellement reproché ? La ville de la révolution connaitra-t-elle sa propre révolution qui
en fera une ville du XXIème siècle, en phase avec les aspirations de ses habitants, et répondant
aux défis du siècle nouveau ? Il est clair que la société civile devra, dès que possible, reprendre la
main sur ce sujet, pour montrer la voie au gouvernement et participer ainsi au renouvellement des
modes de gouvernance. Le caractère à la fois politique et symbolique de la planification urbaine
de la capitale doit aussi être utilisé par la société civile pour montrer son pouvoir et sa volonté
d’achever une révolution encore en cours.
Sources, pour aller plus loin
Cairo, My City, Our revolution, Ahdaf Soueif, 2011
Le Caire, Pierre-Arnaud Barthel, Safaa Monqid et Olivier Coret, Avril 2011, Ed. Autrement
« Grand Caire 2050 : nouvelle stratégie métropolitaine », Pierre-Arnaud Barthel, CEDEJ
« Vers une reconquête urbaine du centre-ville du Caire », Antoine Soulier, mémoire de Master 1
Aménagement & Urbanisme, Paris 1 - CEDEJ, octobre 2009
Boulaq, les ruines d’une révolution inachevée, documentaire de Davide Morandini, Fabio Lucchini,
Matteo Keffer, 2011
Le site web du Cedej : www.cedej-eg.org
12
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
L’économie égyptienne en quelques chiffres
Mathilde Durieu du Pradel, Angélique Palle, Marie de Sarnez
Sauf mention contraire, les données proviennent de la Banque mondiale
Le niveau de développement
Les indicateurs macroéconomiques
13
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Le système productif
Au-delà des grandes infrastructures
L’insertion dans l’économie mondiale
14
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Boumediene et l’islamisme
Malha Bentaleb-Méziani*
* : auteur invité, Malha Bentaleb-Méziani est historienne et juriste. Elle a notamment travaillé sur
les relations franco-algériennes.
Jusqu’à la fin des années quatre-vingt, l’Algérie indépendante était perçue comme un modèle de
stabilité politique et de développement économique pour les pays du Tiers Monde. Sa diplomatie
non-alignée, offensive et efficace, était souvent louée mais depuis, le pays a traversé une guerre
civile sanglante et il apparait désormais dans l’imaginaire collectif comme l’un des Etats
autoritaires les plus dangereux au monde, notamment pour les étrangers. L’apparition et l’ancrage
définitif d’une nouvelle catégorie d’acteurs – intégristes et islamistes- dans le paysage politique ont
conduit de nombreux intellectuels algériens et observateurs étrangers à s’interroger sur les
rapports entre Etat et islam en Algérie.
Ce présent article n’a pas la prétention d’offrir une analyse nouvelle de ce débat très ancien qui
n’est par ailleurs pas spécifique à l’Etat algérien2, ni des rapports entre Etat et religion mais
2
Pour preuve, les débats soulevés – entre autres - par l’abolition du califat en mars 1924 par Mustapha Kemal.
15
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
propose de les replacer dans une perspective historique, centrée sur la présidence du colonel
Boumediene entre 1965 et 1978, cette période marquant l’entrée de l’islam dans la sphère
publique et l’émergence de mouvements politiques plus radicaux, justifiant leur contestation du
régime par leur foi.
L’islam est devenu un facteur d’identité nationale en Algérie en raison de l’expansion coloniale
française, une puissance chrétienne. Si la gestion des questions religieuses par les Ottomans
suscita peu d’hostilité compte tenu du fait que le sultan, qui nommait ‘ulama, imams et muftis,
était également Commandeur des Croyants (khalifat rassul l-allah), il n’en fut pas de même pour
celle des Français, qui confisquèrent tous les biens des fondations pieuses (habous) et les
maintinrent sous leur tutelle. Le français devint la langue du législateur, par conséquent, l’arabe et
l’islam perdirent de leur pouvoir. L’ancienne notabilité qui tenait sa légitimité de l’islam fut mise à
mal par le colonisateur. La population s’est donc repliée en réaction à ces mesures sur ses valeurs
ancestrales et ses protestations se sont nourries de l’islam pour se rassembler selon la logique amiennemi développée par Carl Schmitt. La religion lui a permis de renforcer un certain chauvinisme
et de légitimer, in fine, toutes les actions réalisées pour obtenir l’indépendance de l’Algérie. La
compétition entre les différents groupes investis dans ce combat prouve que le religieux était
secondaire. Il produit un discours mobilisateur mais seulement par des acteurs politiques, à des
fins politiques. L’association des ‘ulama du cheikh ‘Abd al-Hamid Ben Badis se souciait de
sauvegarder l’islam et la langue arabe dans le contexte de la colonisation3 tandis que l’Etoile nordafricaine de Messali Hajj, qui appelait aussi les Algériens à «se conformer aux principes de
l’islam » pour ne pas « être voué à l’enfer »4, militait avant tout contre l’impérialisme et suscitait
plus les sympathies, la lutte armée paraissant de plus en plus inéluctable. Une fois la guerre
d’indépendance engagée, les débats se poursuivirent entre les différents mouvements au sujet du
statut de la religion du futur Etat, certains défendant la laïcisation et d’autres l’affirmation de son
identité musulmane et arabe. La deuxième tendance, majoritaire, l’emporta ; il sera donc inscrit
dans la Constitution de 1963 que « l’Islam est la religion de l’Etat » (art.2). L’association des
‘ulama se fondra dans le FLN ; dès lors, ce sera à l’Etat-nation, algérien et musulman, de gérer les
affaires de l’islam.
Le coup d’Etat du 19 juin 1965 qui porte au pouvoir le colonel Boumediene, de son vrai nom
Mohammed Boukharouba, visait au « réajustement révolutionnaire ». Toute spontanéité a été
bannie et des plans stricts devaient être suivis pour consolider la Révolution. Le nouveau
dirigeant algérien était un homme austère et très pieux. Formé à l’université Al-Azhar du Caire,
c’était un « musulman avisé », selon l’expression d’Henri Sanson, qui maitrisait parfaitement la
langue arabe mais qui distinguait ses pratiques religieuses personnelles et son islam de chef
d’Etat5. Ses discours étaient généralement « déconfessionnalisés »6 (en fonction de son auditoire)
et il n’hésitait pas à critiquer durement l’islam « hypocrite »7 ou à dénoncer les « charlatans ».
Boumediene rappelait que si la religion musulmane n’était pas incompatible avec la Révolution,
3
Comme l’illustrent les motions qu’elle a fait adopter aux Congrès musulmans de 1936 et 1937.
Programme de l’Etoile nord-africaine (section « algérienne ») du 28 mai 1933.
5
SANSON, Henri, « L’islam de Boumediene », Annuaire de l’Afrique du Nord, 1979.
6
SANSON, op.cité.
7
BOUMEDIENE, Houari , Discours du Président, Tome VI, 105.
4
16
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
elle ne devait pas empiéter dessus, même si à terme, tout ce que l’Etat réalisera de révolutionnaire,
ce qui bénéficiera à la population algérienne, servira l’islam8. Il refusait en particulier toute forme
d’exploitation, surtout si elle était le fait de religieux. Le discours de février 1974 que le président
algérien prononça à Lahore lors de la conférence des Etats islamiques le révèle clairement : « Les
expériences humaines dans bien des régions du monde ont démontré que les liens spirituels [...]
n´ont pas pu résister aux coups de boutoir de la pauvreté et de l´ignorance pour la simple raison
que les hommes ne veulent pas aller au Paradis le ventre creux. [...] Les peuples qui ont faim ont
besoin de pain, les peuples ignorants de savoir, les peuples malades d´hôpitaux. »9 . Il réaffirma
toutefois, dans la constitution, dans la Charte Nationale de 1976 et dans de nombreux autres
discours, le caractère exclusivement arabo-islamique de l’Etat algérien et poursuivit la politique
d’arabisation forcée lancée par son prédécesseur10. Un ministère des Affaires religieuses et un
Haut Conseil islamique furent mis en place : ils organisèrent le culte, firent construire des
mosquées et gérèrent les biens habous. L’enseignement coranique et les instituts de formation des
imams furent également étatisés. Par ce contrôle de l’espace cultuel, le FLN tenta de s’assurer le
monopole de tous les symboles religieux en Algérie.
Cependant, sa prétention à définir l’Algérie comme un Etat musulman et à utiliser l’islam pour
légitimer leurs décisions politiques et économiques ne pouvait, comme le remarque Mohammed
Harbi, « manquer de présenter quelques risques pour des dirigeants dont la légitimité religieuse
restait toujours à prouver »11. Si la politique d’arabisation était généralement louée par les
réformistes et les fondamentalistes, ces derniers ne furent pas convaincus par la révolution
socialiste de Boumediene. En témoigne le livre du cheikh arabisant Abdellatif Soltani, publié en
1973, Al mazdaqiya hiya asl al ishtirakiya (le mazdakisme est la source du socialisme), où le régime
est accusé de s’être éloigné de l’islam en adhérant « aux principes destructeurs de l’étranger » et
stigmatise « la dégradation des mœurs » dans le pays. Des tracts diffusés à Alger dénonçaient
l’abandon des principes de la morale islamique et exigeaient l’élection d’une Assemblée
constituante au suffrage universel et une Constitution conforme aux enseignements de l’islam.
Les réformes agraires de 1971 suscitèrent également la colère des ‘ulama qui rappelèrent au chef
de l’Etat (qu’ils avaient soutenu lorsqu’il a pris le pouvoir) que l’islam prône le respect du droit de
propriété. Boumediene ignora ces protestations et fit interdire de nombreuses expressions du
courant fondamentaliste, à commencer par l’association Al Qiyam (les valeurs) et son journal
L’humanisme musulman où des personnalités comme Malek Bennabi12 et Mohammed Khider13
défiaient ouvertement son régime. Pourtant, contrairement à ce que laissait penser le contrôle
exclusif de l’espace religieux, il toléra l’émergence de courants en marge de l’islam officiel. Il
chercha par exemple à désamorcer les tensions en faisant quelques concessions, comme
l’interdiction des paris et des boissons alcoolisées en 1976 et en se trouvant des « cautions ». Il
nomma par exemple des disciples de cheikhs réformistes au gouvernement comme Mouloud
8
Discours…, op cité,
Discours…, op.cité, Tome V, p144
10
Boumediene ambitionnait de faire de l’arabe « la langue du fer et de l’acier » (discours du 14 mai 1975)
11
HARBI, Mohammed, « Algérie, et si l’histoire bégayait… », Jeune Afrique Plus, septembre-octobre 1991
12
Auteur de Vocation de l’islam, Paris, Editions du Seuil, 1954
13
Khider est l’un des chefs historiques du FLN. Dans l’opposition depuis 1963, date à laquelle il rompt avec
Ahmed Ben Bella, il sera assassiné en janvier 1967 à Madrid.
9
17
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Kacem à l’Education nationale ou Chibane aux Affaires religieuses mais cette politique aura peu
de succès. Les radicaux étendirent peu à peu leur influence, servis par la propagande du régime
libyen qui prônait le retour aux valeurs de l’islam et par l’arrivée massive de professeurs d’arabe
du Moyen-Orient, dont un certain nombre de Frères musulmans qui diffusaient les idées et la
littérature fondamentaliste (Sayyid Qutb, etc.). Interrogé par Paul Balta sur le danger que courait
le discours de l’Etat face à ces idéologies opposées, Boumediene répondra sèchement « Je sais
mais je n’avais pas le choix : il fallait arabiser »14 Certains chercheurs comme Bruno Etienne15 ou
André Nouschi16 considèrent que la défaite de 1967 est également à l’origine du développement
des islamistes car elle a mis à mal aux yeux du monde arabe le nassérisme et sa conception de
l’Etat-nation. On peut cependant nuancer ce constat dans le cas qui nous intéresse ici car la
guerre des Six-Jours n’a eu qu’un effet très limité sur le nationalisme algérien qui en est même
sorti renforcé, le président Boumediene ayant publiquement critiqué la capitulation égyptienne en
rappelant à tous que son pays était sorti victorieux de la guerre pour son indépendance. Par
ailleurs, nous l’avons rappelé, l’islamisme n’est pas apparu soudainement en pleine guerre froide
puisqu’on en retrouve des traces dès le début du vingtième siècle et le parcours personnel de
Boumediene – comme celui de bien d’autres présidents arabes – ainsi que les arguments utilisés par
les mouvements de libération prouvent que les frontières entre cette idéologie et celle du
nationalisme sont parfois très floues.
La mort brutale du chef de l’Etat algérien en 1978 qui allait, selon Paul Balta, initier des réformes
politiques profondes, marqua plus profondément le fossé entre les élites algériennes et les classes
populaires dont les aspirations n’étaient plus réalisées par « l’islam révolutionnaire »17. Le
retournement brutal du marché des hydrocarbures dont l’économie du pays dépendait
entièrement, la démographie galopante que Boumediene avait refusé d’endiguer car il estimait son
pays sous-peuplé18 et la corruption qui gangrène toujours le régime renforceront le
fondamentalisme algérien, en mesure de canaliser les ressentiments et de faire renaitre
l’espérance. La révolution iranienne de 1979 et l’essor d’un islam politique transnational et radical
le serviront également. Cependant, la lente réaction du régime face aux groupuscules islamistes et
sa tentative ratée d’ouverture politique lui feront perdre sa cohérence et entraineront la société
algérienne dans une spirale de violence et de contre-violence dont elle peinera à sortir.
Aujourd’hui, les scores réalisés aux élections législatives de mai 2012 en témoignent, les partis
islamistes semblent ne plus convaincre les Algériens, y compris le Mouvement pour la société et
la paix (MSP), très proche des Frères Musulmans, qui s’est largement discrédité en s’alliant à la
coalition présidentielle. L’Algérie reste toutefois confrontée à la nébuleuse islamiste sur son
territoire, comme l’illustrent les opérations menées contre Aqmi, notamment en Kabylie. Quant
au débat sur les rapports entre islam et Etat, il perdure, faute d’une véritable remise en question
des liens traditionnels les unissant depuis l’indépendance.
14
« Dialogues avec Boumediene », Confluences, n°11, 1994.
L’islamisme radical, Paris, Hachette, 1987, p 108, 125.
16
L’Algérie amère (1914-1994), Paris, Editions de la maison des sciences de l’Homme, 1995.
17
SANSON, op.cité.
18
« Dialogues avec Boumediene », op.cité.
15
18
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
L'Algérie, en marge du printemps arabe ?
Leïla Lecomte
Les élections législatives du 10 mai 2012, qui constituaient le premier test électoral en Algérie
depuis les révolutions arabes, ont présenté un résultat similaire à celles de 2007. Alors que les
processus électoraux organisés depuis un an au Maroc, en Tunisie et en Egypte ont été marqués
par la victoire des islamistes, ces derniers ont été mis en difficulté en Algérie. Le Front de
libération nationale (FLN), parti de l’actuel président Abdelaziz Bouteflika qui façonne et domine
le paysage politique depuis l'indépendance, conserve le contrôle de l'Assemblée Nationale. Avec
son allié, le Rassemblement national démocratique (RND), parti du premier ministre, ils
recueillent la majorité absolue, avec 291 sièges sur 462, dont 221 pour le FLN19. L’Alliance de
l’Algérie verte (AAV), confédération de trois formations islamistes, n’obtient que 47 députés, se
classant en troisième position.
Les partis islamistes ont dénoncé "une grande manipulation" des élections législatives ainsi qu’une
"fraude massive" et ont déposé des recours devant le Conseil constitutionnel, ces derniers ayant
légèrement modifié la composante de l’Assemblée populaire nationale. De leur côté, les
observateurs étrangers ont salué le déroulement du scrutin et se sont notamment félicités de
l’entrée massive des femmes dans la nouvelle Assemblée, celles-ci représentant désormais près
d'un tiers des députés. Toutefois, la satisfaction des puissances occidentales, particulièrement les
Etats-Unis et l’Union européenne, quant aux modalités et à l’issue de ce scrutin, se justifie par le
souci de préserver leurs intérêts économiques et géostratégiques dans le pays. La mise à l’écart
des islamistes algériens, connus pour leurs activités terroristes dans la région, constitue un
soulagement, notamment pour les autorités françaises.
Cependant, cet échec de l’alliance islamiste doit être tempéré par plusieurs éléments. Tout
d’abord, le fort taux d'abstention, officiellement établi à 56,86%20 mais allant jusqu'à 80 % dans
certaines circonscriptions, reste élevé, bien qu’en retrait par rapport au record de 2007 (64,4 %).
Ce poids de l’abstention doit être analysé comme un phénomène politique et social majeur,
traduisant la faible adhésion et même le rejet de la population à un processus électoral qu’elle ne
souhaite plus cautionner. Par ailleurs, même si le FLN et le RND obtiennent 63% des sièges, les
deux partis ne représentent que 24,2 % des suffrages exprimés.
Pour sa part, le pouvoir algérien justifie la stabilité de l'électorat et le recul des islamistes sur
l’échiquier politique par le profond traumatisme de la guerre civile déclenchée après la victoire du
Front islamique du salut (FIS) au premier tour des élections législatives de 1991. Le souvenir du
terrorisme, caractérisé par l’affrontement entre les partisans du FIS et l’armée, continue d’agir
comme repoussoir aux yeux de la population. En effet, bien que le mouvement islamiste des
années 1990 et les partis islamistes d’aujourd’hui constituent deux forces disparates, l’association
entre terrorisme et islamisme est toujours vivace dans les esprits algériens et la crainte d’un
nouvel embrasement du pays ne faiblit pas.
19
20
Source : Conseil constitutionnel algérien
Source : Conseil constitutionnel algérien
19
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Pourtant, la dynamique islamique (et non islamiste21) diffuse depuis les années 1980-1990 son
idéologie et nombre de pratiques religieuses, sociales et culturelles au sein de la société. Elle a
transformé les mentalités individuelles et collectives avec l’appui de divers acteurs comme le
système éducatif, les institutions religieuses traditionnelles, ou encore les chaînes de télévision
satellitaire arabes dont l’influence ne cesse de s’accroître. En raison de l’incapacité du pouvoir à
mener de véritables réformes sociales, la mouvance islamiste apparaissait de ce fait et ce, jusqu’à
récemment, comme la seule en mesure de changer radicalement le paysage politique et socioéconomique algérien. Cependant, l’évolution du contexte régional finit par fonctionner comme
contre-exemple. En effet, les bouleversements politiques en cours dans d’autres pays arabes, par
exemple en Egypte ou en Tunisie, apparaissent aux yeux de l’opinion publique comme illusoires
car les partis islamistes désormais au pouvoir ne semblent pas en mesure de répondre aux
problèmes rencontrés, notamment en matière d’emploi.
Alors que la crise politique dans laquelle est empêtrée l’Algérie depuis plusieurs décennies se
traduit par l’incapacité de l’opposition à se structurer autour d’un débat pour fonder un véritable
projet démocratique, la donne politique nationale qui s’est dessinée au lendemain des élections
législatives ne préfigure aucune évolution significative majeure. Les Algériens ont clairement
montré leur désaffection en rejetant ces élections qui ne règlent aucune de leurs difficultés
sociales. En effet, la stabilité politique évoquée par le régime en place n’est qu’apparente et ne
reflète pas les enjeux majeurs auxquels est confrontée la société. Tandis que cette dernière aspire
à un régime plus démocratique et à de meilleures conditions de vie, la rente pétrolière a permis à
la population de bénéficier d’une augmentation de ses prestations lorsque le printemps arabe a
menacé de gagner le pays en 2011. Cependant, ces réformes ponctuelles ne peuvent protéger
durablement le régime en place contre de véritables mouvements de contestation d'ici à l'élection
présidentielle de 2014. La crise politique va de pair avec un malaise sociétal croissant, comme en
témoigne la multiplication des mouvements sociaux sporadiques et des tentatives d'immolations
par le feu. Il est donc important de ne pas se cantonner au cadre politique et de replacer ces
élections législatives de mai dans un contexte économique et social plus large.
Sur le plan économique, l’Algérie connaît une forte croissance, de l’ordre de 3 à 4 % par an, due à
l’augmentation des recettes liées aux hydrocarbures qui représentent près de la moitié du Produit
intérieur brut (PIB) et 98 % des exportations22. Alors que les revenus tirés de ce secteur ne
cessent d’augmenter, la population ne bénéficie pas de retombées directes de cette manne. Il
existe un antagonisme manifeste entre les excédents apparents des comptes publics et les
conditions socio-économiques très difficiles dont souffre une majorité d'Algériens. En outre, le
déséquilibre du commerce extérieur, qui se traduit par une augmentation des importations,
constitue une réelle difficulté pour la pérennité de l’économie. En effet, l’Algérie est dépendante
21
L’adjectif « islamique » définit tout ce qui se rapporte à l’islam en tant que religion et civilisation, tandis que
le terme « islamisme » renvoie à une doctrine visant l’utilisation politique de l’islam.
22
« L’Algérie otage de ses hydrocarbures : obligation de réformes, urgence d’une reconversion », Mohamed
Chabane, Cahiers de la Méditerranée n°81, 2010, p. 319-330
20
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
des importations sur certains produits stratégiques : 100 % pour le sucre23, 95 % pour l’huile, 90
% pour les viandes blanches, 70 % pour les céréales. Ce recours massif aux importations illustre
la désindustrialisation affectant le pays et l’inefficacité des politiques agricoles qui génèrent un
chômage extrêmement élevé. L’inemploi touche principalement les jeunes avec un taux supérieur
à 24%24 chez les 15-24 ans, soit près d’un jeune actif sur quatre. Par ailleurs, le chômage touche
davantage les universitaires et les diplômés, ce qui contribue à leur émigration massive à
l’étranger.
Les jeunes algériens, qui représentent la majorité de la population, sont marginalisés sur le marché
de l’emploi et tentent d’exprimer leurs sentiments de révolte face aux inégalités socioéconomiques dans des processus plutôt individuels et localisés, comme les multiples émeutes
recensées à travers le pays. L’abstention enregistrée lors ces élections législatives, qui traduit un
réel désintérêt à l’égard des processus politiques, est en grande partie le fait de la jeunesse
algérienne. Au contraire, la base sociale majeure de l’électorat FLN/RND correspond à des
citoyens relativement bien intégrés économiquement et socialement, ayant bénéficié de la
redistribution des ressources rentières.
En ce cinquantième anniversaire de l’indépendance nationale, les Algériens ont plus que jamais
besoin de retrouver espoir en leur pays. Les tensions internes, le remodelage du contexte régional
et les exigences de la mondialisation nécessitent la constitution d’un projet national concerté entre
les différentes sensibilités socio-politiques et culturelles du pays. Le pays doit faire face à un
certain nombre de défis, à court et moyen termes, parmi lesquels la diversification de l’économie,
le rééquilibre de sa balance commerciale extérieure, l’amélioration du climat des affaires et surtout
la réduction des inégalités régionales. À ce titre, les élections de mai, à travers le statu quo qu’elles
ont induit, ne permettent pas d’envisager un véritable changement dans les politiques publiques
menées.
23
24
Source : Ingénierie Méditerranéenne pour l’Export et le Développement (IREM)
Source : Banque mondiale (données 2006)
21
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Economie
La centrale russo-turque d’Akkuyu, précurseur d’une nouvelle
forme de financement et de gestion du nucléaire civil ?
Angélique Palle et Lucie Nicolet*
* : étudiante à IRIS Sup’
La corporation nucléaire d’Etat russe, Rosatom, a remporté la construction en appel d’offre de la
première centrale turque sur le site d’Akkuyu, qui a débuté en 2011. L’offre russe était très
compétitive et inédite puisqu’elle comprenait conjointement le financement, la construction et la
gestion d’une centrale de quatre tranches de troisième génération VVER 1200 MW sur un
territoire étranger. Les Russes rentabiliseront leur investissement grâce à la vente d’électricité sur
le marché turc, ainsi qu’à l’export. Ce type de contrat appelé BOO (Build, Own & Operate) ou
IBO (Invest, Build & Operate) soulève un certain nombre de questions ayant trait à la
souveraineté et la sécurité du pays accueillant la centrale. A l’inverse, il peut être porteur de très
grandes opportunités pour les deux contractants.
Les conséquences de l’accident de Fukushima sur la perception du nucléaire sont à relativiser. Si
en Europe on remet en question ce type d’énergie ; dans le monde, 66 réacteurs sont
actuellement en construction et 163 supplémentaires sont déjà commandés ou en appel d’offre
(contre 62 constructions et 156 commandes ou appels d’offres un mois avant l’accident, en
février 2011). Certains pays européens ont décidé de renoncer au nucléaire, mais dans les pays à
forte croissance la tendance est inverse. La perspective du doublement de la demande d’électricité
d’ici 2035 profite largement au nucléaire. Ce dernier possède également l’avantage d’être une
énergie « propre » en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre. Selon Kirill Komarov,
le directeur exécutif de la firme russe Rosatom : « L’accident n’a pas entamé notre confiance dans le
développement de l’industrie nucléaire. De toute manière, il n’existe pas d’alternative. »
La Russie compte largement sur sa rente pétrolière et gazière, qui représente aujourd’hui deux
tiers de ses exportations. La chute du cours des matières premières entraînée par la crise de 2008
a fait prendre conscience du développement instable encouru par une spécialisation unique dans
les matières fossiles. Lors de la campagne présidentielle de 2012, Vladimir Poutine a promis de
soutenir la croissance du pays, malgré le contexte difficile, et pour cela il a pour la première fois
souligné le besoin de diversifier l’économie russe. La Commission pour la modernisation de
l’économie russe, créée par Dmitri Medvedev, porte au rang des objectifs principaux du pays le
développement de l’industrie nucléaire. A terme, les Russes ambitionnent de devenir le leader du
secteur avec plus d’un quart du marché mondial. A l’heure actuelle la Russie est à l’origine de la
construction de 14% du parc mondial existant, contre 26% pour Areva. La France et la Russie
sont concurrentes sur le marché, mais partagent des intérêts communs et sont donc partenaires, à
l’instar de la coopération sous la forme d’une société mixte d’Alstom et Atomenergomash. Les
centrales russes achetant pour la construction de chaque tranche qu’elles produisent, des turbines
« Arabelle » d’Alstom, ainsi que les contrôle-commandes d’Areva, valorisant au passage les actifs
22
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
français. Ces relations sont vouées à se pérenniser et à se resserrer, comme le démontre la
signature récente d’une déclaration gouvernementale franco-russe de coopération dans le secteur
électronucléaire.
Ce contrat BOO russo-turc s’inscrit dans le cadre de bonnes relations entre les deux Etats.
Depuis quelques années, des convergences sont apparues concernant notamment la position
adoptée vis-à-vis de l’Irak et l’Iran, où Russie et Turquie ont des intérêts économiques et de
voisinage. Ces convergences ont été renforcées par la prise d’indépendance manifestée par le
gouvernement turc vis-à-vis des Etats-Unis, avec notamment le refus en 2003 de laisser pénétrer
sur leur territoire les troupes américaines à destination de l’Irak. La politique de l’Union
européenne a occasionné de nombreuses déceptions pour la Turquie, entraînant pour celle-ci la
nécessité de rechercher de nouveaux partenaires stratégiques.
Rosatom offre la possibilité à la Turquie de se procurer une centrale de quatre réacteurs de
troisième génération VVER 1200 MW d’un montant estimé à 20 millions de dollars. C’est un
contrat totalement inédit car si traditionnellement, les sociétés nucléaires peuvent proposer des
aides financières, ou des crédits, faire du leasing de combustible (comprenant la vente de
l’uranium enrichi, et la reprise du combustible usé), offrir la formation, le personnel, ou encore
pour certains marchés réaliser des ventes à travers l’Etat pour offrir plus de garanties, jamais un
contrat n’est allé aussi loin dans ses engagements.
La Russie assurera le fonctionnement et l’approvisionnement de la centrale en combustible
durant toute sa durée de vie et se chargera également du recyclage des déchets et du
démantèlement. C’est une offre commerciale très attractive, de nature à convaincre les derniers
sceptiques de doter leur pays de centrales.
La Turquie s’engage en échange à racheter au moins 50% de l’électricité de la centrale(1) au prix
de 0,1235 dollar par kWh et ce durant 15 ans, le reste pouvant être vendu au prix du marché ou
même exporté en Europe ainsi qu’au Proche et Moyen-Orient. Le prix est avantageux car
l’électricité sur le marché turc en 2011 variait selon les conditions de 3 à 11.7 centimes de dollar
par kWh(2).
Moscou restera l’actionnaire principal pendant toute la durée de vie de la centrale, mais offre la
possibilité à des investisseurs turcs ou étrangers de monter au capital jusqu’à 49%. Rosatom offre
également la formation de 300 étudiants turcs au sein de l’Université nationale de recherche
nucléaire russe (MEPHI), avec des cours de russe obligatoires. La responsabilité des Turcs ne
porte que sur la fourniture du site, la connexion aux réseaux électriques, la construction civile et
la protection physique du site. Toutes les autres opérations seront sous la responsabilité de
Rosatom et assurées par elle.
L’opportunité économique est ici à double sens. Pour la Turquie c’est la possibilité de se doter
d’une centrale sans disposer de la compétence technique et des moyens humains indispensables à
son fonctionnement ainsi qu’à sa maintenance (très coûteux et longs à développer), et sans avoir
à trouver les financements. Cela permettra de soutenir la forte croissance très énergivore de la
Turquie. L’entreprise turque de distribution d’électricité estime en effet que la demande en
23
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
électricité du pays devrait croître d’environ 6% par an entre 2009 et 2023. Pour le pays
fournisseur du contrat BOO cela permet d’envisager un créneau potentiel supérieur de
développement industriel et d’augmenter le nombre de contrats et d’opportunités
d’investissement en développant de nouveaux marchés. L’investissement fédéral de la Russie dans
la centrale d’Akkuyu illustre ici le début de diversification de l’économie russe dans de nouveaux
secteurs stratégiques porteurs de croissance.
Cette opportunité n’a pas un impact uniquement économique mais touche aussi le domaine de la
géopolitique. L’existence sur le territoire turc d’une centrale nucléaire possédée par une entreprise
d’Etat étrangère, qui assure le fonctionnement, la maintenance et la sécurité des installations est
un enjeu de souveraineté fort. Cela implique confiance et coordination entre les deux partenaires.
Les deux pays s’engagent en effet jusqu’au démantèlement de la centrale prévu au-delà de 2080.
Ce contrat à long terme devra indubitablement entraîner un lien stable entre les deux pays. Ils
sont convenus d’une responsabilité partagée en matière d’acceptation du projet par le public et de
réglementation sécuritaire, question dont le projet semble très soucieux. Le but est « d’intégrer la
Turquie dans la communauté atomique en accord avec l’ensemble du cadre de régulation international pour
garantir une utilisation sure de l’énergie nucléaire. »(3) L’accent mis sur les questions de sécurité vise
également à rassurer une partie des voisins, notamment européens, de la Turquie qui s’inquiètent
de la proximité d’une zone sismique et du caractère côtier de la centrale, dont les déchets
devraient être évacués par bateau pour être retraités en Russie. Enfin, le volant éducatif du
partenariat implique le développement potentiel d’un soft power russe à la fois dans la province
de Mersin, où se situe la centrale et qui constitue un port important pour la Turquie sur la
Méditerranée, et sur une filière nucléaire turque dont 300 des futurs techniciens seront formés en
Russie et en russe par des programmes Rosatom.
Cette nouvelle forme de contrat, si elle se généralise, est porteuse de grandes opportunités de
développement pour la filière du nucléaire civil. Elle le rend en effet accessible à des pays où la
demande en électricité est forte mais qui ne disposent ni de l’expertise technique pour la
construction de centrales, ni des cadres et des formations nécessaires pour en assurer le
fonctionnement, ni des fonds pour le financement de ces constructions. De telles conditions sont
intéressantes pour des pays devant soutenir énergétiquement une forte croissance comme les
grands émergents. La contrepartie porte sur des aspects de souveraineté et de garantie de sécurité,
le contrat BOO implique pour un Etat d’accepter qu’une installation stratégique nécessitant un
très haut niveau de sécurité soit contrôlée sur son territoire par une firme étrangère. Cela
nécessite transparence et confiance mais aussi une gestion concertée en cas de crise. Les marchés
que pourraient ouvrir les BOO sont potentiellement importants et rentables pour les entreprises
mais nécessitent une forte prise de responsabilités dans un secteur très concurrentiel. Rosatom
entend relever le défi : « Le marché sur lequel nous comptons intervenir d’ici à 2030, en tant
qu’investisseur ou que constructeur, pourrait atteindre les 300 milliards de dollars. Nous
comptons construire 28 centrales en Russie et une quarantaine d’autres à l’étranger »(4).
(1) State Atomic energy corporation « Rosatom » AIEA General Conference, September 21, 2011
(2) Turkish Electricity Distribution Company (TEDAS), au 1er avril 2011
24
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
(3) State Atomic energy corporation « Rosatom » IAEA General Conference, September 21, 2011
(4) Kirill Komarov, directeur général adjoint, Rosatom
L’économie russe au cœur des débats sur la politique étrangère
Adlene Mohammedi
En 1991, après la chute du régime soviétique et l’apparition de Boris Eltsine comme le héros de la
Fédération de Russie, la transition vers l’économie de marché est apparue inévitable. Deux
approches s’opposent alors sur les modalités de la transition : les partisans d’une « thérapie de
choc », qui prônent une libéralisation rapide des prix et du commerce, des programmes de
stabilisation de l’inflation et des privatisations massives ; et les partisans d’une transition
progressive. Ces derniers, appelés « gradualistes », veulent une privatisation qui se fait à mesure
que les institutions nécessaires au bon fonctionnement du marché se développent. Sous la
pression du FMI notamment, les partisans de la « thérapie de choc » l’emportent. L’économiste
Iégor Gaïdar entame cette libéralisation, en tant que ministre des finances, puis en tant que
Premier ministre, en 1992. Il est très impopulaire à l’époque, comme l’attestent les moqueries
qu’il subit : « Gaïdar est le plus grand économiste marxiste car il réussit là où Lénine et Staline ont
échoué : discréditer complètement le capitalisme dans ce pays ». En 1994, 50% du secteur public
est privatisé. Le produit intérieur brut (PIB) est divisé par deux, et rapidement, le chômage qui
était quasiment inexistant en 1990, passe à 7,5% en 1994. Le chômage russe a grimpé 4 fois plus
vite que le chômage biélorusse, où la libéralisation fut graduelle. Dans le même temps, le taux de
mortalité russe augmente plus vite qu’en Biélorussie25. L’étude comparative du Lancet26, entre pays
postcommunistes, établit une corrélation entre les privatisations, la hausse du chômage et la
hausse de la mortalité. La dépression culmine, en 1998, avec la crise financière. Elle se manifeste
notamment par une dévaluation brutale du rouble, et par un défaut sur la dette russe. Il faut
attendre 1999, les réformes engagées par Vladimir Poutine, et la hausse des prix des
hydrocarbures pour observer un rebond. Pour certains commentateurs néolibéraux cependant,
les réformes de l’époque eltsinienne revêtent un caractère salutaire27. Pour Daniel Treismann,
professeur à l’Université de Californie et spécialiste de l’économie russe, Eltsine a hérité d’une
situation catastrophique, et n’a fait que sauver son pays en menant une politique libérale.
L’évolution est perçue comme un indicateur discutable, et l’auteur met l’accent sur la vente de
téléviseurs et d’appareils électroménagers, synonyme de hausse du niveau de vie. Cette posture
néolibérale est largement contredite par l’économiste Jacques Sapir28, qui prédit la crise de 1998. Il
promeut à l’époque une politique hétérodoxe (par opposition à la « thérapie de choc »)
25
David Stuckler, Lawrence King, Martin McKee, « Mass privatisation and the post-communist mortality crisis: a
cross-national analysis », The Lancet, 2009. Compte-rendu dans The Financial Times, 15 janvier 2009.
26
The Lancet est une revue scientifique médicale britannique.
27
Daniel Treismann, The Return: Russia’s Journey from Gorbatchev to Medvedev, New York, Free Press, 2011.
28
Economiste français spécialisé dans les problèmes de l’économie russe. Il se prononce en faveur d’une
« démondialisation » et à des formes de protectionnisme. C’est aussi un spécialiste des questions de défense et
de stratégie.
25
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
susceptible de permettre au pays de se relever. A bien des égards, c’est la politique que décide de
mener Vladimir Poutine.
Vladimir Poutine, élu avec l’argent et la bénédiction du clan Eltsine, et des oligarques qui ont
financé l’élection de celui-ci - de justesse - en 1995, décide de faire le ménage parmi eux. Evgueni
Primakov est, comme Georges Corm au Liban, autant un acteur majeur, donc un témoin, de la
politique russe, qu’un expert qui se veut objectif. Ses positions sur la question s’avèrent donc
précieuses, d’autant qu’il dirige, dès décembre 2001, la Chambre de commerce et d’industrie. Il
nous donne une définition de ces oligarques : « les oligarques ne sont pas simplement de gros entrepreneurs
qui, en quelques années, ont gagné d’énormes fortunes par des voies qui n’ont rien de commercial, mais en utilisant
les relations personnelles qu’ils ont établies avec le pouvoir ou avec la famille de celui qui a été à son sommet. En
Russie, on a commencé à appeler oligarques ceux qui, non contents de leur position dans l’économie, dirigeaient
pratiquement les affaires de l’Etat »29. Vladimir Poutine, au moment de son élection en 2000, se
retrouve avec ces groupes d’oligarques qui s’enrichissent en utilisant à leur avantage une politique
de privatisations qu’ils avaient eux-mêmes largement appuyée. Il peut difficilement s’attaquer à ce
fléau sans prendre le risque de déstabiliser le pays économiquement et politiquement. La hausse
des prix du gaz et du pétrole profite d’ailleurs autant aux groupes d’Etat tels que Rosneft et
Gazprom, qu’à des opérateurs privés tels que Sourgoutneftegaz et Ioukos, jusqu’à son
démantèlement en 2003. Avec « l’affaire Ioukos » et la mise en cause de Khodorkovski, Poutine
donne un signal fort aux oligarques. C’est la fin de l’arbitraire des groupes oligarchiques, que
l’opinion publique internationale identifie comme une querelle entre les « juristes de SaintPétersbourg » et les « libéraux de Moscou ». L’opinion publique russe quant à elle soutient le
président, ce qui se confirme avec l’élection de 2003. A cette élection, celle qu’on appelle
« l’Union des forces de droite », discréditée par le capitalisme oligarchique, n’obtient aucun siège à
la Douma. Toujours selon Primakov, deux catégories apparaissent : les anciens oligarques qui
finissent par accepter les règles et par se rapprocher du pouvoir, et une catégorie de nouveaux
entrepreneurs tout à fait honnêtes. Pour d’autres, à l’instar de la politologue Lilia Shevtsova,
installée à Washington, « la vieille oligarchie d’Eltsine ressemble à une bande de débutants, comparée à la
nouvelle génération des oligarques bureaucratiques »30. En réalité, l’économie russe est beaucoup plus
complexe que cela, notamment parce qu’elle s’appuie sur des mécanismes hétérodoxes alliant
secteur public et secteur privé. Certains parlent de « capitalisme d’Etat ». En effet, l’Etat rachète
les actifs de Ioukos et il est le principal actionnaire des deux plus grandes banques du pays. Entre
1999 et 2005, la Russie a connu une croissance économique moyenne supérieure à 6,7 %. Grâce
aux prix de plus en plus élevés de l'énergie qui assure une rente en devises, la demande intérieure
se développe rapidement et une croissance du PIB de l'ordre de 6 à 8 % par an se maintient
jusqu'en 2008. Cela n’empêche pas l’Etat de s’intéresser à l’économie réelle. Les hommes
d’affaires s’intéressant presque exclusivement à l’énergie, secteur lucratif par excellence, rendent la
participation de l’Etat dans les autres secteurs inévitable. En 2007, les deux tiers du PIB
29
Evgueni Primakov, Le Monde Sans la Russie ? A quoi conduit la myopie politique, Paris, Economica, 2009,
p.83.
30
Lilia Shevtsova, Russia: Lost in Transition. The Yeltsin and Putin Legacies, Carnegie Endowment for
International Peace, Washington, DC, 2007.
26
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
proviennent de la construction, du commerce et des industries de transformation. On assiste ainsi
à la création de compagnies d’Etat dans les secteurs les plus fragilisés, comme la construction
aéronautique et navale. Les autorités protègent ces compagnies de la concurrence, sonnant le glas
du libéralisme des années 1990. Il en est de même pour l’innovation : à la tête de la Chambre de
commerce et d’industrie, Primakov obtient que les importations d’excellent matériel soient
exemptées de droits de douane et de TVA31. L’Etat joue ainsi la carte de la nationalisation ou du
libre-échange selon les besoins. Une politique économique hétérodoxe qui rompt avec le
libéralisme dogmatique prôné par Iégor Gaïdar (mort en décembre 2009) et les siens. Néanmoins,
un débat a lieu sur l’utilisation des prix élevés des matières premières exportées pour le
développement multidirectionnel de la Russie. A la mi-2008, au début de la crise financière, les
réserves d’or et de devises approchent la barre des 600 milliards de dollars, une première dans
l’histoire de l’URSS et de la Russie. Cela crée des possibilités sans précédent. Le ministre des
finances Koudrine se montre d’ailleurs très enthousiaste en expliquant que si le cours du pétrole
devait tomber à 50 ou 40 dollars, les fonctionnaires, les constructions de routes et le système
sanitaire pourraient bien tenir trois ans sans en ressentir les répercussions32 . Et après ? La
question de cette dépendance se pose. Avant la crise de 2008, l’idée dominante dans le ministère
des finances est la suivante : on ne doit pas investir les moyens accumulés grâce aux cours élevés
du pétrole afin d’éviter l’inflation. Tout comme les Allemands qui promeuvent systématiquement
une politique de rigueur à cause du souvenir de l’inflation de l’Entre-deux-guerres, les Russes
n’oublient pas l’inflation de 1998. La crise de 2008 remet en cause ce dogme qui caractérise bien
des ministères des Finances. D’un point de vue idéologique, la crise rassure les adversaires du
néo-libéralisme. Mais plus concrètement, la Russie n’échappe pas à cette crise. Le 1er juillet 2008,
la dette extérieure russe atteint les 527 milliards de dollars, dépassant les réserves d’or et de
devises, en baisse33. Plus que jamais, un soutien à l’économie réelle est préconisé ; la Chine dégage
15% de son PIB pour ce faire. La question de l’économie russe pose deux interrogations
majeures : d’abord, celle du modèle chinois. En effet, bien des économistes voient dans les choix
de la Russie une trajectoire comparable à celle de la Chine. Un mélange d’autoritarisme politique
et de libéralisme économique. Ces deux concepts s’appliquant difficilement à la Russie, la réponse
est forcément nuancée. L’autoritarisme politique contraste avec des débats constants et un
pluralisme indéniable. Pour Primakov, la Russie semble privilégier un centrisme de gauche 34,
qu’une transformation du Parti communiste en un parti social-démocrate (il en est loin)
consoliderait. Ainsi, toujours selon Primakov, nous avons affaire à une économie socialement
orientée35 et à une démocratisation inséparable de la fameuse verticale du pouvoir. Le libéralisme
économique contraste quant à lui avec l’interventionnisme de l’Etat. Ensuite, la question qui nous
31
Evgueni Primakov, Le Monde Sans la Russie ? A quoi conduit la myopie politique, Paris, Economica, 2009,
p.90-117.
32
Ibid.
Ibid.
34
Le Kremlin a créé le parti Russie juste, un parti de centre gauche susceptible de devenir le second parti
leader. Cependant, le parti de Vladimir Poutine Russie unie semble avoir utilisé au maximum le potentiel
administratif, rendant ce projet difficile à concrétiser.
35
Quatre grands projets nationaux concernant la santé, l’éducation, la construction de logements et le
développement de l’agriculture.
33
27
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
intéresse particulièrement ici est celle du lien entre les choix économiques et la politique étrangère
à adopter. Deux options apparaissent : la première consiste en une politique étrangère tournée
vers le Moyen-Orient afin de consolider la rente issue du pétrole et du gaz ; la seconde consiste
en une politique étrangère tournée vers l’Occident afin de favoriser le libéralisme économique
dans le cadre d’une modernisation de l’économie réelle. Elu en 2008, certains affirment que
Dimitri Medvedev aurait tendance à favoriser cette seconde option. Partisan d’un Etat fort, et
n’hésitant pas à politiser les échanges économiques en se rapprochant de l’OPEP par exemple,
sans négliger cette option, Vladimir Poutine a eu tendance à miser sur la politique énergétique.
Evgueni Primakov identifie six principes de la politique énergétique russe36. 1/ Les exportations
du pétrole et de gaz assurent plus de 50 % des revenus du budget fédéral, plus de 70% de la
valeur de toutes les exportations et des recettes en devises, 100% du Fonds de réserve et du
Fonds de bien-être national ; 2/ Les réserves de l’époque soviétiques s’épuisent, il faut donc
mettre en valeur de nouveaux gisements ; 3/ Les principaux gisements étant en Sibérie
occidentale, l’Europe reste un marché privilégié. L’exploration de nouveaux gisements (la Sibérie
orientale par exemple) fera apparaître de nouveaux marchés : la Chine, le Japon, la Corée et les
Etats-Unis ; 4/ Les lois du marché ne souffrent aucun traitement de faveur pour les pays de la
CEI ; 5/ La Russie fait appel à des opérateurs étrangers pour ce qui est de la prospection (Total
par exemple) ; 6/ L’Etat a renforcé sa position dans les secteurs pétrolier et gazier. Ce dernier
principe est à nuancer car bien que Gazprom soit la propriété de l’Etat, l’intérêt corporatif de
Gazprom pose parfois problème. Le président Medvedev, qui connaît bien le groupe puisque il
entre au Conseil de surveillance de Gazprom en 2000, l’a d’ailleurs rappelé à l’ordre concernant
l’approvisionnement de l’Extrême-Orient russe. Le monopole de l’Etat dans le domaine
énergétique est d’autant plus important que l’arme énergétique est une arme politique que la
Russie sait brandir quand il le faut.
36
Evgueni Primakov, Le Monde Sans la Russie ? A quoi conduit la myopie politique, Paris, Economica, 2009,
pp.117-133.
28
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Point de vue
Elecciones de México
Paulina López Gutiérrez
En 1990, el escritor peruano y recientemente nombrado Nobel de literatura, Mario Vargas Llosa,
se encontraba en México con motivo del Encuentro de Intelectuales europeos y americanos. En
el marco de su visita, fue invitado al programa de televisión “Siglo XXI,” dirigido por el escritor
mexicano y también Nobel de literatura, Octavio Paz. El programa era emitido por el consorcio
Televisa, líder de telecomunicaciones en el mundo del habla hispana, y aliado indiscutible de los
gobiernos priístas. La visita de Vargas Llosa pasó a la historia por las declaraciones que tuvieron
lugar en ese foro de televisión, y que definieron mejor que nadie el sistema político mexicano
marcado por más de 70 años de gobiernos del Partido Revolucionario Institucional (PRI).
En él, el escritor definió al gobierno de México como “la dictadura perfecta, pues es una
dictadura camuflada. Tiene las características de una dictadura: la permanencia, no de un hombre,
pero sí de un partido. Y de un partido que es inamovible. Un partido que concede el suficiente
espacio para la crítica en la medida que esa crítica le sirva. No creo que haya un caso en América
Latina en el que un sistema de dictadura haya resultado tan eficiente al medio intelectual,
sobornándole de una manera muy sutil. No pide a cambio elogios constantes, sino crítica. Y paga
a través de puestos y nombramientos”.
Veintidós años después, la validez de estas declaraciones es vigente, sobretodo pasadas las
recientes elecciones presidenciales de México, donde el candidato del PRI, Enrique Peña Nieto,
es hasta ahora el virtual ganador de la contienda. La pregunta que muchos se hacen es ¿Cómo
permitimos que el PRI volviera? Sin embargo, la que yo me hago es ¿El PRI alguna vez se fue?
Doce años han pasado desde que el expresidente mexicano Ernesto Zedillo entregó el cargo
presidencial a Vicente Fox, en un acto aplaudido por ser el ejemplo de transición democrática del
país. Sin embargo, fue un acto meramente simbólico, porque el PRI continuaba con el control del
poder legislativo y de una gran parte de los gobiernos estatales de México. El Partido Acción
Nacional (PAN) había ganado una batalla, la de las elecciones presidenciales, pero la guerra
seguía siendo controlada por el PRI a través de sus líderes sindicales, como Elba Esther Gordillo,
lideresa del Sindicato Nacional de Trabajadores del Estado, o Carlos Romero Deschamps,
secretario general del Sindicato de Petróleos.
Un escenario político muy diferente fue el que presenciamos en el 2006, donde el PRI pasó a ser
la tercera fuerza política del país, detrás del PAN y del Partido de la Revolución Democrática
(PRD). Sin embargo, aún cuando su presencia en el poder legislativo disminuyó, el PRI tenía una
importante presencia política en diversos estados de la República mexicana, como el Estado de
México entre, donde Enrique Peña Nieto resultó electo gobernador un año antes, en el 2005.
Es cierto que el PRI se encontraba fracturado, y que sus líderes se disputaban la dirección del más
antiguo partido político de México. Pero también es importante señalar que la fractura social
29
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
suscitada tras las elecciones del 2006, provocaron como resultado una percepción del PRI como
el partido ejemplar, borrando de la memoria colectiva todos los aspectos negativos de sus
gobiernos.
El PRI puede ser un partido corrupto, pero dista mucho de ser un partido estúpido, Es el partido
que creo el sistema político del país, que conoce sus debilidades y sus ventajas, que sabe como
corromperlo sin dejar trazos que demuestren su presencia. Es improbable lograr ganarle la
contienda a un partido que creo las reglas del juego del sistema político mexicano actual.
El movimiento #yosoy132, que aglomeraba en su mayor parte la población joven de diferentes
universidades del país cambió ligeramente las reglas del juego. Las redes sociales, principal medio
de organización de este movimiento, son un terreno aún desconocido por el PRI, y acerca del que
debemos esperar importantes mutaciones en los próximos años, para poder extender su
influencia en este medio virtual.
Pero el PRI siempre ha sido y continua siendo, un experto en las campañas del terreno físico y
real. Es hasta el día de hoy el único Partido capaz de aglomerar en su seno empresarios y
campesinos, las clases altas del país y las más pobres, todas unidas entorno a su discurso, en el
que parece desdibujarse los límites del PRI y de México, hasta hacerlo parecer como uno sólo,
inseparable e indisoluble.
El candidato del PRD, Andrés Manuel López Obrador, y segundo en la contienda electoral,
presume de haber viajado por todos los rincones de la República y de ser consciente de las
condiciones de vida de las clases sociales más pobres del país. Pero finalmente, es el PRI quien
continúa gobernando en esos lugares, y que no sólo conoce al pie de la letra las debilidades de su
población sino que ha hecho todo lo posible para evitar que las cosas cambien. Porque si hay
alguien a quien el PRI debe su victoria es a las poblaciones más alejadas y aisladas del país, que
tienen suficientes preocupaciones en la vida diaria como para ponerse a reflexionar acerca de las
propuestas de los candidatos. Esas poblaciones con horarios laborales agotadores, que reciben a
cambio salarios de miseria, y que cuando llegan a sus casas todo lo que quieren es divertirse con
un programa de televisión (cuando en el mejor de los casos tienen una) sin estar evaluando el
contenido intelectual de cada emisión. La victoria del PRI se la deben a toda esa gente que veía en
la telenovela “Destilando Amor”, protagonizada por la ahora virtual Primera Dama, Angélica
Rivera, un escape a su estrés cotidiano, en el que la pregunta diaria no es ¿Cuánto subió el dólar?,
sino ¿Qué es lo que voy a comer? No es de extrañarse las enormes sumas de dinero gastadas para
sobornar el voto, ni mucho menos la gran cantidad de gente que acepto venderlo.
SI, Peña Nieto tiene razón y el PRI aprendió de los errores del pasado. Obtuvo una victoria con
un amplio margen, a diferencia de las elecciones del 2006. Es una victoria, en términos de
porcentaje, indiscutible. El partido logró unificarse en torno a la figura del candidato al más puro
estilo presidencialista de los antiguos gobiernos prisitas. Aplicó el fraude ahí donde es más difícil
comprobarlo: en la coacción al voto. Pero sobretodo, y lo que resulta más triste de estas
elecciones, es que supo aprovecharse de la división no sólo política, sino social y económica del
país. Como alguien señalaba en Twitter, “todo el mundo estaba de acuerdo en que no querían a
30
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Peña Nieto como Presidente, pero fuimos incapaces de ponernos de acuerdo en la manera de
combatirlo”.
El regreso del PRI representa para mí el triunfo de la desigualdad, porque es ahí donde radica la
perfección de su dictadura. Gobernar un país tan desigual que no se siente la necesidad de crear
un discurso de compromiso. Donde se mantenga pobre al más del 50% de la población para así
poder comprarla con unos cuantos pesos en las siguientes elecciones, mientras sus líderes
políticos se pasean en las más prestigiadas ciudades del mundo con el lujo que la gran mayoría de
los mexicanos no conocerá nunca.
México es el país de la dictadura perfecta. Larga vida al PRI.
31
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Diplomatie
La politique étrangère de la France au gré de la campagne
présidentielle : bilan, enjeux et perspectives
Lucas Tidadini
Bilan des cinq années
L'investiture de François Hollande en tant que président de la République doit peu à l’étude des
relations internationales et de la géopolitique. Ces thèmes n'ont été abordés que par le bout de la
lorgnette durant la campagne présidentielle, et Nicolas Sarkozy ne saurait trouver dans son action
diplomatique la cause majeure de sa défaite.
Passées les erreurs de jugements des premiers mois, ce président qui avait su prendre un net
avantage durant la campagne de 2007 grâce à une "stature" supposée au sein du nouvel ordre
mondial, n'a pas révolutionné la pensée ou la diplomatie française, mais a su poser sa marque en
politique extérieure.
A son actif, nous retiendrons l'engagement réaffirmé de la France dans l'OTAN, de par le
maintien de troupe en Afghanistan jusqu'en 2014 et la réintégration du commandement intégré
de l'organisation en 2009.
S'ajoute à cela une présidence de l'Union Européenne marquée par l'intervention ambiguë de
Nicolas Sarkozy en 2008 en plein conflit russo-géorgien. On glosera aisément sur la pertinence de
son intervention et de ses modalités : en court-circuitant les instances de l'Union, avec une
communication hâtive. L'espace d'un instant, le président français aura néanmoins été le visage
d'une Europe soucieuse de ce qu'elle considère comme "son" proche étranger et prenant des
initiatives.
La seconde phase du quinquennat ne peut être dissociée du sceau des révoltes et des
changements de régime dans les pays arabes. Le chemin parcouru est ici remarquable: ces
événements coûtent la tête à une ministre des Affaires étrangères en 2010 avant de redorer
partiellement le blason terni d'un gouvernement en difficulté à l'intérieur.
Alors que certains pays européens pratiquent la politique de la main tendue, en occupant l'espace
et en proposant leur aide aux nouveaux rebelles et gouvernements, Michel Alliot-Marie tarde à
appuyer le soulèvement tunisien et s'empêtre face à la presse française. Remaniement oblige, le
nouveau ministre Alain Juppé reprend la main et accompagne l'extension des révoltes jusqu'à
l'intervention de la France en Libye.
Les conditions de cette intervention, le rôle joué par des acteurs comme Bernard-Henri Lévy ou
le groupe Total portent également flanc à la critique, sinon au commentaire. Faut-il se réjouir de
voir la diplomatie française s'adapter à la public diplomacy et à la reconstruction économique
d'après-guerre avec célérité ou s'inquiéter de cette confusion des rôles entre acteurs privés et
pouvoirs publics ?
32
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
La campagne peut être en tout cas considérée comme un succès médiatique et le simple fait de
livrer bataille permet de vérifier la préparation française et sa coordination avec les forces anglosaxonnes du traité de l'Atlantique Nord.
A l'intérieur de l'outil français, le fonctionnement ne fut pas des plus heureux. Le passage de
Bernard Kouchner au Quai d'Orsay coïncida avec une laborieuse mise en place d'un service de la
"mondialisation" salutaire sur le papier mais dont les retombés sont pour l'instant imperceptibles.
Le rapport remis par Hubert Védrine au président en 2007 indique toutes les difficultés sur le
chemin.
Quant à MAM, elle affronte la fronde d'une partie du corps diplomatique français en 2011,
critiquant l'autoritarisme des services de l'Elysée, la répartition de certains postes et la
hiérarchisation des priorités. Autant d'éléments qui forment tant les causes que les conséquences
des difficultés françaises à s'exprimer en Europe et ailleurs.
Que retenir du quinquennat de Nicolas Sarkozy en politique internationale à l'heure de la crise
économique et du déclin relatif de la France ? Une affirmation répétée du droit d'Israël à exister
dans des conditions viables stratégiquement ; un atlantisme renouvelé ; une prise en main des
outils de l'Union européenne et la tentative de créer un pendant au Sud par un activisme
prononcé au sein du processus de Barcelone ; des tentatives plus ou moins heureuses pour
aborder les droits des peuples et des hommes (intervention pour la libération des infirmières
bulgares auprès de la Libye en 2007, discours de Dakar en 2008, esquisse d'un boycott des jeux
olympiques de Pékin en 2008, création d'un secrétariat d’Etat aux droits de l’homme pour Mme
Yade …) … Autant d'éléments qui auraient pu faire l’objet de polémiques, de louanges, de
critiques durant la campagne.
La campagne
Pourtant, la thématique des relations internationales ne va pas accaparer la campagne.
En somme, tout pourrait porter à penser que Nicolas Sarkozy a voulu (bien) faire, et s'est
retrouvé rattraper par les entraves de la realpolitik. Lorsqu'il aborde la période de sa réélection, il
a peu de trophées à mettre en avant pour faire valoir son action. Les luttes politiques déchirent
déjà l'héritage libyen, la discrétion des interventions imposent le silence sur la Côte d'Ivoire et le
traité négocié à Lisbonne laisse sceptique les Français.
Face à lui, ses adversaires semblent peu préparés et désireux de manœuvrer sur un terrain qu’ils
connaissent mal et choisissent chacun un leitmotiv :
-
L'opposition à l'Europe pour le Front national (FN).
-
La suspension des opérations militaires pour le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).
-
La fin de la realpolitik et une remise en question du fonctionnement du Conseil de
sécurité à l’ONU pour Europe Ecologie les Verts (EELV).
33
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
-
L’affirmation de l'indépendance française au sein de l'UE et de l'OTAN pour Debout la
République !
-
La renégociation des traités européens pour le Front de Gauche et Lutte Ouvrière (LO).
-
Le candidat du Parti socialiste, lui, se démarque du président à la marge, par la
condamnation des pratiques et par la mise en avant de nouveaux concepts. Il s'agit pour
lui de faire autrement, utilisant les outils du projet socialiste défini depuis des mois au sein
des appareils.
Dans ce dernier cas, les concepts de « juste-échange », d’une « Europe de la mesure » ou de la
« concertation entre partenaires » font partie de la rhétorique socialiste. Le « protectionnisme
européen » est lui aussi un temps évoqué. Au-delà d'une discussion sur la pertinence de ces
concepts, leur émergence consacre une volonté de proposer sans marquer une rupture franche.
Quelle est leur racine ? Il est possible de voir dans ces propositions soit une synthèse des débats
internes du Parti, mis à jour par le processus des primaires, et de l'émergence des think tanks
autour du PS. Si ces derniers accusent un retard sur les questions internationales, la Fondation
Jean Jaurès ou Terra Nova auront produit ces dernières années des papers thématiques sur
l'Afrique, le commerce international, les traités européens, qui ont pu aider à clarifier la position
du PS. Leur influence réelle n’en reste pas moins mesurée puisque le gouvernement fait confiance
à l’appareil diplomatique et militaire français.
Dans le camp de la majorité, il s'agit de valoriser le bilan du quinquennat sur le plan international.
Le temps médiatique se prête pourtant peu à la valorisation du président et la rapidité de la
campagne ne permet pas d'exposer la complexité des relations internationales. A défaut d'une
réflexion d'ensemble sur la situation de la France et ses outils pour améliorer sa position, les
thèmes sont abordés par bribes. Leur examen permet cependant de mieux comprendre la
position des acteurs.
Les discussions sur l'Europe prennent une tournure nouvelle, avec l'émergence des nations
comme dénominateur du changement européen. Exit le parlement européen ou la Commission :
la crise de la dette focalise l'attention sur la Grèce, l'Espagne, l'Italie, la France, l'Allemagne.
En résulte une imbrication peut-être inédite entre les vies politiques intérieures des Etats : les
atermoiements de Georges Papandréou et le référendum grec ; la chute du PSOE en Espagne ; la
rigueur imposée par le gouvernement Cameron ; la lutte entre le SPD et la CDU-CSU dans les
länder allemands et l'avènement du "professeur" Mario Monti forment les épisodes d'un
feuilleton commun aux agendas nationaux. Loin du mythe de la Tour de Babel, les notes
attribuées par les agences d'analyse font office de sous-titres en langage universel.
Face à ce script, chaque acteur se positionne sur la scène et commente le scénario. Ainsi la
campagne aura été marquée de réactions, souvent enchaînées, donnant lieu à une stichomythie
permanente et opaque pour le spectateur.
34
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Ainsi, l'UE en général et l'Allemagne en particulier sont à plusieurs reprises évoquées pendant la
campagne présidentielle pour dénoncer le manque de transparence et de démocratie dans le
fonctionnement de l'Union et le comportement intransigeant de la chancelière allemande.
L'éventail de l'iconographie mise en œuvre par les médias, sur des supports cartographiques, des
caricatures et des formules ciselées prend la place des discussions construites.
Ainsi, les migrations causées vers l’Italie poussent le gouvernement de Silvio Berlusconi à
évoquer la suspension des accords de Schengen, conduisant ainsi N. Sarkozy à aborder le sujet.
La question dépasse ainsi les enjeux politiques, elles renvoient aux émotions de la société, ici la
peur de voir arriver une population de réfugiés politiques et économiques.
L’élargissement de l’Europe à la Turquie reste absent du débat
La question afghane, elle, se retrouve vite sous la contrainte du curseur politique. Plutôt qu'une
réflexion profonde sur les résultats des stratégies employées jusqu'en 2012, la question porte sur
l'agenda et sur la date de « sortie d'Afghanistan ». Jean-Luc Mélenchon (Front de Gauche) ou
Philippe Poutou (Nouveau Parti anticapitaliste) militent pour un retrait immédiat ; Eva Joly
(Europe Ecologie) pour une coordination avec les alliés permettant la sortie rapide et organisée
des troupes combattantes française.
Signe final du peu d'intérêt porté à la politique internationale, la direction de France Télévision et
les organes politiques réserveront l'ultime partie du débat entre les deux candidats au second tour
de la présidentielle à cette question. Le duel oratoire ne permettra ainsi d’aborder que la question
afghane.
Perspective du Hollandisme
Au lendemain de son élection, François Hollande n'est donc pourvu en apparence ni d'une
matière idéologique féconde, ni d'une stratégie définie pour aborder des questions laissées en
suspens.
Ces lacunes ne l'empêchent pas d'agir au plus vite sur la scène internationale: il se rend le
lendemain de son élection en Allemagne pour rencontrer Angela Merkel, puis au Etats-Unis. Ces
voyages visent une double utilité : il s'agit pour le nouveau président de couper court aux critiques
sur sa stature internationale et d'affirmer ses postions face à ses plus proches alliés. Ainsi, la
volonté de renégocier le Traité pour la Stabilité et de retirer les troupes d'Afghanistan se voit
confirmée. Mais « renégocier » et « retirer » apparaissent vite comme des verbes suffisamment
ambigus pour qu’on ne puisse pas parler de réelle confirmation.
35
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Questions territoriales
Guerres hivernales : l’Arctique, une terre d’avenir ?
Yann Tanguy
Depuis le début des années 2000, la communauté internationale voit d’un œil différent les
possibilités offertes par le pôle Nord, l’Océan Arctique et son sous-sol. En effet, il y a encore
quelques années, le pôle Nord et le cercle arctique étaient considérés comme des voies non
navigables. Les conditions climatiques du pôle Nord ne rendaient pas envisageable, sans prendre
d’énormes risques technologiques et écologiques, l’extraction des ressources enfouies. Cependant,
le réchauffement climatique, phénomène découvert il y a bien longtemps, mais commençant
seulement à être enraciné dans l’esprit collectif, a permis à l’aune du XXIème siècle de repenser la
façon pour les États riverains de l’Arctique d’approcher de nouvelles perspectives en matière de
richesse du sous-sol.
En ce sens, comme le relève le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du climat
(GIEC) dans un résumé à l’attention des décideurs publié en 2007, « le rythme d’accroissement annuel
de la concentration en dioxyde de carbone a été plus rapide au cours des 10 dernières années que depuis le début des
mesures directes atmosphériques continues (1960-2005). »
« 11 des 12 années comprises entre 1995 et 2006 figurent au palmarès des douze années
les plus chaudes depuis qu’on dispose d’enregistrement de la température de surface
(depuis 1850). » (GIEC, résumé à l’attention des décideurs, Genève, 2007)
De ce réchauffement global qui s’accélère avec le temps découle également la déglaciation et ses
corollaires, la montée du niveau mondial de la mer ainsi que son réchauffement. A ce titre,
« depuis 1978, les données satellitaires montrent que l’étendue annuelle moyenne des glaces arctiques a rétréci de
2,7% par décennie. » (GIEC, résumé à l’attention des décideurs, Genève, 2007)
Ainsi, alors que de tout temps l’Arctique était considéré comme un espace aérien et sous-marin
stratégique de surveillance et de manœuvres, la plupart du temps militaires, la fonte des glaces
entraînée par le réchauffement climatique permet d’envisager l’ouverture prochaine à la
navigation, au commerce et à l’extraction des ressources. Certains experts estiment que l’Arctique
sera totalement dépourvu de glace pendant quelques mois l’été, d’ici à 2040, sans compter que la
fonte de l’Arctique pourrait être beaucoup plus rapide que prévue.
En conséquence, les États riverains de l’Arctique se lancent dans des activités de prospection et
d’étude relatives au potentiel d’énergie renfermée sous cet océan, c’est-à-dire principalement dans
des zones où se trouve le prolongement sous-marin du territoire des États : le plateau continental
[1].
Huit États sont considérés comme riverains de l’Arctique, tous réunis au sein du Conseil arctique,
institution intergouvernementale créée en 1996 traitant initialement des « problématiques
rencontrées par les gouvernements arctiques et les peuples indigènes de la région. Cette
organisation a, après l’importance prise par le changement climatique dans le débat public, orienté
36
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
une part non négligeable de ses travaux vers la protection de l’environnement de la région. Les
huit États qui le composent sont : le Canada, le Danemark (représentant le Groenland), les ÉtatsUnis, la Finlande, la Norvège, l’Islande, la Suède et la Russie.
Ces États ont dû concilier leur souci de protection de l’environnement avec la nouvelle
perspective économique s’offrant à eux, à leurs compagnies pétrolières et à leurs économies.
L’Arctique, au fur et à mesure qu’il disparaît devient, au grand damne de sa valeur naturelle, de
plus en plus rentable pour les États misant sur l’ouverture d’une future voie maritime
commerciale et dans l’exploitation du sous-sol. Ce dernier peut en effet être vu comme une sorte
d’eldorado polaire. L’Arctique pourrait contenir selon l’Institut géologique du gouvernement
américain (USGS) un cinquième des ressources pétrolières et gazières mondiales. Une entreprise
pétrolière comme Cairn Energy, d’origine britannique, a ainsi mis en vente une part majoritaire de
sa filiale en Inde pour investir en priorité dans son exploitation de l’Arctique.
Pourquoi une telle attractivité ?
” For better or worse, limited exploration opportunities elsewhere in the world combined with technological advances
makes the Arctic increasingly attractive”. United States Geological Survey, 2010.
L’Institut d’études géologiques du gouvernement américain, avec la collaboration de plusieurs
experts norvégiens, canadiens et russes, a publié l’un de ses derniers rapports en juillet 2010,
estimant scientifiquement la quantité présente de pétrole et de gaz en Arctique. Il en ressort que
la partie de l’Arctique se trouvant être en territoire russe contiendrait de 22 billions à 648 billions
de mètres cubes de gaz naturel et 39 milliards de barils contenant du gaz liquide (mers de Barents
et mer de Kara). Quant au pétrole, la même étude estime qu’il y aurait entre 44 et 157 milliards de
barils de pétrole contenus en Arctique, plus précisément au nord de l’Alaska et dans les régions
entourant le Groenland. De quoi attirer les convoitises.
Les ressources du pôle Nord devenant un enjeu géopolitique, la problématique réside alors dans
la manière dont va se dérouler la répartition des portions de territoire bénéficiant de la propriété
du sous-sol et donc du droit d’extraction de ces richesses. En d’autres termes, la question se pose
de savoir à qui appartient quoi, ou, qui peut prétendre à être souverain et sur quel territoire ?
Pour répondre à cette question il faut se pencher sur la Convention des Nations Unies sur le droit
de la mer signée en 1982 à Montego Bay et entrée en vigueur en 1994.
L’une de ses principales fonctions est d’établir « un ordre juridique pour les mers et les océans qui facilite
les communications internationales et les utilisations pacifiques des mers et des océans, l’utilisation équitable et
efficace de leurs ressources, la conservation de leurs ressources biologiques et l’étude, la protection et la préservation
du milieu marin [2]. »
Ainsi les délimitations majeures effectuées en tenant compte de la souveraineté des États peuvent
se décliner en 5 strates :
·
Les eaux intérieures : sont définies comme étant celles se trouvant en dessous de la
ligne de base, c’est-à-dire les fleuves, les ports, etc.
37
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
·
La mer territoriale : 12 milles marins, c’est-à-dire un peu plus de 22km à partir de la
ligne de base (ligne de basse mer). Régime soumis à la souveraineté totale de l’État.
·
La zone économique exclusive : zone située au-delà des eaux territoriales et pouvant
aller jusqu’à 200 milles marins (toujours à partir de la ligne de base). Cet espace est régi
entièrement par la Convention de 1982. Dans cette zone, l’État côtier bénéficie de droits
souverains relatifs à « l’exploration, l’exploitation, la conservation, la gestion des ressources naturelles
des fonds marins et de leurs sous-sols. Il en est de même pour les activités se rapportant à l’exploration et
à l’exploitation de la zone à des fins économiques [3]. »
·
Le plateau continental : compris comme étant les fonds marins et les sous-sols d’un
État au-delà de sa mer territoriale. C’est le prolongement naturel du territoire terrestre.
Toutefois il ne doit pas dépasser une ligne tracée à 350 milles marins des lignes de base
servant à délimiter les eaux territoriales. Les droits de l’États côtier y sont souverains. (art.
82)
·
La haute mer : toutes les parties de la mer qui ne sont pas définies précédemment.
Aucun État ne peut y revendiquer sa souveraineté.
Ainsi, lorsqu’un État côtier est, sans doute possible, souverain sur une partie établie de son
territoire immergé tel que défini dans la convention, il n’y a pas de véritable problème concernant
l’appropriation et l’exploitation des richesses de son sous-sol. En revanche, lorsque les territoires
de deux États sont adjacents ou se font face, comme c’est souvent le cas, un accord équitable doit
être trouvé afin de répartir leurs souverainetés sur telle ou telle partie de la zone économique
exclusive ou sur telle ou telle partie du plateau continental. Or, les États riverains de l’Arctique ne
s’étaient pas beaucoup penchés sur cette question avant d’être conscients des perspectives
économiques qu’allait offrir la fonte rapide des glaces dans cette région. C’est précisément sur
cette question d’attribution et de limitation de souveraineté que va se jouer l’avenir économique
de l’Arctique autour de ce que certains qualifient déjà de « guerre froide. »
Plusieurs cas sont problématiques
En effet, les États Unis, la Russie, le Canada le Danemark ou encore la Norvège, se trouvent face
à plusieurs questions. La Russie, bénéficiant de la plus grande part de territoire longeant l’océan
Arctique, hérite du droit d’exploitation du sous-sol sur bon nombre de gisements
d’hydrocarbures, notamment au nord de la Sibérie. En ce sens, la Russie apparait vis-à-vis du
droit international comme étant totalement légitime dans son accession à ces richesses. La Russie
a, depuis 2001, demandé à la Commission des Nations Unies sur les limites du plateau
continental à ce que les limites de ce dernier soient étendues à la dorsale de Lomonossov, une
chaîne de montagnes sous-marine s’étendant du Groenland à la Sibérie et qui représenterait pour
la Russie le prolongement de son territoire immergé [4]. Des revendications similaires émanent
du Canada et du Danemark, représentant le Groenland. Les États Unis s’étaient opposés à cette
revendication russe, considérant sûrement que les intérêts américains dans la région du détroit de
Béring ainsi que dans la mer des Tchouktches pouvaient être menacés [5]. Cependant, cette
réaction était et reste dénuée de légitimité puisque les États-Unis n’ont toujours pas ratifié la
38
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, et ne peuvent donc revendiquer les droits
attachés. Parallèlement, le renforcement de la présence russe et sa volonté constante de contrôler
cette espace maritime du nord-est n’est plus à démontrer : présence de ports, de brise-glaces à
propulsion nucléaire, d’une zone règlementée.
Cette première polémique n’a toujours pas été tranchée par la Commission des Nations Unies qui
a demandé aux différentes parties des études complémentaires. Ainsi par exemple, le Canada et la
Russie se sont entendus récemment pour laisser le soin de la délimitation de leurs plateaux
continentaux respectifs aux Nations Unies. Hilary Clinton de son côté multiplie les pressions
auprès des Républicains au Sénat pour obtenir un vote positif sur l’adoption de la Convention
des Nations unies sur le droit de la mer.
Une deuxième bataille de l’Arctique se déroule cette fois entre les États-Unis au nord de l’Alaska
et le Canada sur le tracé de leurs frontières maritimes en mer du Beaufort [6]. On appelle plus
généralement cet endroit le passage du Nord-Ouest. Le Canada revendique ce passage comme
faisant partie historiquement de ses eaux intérieures tandis que les États-Unis le considèrent
comme un détroit, et donc comme une route maritime internationale. L’Histoire a déjà montré
que ces deux États s’attachent régulièrement à faire des manœuvres diplomatiques, militaires ou
commerciales appuyant leurs positionnements respectifs [7]. Toutefois, la volonté politique du
Canada d’établir un contrôle élargi de cette région semble avoir pris une importance nouvelle. La
fonte des glaces en Arctique aidant, la valeur économique de ce passage révèle l’appétit des
prétendants à sa souveraineté.
A l’inverse, dans le même temps, une autre querelle frontalière vieille de 40 ans s’est achevée il y a
peu. Le 15 septembre 2010, la Norvège et la Russie ont finalement trouvé un terrain d’entente sur
la délimitation de leur frontière maritime. Ce nouvel accord historique entend répartir leur
souveraineté en mer de Barents dans l’océan Arctique et poser les termes d’une coopération sur
les champs pétroliers ou gaziers qui se trouveraient être localisés de part et d’autre de la nouvelle
frontière.
On assiste donc à une mise en mouvement des moyens de contrôle militaires des différents pays
riverains de l’Arctique qui veulent pouvoir revendiquer une part de souveraineté, et donc une part
des richesses que cet océan renferme. Cette phase de mobilisation montre que les pions sur
l’échiquier se déploient et répondent à une problématique géostratégique. Parallèlement à ce
phénomène, l’engouement pour cette région attire également des États non riverains comme
l’Allemagne ; la Chine, menant déjà des opérations scientifiques dans la région ; ou encore la
France, cette dernière ayant nommé en 2009 Michel Rocard ambassadeur pour les questions
polaires. La stratégie française se portant initialement sur une « volonté altruiste de protéger
l’environnement », tend à s’axer désormais sur la recherche de partenariats (via ses entreprises
présentes sur place, notamment Total et Gdf-Suez) avec les pays riverains de l’Arctique.
Alors que le Danemark revendique la propriété de certains territoires composant l’Arctique, et
que le Canada compte faire de même en 2013, nous nous apprêtons à entrer dans une aire très
concrète d’exploitation de l’Arctique, et nous passons lentement d’une période de prospection à
une période d’action. Les possibilités ainsi offertes à la navigation et à l’accès aux ressources du
39
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
sous-sol se décuplant sous l’effet de la fonte. Cette situation est parfaitement représentative de
l’ambiguïté contenue dans le fait d’afficher, dans le même temps, une volonté politique propre à
lutter contre le réchauffement climatique tout en profitant des opportunités commerciales
offertes par la dégradation de notre planète. De nombreuses ONG, comme Greenpeace, ont déjà
pris part à ce qui peut déjà être considéré comme une véritable lutte pour la conquête polaire.
Comme le disait George Bernard Shaw (1856-1960) dans ses maximes révolutionnaires, « l’homme
raisonnable s’adapte au monde ; l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même, et que
donc tout progrès dépend de l’homme déraisonnable »…
[1] “Some onshore areas have already been explored and deep oceanic basins have relatively low petroleum
potential, but the Arctic continental shelves constitute one of the world’s largest remaining petroleum-prospective
areas.” (U.S. Geological Survey)
[2] Préambule de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer.
[3] Convention des Nations Unies sur les droits de la mer. Partie V, art.56 alinéa 1, a.
[4] Commission des limites du plateau continental, revendications russes et réactions des États.
[5] Remarques américaines sur la demande de la Russie déposée devant la Commission de
limitation du plateau continental.
[6] voir « Le passage Nord-Ouest à l’épreuve du réchauffement climatique : une remise en cause
de la coopération américano-canadienne dans l’Arctique ? », Laurence Cros, dans Les relations
interaméricaines en perspective : entre crise et alliance, Isabelle Vagnoux et Daniel van Eeuwen, dir.,
édition de l’institut des Amériques, Paris, 2009.
[7] En 1969 et 1970, passage du supertanker Manhattan dans le passage du Nord-Ouest, et
navigation en 1985 du brise-glace Polar Bear, tous deux américains.
40
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Jean Gottmann
« Jean Gottmann (1915-1994) fut un géographe français atypique. Ouvert aux changements
mondiaux et aux influences anglo-saxonnes, il a défendu la tradition géographique en la
modernisant et en essayant d’éliminer ses faiblesses théoriques et méthodologiques. Il se distingue
ainsi à la fois de ceux qui sont restés ancrés dans une approche régionale classique et de ceux qui
ont suivi les courants « révolutionnaires ». Ses idées étaient souvent décalées par rapport au
consensus de la discipline. La vie de Jean Gottmann résume une grande partie de l’histoire du
XXe siècle. Né en 1915 à Kharkov, dans une famille d’industriels juifs, Jean Gottmann a grandi à
Paris, où s’installa sa famille adoptive suite à l’assassinat de ses deux parents en 1917. Pendant et
après ses études à la Sorbonne, il est devenu le disciple et le plus proche collaborateur d’Albert
Demangeon. Sa carrière en France fut interrompue par la Deuxième Guerre mondiale à la suite
des persécutions anti-juives. Arrivé aux Etats-Unis en 1941, le jour de l’attaque japonaise à Pearl
Harbour, il a amorcé une « transhumance intellectuelle » (selon sa propre formule) qui a duré
presque trente ans, jusqu’à son élection à la chaire de Géographie de l’Université d’Oxford. […]
Au sein d’une production scientifique très riche et variée, on peut privilégier deux grands thèmes
où la contribution de Jean Gottmann fut pionnière et déterminante : la Megalopolis et la
conceptualisation de la Géographie politique. » Georges Prévélakis
41
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Les concepts gottmanniens de circulation et d’iconographie
appliqués au cas libanais
Adlene Mohammedi
Introduction : un cadre théorique ambitieux appliqué à une situation complexe
Les Libanais ont coutume de dire : « si un étranger dit avoir compris le Liban, c’est qu’on le lui a
mal expliqué ». Nul apport théorique en géopolitique ne doit donc être négligé dans une tentative
assidue de saisir la complexité libanaise. Certes, il est devenu banal de dire que telle ou telle
situation est complexe. Un lieu commun sous-entendant que l’étude de certaines aires serait
limpide et simple. Cependant, le cas libanais a ceci de particulier qu’il concentre la quasi-totalité
des problématiques géopolitiques : hétérogénéité religieuse, diversité politique, présences
étrangères, conflits territoriaux, militarisation de la société, importante diaspora … De ce point de
vue, l’apport théorique de Jean Gottmann (1915-1994) peut être salvateur. Si ce géographe
français originaire de Kharkov (Ukraine) est surtout connu pour le concept de « Megalopolis »,
son utilisation des concepts de « circulation » et d’ « iconographie » n’a pas moins fait évoluer sa
discipline. La circulation consiste à déplacer (les hommes, les armées, les idées, les marchandises,
les capitaux, les idées…), c’est une force poussant à l’unification et à l’homogénéisation du
monde. Face à cette force de changement, l’iconographie apparaît comme une force de
résistance, un moyen d’auto-défense fait de références communes. A priori, l’iconographie
consolide le territoire, elle cloisonne ; tandis que la circulation permet la constitution de réseaux,
elle décloisonne. Seulement, la dialectique gottmannienne n’est pas automatique, elle laisse toute
place aux diverses subtilités liées au cas étudié, à l’approche choisie ou encore à l’échelle voulue.
Tout comme le mouvement et la stabilité, circulation et iconographie ne sont pas à opposer
systématiquement. La diaspora libanaise est assurément le fruit d’une circulation, mais elle permet
aussi l’exportation d’une certaine iconographie libanaise ; et elle contribue, dans bien des cas,
notamment sur le plan financier, à la consolidation et à la stabilité du pays d’origine. De la même
manière, à l’échelle du Liban, la religion peut être source de cloisonnement, notamment dans les
villes et les quartiers ; à l’échelle du Moyen-Orient, elle permet l’activation de réseaux
transnationaux. Nous pouvons multiplier ainsi les exemples. Enfin, il existe entre les deux
concepts une possible interdépendance : l’iconographie peut faciliter la circulation en l’orientant
et en lui offrant un cadre ; la circulation peut renforcer et faire évoluer l’iconographie en lui
offrant des moyens et des éléments nouveaux. L’iconographie est ainsi plus dynamique que la
culture, même s’il n’est pas exclu d’évoquer celle-ci de façon dynamique, comme le fait Tzvetan
Todorov dans La Peur des barbares : « la hiérarchie interne des différents ingrédients d’une culture
se fixe ou se modifie en raison de conflits entre les groupes qui les portent au sein de la société,
ou entre la société entière et ses partenaires externes ».
Depuis son indépendance en 1943, le Liban vit un conflit perpétuel lié autant à la concurrence
entre iconographies qu’aux interventions étrangères, souvent suscitées, rendant toute
iconographie proprement libanaise difficile. Nous tâcherons d’étudier l’identité libanaise sous un
angle gottmannien, en répondant à la question suivante : est-elle fondée sur un
décloisonnement permanent ?
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
La région du Mont-Liban, un carrefour historique
Une montagne refuge
La montagne libanaise est connue pour son caractère quasi-ingouvernable. En bordure directe de
la Méditerranée, elle sert depuis de longs siècles de refuge aux communautés religieuses
opprimées par les pouvoirs centraux. Côté chrétien, les maronites37 viennent y échapper aux
persécutions byzantines au VIIe siècle ; côté musulman, les chiites et les druzes38 viennent s’y
protéger du pouvoir sunnite. Celui-ci est représenté dans un certain nombre de centres urbains
dans la région : Tripoli ; Beyrouth ; Saïda ; Damas… Il respecte l’autonomie religieuse des
communautés chrétiennes et juive, mais n’hésite pas à lancer des expéditions punitives destinées
aux musulmans « hérétiques » : les chiites, les druzes, les alaouites39 … Les communautés
chrétiennes vivant en symbiose avec ces sectes, elles sont les victimes collatérales de ces
expéditions. Les montagnards maronites, druzes et chiites vivent ainsi ensemble, encadrés par
une aristocratie qui affirme les valeurs tribales de l’Arabie préislamique. Jusqu’au XVIIIe siècle,
les féodaux libanais ne se battent que pour l’affirmation de telle ou telle origine tribale.
Dominique Chevallier, dans La société du Mont-Liban à l’époque de la révolution industrielle en Europe,
explique ainsi que la société libanaise est l’image même de la structure originale de la famille
arabe. Montagnards, arabes et minoritaires au Proche-Orient, ces populations avaient
donc les moyens d’affirmer une iconographie du Mont-Liban propice au cloisonnement.
Les rivalités, les pressions ottomanes, ainsi que les pressions occidentales les en ont
empêchées.
Georges Corm rappelle cette histoire de son pays dans Le Proche-Orient éclaté. Deux grandes
familles ont réussi à s’imposer dès le XVIe siècle, formant une première aristocratie libanaise : les
émirs druzes de la famille Maan (1516-1697), puis les Chehab (1697-1841), sunnites convertis au
christianisme au milieu du XVIIIe siècle, faisant ainsi passer la domination politique de
l’aristocratie druze aux maronites. Alors que nous aurions pu avoir une relative continuité dans la
conduite de l’émirat libanais, un certain nombre d’influences plus ou moins externes viennent
exacerber l’opposition entre druzes et maronites. C’est au XIXème siècle que des forces
étrangères, voisines et occidentales, viennent sonner le glas de l’émirat libanais, cas typique
d’une circulation tuant dans l’œuf un processus de cloisonnement.
Le prix de la « modernisation »
L’influence croissante de la France, dans un contexte d’affaiblissement au profit de l’Empire
britannique après la campagne de Bonaparte en Egypte, engendre un certain nombre de
perturbations dans l’équilibre communautaire. Sur le plan économique, la concurrence des
soieries lyonnaises fragilise l’élevage du ver à soie, principale activité de la montagne. Sur le plan
culturel, un nouveau réseau émerge : un réseau chrétien franco-maronite. Il renforce le clergé au
détriment de l’aristocratie, et fait naître une bourgeoisie francophile. Tout cela est très finement
37
Référence à Jean Maron, premier patriarche. L’Eglise maronite se distingue par son fervent catholicisme, et
sa relation plus ou moins étroite avec Rome.
38
Secte qui dérive du chiisme ismaélien.
39
Autre secte qui dérive du chiisme.
43
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
analysé par Georges Corm. Il y voit la cause d’un décalage entre maronites d’un côté, druzes et
chiites de l’autre. La première bénéficiant seule de la vague de « modernisation ». Décalage
amplifié par la promesse d’un Etat chrétien dirigé par les maronites et protégé par la France, ainsi
que par l’expansion territoriale et démographique des maronites. Jean Gottmann compare
l’iconographie à une sorte de colle (en anglais glue), permettant une certaine cohésion.
Nous pouvons dire ainsi que l’influence française a contribué à décoller, pour recoller à
un autre niveau.
Les troubles que connaît la région entre 1841 et 1861 permettent deux niveaux d’explication : à
l’échelle locale, violences intercommunautaires ; à l’échelle moyen-orientale, rivalités entre
puissances européennes et tentatives de résistance ottomanes. En 1840, la région est sacrifiée par
un accord entre puissances destiné à mettre fin aux guerres turco-égyptiennes. Les troupes
égyptiennes de Mohammed Ali quittent la Syrie ; en échange, le pacha obtient des garanties sur le
gouvernement de l’Egypte. L’émir libanais (Béchir Chehab II), dont le sort était lié à celui du
vice-roi d’Egypte, est contraint d’abandonner le pouvoir, et avec lui toute l’aristocratie libanaise
traditionnelle. Le Mont-Liban connaît deux cassures liées à un excès de circulation : sur le
plan social, le détachement de la communauté maronite ; sur le plan politique, la fin de
l’émirat.
L’émirat subit ainsi les affres de la « question d’Orient ». Quand l’Empire ottoman est malade,
l’émirat des Chehab se meurt. Jusqu’en 1861, la situation est particulièrement tendue. Le pays
connaît trois vagues de violences communautaires entre maronites et druzes. L’Empire ottoman,
surveillé par les puissances européennes, se met à pratiquer l’administration directe. Les troupes
françaises interviennent directement en 1861, au nom des puissances européennes. Celles-ci
réussissent à imposer l’idée selon laquelle le gouverneur ottoman doit être de confession
chrétienne. Une idée, et l’idée confessionnelle de façon générale, dont le Liban ne se résout pas à
se séparer. Les puissances étrangères contribuent à la déstabilisation du Mont-Liban,
invoquent celle-ci pour intervenir, et contribuent à façonner une nouvelle entité.
Un cloisonnement négocié : le Pacte national
La naissance d’un Liban indépendant
Après la Première guerre mondiale, la France obtient un mandat de la SDN (Société des Nations)
en Syrie. C’est dans ce cadre qu’est créé, en 1920, l’Etat du Grand Liban. La fameuse promesse
d’un Etat chrétien ne peut être tenue. Il ne s’agit pas là de la montagne libanaise. Il s’agit d’un
territoire plus vaste incluant des populations qui n’ont pas eu le même rapport, ni à l’Empire
ottoman, ni à la France. Pour un certain nombre de sunnites, cette idée de Liban indépendant
était difficilement concevable. Prenons l’exemple de la famille Karamé à Tripoli. Sensible au
nationalisme syrien, elle tarde à accepter ce cloisonnement. Elle finit par donner trois Premiers
ministres à la République libanaise. Ces réticences ne sont pas l’apanage de la communauté
sunnite. Chakib Arslan, émir druze, attaché au panislamisme, regrette la division de l’Empire
ottoman, et ses conséquences pour l’Oumma40. Enfin, un parti met en valeur un argument
40
Communauté musulmane.
44
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
géopolitique, le PSNS (Parti syrien national social) du grec-orthodoxe Antoun Saadé. Ce pur
nationaliste syrien, exécuté en 1949, n’invoque ni la langue, ni la religion, ni l’ethnie, mais le
territoire. Dans La genèse des nations, il écrit qu’ « une nation résulte du mariage d’un groupe
d’hommes et d’une terre », en l’occurrence l’Assyrie.
Nous avons bien là des représentations différentes sur un même territoire. Pour donner vie à un
Liban indépendant, quelques ajustements sont nécessaires. La Constitution de 1926, qui
officialise le confessionnalisme adopté en 1861, ne suffit pas. La situation impose davantage
qu’un document officiel. Elle impose une adhésion, dans les deux sens du terme : contact et
approbation. Deux hommes personnifient ce que l’on appelle le « Pacte national » libanais : le
maronite Bechara al-Khoury et le sunnite Ryad al-Solh. Après la lutte contre la présence
française, al-Khoury devient président, al-Solh Premier ministre41. Le Pacte national, qui se traduit
notamment par la déclaration ministérielle de ce dernier, n’est pas la première tentative d’une
construction d’une iconographie proprement libanaise. Le poète Charles Corm écrivait ceci :
Si je rappelle aux miens nos aïeux phéniciens
C’est qu’alors nous n’étions au fronton de l’histoire
Avant de devenir musulmans ou chrétiens
Qu’un même peuple uni dans une même gloire
Et qu’en évoluant nous devrions au moins
Par le fait d’une foi encore plus méritoire
Nous aimer comme au temps où nous étions païens !...
Mon frère musulman, comprenez ma franchise ;
Je suis le vrai Liban, sincère et pratiquant.
Charles Corm propose ici un compromis : oublions nos religions respectives et focalisons-nous
sur notre passé commun, autre composante possible de l’iconographie. Le Pacte national
constitue un autre compromis. Dans sa déclaration ministérielle du 7 octobre 1943, Riyad al-Solh
évoque « une patrie dont le visage est arabe », mais « qui retirera un bien utile de la civilisation
occidentale ». Le Pacte national va en réalité plus loin : une partie des musulmans doit renoncer
au rêve d’une Grande Syrie42 ; une partie des chrétiens doit renoncer à l’idée d’une protection
occidentale. Le 22 novembre, le Liban obtient son indépendance. Le Pacte national fonctionne
jusqu’à un certain point.
41
Notons que la répartition des plus hautes fonctions de l’Etat sur une base confessionnelle (président
chrétien, Premier ministre sunnite, président du Parlement chiite …) n’est pas inscrite dans la Constitution,
mais procède d’un accord tacite.
42
L’essentialisation est ici un piège à éviter. Comme nous l’avons vu plus haut, ce rêve est partagé par bien des
chrétiens.
45
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Un cloisonnement sans cesse menacé
Pour Jean Gottmann, « il y a eu chez les peuples une symbiose entre trois éléments essentiels
constitutifs de toute société et de toute iconographie régionale : la religion, le passé politique et
l’organisation sociale » (La Politique des Etats et leur géographie). Au Liban, selon cette définition,
nous nous retrouvons avec des iconographies différentes. Le Pacte national, ainsi que le fait de
partager des institutions, une langue, un territoire ne suffisent pas. La Commotion de 1958 est
assez révélatrice. La faiblesse du mécanisme d’autodéfense, de l’iconographie, fait que le
territoire cède face aux réseaux. Ceux-ci ne sont pas liés à la confession à elle seule : la
circulation fait en sorte que les clivages puissent transcender les communautés. Une petite
chronologie s’impose : en 1956, l’Egypte de Nasser est attaquée par la France, le Royaume-Uni et
Israël ; le président libanais Camille Chamoun refuse de rompre avec Paris et Londres. En 1957,
la doctrine Eisenhower43 est exposée. Enfin, en 1958, la République arabe unie est créée (EgypteSyrie). Rapidement, au Liban, deux réseaux s’affrontent : un réseau arabe plus ou moins
nassérien ; un réseau occidentaliste mené par Camille Chamoun. Cette crise préfigure, à bien des
égards, la Guerre qui éclate en 1975. Succédant à Camille Chamoun, Fouad Chehab44 tente de
redresser le pays à travers une ambitieuse modernisation économique salvatrice mais insuffisante.
La guerre qui éclate en 1975 mériterait une analyse sous un angle gottmannien. Le cadre ne nous
permet point une énumération exhaustive de tous les épisodes et de tous les belligérants. Nous
nous intéresserons davantage à ce qu’elle révèle du point de vue de la dialectique circulationiconographie. « L’iconographie tend à écarter de la nation dont elle fait l’unité et l’originalité les
étrangers et même les influences étrangères », écrit Gottmann dans La Politique des Etats et leur
géographie. L’originalité du Liban est indéniable, quant à son unité, rien n’est moins sûr. Quand les
Phalanges libanaises45 veulent mettre un terme à la présence palestinienne, cette définition de
l’iconographie peut fonctionner. Mais quand des Phalangistes s’attaquent à des musulmans parce
qu’ils sont musulmans, ou quand des druzes s’attaquent à des chrétiens parce qu’ils sont
chrétiens, il ne s’agit plus de limiter la circulation, mais d’imposer une iconographie dans le cadre
d’une concurrence entre iconographies. Ainsi, un autre type de cloisonnement s’ensuit :
l’exacerbation d’une cartographie confessionnelle. Par exemple, les Forces libanaises46 deviennent
une sorte d’Etat dans l’Etat dans le « réduit chrétien ». Quand Bachir Gemayel, leur leader, est élu
président à l’abri des chars israéliens, une question se pose : sera-t-il le président de tous les
Libanais, ou sera-t-il le président d’un « réduit chrétien » ? Il choisit la première option, mais il est
assassiné avant de pouvoir prêter serment.
Cette absence d’unité et de cohésion fait du Liban le théâtre d’une circulation
permanente. De ce point de vue, le territoire devient presque secondaire, sauf pour ceux
43
Intervenir au Moyen-Orient contre le danger communiste.
Descendant des émirs Chehab.
45
Parti (essentiellement maronite) nationaliste fondé par Pierre Gemayel en 1936. Aussi désigné par le terme
arabe « Kataëb ».
46
Milice créée par le fils de Pierre Gemayel, Bachir Gemayel, qui devient rapidement le principal bras armé de
la « droite chrétienne ». Aujourd’hui, comme les Kataëb, simple parti politique.
44
46
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
qui voient leurs villages dévastés. Comme en 1958, nous avons affaire à d’obscurs réseaux. La
« droite chrétienne » 47 n’hésite pas à appeler à la rescousse les Syriens, tout en s’alliant à Israël,
tantôt face aux milices palestiniennes, tantôt face à la Syrie ; le camp « palestino-progressiste »,
multiconfessionnel, s’appuie sur une multitude de réseaux allant de la Syrie à l’URSS ; le « réveil
chiite » est largement encouragé par l’Iran ; Michel Aoun48, dans sa guerre « de libération »
suicidaire face à la Syrie, s’appuie autant sur la France que sur l’Irak, et se retrouve ainsi sacrifié au
moment de la guerre du Golfe. L’accord de Taëf (1989), ainsi que la nouvelle Constitution qui en
découle, viennent consacrer le confessionnalisme à l’œuvre depuis plus d’un siècle. A ce stade,
un retour, permis par la théorie, sur la dialectique circulation-iconographie s’impose. En
effet, si le Liban survit, si le territoire libanais est resté relativement intact49, il n’est pas
absurde de penser qu’il existe bien un mécanisme d’autodéfense fondé sur cette même
circulation qui le déstabilise.
La circulation, élément majeur de l’iconographie libanaise ?
L’exemple de la diaspora libanaise
47
Cette appellation ne concerne qu’une partie des chrétiens.
Premier ministre de 1988 à 1990, parallèlement au sunnite Salim al-Hoss, soutenu par la Syrie. Aujourd’hui
chef du CPL (Courant patriotique libre), l’un des partis les plus influents du pays.
49
L’occupation syrienne prend fin en 2005, mais les fermes de Chebaa sont encore occupées par Israël.
48
47
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Quand la population diasporique est plus importante que la population locale, le rapport au
territoire est forcément particulier. L’émergence d’une nouvelle bourgeoisie sunnite au Liban,
analogue à la bourgeoisie paysanne maronite qui progresse au XIXe siècle, ne permet en rien une
modernisation économique. Bien au contraire. L’exemple de la famille Hariri montre surtout que
l’archaïsme et la corruption furent le prix à payer pour une rapide reconstruction. Les
infrastructures sont fragiles, en témoignent par exemple les multiples coupures d’électricité. Cette
fragilité, dans une économie quasi-exclusivement tertiaire, fait de la diaspora libanaise un acteur
incontournable. Pour un certain nombre de pays en développement, les remises migratoires
revêtent un aspect vital. Elles sont souvent largement supérieures à l’aide au développement
consentie par les pays développés. Dans le cas libanais, elles atteignent en 2006 les 23% du PIB50.
Dans notre analyse, leur interprétation ne va pas de soi : elles semblent nécessaires à la stabilité
économique du pays ; pourtant, elles le maintiennent dans une dépendance peu encline à le
pousser à enclencher les leviers d’une économie réellement solide.
La diaspora libanaise est le fruit d’effets push et d’effets pull. Autrement dit, répulsion et attraction.
D’un côté, les différents conflits qui contraignent, depuis le XIXe siècle, nombre de Libanais à
fuir. De l’autre, la réussite des premiers migrants qui attire. L’implantation de communautés
libanaises, d’une certaine iconographie libanaise, a facilité et encadré la circulation.
Une volonté de cloisonnement dans un processus réticulaire
La volonté de cloisonnement s’exprime assez clairement dans le discours. Tous les leaders
politiques parlent d’un « Liban indépendant ». Chaque camp reproche à l’autre ses accointances
avec telle ou telle entité étrangère. Cependant, bien que le territoire soit préservé dans son état, les
clivages demeurent déterminés par ce qui lui est extérieur. A l’époque de l’émirat, les conflits
étaient liés à l’appartenance tribale ; c’est le rapport au monde et à la région qui fait sortir les
armes désormais. Syndrome de Stockholm ? La circulation, menaçante et déstabilisatrice,
semble s’être installée confortablement au sein même de l’iconographie libanaise.
En 2004, après quatorze ans d’occupation syrienne, validée par les puissances occidentales, des
frictions apparaissent. Elles concernent l’extension du mandat du président Emile Lahoud,
proche de la Syrie. Comme au XIXe siècle, la France contribue à la déstabilisation du pays, avec
en filigrane, non plus le vieux réseau maronite, mais l’amitié personnelle entre Jacques Chirac et
l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Il s’agit de la résolution 1559 du Conseil de sécurité qui
réclame, notamment, le retrait des troupes syriennes et le désarmement du Hezbollah. Deux
camps s’affrontent alors : les « loyalistes » et les « anti-syriens ». Cet affrontement n’en devient
que plus violent avec l’assassinat de l’ancien Premier ministre. Deux gigantesques manifestations
ont lieu le 8 mars et le 14 mars 2005. La première pour célébrer la résistance et rejeter
l’impérialisme ; la seconde pour réclamer la vérité sur l’assassinat de Hariri. Deux mouvements
apparaissent alors : le « 8 mars », dominé par le Hezbollah (certains diront « majoritairement
chiite ») ; le « 14 mars », dominé par le courant Hariri (certains diront « majoritairement sunnite »).
Malgré le retrait syrien, le clivage entre « pro-syriens » et « anti-syriens » demeure prégnant. En
50
Hélène Thiollet, « Migrations et relations internationales », Transcontinentales [En ligne], 8/9 | 2010,
document 2, mis en ligne le 31 décembre 2010.
48
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
janvier 2011, aussi déstabilisateur que la résolution 1559, le Tribunal spécial pour le Liban, chargé
de juger les assassins de Hariri, provoque un bras de fer qui mène à la chute du gouvernement
d’union nationale de Saad Hariri, fils de Rafic Hariri. Depuis 2005, le pays avait connu une
situation analogue à celle de 1861 ; les Français, les Américains et les Saoudiens
surveillant de près tout ce qui s’y passait.
« 8 mars » et « 14 mars » peuvent être définis dans un schéma adhésion-rejet. Le « 8 mars »
revendique sa proximité avec les régimes iranien et syrien, tout en rejetant les manipulations
occidentales ; le « 14 mars » se montre proche des régimes américain et saoudien, tout en se
montrant plus ou moins hostile à l’égard de la Syrie. Avec la menace israélienne, au sud du
pays, apparaît une sorte d’iconographie de la résistance. Chrétiens et musulmans (chiites
surtout) se retrouvent unis, en 2006, dans une guerre héroïque face à Israël. Au-delà du sud, tout
comme en 1943, une sorte de nouveau « Pacte national » voit le jour entre Michel Aoun et
Hassan Nasrallah51, la communauté chiite -majoritaire- remplaçant la communauté sunnite. Deux
légitimités historiques au service d’une identité libanaise, le Hezbollah s’inscrivant durablement
dans le paysage politique libanais. Ce cloisonnement est cependant encadré par un processus
purement réticulaire. Les conséquences de la crise syrienne en sont le dernier indice. Le « 14
mars », absent désormais du gouvernement, n’hésite pas à utiliser l’opposition syrienne contre le
gouvernement libanais ; Miche Aoun refuse de condamner le régime syrien, le considérant
comme un garant de la sécurité des chrétiens de Syrie ; enfin, le Hezbollah, malgré son caractère
de plus en plus « libaniste », aurait du mal à mener sa résistance permanente à l’égard d’Israël,
sans le soutien logistique syro-iranien. Davantage qu’une iconographie contre la circulation,
nous avons donc des formes de circulation pour se protéger d’autres formes de
circulation.
Conclusion : les limites d’une circulation au service du cloisonnement
Nous venons de revisiter humblement l’histoire du Liban contemporain à travers un prisme
gottmannien. La dialectique iconographie-circulation permet un certain nombre de réponses sur
la fragilité de l’Etat libanais. Les tentatives de constructions d’un inconscient collectif permettant
une étanchéité opérante furent aussi nombreuses que subjectives. L’intellectuel syrien Michel
Aflaq, grec-orthodoxe et cofondateur du parti Baath, n’hésitait pas à évoquer une iconographie
musulmane pour tous les Arabes. La langue arabe que partagent les Libanais est un ciment tout à
fait insuffisant, d’autant plus insuffisant lorsqu’il s’agit de se distinguer, de se protéger d’autres
Arabes. Le poète Saïd Akl, à l’instar de Charles Corm, insiste sur l’héritage phénicien et va jusqu’à
élaborer une transcription du dialecte libanais en caractères latins. Le rejet d’une identité arabe n’a
qu’un succès très relatif.
En plus du parti pris historique, nous n’avons pas abordé les aspects administratifs qui auraient
pu être pris en compte dans l’étude d’une iconographie : les visas, le statut des Palestiniens, les
références confessionnelles dans les documents officiels … Il n’a jamais été prouvé, dans le cas
libanais, que ce type de dispositions avait une quelconque vertu protectrice. Elles ont davantage
contribué à causer des souffrances individuelles.
51
Secrétaire général du Hezbollah.
49
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Ibn Khaldoun, que certains considèrent comme le père de la sociologie, utilisait souvent le
concept de ‘assabiyya. Assez proche de l’iconographie de Gottmann, il désigne une sorte d’esprit
de corps dont le dépérissement préfigure celui du groupe qui s’y réfère. Le contact permanent,
comme c’est le cas au Liban, l’affaiblit. Nous sommes donc arrivés à la conclusion selon laquelle
le Liban est condamné à une sorte de circulation permanente. Certaines sociétés se protègent en
activant un mécanisme d’autodéfense, au Liban, on se protège de certains réseaux par d’autres
réseaux. Il est donc inutile d’affirmer que tel ou tel conflit s’invite au Liban, certaines factions se
chargent de l’inviter. A Tripoli, le « 14 mars » n’hésite pas à soutenir les rebelles syriens ; en face,
certains alaouites menacent de faire appel à l’armée syrienne pour les protéger. Ce
décloisonnement permanent peut apparaître comme inquiétant. Mais si cette référence
permanente aux réseaux permet aux Libanais de se comprendre et de négocier en cas de
besoin, alors nous pouvons affirmer qu’il y a bien une iconographie libanaise dont le
fondement majeur est la circulation.
L’iconographie polonaise – une source de survie de la nation
durant les bouleversements de l’histoire à la fin du XVIII siècle et
ses implications aujourd’hui
Ewelina Marzec
Après la lecture des articles sur le concept de l’iconographie de Jean Gottmann, il m’a paru
intéressant d’analyser le cas de la Pologne dont le territoire a officiellement disparu de la carte de
l’Europe en 1795, suite au troisième partage du pays, effectué par l'Empire de Russie, le Royaume
de Prusse et l'Empire d'Autriche. Ce démembrement définitif fut le résultat de l’insurrection du
peuple, mené par Tadeusz Kościuszko en 1794, en réponse aux deux premiers partages (de 1772
et 1792).
Une conjoncture de facteurs internes et externes a conduit à ce désastre national. D’une part, la
Pologne était affaiblie par l'anarchie nobiliaire, ses multiples « libertés d’or » (dont liberum veto), qui
ne parvenait ni à surmonter les divisions internes ni à mener à bien des réformes, entamées par
l’adoption de la première constitution polonaise le 3 Mai 1791. D’autre part, malgré le principe
d’équilibre des forces (balance of power), les garanties mutuelles et les frontières, le Concert
européen ne fonctionnait pas à l’Est de l’Europe comme à l’Ouest. Or, la Pologne ne jouissait pas
d’une situation géopolitique assez importante pour pousser les grandes puissances à intervenir.
Elles donnaient alors la priorité au maintien de la paix tandis que le cas polonais ne mettait pas
celle-ci en danger.
C’est ainsi que la Pologne s’est retrouvée démunie de l’attribut de sa souveraineté – son territoire.
Lorsque l’ordre westphalien se consolidait en Europe, et les Etats nationaux se formaient et
s’affirmaient, la Pologne a perdu son indépendance pour les cent vingt-trois années suivantes.
Paradoxalement, malgré la suprématie du territoire, imposée par la logique westphalienne, la
nation n’a pas cessé d’exister. Cependant, ces événements ont entamé une époque d’humiliation
50
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
nationale, de souffrances et d’exil, la période où la vie politique de la nation s’est déplacée vers
l’émigration.
Passons maintenant à la pensée de J. Gottmann. En termes gottmanniens, la déstabilisation de la
nation procède de la circulation de son peuple qui est en même temps aussi le vecteur du progrès
et du changement. Dans ce contexte, l’iconographie, c’est-à-dire « l’ensemble des symboles
auxquels tient une population», joue le rôle d’un « système d’autodéfense » qui permet de réguler
l’impact de la circulation. Or, dans le cas polonais, l’iconographie nationale permettait de se
défendre contre le cloisonnement administré par la Russie, la Prusse et l’Autriche et de protéger
l’héritage culturel polonais des politiques répressives qui visaient à éradiquer toutes les
manifestations de celui-ci. Désormais sans le territoire, autrement dit dépourvu de la dimension
matérielle de l’identité nationale, l’accent a dû être mis sur sa dimension spirituelle. L’identité
spirituelle devait se substituer à l’identité matérielle si bien qu’il s’est avéré que le territoire n’était
pas le seul déterminant de l’appartenance à une communauté, ni la frontière le seul périmètre
définissant la portée de l’iconographie nationale. En effet, l’attachement à l’iconographie
déterminait la perception de la nation polonaise. Le territoire ne fonctionnait plus comme « un
refuge ». Or, pendant la période de la suzeraineté étrangère en Pologne, c’était l’iconographie
nationale qui constituait une forme de refuge face aux politiques de la germanisation et de la
russification (la partie autrichienne – la Galicie – jouissait des libertés les plus poussées). J’irais
même jusqu’à dresser un parallèle entre les diasporas modernes et les Polonais (ceux qui sont
restés sur les anciens territoires nationaux et les exilés), liés par des liens immatériels qui
transcendaient les frontières. Il convient aussi de souligner que dans le cas polonais, le
développement de l’iconographie a pris de l’ampleur non à partir des « carrefours dont l'existence
est due à la circulation » mais en fonction de l’assujettissement de la nation. Les Polonais ont
affirmé leur caractère national dans des conditions loin d’être favorables à un épanouissement de
la nation.
A l’époque, cette approche de l’identité polonaise s’enracinait idéologiquement dans le
nationalisme conservateur, à la différence du nationalisme libéral, issu de la Révolution française,
qui diffusait les notions de rationalisme, d’universalisme, de citoyenneté, de droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, où la nation était vue comme l’expression de la souveraineté populaire.
Dans le cas de la Pologne soumise, le nationalisme rejetait ces notions « abstraites et
rationnelles », s’étant fondé sur l’appartenance à une communauté ethnique qui partageait la
même langue et la même histoire. Ce nationalisme s’appuyait sur la notion de Volksgeist – « l’esprit
du peuple ». Il tirait ses origines d’une doctrine d’historicisme selon laquelle les courants de
pensée ou les valeurs de la société étaient directement liées au contexte historique actuel.
L’historicisme signifiait la prise de conscience des particularités nationales.
Le nationalisme polonais, dès la fin du XVIII siècle et jusqu’à 1864 (le tournant vers la pensée
positiviste), s’inscrivait bien dans cette optique. Afin d’exercer son rôle fédérateur pour la nation
éparpillée, il se fondait sur quatre éléments essentiels: l’historiographie, la langue polonaise, la
littérature romantique et la religion.
51
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
La langue étant une expression de l'identité nationale, elle constituait le point d’appui du
sentiment national parce qu’elle permettait de garder la mémoire de la patrie disparue. Malgré les
efforts de dénationalisation et d’endoctrinement de la société polonaise, la langue a pu survivre
grâce à l’éducation, souvent réprimée et finalement interdite sur les territoires annexés par la
Russie et la Prusse. Le Royaume de Pologne (gouverné par le frère du tsar russe) jouissait au
début de son existence d’un certain degré d'autonomie sur le plan éducatif. Le ministère des
Affaires religieuses et de l'Education tenu par Stanislaw Potocki, issu d’une famille noble, réussit
à développer un réseau d'établissements scolaires. En 1819, il compta 35 écoles secondaires. En
1816, l'Université fut fondée à Varsovie et cinq années plus tard, l'Institut de musique et de
déclamation y ouvrit ses portes. L’ancienne capitale polonaise hébergea aussi la Bibliothèque
publique, la Société des Amis des Sciences ainsi que le Grand Théâtre. La vie sociale très animée
a conféré à Varsovie une place importante sur la scène culturelle et scientifique de l’époque, la
ville ayant gardé des liens étroits avec les autres grands centres intellectuels, comme Vilnius.
Le climat dans le Royaume de Pologne était également favorable au développement de
l’historiographie. Tous les historiens suivaient des objectifs communs, à savoir : trouver dans
l’histoire actuelle les causes qui avaient conduit la nation polonaise à la catastrophe politique et
existentielle, contribuer au développement de leur conscience patriotique et ainsi les stimuler à
continuer la lutte pour la libération nationale. Dans l’œuvre Le récit familier de l’histoire de la Pologne
(1829), qui est devenu une bible pour les milliers d'émigrés et de rebelles polonais, son auteur
Joachim Lelewel, l’historien le plus proéminent de l’époque, confère à la nation polonaise le rôle
«d’ambassadeur de l'humanité» dont les souffrances devraient inspirer le monde entier et dont la
mission historique particulière nécessitait le rejet des splendeurs matériels et de la prospérité.
Lelewel était le principal représentant du messianisme polonais.
Au milieu du XIXe siècle, le centre de gravité culturel s’est déplacé de Varsovie à Poznan, situé
sur les territoires prussiens. Jouissant de certaines libertés dont la censure relativement détendue,
les Polonais organisaient des conférences scientifiques, des expositions, des lectures alors que des
éditeurs publiaient la littérature polonaise. Dans la ville fonctionnait la Société des Amis des
Sciences qui, avec la Société scientifique de la ville de Torun, nourrissait la conscience identitaire
et la mémoire historique des Polonais. Néanmoins, le reste des territoires annexés par la Prusse
(comme la Silésie, la Poméranie, la Warmie et la Mazurie) subissaient la politique du Kulturkampf,
c’est-à-dire de la germanisation. La situation de la culture polonaise était beaucoup plus difficile
dans ces régions. Le noyau de la résistance s’est alors organisé autour de l’église catholique, le
facteur intégrant du peuple. Les traditions et les mœurs catholiques constituaient, depuis toujours,
le ciment de la société polonaise, influant sur les valeurs et la spiritualité des Polonais. A l’époque,
les membres du clergé dirigeaient la société dans sa lutte contre les « occupants ». Grâce au
fonctionnement des écoles catholiques et protestantes, ils veillaient aussi au maintien de la langue
polonaise.
Ce n’est qu’en Galicie – annexée par l’Autriche – que la pensée nationaliste pouvait se développer
grâce au dégel sur le plan de la politique anti-polonaise. Il s’agissait surtout des concessions
accordées aux enseignants du polonais à deux universités : celle de Cracovie et de Lvov. Avec
l’Université de Varsovie, elle formait la future élite de la Pologne. Malheureusement, au fil des
52
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
insurrections (1831 et 1863), les régimes durcissaient et les conditions de recherche se furent
considérablement détériorées. Malgré cela, l'engagement des historiographes polonais dans la
construction de l'iconographie patriotique a joué un rôle essentiel dans la préservation de « l’esprit
du peuple » polonais au XIX siècle.
Il s’impose de mentionner ici la création, dans la deuxième décennie du XIXe siècle, des
organisations secrètes qui réunissaient à la fois les officiers, les professeurs et la jeunesse
progressiste, telles que les Sociétés des Philomates et des Philarètes qui avaient pour objectif de
renforcer l'intelligentsia polonaise à travers leur activité qui portait sur les questions sociales,
politiques, philosophiques et littéraires. Ces organisations n’ont pas survécu aux répressions
suivant l’insurrection de 1831. Après la fermeture des écoles et des universités dans le Royaume
de Pologne, une grande partie de l’intelligentsia polonaise a émigré. Par conséquent, les plus
grandes œuvres littéraires de la pensée patriotique ont vu le jour en exil. Cette littérature était
ensuite diffusée en Pologne par le biais des réseaux d’enseignement « souterrains », illégaux en
vertu des lois en vigueur. Ces groupes secrets existaient tout au long de la période des partages,
en formant les générations de jeunes Polonais dans l’esprit du martyre et dans l’impératif
patriotique.
Parmi les personnages qui se sont les plus démarqués sur la scène nationale, Adam Mickiewicz
était sans doute le poète le plus grand de cette époque. Il était le principal représentant, le père et
le défenseur du romantisme national, le « barde-prophète » et aussi le patriote ardent inspiré par
la cause polonaise (fondateur de la Société des Philomates). Tel le rôle de J. Lelewel dans
l’historiographie polonaise, Mickiewicz était le représentant du messianisme polonais dans la
littérature romantique. Dans son article « Sur la poésie romantique » de 1844, le poète présente la
littérature européenne comme un phénomène dépendant de facteurs ethniques, géographiques et
chronologiques et donc en tant qu’essence du caractère national qui se transforme sous influence
de l’histoire. Car la littérature, écrit-t-il, montre toujours le « caractère des siècles et des peuples »,
et donc elle exprime la manière de penser d’un peuple à un moment historique donné. C’est
pourquoi elle est une forme de manifestation de la conscience nationale. Grâce à la littérature, la
nation peut continuer à cultiver son identité et sa spécificité. Mickiewicz tenait à sa propre
conviction que toute grande littérature doit être issue de la tradition nationale, des légendes et des
mythes nationaux dont la culture populaire est le trésorier et le gardien. Cette culture, il l’appellera
dans le poème Konrad Wallenrod, « la parole du peuple ». Ainsi, il décrivit la littérature de ses
contemporaines comme une littérature d’exil, prophétique, inspirée, spontanée, affranchie des
traditions classiques. Sous son influence, le courant romantique prit une forme combative et
radicale, contrairement au romantisme européen de la même époque, qui impliquait un retour sur
soi et exaltait la solitude et les souffrances existentielles du poète. Il percevait également dans la
littérature nationale une forme de révélation des missions que Dieu a confiées aux différents
peuples.
Afin de marquer le tournant, il désigna comme premier écrit à l’origine de la nouvelle littérature
romantique le Chant des légions de Józef Wybicki (1798) qui est devenu l’hymne de la Pologne. Il
commence par les vers suivants :
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
La Pologne n’est pas encore morte
Tant que nous vivons !
En incorporant dans ses textes les éléments prophétiques, il devint tout naturellement, grâce aussi
à son pouvoir intellectuel et littéraire et son engagement politique, le chef spirituel de la nation
sans patrie. Lui-même, il se voyait comme un prophète qui dévoile la vocation messianique des
Polonais. A travers ses œuvres, il incombait aux Polonais l’impératif de la lutte pour la liberté.
L’un de ses premiers poèmes s’adressait aux jeunes. C’est un appel très passionné à l’action, à la
mobilisation pour une cause, il s’intitule l’Ode à la jeunesse. Un autre poème (dramatique) les Aïeux
(Dziady), publié en 1832, contient un tableau fantastique des croyances spirites ainsi qu’un
monologue-confession d’un amoureux suicidé qui se transforme en l’homme-providence. Son
monologue, adressé à Dieu, est à la fois une évocation bouleversante de la Pologne martyr et un
réquisitoire contre les envahisseurs.
Voici un extrait des Aïeux, traduit par George Sand :
Mon âme est incarnée dans ma patrie,
J'ai englouti dans mon corps toute l'âme de ma patrie !
Moi, la patrie, ce n'est qu'un.
Je m'appelle Million, car j'aime et je souffre pour des millions d'hommes.
Je regarde ma patrie infortunée comme un fils regarde son père livré au supplice de la roue, Je sens les tourments de
toute une nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances de son enfant.
Je souffre ! Je délire ! – Et toi, gai, sage,
Tu gouvernes toujours,
Tu juges toujours, et l'on dit que tu n'erres pas !
Un autre poème, Konrad Wallenrod (publié en 1828), qui raconte l’histoire d’un héros solitaire et
tragique face à l’ennemi puissant, est un autre manifeste patriotique. Avec Konrad Wallenrod et les
Aïeux, Mickiewicz trouve sa doctrine du fervent patriotisme : il prêche la régénération de la
Pologne par le sacrifice accepté, la souffrance sublimée en amour pour elle. C’est ainsi que pour
Mickiewicz et les siens la cause de la Pologne devint sacrée dans l'histoire du monde.
Après la défaite des insurgés de 1831, le poète écrivit un poème lyrique À la mère polonaise, où il
déplore le sort tragique des patriotes polonais. En 1832, Mickiewicz s’établit à Paris, où il publia
une sorte de programme, un « catéchisme politique » pour ses compatriotes émigrés, le Livre des
pèlerins polonais. En 1834 parut son dernier et plus grand chef-d’œuvre, Pan Tadeusz (Messire Thadée),
une épopée nationale et un roman de mœurs de la petite noblesse polonaise de Lituanie à
l’époque des guerres napoléoniennes. Il y évoque la nostalgie pour l’univers d’antan, il la dépeigne
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
comme une Arcadie, le pays du bonheur. L’objectif était de susciter le sentiment de fierté
nationale et de réconforter les Polonais.
Sans doute, la poésie patriotique polonaise est un phénomène national du pays menacé et
opprimé depuis des siècles : Jan Kochanowski et Mikołaj Rej, à l’époque de la Renaissance, en
étaient les initiateurs qui sont aujourd’hui considérés comme des fondateurs de la langue littéraire
polonaise alors que l’œuvre d’Adam Mickiewicz en marque l’apogée.
Toutes les générations de Polonais trouvent dans ces œuvres la justification de leur foi dans
l’avenir. L’adaptation des Aïeux en 1968, au Théâtre National de Varsovie, était comme une
étincelle dans l'explosion des manifestations des étudiants sévèrement réprimées par la Milice
nationale. Trente-et-un ans après, dans le contexte de la transformation démocratique de la
Pologne, le thème des Aïeux a été repris par le réalisateur Tadeusz Konwicki qui en a fait un longmétrage (Lawa - Opowieść o Dziadach). C’est un mélange kaléidoscopique de motifs d’une révolte
contre un ennemi, de l’époque des partages jusqu’à la période communiste, et des réminiscences
de l’enfance du réalisateur passée en Lituanie, sa « petite patrie », où naquit aussi Adam
Mickiewicz.
J’aimerais à partir d’ici m’exprimer en tant que Polonaise de cœur et Européenne de raison. Toute
l’iconographie polonaise est notre grande richesse culturelle, elle nous distingue et constitue une
partie intégrale de ce que l’on appelle dans l’imaginaire commun « l’âme slave ». Néanmoins, elle
peut aussi être un obstacle à l’ouverture d’esprit.
Pendant pratiquement deux siècles, de 1772 jusqu’à 1989, les Polonais devaient se battre pour
leur pays, au nom de grandes idéaux : Patrie, Liberté, Honneur, Dignité, Dieu… en alimentant
ainsi les mythes nationaux. Le plus marquant parmi eux est celui de la Pologne « Christ des
nations » qui va renaitre, par le sang et la souffrance, encore plus forte et plus puissante. La
souveraineté du pays est devenue la raison d’être, la valeur en soi pour laquelle plusieurs
générations voulaient sacrifier leurs vies. En même temps, ce mythe permettait de garder l’espoir
pendant toutes les épreuves, il permettait de justifier l’absurde et la mort... Durant tout ce tempslà, il s’est gravé dans la mémoire commune des Polonais que « la partie n’est que la terre et les
tombeaux ». Il ne faut pas non plus oublier que notre identité, notre iconographie, se définissaient
pendant longtemps en fonction d’un ennemi – durant les années des partages et de la domination
soviétique, cette méfiance envers les « forces étrangères » est devenue un « code ».
Pourtant, glorifier cette conception « martyrologique » du patriotisme n’est qu’un cercle vicieux.
Malheureusement, certaines classes politiques polonaises de la droite forcent aujourd’hui une idée
de la « souveraineté-forteresse » et jouent sur la corde du pathos en adressant leurs programmes
aux vielles générations. Une autre mauvaise facette de la mentalité de ces mêmes politiques est la
victimisation qui explique une attitude revendicative envers l’Union européenne, sans pour autant
vouloir « se plier aux exigences » communautaires. Ce même mythe a ressurgi après la mort du
Président Kaczynski. Cette colère qu’il a réveillée me paraît dangereuse parce qu’elle fige la
perception déformée du patriotisme et contredit à la notion de solidarité, en provoquant les
divisions internes. Aujourd’hui, la société polonaise est plus polarisée que jamais. Cette situation
rappelle une citation de J. Gottmann sur les cloisons dans les esprits. La catastrophe de l’avion est
55
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
devenue en quelque sorte une incarnation de « la terre sacrée de nos ancêtres qui mérite bien le sacrifice
ultime pour la défendre ou pour la regagner ».
Ceci étant dit, je peux comprendre mon grand-père qui, ayant passé trois ans dans un camp de
travail en Union soviétique, s’engage émotionnellement dans la rhétorique de la martyrologie
polonaise. Pourtant, je n’y vois pas la solution pour le futur. J’aime mon pays, ses paysages, son
« esprit slave », j’ai un très grand attachement émotionnel à ce qui s’y passe mais je suis partie à
l’étranger pour me donner la possibilité de regarder au-delà de l’horizon polonais. Je pense que le
plus important aujourd’hui est de comprendre que les temps ont changé, oublier les anciens
antagonismes et minimaliser le prisme de l’histoire sur les choix politiques. L’iconographie
polonaise romantique – la littérature, les symboles, les références culturelles, les vécus –doit rester
un fondement mais plus jamais une justification. Sinon, elle se transformera en une arme à double
tranchant. L’avenir est dans le travail organique d’une société consciente, moderne et solidaire qui
construit un nouvel « étage » de l’iconographie polonaise – un étage européen.
La construction d’une identité turque
Amaury de Tarlé
Contexte
L’Empire ottoman, déclinant progressivement dès le début du XVIIème siècle, chute
définitivement à la fin de la Première Guerre mondiale, par la suite d’une alliance malheureuse
avec la « Triple Entente » vaincue en 1918. Les conquêtes coloniales en Afrique du Nord opérées
par les Français (Maroc, Tunisie, Algérie), les Italiens (Libye), et les Britanniques (Egypte) au
cours du XIXème siècle avaient déjà réduit la surface territoriale dominée par Istanbul.
L’indépendance de la Grèce en 1830 et la succession de conflits culminants avec les guerres
balkaniques de 1912-1913 mettent un terme à la mainmise de l’Empire en Europe.
Ainsi, dès 1918, les puissances victorieuses débarquent à Istanbul et s’attèlent à démanteler
l’Empire. Le 10 aout 1920 est signé le traité de Sèvres. Il prévoit un rétrécissement de l’empire
qui ne conserve en Europe qu’Istanbul et en Asie que la partie occidentale de l’Anatolie. Les
possessions arabes de l’empire (Arabie, Irak, Palestine, Syrie, Liban), après la décision de la
Société des Nations, deviennent des mandats britanniques et français. Ces mêmes arabes s’étaient
soulevés entre 1916 et 1918, lors de la « Grande Révolte » appuyée par les anglais. La Grèce
obtient Smyrne et sa région (ouest-anatolien) ainsi que la Thrace orientale. La France se voit
confier une zone d’influence (de la Cilicie (Adana) jusque bien au Nord de Sivas). La zone
d’influence italienne comprend Antalya et sa région, et plus généralement le sud-ouest anatolien
jusqu’à Bursa au Nord. On prévoit un Etat autonome kurde dans le sud-est de l’Anatolie, et une
République arménienne au nord-est. Les côtes de la mer de Marmara, Istanbul et les deux détroits
(Bosphore et Dardanelles) sont démilitarisés et sont sous contrôle international.
Pourquoi s’attarder sur tant de détails ? On remarque que le traité dépèce totalement un empire
autrefois prestigieux, au profit des puissances occidentales via des annexions et/ou des aires
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
d’influences. Cette humiliation historique est à l’origine d’un profond ressentiment chez la
population turque. De plus, les steppes salées de l’Anatolie centrale n’offrent que peu de
perspectives de développement pour un territoire essentiellement agricole. Mais il faut noter que
le traité est signé par le gouvernement ottoman d’Istanbul, alors que les Turcs ne reconnaissaient
que l’autorité du gouvernement d’Ankara dirigé par Mustafa Kemal (Atatürk). La Guerre
d’Indépendance turque est initiée par ce dernier dès mai 1919. Quatre ans plus tard, les
Kémalistes sortent victorieux (contre les troupes arméniennes, contre les autonomistes kurdes,
contre les Grecs et contre les puissances étrangères que sont la France, l’Italie et le RoyaumeUni). C’est pourquoi le Traité de Sèvre est révisé par le traité de Lausanne (24 juillet 1923),
conclu avec la Turquie moderne d’Atatürk. Le gouvernement d’Ankara est reconnu comme
légitime. Ses frontières sont définies. Il renonce à ses anciennes provinces arabes, et reconnait la
souveraineté anglaise sur Chypre et italienne sur le Dodécanèse. La Turquie s’octroie donc
l’Anatolie orientale et occidentale, ainsi que la Thrace orientale. Des échanges de populations
grecques et turques s’opèrent entre les deux pays (1.6 millions de grecs ottomans contre 385000
musulmans de Grèce). Le rêve d’un Kurdistan et d’une Arménie indépendants disparait
Analyse selon la pensée de Gottmann
Logique de circulation et de cloisonnement sous l’empire Ottoman
L’Empire ottoman n’a jamais été un espace totalement cloisonné. Après chaque conquête, les
autorités laissent libres les peuples locaux d’exercer leurs pratiques culturelles et spirituelles, tant
qu’ils se soumettent à l’impôt. La tolérance religieuse est de mise et est politiquement
avantageuse. L’armée prend même dans ses rangs des troupes chrétiennes (qui deviennent les
janissaires chargés de la protection du Sultan). De plus, les anciennes élites dirigeantes locales
sont la plupart du temps intégrées à l’administration ottomane. Ainsi, certains de leurs privilèges
sont conservés. Stratégiquement, si l’on veut diminuer les mécontentements et les contestations
qui peuvent se transformer en révoltes, il est vital de ne pas bafouer l’iconographie des peuples
nouvellement soumis, afin de ne pas les heurter dans leurs croyances, leurs idées et leurs
pratiques, qui forgent leur identité. Le but d’un empire est de maitriser un réseau, et pas un
espace (les montagnes en périphérie au climat hostile ou une terre peu fertile par exemple
n’intéressent pas le gouvernement). Il faut contrôler les carrefours et les lieux d’échanges pour
faciliter le commerce et le développement économique, faire entrer des réserves fiscales (c’est
pourquoi des études cadastrales sont réalisées), et assurer la sécurité. Si on permet aux
populations d’exercer librement ce en quoi ils croient et si on assure une protection contre les
brigands ou autres ennemis, alors payer l’impôt est tolérable et les tensions sont contenues.
Malgré une circulation omniprésente symbolisée par les échanges de marchandises, les flux
monétaires, les idées politiques, le brassage culturel et linguistique qui sont véhiculés dans les
« carrefours commerciaux » par les entrepreneurs juifs et chrétiens (grecs et arméniens)
principalement (alors que la population turque est majoritairement paysanne et vit dans une
grande pauvreté), l’iconographie assimilée profondément dans les esprits des individus fait que les
différents peuples et communautés se regroupent chacun de leur côté en raison d’une histoire
commune et de symboles spécifiques qui y sont associés. Ainsi, le cloisonnement identitaire
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
permet ici de se protéger de la domination ottomane, et surtout de se distinguer de celle-ci afin de
ne pas oublier qui l’on est et d’où l’on vient. Ce repli sur soi est d’autant plus facile qu’il est toléré.
Les échanges culturels et commerciaux avec l’Occident sont nombreux avec l’allié français sous
le règne de Soliman le Magnifique. La rivalité entre François 1er et Charles Quint est exploitée.
Ainsi, la France et les Ottomans luttent ensemble puisqu’ils voient tous les deux d’un mauvais œil
les ambitions de l’empire des Habsbourg sur l’Europe. Le Sultan recherche un appui occidental
contre les Habsbourg, le roi de France un réseau d’alliances oriental qui lui permettrait de se
désenclaver. Dès 1536, Jean de La Forest obtient pour la France un traité de paix, d’amitié et de
commerce qui contient des clauses essentielles : les Capitulations. Ce régime permet la présence
permanente de diplomates ayant le pouvoir de protéger les biens et ressortissants français de
l’Empire, un droit de pavillon, la protection des pèlerins et sujets catholiques. Ainsi, le
gouvernement d’Istanbul n’est pas imperméable aux échanges de toutes sortes. La ville devient
même un carrefour où se croisent plusieurs civilisations, avec une diversité culturelle importante
et une présence diplomatique conséquente. Les liens entre la France et les Ottomans s’intensifient
par la suite.
Cloisonnement interne protecteur n’entravant pas la circulation
Au début de l’empire ottoman, on a donc un espace territorial gigantesque où la circulation n’est
pas entravée, alors qu’un repli identitaire s’opère pour chaque peuple assujetti d’une manière
totalement libre puisque toléré. Le cloisonnement permet aux individus de tisser des liens entre
eux et de se considérer comme une communauté homogène même si elle subit la domination
ottomane. Ces liens sont partiellement brisés en raison du quotidien : il faut bien vendre ses
produits, et le contact avec autrui sur les marchés fait que l’on est confronté à d’autres personnes
avec des croyances et pratiques culturelles qui diffèrent et que chacun tente de protéger. Le
cloisonnement s’inscrit ici à l’intérieur d’un espace géographique (l’Empire ottoman) mais il
n’empêche pas les marchands de se déplacer et les idées de se propager. Il n’est pas ici
destructeur : c’est un moyen de résister aux flux divers et de se forger une identité collective
(iconographie protectrice). Mais les échanges persistent et se développent librement au sein de
l’Empire.
Logique de cloisonnement et de circulation inversée lors de l’effondrement progressif de
l’Empire ottoman
Dès 1878 avec le Congrès de Berlin, les puissances occidentales tentent de reconfigurer l’espace
balkanique afin de maintenir et de garantir leur emprise sur cet espace, mais surtout pour contrer
le panslavisme russe et le nationalisme grec dans la région. En jouant de la diversité nationale des
Balkans et des rivalités qui en découlent, le but est de créer de petits Etats faibles, dépendants, et
assujettis aux dictats des grandes puissances européennes. Ainsi, l’iconographie représentée ici par
les concepts de « souveraineté nationale » et « d’identité nationale » prend toute son importance,
puisqu’elle signifie que les Ottomans ne sont plus les bienvenus et que toute relation avec eux
doit être rompue afin de se protéger d’un « agresseur ». L’instrumentalisation du « droit des
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
peuples à disposer d’eux même » se traduit par des replis identitaires et la constitution de nations
fragmentées. Les guerres balkaniques de 1912-1913 achèvent temporairement (les guerres
yougoslaves des années 1992-1995 et 1999 sont là pour nous rappeler qu’aucune situation n’est
stabilisée éternellement) ce processus, et l’espace balkanique se cloisonne en extirpant hors
d’Europe un Empire ottoman à bout de souffle. D’autre part, l’intrusion coloniale déstabilise les
possessions en Afrique. Ici, c’est le progrès militaire, l’avancement technologique, la domination
commerciale (circulation qui mène à la destruction) et une iconographie symbolisée par la
volonté de transmettre des valeurs morales universelles ou d’apporter la « civilisation » ou encore
le développement économique à des peuples étrangers qui bouleversent la carte politique du
monde et enlève aux Ottomans de vastes espaces au profit des Anglais, des Français et des
Italiens. Les Européens dépècent l’Empire (territoires arabes, anatoliens et aires d’influence) dès
1918.
On assiste ici ainsi à une nouvelle dialectique où la circulation et le cloisonnement (lié à
l’iconographie) sont inversés.
Cloisonnement externe destructeur bloquant la circulation et changeant sa direction
Lors de la chute de l’Empire ottoman, le cloisonnement se fait à l’encontre du gouvernement
d’Istanbul, puisque l’iconographie des « nations balkaniques » a été instrumentalisée par
l’Occident afin de suivre la logique de « diviser pour mieux régner ». Les indépendances
successives ont stoppé automatiquement tous les échanges préexistants avec les Ottomans. Les
empires coloniaux ont, de la même façon, interrompu les flux entre l’Afrique du Nord et le reste
de l’Empire en créant une nouvelle iconographie (l’idéologie de la mission civilisatrice et
l’acculturation proposées par la France par exemple). Ainsi, le cloisonnement institué entre
l’Empire ottoman et les nouvelles puissances a changé le sens de la circulation, qui
s’opère au profit des puissances coloniales (échanges entre les nouveaux espaces conquis et la
métropole), des Etats balkaniques nouvellement indépendants, et donc au détriment des
Ottomans (rétrécissement de l’espace commercial puisque l’Empire perd ses possessions
africaines et balkaniques).
Nouvelle logique de cloisonnement avec l’émergence de la Turquie moderne
Ces bouleversements successifs expliquent l’élan nationaliste opéré par Mustafa Kemal lorsque
les puissances étrangères ont tenté d’occuper le résidu impérial et de détruire un héritage de plus
de six siècles. Il ne pouvait accepter qu’un peuple aux racines si anciennes disparaisse et tombe
dans l’oubli. En même temps, le Sultan trahissait la « nation turque » en négociant avec l’occupant
des conditions inacceptables. C’est pourquoi il était nécessaire de le renverser, pas pour remettre
en cause l’héritage ottoman, mais pour le refaçonner et ainsi créer un pays qui entrerait dans la
modernité et serait en mesure de s’imposer dans le jeu des relations internationales.
On va observer à nouveau deux types de cloisonnements : un cloisonnement interne et
un cloisonnement externe différents de ceux observés auparavant. Toutefois, la circulation
ne sera pas entravée mais régulée d’une façon optimale.
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
Cloisonnement interne
Premièrement, la nation turque va se rassembler dans le but de créer un peuple homogène. Alors
qu’avant le déclin de l’Empire ottoman le cloisonnement s’opérait à de nombreuses échelles
spatiales et temporelles -selon la diversité des peuples soumis et le moment où ils
s’implantaient et s’installaient sur le territoire- au sein des espaces sous domination, à présent il se
réalise à une seule échelle, celle de l’Etat-nation par rapport aux pays étrangers. Il y a une et
une seule entité turque, avec une langue et une origine communes, ainsi que des pratiques
similaires. Les cloisonnements multiples internes à l’Empire ottoman (selon les différents groupes
ethniques et religieux) que l’on a observés dans la première partie (cloisonnement interne
protecteur) n’ont plus lieux d’exister, puisque chacun appartient désormais à la nation turque et
partage sa destinée.
Cloisonnement externe
Deuxièmement, il s’agit d’un cloisonnement effectué vis-à-vis de l’étranger, notamment l’Europe
et les Arabes -qui avaient fomenté une rébellion sous l’instigation des Anglais entre 1916 et 1918.
Contrairement au cloisonnement externe destructeur causé au détriment de l’Empire ottoman
lors des conquêtes coloniales africaines et des indépendances balkaniques, le cloisonnement
évoqué ici est un choix délibéré de démarcation vis-à-vis des peuples voisins. Cependant, même si
grâce à des symboles iconographiques que nous étudierons plus loin la Turquie est parvenue à
s’imposer et à résister aux flux déstabilisateurs qui ont conduit à la chute de l’Empire ottoman,
ainsi qu’à se forger une identité et une légitimité, elle ne s’est pas refermée sur elle-même et a su
s’adapter à un monde moderne en constante évolution. Le nouveau gouvernement d’Ankara a
compris le XXème siècle, que l’avenir était en Europe, et qu’il fallait absolument moderniser ses
structures politiques archaïques, pallier ses déficiences économiques et rattraper son retard
scientifique. L’ouverture a eu lieu, à travers l’OTAN ou les négociations avec l’Union
européenne, ou encore à travers l’intensification des échanges commerciaux et financiers. Mais
cette ouverture au monde et à des flux qui peuvent potentiellement déstabiliser le pays -comme
cela fut le cas pour l’Empire ottoman- s’est faite progressivement et d’une manière à ce que la
souveraineté nationale du nouvel Etat soit respectée et son identité reconnue.
L’iconographie du cloisonnement « interne » de la Turquie moderne dès 1923
1) Le premier élément que nous pouvons mentionner est la plaque anatolienne, considérée
comme la terre des Turcs. Non parce que ces derniers sont implantés là depuis les origines -des
peuples divers et variés se sont succédés et/ou ont coexisté durant des siècles, comme les Hattis,
les Hittites, les Hourrites, les Grecs, les Arméniens, les Perses, les Phrygiens…-, mais parce qu’à
force de domination ottomane le turc est devenu la langue majoritaire, et l’islam la religion
principale. Malgré une diversité ethnique qui pose de grandes difficultés à la Turquie (Kurdes,
Arméniens…), cette partie de l’Asie mineure est indissociable de la nation turque. On retrouve
60
L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
bien là le concept d’Etat-Nation où le territoire politique et terrestre est occupé par une
population partageant un héritage ancien et une identité commune.
2) Ensuite, la langue turque, de la famille des langues altaïques, est prestigieuse puisqu’une
trentaine de langages y sont associés, et son aire d’influence s’étend de l’Europe de l’Est à l’Ouest
de la Chine (ouighour), ainsi que de l’île de Chypre jusqu’au nord de la Sibérie (Russie). Plus de
200 millions de personnes l’auraient comme langue maternelle. Parmi les particularités du turc,
notons l’harmonie vocalique, l’absence de genre grammatical…
3) Les concepts de « souveraineté nationale » et d’ « Etat-nation » sont des principes
nouveaux qui au temps de l’Empire ottoman n’étaient pas compréhensibles par les autorités
gouvernementales. En effet, lorsque les puissances alliées à la Grèce ont favorisé son
indépendance, il était extrêmement difficile pour les représentations diplomatiques d’expliquer
ces concepts, totalement modernes pour la mentalité ottomane, même si l’Europe avait déjà
emboité le pas avec le traité de Westphalie de 1648 -date considérée comme dessinant l’esquisse
de l’Etat-nation moderne- et la fameuse maxime latine « cujus regio, ejus religio ». Face à la crainte de
la partition définitive de l’Empire, Atatürk est parvenu à mobiliser le peuple turc non seulement
pour lutter contre l’envahisseur, mais pour qu’il se considère comme une entité unique, avec une
conscience collective. Il considérait que ses aspirations étaient légitimes et souveraines. Seuls les
Turcs ont le droit de décider de leur avenir.
4) Les concepts ci-dessus ont été très bien assimilés et se sont traduits à travers l’un des principes
fondamentaux du kémalisme : le Républicanisme. Pour Mustafa Kemal, l’Etat républicain est le
seul qui peut représenter au mieux les souhaits du peuple, de la nation.
5) Le nationalisme est un sentiment directement lié aux notions précédemment citées. Sur le
plan économique, il s’agit de se préserver des capitaux étrangers afin que les puissances
extérieures ne prennent pas contrôle des entreprises ou des institutions vitales au nouveau pays. Il
s’agit de s’émanciper totalement de toute pression ou de toute dépendance (création de banques
nationales, prises de participation étatiques…). L’ironie veut que la croissance turque actuelle soit
presque totalement dépendante des capitaux étrangers.
6) L’identité turque : l’Empire ottoman était un Etat multinational s’étendant sur trois
continents. Les communautés gardaient leurs spécificités et ne se mélangeaient que rarement
entre elles. L’approche unitaire et intégrationniste d’Atatürk força les divers groupes à se
rassembler et se mélanger les uns les autres, pour former une identité commune (au sens de
citoyenneté plus que d’ethnie). Le multiculturalisme turc demeure toutefois et s’est amplifié. Les
rébellions kurdes du PKK sont là pour nous rappeler que la tentative d’unification sous une
même dénomination est soumise à rude épreuve et est dans certains cas violemment contestée.
7) On peut noter aussi la « culture turque ». Celle-ci est imprégnée des origines ottomanes, de
l’islam, du bassin méditerranéen, du Moyen-Orient (possessions arabes de l’Empire) et de
l’Europe (surtout les Balkans). Ainsi, l’héritage commun est retranscrit sous diverses formes, et
est considéré comme le socle de base dont tout le monde garde mémoire.
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
8) Enfin, Atatürk, considéré comme le libérateur des Turcs et comme le personnage qui a permis
au territoire de se moderniser et de peser sur les affaires du monde, est érigé en quasi-Dieu (à
l’instar d’une icône), comme nous le montrent les multiples sculptures, portraits et peintures qui
jonchent les administrations, les lieux publics et les habitations privées. Il devient à lui seul le
symbole de la nation turque, et incarne son unité et son ralliement à des principes communs qu’il
faut diffuser et préserver.
L’iconographie du cloisonnement « externe » de la Turquie moderne dès 1923
1) Premièrement, il faut savoir que les Turcs ont très mal perçu la révolte arable poussée par les
Anglais durant la Première Guerre mondiale (1916-1918)). Atatürk, soutenu par son opinion
publique, décida de rompre définitivement avec l’héritage et la culture arabes qui s’étaient
propagés au sein de l’Empire et donc en Anatolie. L’une de ses décisions majeures fut de
supprimer l’alphabet qui était constitué de signes arabes et qui se lisait de droite à gauche.
L’alphabet latin, se lisant de gauche à droite, fut institué, et cette réforme passa presque
naturellement. De plus, le Califat -l’autorité succédant au Prophète, à Istanbul depuis le XVIème
siècle- est abolie en 1924.
2) Deuxièmement, le regard envers l’étranger a changé. Non seulement il faut se distinguer de lui
en créant un modèle politique et économique personnalisé mais moderne, ainsi que se protéger
contre des ingérences considérées comme scandaleuses et humiliantes, mais il faut aussi coopérer
avec, puisqu’un pays isolé sur la scène internationale est un pays faible, qui accumule des retards
économiques et technologiques considérables, et qui n’a aucun pouvoir d’influence culturelle (soft
power). L’iconographie qui se développe ici est celle de l’ « Etat ». A présent, les Turcs ont un
territoire spécifique, avec des institutions qui leur sont propres, une règle de droit, un système
politique, des stratégies économiques propres, gérés par un gouvernement légitime. Le nouvel
Etat forgé est là pour servir ses citoyens et leur apporter le développement économique et
culturel, ainsi que la sécurité.
Une circulation non pas entravée, mais régulée par le nouveau cloisonnement opéré par
la Turquie moderne
Alors qu’on aurait pu penser que les bouleversements en Anatolie peu après la dislocation de
l’Empire ottoman allaient se traduire par une fermeture des frontières nouvellement créées pour
se protéger d’un impérialisme européen grandissant, il n’en fut rien, même si les échanges entre la
Turquie et le monde extérieur se sont réalisés d’une manière prudente et de façon à garantir la
souveraineté nationale quant aux décisions prises. Nous avons mentionné le nationalisme et le
républicanisme comme éléments de cloisonnement. Mais les quatre autres principes
fondamentaux du kémalisme peuvent être considérés comme des vecteurs de circulation qui ont
mené la Turquie vers une ouverture progressive et sereine.
1) Tout d’abord, évoquons le populisme. La révolution d’Atatürk a été en partie une révolution
sociale, menée par les élites politiques et entrepreneuriales, mais destinée au peuple. Le droit des
femmes évolue drastiquement et il leur est permis de voter dès 1933. De plus, elles peuvent se
présenter à tout type d’élection. De nombreux codes occidentaux sont adoptés également,
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L’Esprit de Eté ••••
Synthèse
principalement en ce qui concerne les libertés fondamentales. Le kémalisme s’élève contre les
privilèges et refuse la distinction entre classes sociales. L’Etat est entièrement voué à la nation
turque et n’est pas directement lié à une famille ou une catégorie sociale particulière. Tous les
citoyens sont reconnus et respectés, et leur volonté d’agir sur la société, de véhiculer des idées ou
de réformer des statuts quo anciens est possible, ce qui permet de bouleverser le statisme
politique, juridique et moral de la nouvelle nation. L’adoption de règles occidentales montre que
l’intrusion étrangère est possible si les idées transmises sont considérées comme efficaces et en
cohérence avec les principes turcs.
2) La laïcité est un autre élément à étudier. Il ne s’agit pas d’une simple séparation de l’Eglise et
de l’Etat, mais surtout de la fin de l’intrusion religieuse dans les affaires juridiques, culturelles et
éducatives. L’éducation et l’enseignement se détachent définitivement d’une oppression religieuse
trop encombrante. Il ne faut pas penser qu’il s’agit d’une laïcité athée où la religion est écartée,
mais plutôt d’une laïcité inspirée à la française dans laquelle le religieux doit être cantonné à la
sphère privée. L’Etat ne peut se faire influencer. L’islam n’est pas rejeté, mais davantage les
politiques islamiques archaïques de l’ex-Empire ottoman qui freinent l’évolution vers la
démocratie et le développement économique et financier. Ainsi, les interdits religieux qui étaient
présents dans les mentalités tombent petit à petit, ce qui permet beaucoup plus de liberté
d’expression et la transmission d’idées qui autrefois ne pouvaient circuler. La relation à l’argent
est modifiée, ce qui permet une croissance industrielle et une productivité plus forte faisant entrer
le pays dans la modernité en favorisant la diffusion de techniques nouvelles venant de l’Occident
qui servent le développement économique et social.
3) Atatürk apporte un concept novateur, le révolutionarisme. Il s’inscrit dans l’ère des réformes.
Les traditions archaïques (par exemple les corps de janissaires, les structures administratives
défaillantes…), qui entravent la croissance et l’évolution sociale ou morale, sont à éliminer. La
« Révolution permanente » est là pour lutter contre toutes les formes d’immobilismes qui
asservissent la nation et la menacent d’anéantissement en raison d’un monde qui change en
permanence. Atatürk comprend vite que si l’on ne veut pas décrocher ou accumuler plus de
retard qu’on en a déjà, qu’il faut accepter l’évolution tout en respectant les valeurs auxquelles on
croit. Les traditions anciennes, vecteur de cloisonnement, sont des obstacles qu’il faut surmonter
et contrer pour pouvoir s’en sortir.
4) Le dernier principe est l’Etatisme. La modernisation ne peut venir que de l’Etat qui doit
assurer le développement économique et technologique. L’interventionnisme est de mise pour
pallier le retard scientifique et stimuler les relations commerciales internes et externes. Les
services publics sont une priorité. Cette implication du gouvernement signifie qu’il permet à la
société de stimuler les échanges, les idées novatrices qui permettent de sortir de la pauvreté et de
lutter contre le chômage, et d’éviter une atonie ancestrale.
Conclusion
Ainsi, la Turquie a parfaitement opéré sa transition entre un monde archaïque et un monde
moderne. Loin de se cloisonner et de se refermer sur elle-même, elle s’est ouverte, a intensifié les
réformes à l’intérieur du territoire et a stimulé les échanges de toutes natures (culturels, financiers,
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Synthèse
économiques...), tout en s’assurant que ses principes spécifiques fondamentaux soient respectés et
que la souveraineté nationale prévale sur toutes les décisions. Afin d’éviter son isolement, elle
entrera dans l’OTAN en se rapprochant des Etats-Unis, elle se rapprochera de l’Union
européenne en entament un processus d’adhésion, et elle procèdera à une politique d’ouverture
vers le monde arabe et les populations turcophones (soft power).
Toutefois, les récentes évolutions poussent à la réflexion. Si le cloisonnement au niveau
économique est limité (flux touristiques, capitaux étrangers qui financent la croissance,
investissements directs à l’étranger), il tend à se propager dans la sphère religieuse et politique
(remise en cause de la laïcité avec une influence aigue des islamistes au gouvernement et dans les
lieux publics, arrestations de hauts cadres de l’armée, censure …). L’héritage d’Atatürk, pourtant
personnage qui a libéré la Turquie de la férule étrangère, est contesté et parfois menacé. Les
réformes qu’il a entreprises ont généré une « circulation » qui était encore trop limitée en raison
d’une iconographie culturelle et religieuse empêchant toute avancée novatrice. A présent, il
semble qu’un processus de « recloisonnement » s’opère progressivement concernant les valeurs
morales, religieuses, politiques et démocratiques. Le tout est de savoir si la tendance va se
confirmer.
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