Les Cahiers du MURS n°41—1
er
semestre 2003
saurait nier la réalité des progrès accomplis
. Un ouvrier français d'aujourd'hui vit dans
des conditions matérielles très améliorées par rapport à celles d'un duc du Moyen âge
. Il
mange à sa faim, possède un poste de télévision lui permettant (quelle chance !) de
regarder Loft Story, dispose d'une médecine incomparablement plus efficace qu'au XIIe
siècle, et se voit attribuer une espérance de vie notablement plus longue que ses
ancêtres'
. Progrès y a-t-il donc eu, indiscutablement, mais nous mettons moins
d'enthousiasme qu'autrefois à le désigner et à le reconnaître
. Nous ne sommes pourtant
pas aveugles
. Nous voyons bien que l'époque présente est à la production éclatante, à
l'invention florissante, nous savons bien qu'elle ne ressemble plus au passé, mais elle
nous semble toujours emplie de carence
. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas.
Cette indigence du présent devrait nous rendre encore plus impatients de l'avenir, mais
l'avenir, lui, s'est mis à nous faire peur ! Bien sûr, l'avenir a toujours fait peur, mais il y
a une différence essentielle
: l'avenir nous inquiétait hier parce que nous étions
impuissants, il nous effraie aujourd'hui par les conséquences de nos actes que nous
n'avons pas les moyens de discerner
. Nous nous sentons impuissants vis-à-vis de notre
propre puissance. Celle-ci nous gargarise de belles promesses autant qu'elle nous effraie.
Lucides, nous sentons que notre maîtrise des choses est à la fois démesurée et
incomplète
: manifestement suffisante pour que nous ayons conscience de faire
l'histoire, mais notoirement insuffisante pour que nous sachions quelle histoire nous
sommes effectivement en train de faire'
. Qu'est-ce qui se construit ? Qu'est-ce qui se
détruit ? Nous l'ignorons pour une grande part
. Nous constatons seulement que notre
maîtrise ne cesse de produire de la non-maîtrise, que nos savoirs ne cessent de produire
de l'ignorance, qui elle-même suscitera de nouvelles connaissances, qui elles-mêmes
.
..
Ainsi sentons-nous que, par des boucles nouvelles et inattendues, nous finirons nous-
mêmes par dépendre de choses qui dépendent globalement de nous. Du coup, cet avenir
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En 1999, l'espérance de vie moyenne à l'échelle de la planète était de soixante-dix ans, et elle dépassait même les
soixante-quinze ans dans les vieux pays industriels. On assiste aujourd'hui à une explosion du nombre de centenaires.
Ces « scores » étonnants ne sont pas dus aux seuls progrès de la médecine, mais également à ceux de l'hygiène,
notamment de l'hygiène alimentaire (l'utilisation de réfrigérateurs pour conserver les aliments a joué un rôle peut-
être aussi important que la médecine préventive)
. Dans les sociétés historiques, l'espérance de vie moyenne stagnait
autour d'une trentaine d'années au maximum
. On ne connaissait que très rarement un grand-parent, on perdait durant
sa vie un grand nombre de ses proches, souvent la plupart de ses enfants
. Les famines revenaient en moyenne tous les
quinze ans et les épidémies étaient fréquentes
. Mieux vaut peut-être arrêter là l'austère liste.
' «Personne ne connaît la révolution qu'il fait », disait Friedrich Engels, qui ne croyait pas si bien dire (Friedrich
Engels,
Collected Works,
Moscou, 1954, volume III)
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