Que reste-t-il de l'idée de progrès ?
Etienne KLEIN
Les bouffissures du présent
Le monde flotte dans une ivresse chronique
. Ses rythmes enflent à vue d'oeil, comme si
le temps tassait et cassait une masse toujours plus grande de présent
. Les médias le
montrent agité en permanence, comme une ruche perpétuellement dérangée. Les
événements ne sont plus que des fluctuations au destin éphémère (c'est-à-dire en fait
sans destin), qui viennent meubler une certaine esthétique de la furtivité
: ils
n'apparaissent que pour aussitôt s'engloutir, comme des particules virtuelles dans le
vide quantique.
J'ai donc l'impression que nous baignons dans une réalité excessive, dans un «trop de
réalité » comme l'appelle Annie Le Brun'
. Mais contrairement à ce qu'on dit souvent, ce
trop de réalité n'a rien de «virtuel »
. Au contraire, cette réalité excessive agit sur nous,
concrètement, chaque jour
. Elle nous assiège même au plus profond de nous-mêmes,
'
Annie Le Brun, Du trop de réalité, Stock, 2000.
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nous rendant chaque jour un peu plus impuissants à relier les événements, les idées et
les faits à ce qui les produit.
Quelle est l'origine de cette impuissance ? Il ne faut pas la rechercher dans
d'insurmontables difficultés à saisir une réalité qui se déroberait ou se démultiplierait,
mais bien au contraire dans le fait d'être de plus en plus empêchés de nous tenir à
distance de ce qui est
. Piégés dans un flux qui nous submerge, nous ne sommes plus
capables de discerner quel paysage général est en train d'émerger à notre insu
. Du coup,
le doute nous gagne et nos certitudes se fragilisent.
Autre point, facilement repérable dans nos sociétés
: désormais, rien n'est vrai que
l'immédiat
. C'est le présent qui nous domine, du matin au soir
. Ce dernier, en même
temps qu'il est devenu immense et envahissant, s'est pratiquement autonomisé
. Il s'est
comme coupé de l'avenir, en raison de l'extrême difficulté à penser ce qui va survenir
en prolongement de ce qui est. On voit bien que depuis quelques années, la catégorie des
«lendemains » s'est mise à fléchir
. Il n'est plus sûr qu'ils chanteront et certain qu'ils ne
chanteront pas juste
. Un malaise général a émergé. Une paralysie s'est emparée des
discours
. La prophétie s'est brisée quelque part, on ne sait pas bien où
. Les thèses pas si
anciennes qui avaient porté l'espoir de refaire un monde neuf se révèlent sans prise.
L'espoir d'un futur radicalement autre s'est effacé par l'effet d'une sorte de lassitude
universelle, d'une pesanteur inexorable
. L'heure n'est pas celle de l'apocalypse, non,
plutôt celle de l'obscurcissement qui gagne, d'un crépuscule, mais d'un crépuscule qui
progresse sans la chaleur prometteuse des soirs d'été.
Tout cela a rendu l'avenir moins palpable. On ne peut pas s'en former une image ferme
comme si les ressorts de la prédiction avaient volé en éclats
. En corollaire, l'élaboration
de projets devient difficile
. Car pour accomplir un projet, il faut le former, et d'abord le
choisir pour le former. Autrement dit, il faut dissocier sa conception de sa réalisation. Et
pour le choisir, il faut préalablement l'imaginer
. Mais comment l'imaginer s'il est
impossible de poser une forme de l'avenir ? La matrice du projet semble s'être
effondrée
. Vous me direz, tout le monde parle de projets, notamment dans les
entreprises, mais ce galvaudage du terme ne doit pas faire illusion
. Il ne s'agit pas de
véritables visions d'avenir, mais d'habillages fonctionnels destinés à accentuer le
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rendement, l'efficacité ou la rentabilité d'une entreprise
. En réalité, jamais nous n'avons
eu tant de moyens, et jamais nous n'avons eu aussi peu de projets.
Il existe un mot qui résume à lui seul notre désir d'avenir
. Ce mot, c'est progrès
. «Le
pas collectif du genre humain », comme disait Victor Hugo (« Le paganisme des
imbéciles », lui rétorqua Baudelaire)
. Mais l'idée correspondante s'est mise à vaciller.
Mais d'abord, qu'est-ce que le progrès ? Une chose, plutôt un mouvement, difficile à
évaluer, sauf peut-être dans les domaines, notamment techniques, où le progrès est
susceptible d'être quantifié
. Car, parler de progrès oblige à reconstruire
intellectuellement les périodes passées afin de pouvoir faire des comparaisons
. Or, de
telles comparaisons sont impossibles, car nous ne pouvons pas faire que le temps ne
nous ait pas construits comme nous sommes aujourd'hui, et que nous ne vivions pas
dans l'environnement technique, social et culturel qui est désormais le nôtre
. Alors, à
vouloir reconstruire intellectuellement les périodes passées, nous n'en faisons à notre
insu que des objets de notre monde contemporain
. Nous jugeons le passé à l'aune du
présent, et cet effet de perspective ne peut être annulé. Notre appréciation du progrès y
perd son objectivité supposée.
Ce qui est sûr, c'est que le mot progrès a longtemps été un mot magique
. Le prononcer,
c'était présenter l'avenir comme un but, comme un accomplissement. C'était imaginer
que le temps est le chemin qui mène, sinon à la perfection, du moins au
perfectionnement
. La philosophie du progrès s'est d'ailleurs construite sur l'idée que le
meilleur allait de toute façon advenir, sinon pour nous, du moins pour nos enfants (elle
suppose un temps linéaire). On s'en remettait au développement technique et industriel,
croissant selon un temps orienté et continu
. On croyait pouvoir, à partir de là, en étendre
les bénéfices jusqu'à la politique et à la morale
. Cette attitude générale faisait que nous
attendions sans cesse
. L'idée de progrès sonnait comme une promesse, comme un
bonheur différé qui procurait à l'anémie du présent une sorte de fortifiant
. En somme,
elle rendait le présent tolérable en faisant aimer l'avenir.
Mais aujourd'hui, que se passe-t-il ? L'idée selon laquelle l'avenir serait
systématiquement complice des initiatives humaines décline. Par une sorte de sortilège,
il suffit désormais à l'avenir de devenir présent pour se désenchanter
. Enfants, nous
rêvions de l'an 2000, mais l'année 2001 ne nous a guère plu
. Pourtant, personne ne
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saurait nier la réalité des progrès accomplis
. Un ouvrier français d'aujourd'hui vit dans
des conditions matérielles très améliorées par rapport à celles d'un duc du Moyen âge
. Il
mange à sa faim, possède un poste de télévision lui permettant (quelle chance !) de
regarder Loft Story, dispose d'une médecine incomparablement plus efficace qu'au XIIe
siècle, et se voit attribuer une espérance de vie notablement plus longue que ses
ancêtres'
. Progrès y a-t-il donc eu, indiscutablement, mais nous mettons moins
d'enthousiasme qu'autrefois à le désigner et à le reconnaître
. Nous ne sommes pourtant
pas aveugles
. Nous voyons bien que l'époque présente est à la production éclatante, à
l'invention florissante, nous savons bien qu'elle ne ressemble plus au passé, mais elle
nous semble toujours emplie de carence
. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas.
Cette indigence du présent devrait nous rendre encore plus impatients de l'avenir, mais
l'avenir, lui, s'est mis à nous faire peur ! Bien sûr, l'avenir a toujours fait peur, mais il y
a une différence essentielle
: l'avenir nous inquiétait hier parce que nous étions
impuissants, il nous effraie aujourd'hui par les conséquences de nos actes que nous
n'avons pas les moyens de discerner
. Nous nous sentons impuissants vis-à-vis de notre
propre puissance. Celle-ci nous gargarise de belles promesses autant qu'elle nous effraie.
Lucides, nous sentons que notre maîtrise des choses est à la fois démesurée et
incomplète
: manifestement suffisante pour que nous ayons conscience de faire
l'histoire, mais notoirement insuffisante pour que nous sachions quelle histoire nous
sommes effectivement en train de faire'
. Qu'est-ce qui se construit ? Qu'est-ce qui se
détruit ? Nous l'ignorons pour une grande part
. Nous constatons seulement que notre
maîtrise ne cesse de produire de la non-maîtrise, que nos savoirs ne cessent de produire
de l'ignorance, qui elle-même suscitera de nouvelles connaissances, qui elles-mêmes
.
..
Ainsi sentons-nous que, par des boucles nouvelles et inattendues, nous finirons nous-
mêmes par dépendre de choses qui dépendent globalement de nous. Du coup, cet avenir
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En 1999, l'espérance de vie moyenne à l'échelle de la planète était de soixante-dix ans, et elle dépassait même les
soixante-quinze ans dans les vieux pays industriels. On assiste aujourd'hui à une explosion du nombre de centenaires.
Ces « scores » étonnants ne sont pas dus aux seuls progrès de la médecine, mais également à ceux de l'hygiène,
notamment de l'hygiène alimentaire (l'utilisation de réfrigérateurs pour conserver les aliments a joué un rôle peut-
être aussi important que la médecine préventive)
. Dans les sociétés historiques, l'espérance de vie moyenne stagnait
autour d'une trentaine d'années au maximum
. On ne connaissait que très rarement un grand-parent, on perdait durant
sa vie un grand nombre de ses proches, souvent la plupart de ses enfants
. Les famines revenaient en moyenne tous les
quinze ans et les épidémies étaient fréquentes
. Mieux vaut peut-être arrêter là l'austère liste.
' «Personne ne connaît la révolution qu'il fait », disait Friedrich Engels, qui ne croyait pas si bien dire (Friedrich
Engels,
Collected Works,
Moscou, 1954, volume III)
.
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même que nous sommes en train de préparer d'une façon apparemment délibérée, au
fond de nous-mêmes, nous le craignons.
A l'appui des discours inquiets, on peut toujours avancer des facteurs objectifs, partout
commentés
: disparition des repères stables, fin des certitudes, mort des idéologies, crise
du lien social, destruction des idéaux politiques, perte de la projection vers le futur,
toute-puissance de l'actualité qui transforme la démocratie en démagogie,
mondialisation, arrogance des puissants, cynisme des riches, indifférence globale pour
une humanité presque en entier victime, déshéritée, oubliée, laissée sur les bords ou aux
ordres, tous ces faits contribueraient à l'angoisse qui délabre nos humeurs et englue nos
espérances
. Du coup, la pensée ressemble à la mode, « elle se porte sombre »
. De très
alarmistes propos envahissent les journaux
. On s'interroge sur l'avenir de l'homme et de
la société
. On évoque les crises qui éclatent et les menaces qui pointent à l'horizon,
celles de l'eau, de l'énergie, de la démographie
. Les problèmes semblent immenses.
D'ailleurs, les sommets internationaux au cours desquels se discute le futur de la planète
peinent à adopter la décontraction des réunions plénières de l'Amicale de la Rillette
Joyeuse
. Faudrait-il donc décréter, avec Cioran, que seule «l'anxiété nous fournit des
précisions sur l'avenir» ?
Reste que nos angoisses sont devenues si fortes qu'elles nous
poussent parfois à affirmer que le progrès est une idée déclinante, et peut-être même
morte
. Mais à cette seule éventualité, nous sommes pris de vertige et angoissés plus
encore
. Paradoxes du progrès : nous le désirons à proportion qu'il nous effraie.
Alors on réinvoque la nature, par nostalgie. Nous nous souvenons qu'autrefois, elle
apparaissait comme la dépositaire d'une sagesse implicite sur laquelle l'homme devait
modeler ses actions et aussi, dans une certaine mesure, sa façon de penser
. Mais la
technologie a fini par mettre à l'épreuve ce pouvoir réparateur de la nature
. Songeons à
l'effet de serre d'origine anthropique, qui réchauffe l'atmosphère terrestre ou à celui de
la diminution de la quantité d'ozone stratosphérique par le biais de réactions chimiques
mettant en jeu des produits répandus par l'homme dans l'atmosphère'
. Nous savons
Ce problème de pollution globale n'avait pas été anticipé. Personne n'avait prévu que les « chlorofluorocarbures»
(CFC) allaient détruire la couche d'ozone
. Ceux-ci ont été inventés en 1928 et utilisés dans l'industrie à partir des
années 1950, avec l'idée qu'ils étaient stables et paraissaient inoffensifs. Mais dans les années 1970, on s'est rendu
compte que les CFC détruisaient l'ozone de la stratosphère et qu'ils constituaient dans la troposphère des gaz à effet
de serre redoutable
. Il est aujourd'hui interdit de les utiliser.
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