Commentaire d’un philosophe.
Pour goûter une œuvre d’art, faut-il être cultivé ?
1. Détermination du problème
1.1. Définitions
"Oeuvre d'art" : la question est précise. Elle exclut l'art au sens de l'artisanat et les
questions esthétiques en général (la question n'est pas de savoir si on a besoin de
culture pour apprécier un coucher de soleil) pour se restreindre aux beaux-arts. L'oeuvre
d'art s'oppose à l'objet utilitaire (elle vise le beau) et aux choses naturelles (elle provient
du travail de l'artiste).
"Etre cultivé" : il s'agit bien ici de
l'érudition livresque, corpus de connaissances transmises par l'éducation et portant sur la
science, l'histoire, la littérature, la mythologie etc. Pas question d'entendre "être cultivé"
au sens ethnologique de "appartenir à une culture donnée" (la culture wolof,
amérindienne ou occidentale, par exemple). La culture s'oppose à l'ignorance, à
l'illettrisme.
"Goûter" : verbe ambigü qui connaît trois acceptions. Primo, on peut l'entendre comme
synonyme de "tester", "essayer". Secundo, y voir un synonyme de "prendre plaisir à", de
"trouver bon et agréable" (sens vieilli, qu'on trouve surtout dans la langue du XVIIème,
ainsi chez
La Fontaine
: "L'âne qui goûtait fort l'autre façon d'aller, Se plaint en son
patois..." Fables, III, 1. Tertio, il peut se lire au sens de "juger", "apprécier avec
justesse" (associé au "bon goût"). L'acception purement gustative du verbe "goûter"
pouvait ici être écartée sans hésitation.
1.2. Forme de la question
"Faut-il" : verbe fort. La question porte sur la nécessité de disposer d'une culture
livresque pour apprécier une oeuvre d'art. Une réponse affirmative sous-entendrait qu'un
ignorant, un illettré ou un individu n'ayant jamais eu la chance de fréquenter l'école ne
pourrait pas goûter une oeuvre d'art.
1.3. Relations entre les termes
L'oeuvre d'art se propose d'atteindre le beau, c'est-à-dire de faire appel à un sentiment.
Au contraire, la culture au sens de la question désigne le savoir intellectuel. Un
mouvement du coeur dépendrait-il donc d'une "tête bien pleine" ? L'opposition entre les
inclinations sentimentales et les ordres de l'esprit, entre émotions et raison, est pourtant
bien connue.
2. Réponse spontanée et réponse paradoxale justifiées
Réponse spontanée : Non, la culture livresque n'est pas nécessaire car l'oeuvre d'art,
visant au beau, parle directement au coeur et peut émouvoir même un ignorant.
Réponse paradoxale : Oui, la culture s'avère absolument indispensable pour goûter une
oeuvre car sans un minimum de connaissances, le spectateur comprend de travers et
admire au hasard.
3. Argumentation de la thèse et de l'antithèse
3.1. Thèse : un ignorant peut être ému par une oeuvre d'art
Une affirmation contraire signerait un élitisme pour
le moins blessant. Même un complet ignorant peut ressentir un plaisir profond et
authentique devant une oeuvre d'art. Le succès constant des expositions ou d'initiatives
comme les
Journées du Patrimoine
prouve l'intérêt porté par le grand public (qui ne
se compose pas entièrement d'esthètes avertis) aux oeuvres.
Par ailleurs, il semble évident qu'une grande oeuvre émeut par-delà les siècles et par-
delà les cultures particulières, justement parce qu'elle touche à l'universel : ainsi L'Iliade
ou Romeo et Juliette. Le vrai génie parle à tous : une oeuvre trop riche en sous-
entendus, en allusions, en clins d'oeil complices, dérape vite vers l'exercice laborieux.
Enfin, la culture n'est jamais innée : elle provient toujours d'un apprentissage. Dès lors,
elle se suspend à un "point d'origine", à une "première fois" l'individu a bien ressenti
un plaisir esthétique alors qu'il ne disposait encore d'aucune culture - et il était donc
ignorant. Sans une telle expérience, aurait-il poursuivi son apprentissage artistique ?
3.2. Antithèse : l'ignorant admire au hasard
Une oeuvre d'art porte avec elle les codes sociaux de la culture dont elle émane. Une
toile comme La Liberté guidant le peuple de
Delacroix
, se réfère à un symbolisme
républicain explicite (bonnet phrygien, drapeau tricolore, allégorie de la liberté), et le
double d'allusions à la Révolution de 1830, qui renversa Charles X. A cela s'ajoutent des
détails plus anecdotiques : ainsi, il semblerait que le personnage couvert d'un haut-de-
forme, à gauche de la femme centrale, soit un autoportrait de Delacroix. Ces
informations ne peuvent ni s'inventer, ni se déduire de la toile : l'ignorant ne les percevra
pas. Dès lors, comment pourrait-il apprécier à sa juste valeur cette image triomphale ?
Dans sa recherche de la "norme du goût" dans les Essais esthétiques, David Hume
insiste sur la nécessi d'un corpus de connaissances pour bien juger des oeuvres. En
particulier, affirme-t-il, le spectateur doit tenter, s'il veut apprécier l'oeuvre à sa juste
valeur, de se mettre à la place du public pour qui l'oeuvre fut composée. En fait, explique
Hume, l'ignorant n'arrive pas "vierge" devant l'oeuvre, mais porteur des préjugés de son
époque. Ceux-ci lui faussent le goût à coup sûr : et comment les combattre, sinon par la
culture ? L'islam interdit la représentation figurative dans la peinture religieuse : s'il ne
surmonte pas mentalement cet interdit, un musulman pratiquant peut-il comprendre la
Cène de
Léonard de Vinci
, ou bien n'y voit-il qu'une tablée de convives agités ?
Enfin, indépendamment du thème trai et des codes sociaux véhiculés par l'oeuvre,
celle-ci vaut aussi par la virtuosité déployée par son auteur. Sur ce point, explique encore
Hume, rien ne remplace la pratique : saisir les tours de force que représentent le Blues
for Pablo de
Miles Davis
, l'Impression soleil levant de
Monet
ou les Illuminations de
Rimbaud
requiert, de la part du spectateur, que lui-même se soit essayé à la pratique
de la musique, de la peinture ou de la composition poétique.
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