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interrogée de manière critique), la démonstration, l’interprétation (les Pensées proposent une
multiplicité de points de vue), etc.
Pourtant, une objection survient immanquablement : les Pensées en général, ou cette
liasse en particulier, rendent-elles véritablement possible une étude suivie ? Plus précisément :
1. L’ensemble des Pensées constitue une œuvre inachevée, largement restée à l’état de
projet, interrompue par la maladie puis par la mort de son auteur.
2. Nous ne pouvons déterminer avec certitude ce que pouvait être pour Pascal l’ordre
des Pensées. Dès la mort de Pascal, trois manières différentes de le concevoir se font jour :
a) publier les fragments tels quels, c’est-à-dire de respecter leur désordre réel ou
apparent (tel est le projet de la famille Périer).
b) reconstituer l’ouvrage par l’addition de fragments inachevés à partir d’un
plan évoqué par Pascal à Port Royal en 1658 (projet du duc de Roannez).
c) ne publier que les pensées les plus claires et les plus achevées ; produire un
ordre qui ne serait pas nécessairement celui souhaité par Pascal (édition de Port Royal autour
d’Arnauld et de Nicole : les Pensées deviennent un ouvrage de piété parfaitement catholique,
pour des raisons historiques).
Au XIX
e
siècle, Victor Cousin demande une nouvelle édition des Pensées et, en 1897,
paraît l’édition Brunschvicg. Ce dernier souhaite tout d’abord être fidèle au projet de Pascal
avant de se raviser et de proposer finalement une répartition thématique. L’édition
Brunschvicg compose ainsi « le Pascal des philosophes » ; on peut d’ailleurs remarquer une
modification du titre de la liasse considérée dans ce stage : Pascal avait intitulé celle-ci « La
raison des effets », titre ainsi complété par Brunschvicg : « La justice et la raison des effets ».
L’édition Chevalier veut être fidèle au projet de Pascal en 1658. Quant à l’édition
Tourneur et Lafuma, sa fidélité au texte de Pascal est problématique ; dans le cadre de cette
édition, on a pris pour base le seul manuscrit sans prendre en compte que son ordre est l’effet
d’un collage tardif des fragments découpés. Une des copies de la Bibliothèque Nationale
établie avant le collage contient un classement qui serait de Pascal lui-même, mais ce
classement laisse de côté près de la moitié des textes. Et ne s’agit-il pas d’un classement de
commodité pour un Pascal en l’attente du plan final ?
Dans ces conditions, comment construire l’étude suivie d’une œuvre dont l’ordre reste
problématique ? En tentant de produire nous-mêmes notre propre interprétation des Pensées
sur la base de la lecture même des textes.
3. Et si la question de l’ordre des Pensées n’était pas contingente (c’est-à-dire : liée à
la maladie et à la mort de l’auteur) ? Et si le mode d’écriture relevait d’un choix délibéré de
Pascal, au point qu’une présentation qui se voudrait totalement ordonnée risquerait de faire
perdre de vue l’objet même des Pensées ? Le Pascal des Pensées valoriserait-il un certain
désordre, en soi et dans le monde ? En d’autres termes, les Pensées présentent-elles un
désordre contingent ou une polyphonie volontaire, dans l’ordre de ce que l’on pourrait appeler
une écriture prismatique ? Une écriture qui conduirait chacun à la recherche du point où une
vue délivrée de l’enfermement dans sa situation singulière permettra de repérer l’ordre et la
raison de cet apparent désordre.
Dans cette optique, on peut donner sens au premier « chapitre » (« Pensées sur l’esprit
et sur le style ») dont, la plupart du temps, on ne fait rien ou pas grand-chose. Souvent,
effectivement, on travaille principalement les chapitres deux à douze, qui présentent la
préparation de l’incrédule à la foi, tandis que les deux derniers chapitres traitent de la vérité de
la religion chrétienne. Et le premier chapitre ? Il aborde la manière d’écrire, l’éloquence, l’art
de persuader, l’esprit de finesse et l’esprit géométrique. S’agit-il donc d’un simple
préambule ? Rien n’est moins sûr… Considérons bien que, même lorsqu’on tente de
reprendre l’hypothèse d’un ordre général des Pensées, on a des difficultés pour y faire
« rentrer » toutes les liasses ; cette difficulté ne renverrait pas à une simple lacune si l’on