FRAGILES
En petite, très petite forme, ce siècle qui s’avance…
Les grandes libérations, les utopies enjouées,
les conquêtes sociales semblent marquer le pas,
appartenir à un autre temps, à l’Histoire dont on se
déferait comme de vieilles nippes. L’ultra-moderne
société du XXIème siècle ne saurait souffrir le
doute, elle se consacre aux nouveaux dogmes,
entre béatitude bienveillante, marchandisation
à tout crin, peurs savamment entretenues. En
somme, nous lerions sur de bons rails, ceux du
progrès, et sur les bas-côtés cure et care veillent,
pour le meilleur nous dit-on. Douter est juste
inimaginable à moins d’admettre que l’on est
dépassé. Ce qui n’est guère tendance. Mais si l’on
scrute l’horizon au-delà de notre propre reet dans
la vitre, le choc est rude, notre regard ne peut
qu’être immédiatement happé par la réalité sans
fard : celle d’une pluralité de mondes qui s’agrègent
les uns aux autres, non pour s’épauler, mais pour
s’entre-déchirer. Un cauchemar globalisé, des
millions d’Ulysses dépenaillés emportés dans
des odyssées migratoires où l’exode du jour le
dispute à l’expulsion du lendemain. N’être ici
nulle part et pourtant y croire encore car au bout
du voyage, il y a cette soif de liberté, ce désir de
dignité, d’appartenir à cette humanité qui semble
être sur les bons rails. Existences fragiles xant
à s’en brûler les yeux ces frontières chaque jour
plus fermées, ne renonçant jamais, et, en miroir,
à l’intérieur desdites frontières, d’autres existences
traversées de doutes, déconstruites par une crise
lancinante, renonçant parfois. Des deux côtés ce
ne sont qu’humains qui s’observent et, de temps
à autre, mains qui se tendent. Dès l’esquisse du
geste s’invite alors la curiosité, le besoin d’en savoir
plus. Un besoin d’humanité. Vraisemblablement
notre besoin essentiel. Et il s’agit d’en prendre soin.
Non pas superciellement, mais en profondeur au
risque sinon de s’oublier.
Ces sombres propos surprendront, mais ils
s’écrivent aujourd’hui où la légèreté n’est pas de
mise. Cela dit, ils ne sont pas signe de renoncement,
bien au contraire, car trop de frontières nous
enserrent, physiques ou mentales, trop d’étendards
ÉDITORIAL
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absurdes ou imbéciles sont brandis, trop de tabous
sont à nouveau érigés. Pour autant notre désir
d’humanité n’est pas altéré, j’en suis intimement
convaincu, et si nous sommes fragilisés, nous
sommes tenaces. Irrémédiablement. Cela semble
paradoxal mais non. Cette fragilité est en soi une
force, une prise de conscience que le temps quelle
que soit son accélération demeure nôtre. Notre
humanité est tout entière dans cette certitude.
Notre curiosité est par nature insatiable. L’oublier
c’est s’anéantir.
Alors ne tergiversons pas : osons, déployons
nos imaginaires, glanons ici et là l’irrévérence
qu’engourdis nous aurions quelque peu perdue
de vue. Nous n’avons pas traversé le temps pour le
remonter, ahuris. C’est Maintenant ou jamais ! Un
titre de spectacle en forme de manifeste, le premier
rendez-vous d’une saison pleine d’aspérités,
comme un pied de nez à la morosité ambiante, une
échappée leste, riche de corps indociles et de mots
doués de liberté.
De mots, oui, nous en avons l’usage et le besoin.
Ils nous composent, n’en soyons pas avares et ne
nous laissons pas impressionner. Et lorsque nous
goûterons le silence, c’est emplis de l’émotion
délivrée par ces artistes que nous vous présentons,
nos veilleurs qui s’affranchissent allègrement de
toute frontière.
Une note, un geste, un souffle, un éclat de rire.
Ainsi cheminons-nous, fragiles et tenaces.
Avec vous.
Belle saison.
Philippe Le Gal, 28 juin 2015
L’une des sources d’inspiration de cet éditorial est l’âpre mais remarquable
ouvrage d’Antoine d’Agata (photographe), Bruno Le Dantec (écrivain) et
Rafael Garido (écrivain et chercheur), ODYSSEIA, André Frères éditions, 2013.
Une nouveauté, encore une ! Devenez mécènes
du Carré Magique. Une autre manière de nous
accompagner. Page 83.