Cheikh Anta Diop au carrefour des historiographies Etudes Africaines Collection dirigée par Denis Pryen Déjà parus Martin KUENGIENDA, L'Afrique doit-elle avoir peur de la mondialisation?, 2004. André-Hubert ONANA MFEGE, Le Cameroun et ses frontières. Une dynamique géopolitique complexe,. 2004. Aurélien Kambale RUKW AT A, Pour une théologie sociale en Afrique. Etude sur les enjeux du discours sociopolitique de l'Église catholique au Congo-Kinshasa entre 1990 et 1997, 2004. Victor BISSENGUE, Contribution à l 'histoire ancienne des Pygmées,2004. P. NGOMA-BINDA, Philosophie et pouvoir politique en Afrique. Le théorie inflexionnelle, 2004. G.-B. MAS SEN GO, L'économie pétrolière du Congo. Les effets pervers de la monoressource économique dans les pays en développement, 2004. Louis SANGARÉ, Les défis de la renaissance africaine au début du XXIème siècle, 2004. Daniel Franck ID lA TA, Éléments de psycholinguistique bantu., 2004. Timothée NGAKOUTOU, L'éducation africaine demain: continuité ou rupture ?, 2004. Samuel MA WETE, L'éducation pour la paix en Afrique subsaharienne, 2004. Fatou Kiné CAMARA, Pouvoir et justice dans la tradition des peuples noirs, 2004. Tassé ABYE, Parcours d'Éthiopiens en France et aux ÉtatsUnis: de nouvelles formes de migrations, 2004. Marc RW ABAHUNGU, Au coeur des crises nationales au Rwanda et au Burundi, 2004. Emmanuel KWOFIE, Le français en Afrique, 2004. Alain NKOYOCK (Sous la direction de), Problématique de l'informatisation des processus électoraux en Afrique. Cas du Cameroun, 2004. Auguste ILOKI, Le droit du divorce au Congo, 2004. Jean FONKOUÉ Cheikh Anta Diop au carrefour des historiographies Une relecture L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Kônyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, 15 10124 Torino ITALIE Du même auteur Identité et différence. Silex, Paris, 1985. @ L'Harmattan, 2004 ISBN: 2-7475-7503-9 EAN : 9782747575034 à ma mère rappelée à l'autre monde le 26 décembre 1999 après sa visite d'adieu A van/-propos Je tiens à exprimer ma reconnaissance à Lilyan Kesteloot, Professeur émérite à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Elle a persuadé d'entreprendre cette étude. Je remercie sincèrement le Professeur Babacar Sali qui a lu et annoté le texte dans sa première version, formulé de J.udicieuses remarques et critiques. Que son mérite en soit récompensé. Je remercie également Jean-Godefroy Bidima qui a scruté le texte final avec son regard critique de philosophe. Mes remerciements enfin à Regula, mon épouse, pour son aide, ses conseils d'historienne et sa grande disponibilité d'esprit. Introduction Le Diopisme Cheikh Anta comme phénomène sociologique Cette étude met d'abord sommairement en vue les problématiques inscrites dans l'œuvre de Cheikh Anta Diop, problématiques qui sont généralement reprises dans le dispositif de l'argumentation de l'auteur lui-même. Elle examine ensuite les possibilités réelles de l'extension de la pensée de l' œuvre dans les milieux de la science, de la recherche et de l'enseignement; les continuités et/ou les ruptures dans les interprétations de ce qu'il convient d'appeler le Diopisme Cheikh Antal. L'œuvre de Cheikh Anta Diop fait l'objet de toutes sortes de critiques dont certaines légitimes et d'autres non dénuées d'intentions fort discutables. Mais le Diopisme n'est-il qu'un phénomène sociologique? L'œuvre est complexe, encyclopédique, multidimensionnelle. Il est difficile pour le lecteur de tenir la balance égale entre science et culture, entre culture et histoire. En avant de texte, le savant 1 Vu l'usage fort répandu du patronyme Diop au Sénégal et au-delà, nous avons voulu cette précision afin d'éviter, autant que possible, toute ambiguïté dans la compréhension et l'emploi du néologisme Diopisme Cheikh Anta. 9 historien Diop postule une conception nouvelle de l'histoire, de l'histoire de l'Afrique en particulier. "Quand je découvris que les anciens Egyptiens étaient des Noirs et fus convaincu de l'appartenance négroafricaine de la civilisation pharaonique égyptienne et kouchite, cela m'a d'abord ébloui. Je me mis à l'œuvre pour en savoir plus et parvins à la claire conscience que cette appartenance pouvait être historiquement prouvée. Les premiers résultats auxquels je parvins constituent la substance de mon étude intitulée: Nations nègres et culture." 2 C'est donc avec un enthousiasme contenu, empreint de nostalgie, que Cheikh Anta Diop arpente des chemins qui, au départ, ne semblaient mener nulle autre part qu'à un travail de recherche universitaire normal. Tout au long du parcours cependant, la loi des conséquences inattendues oblige alors Cheikh Anta Diop à s'engager résolument, c'est-à-dire avec hardiesse et opiniâtreté, sur la question fondamentale à laquelle sa génération avait à faire face: Qu'en était-il du Passé Historique de l'Afrique! Où était passé le Passé de l'Afrique dans les enseignements, dans les recherches, dans les démarches des historiens africains en Afrique, dans l'entreprise nationale des enseignements académiques, dans les visions de la recherche en histoire africaine, etc.? Un tel questionnement conduisait, par ses ramifications, à statuer sur l'inattendu, à savoir l'inqualifiable "tabou" qui frappe le passé historique de l'Afrique et dont il y avait tout lieu de craindre les conséquences. Cheikh Anta Diop pouvait alors dresser la carte, somme toute lisible, d'un territoire de l'histoire tel que l'on n'avait peut-être encore jamais 2 Voir: Sall, Babacar. Histoire et conscience historique: De la philosophie de I 'histoire dans I 'œuvre de Cheikh Anta Diop, in: Présence Africaine, n° 149-150, Paris, 1989, pp. 283-291. 10 découpé de la sorte. Maintenant qu'il ne croyait plus lui-même en "l'oubli de l'Histoire", il pouvait faire l'histoire de la croyance en l'oubli (des historiens et des faiseurs d'histoire de l'Afrique). Son œuvre constitue ainsi un vaste corpus de découverte et de reconstitution des phases essentielles de l'Histoire africaine. L'épine dorsale de l'œuvre était possible à discerner. Elle s'étire depuis l'archéologie, l'anthropologie, jusqu'à la linguistique. Au point de convergence de ces axes, il esquisse une étude des temporalités et une mise en œuvre de leur argumentation. Une argumentation telle qu'elle puisse réellement modifier, bousculer les approches usuelles de l'histoire en général, celle de l'Afrique en particulier. La reconstruction de l'histoire de l'Afrique par les Africains eux-mêmes constitue alors l'offensive la plus vigoureuse contre l'arrogance coloniale qui aurait enseveli, emmuré l'histoire de l'Afrique et sa temporalité la plus brillante. C'est pourquoi il devenait nécessaire d'identifier, pour les dénoncer, les procédés de manipulation de la "Vérité" sur l'histoire de l'Afrique, procédés des savoirs ethnologiques mis en place par l'entreprise coloniale, dans sa politique de "mission civilisatrice" (étant entendu que le problème de la vérité est un enjeu du pouvoir comme le dit M. Foucault). Celle-ci supposait établie une Afrique depuis toujours plongée dans la barbarie. Voilà l' "arrogance" de la pensée coloniale et occidentale. Alors Cheikh Anta Diop invite, somme les Africains de "renouer avec cette autre Afrique, la vraie, qui, installée au commencement de la production de l'humanité, s'est consolidée par la création de cette civilisation égyptienne reconnue par les savants, les historiens, les chercheurs dénués de préjugés et de "mauvaise foi", comme la première civilisation de l'humanité. Antériorité des civilisations Il nègres3 réconforte le vaste corpus de reconstitution de cette histoire africaine, égyptienne d'origine. L'argumentaire de ce travail fondateur bouscule les approches usuelles. Il argumente la philosophie historique et instaure une reconstruction de l'histoire que Cheikh Anta Diop inscrit au cœur des antiquités africaines; antiquités qui résulteraient de l'ancienne civilisation égyptienne pharaonique dans sa phase glorieuse. "Cheikh Anta Diop a choisi donc le terrain de l'Antiquité parce qu'il s'était aperçu que le point d'ancrage des mystifications sur 1'histoire africaine se situait principalement dans le champ antique. Car en refusant aux Nègres une histoire ancienne, on leur refusait l'histoire tout court ou alors celle qu'on leur réservait était celle de l'obscurité, de la dépendance.4" L'ouverture d'esprit de l'historien africain doit le contraindre à l'exercice d'une épistémologie nouvelle comme dépassement de l'empirisme du discours colonial, lequel opère comme philosophie générale des situations africaines et comme métaphysique particulière, racialiste et raciste. Il lui faut rompre avec cette métaphysique dans ses incertitudes et ses errements idéologiques. Cette pratique de la métaphysique racialiste, l' "eurocentrisme" comme il sera dit parfois, non seulement continue d'ignorer Cheikh Anta Diop, mais encore s'obstine à le renvoyer à l'extérieur de la "tradition" de l'égyptologie, maintenant ainsi l'égyptologie traditionnelle 3 Cheikh Anta Diop. Nations nègres et Culture. Paris, 1954. Cette recherche culmine quelques années plus tard avec la publication de Antériorité des civilisations nègres: Mythe ou Vérité historique? Paris, 1967. 4 Remarque de Babacar Diop. L'Antiquité africaine dans I 'œuvre de Cheikh Anta Diop, in: Présence Africaine, n° 149-150, Paris, 1989, p. 149. 12 dans l'orientation eurocentriste5. Ce qui est regrettable pour l'objectivité scientifique et la vérité historique. Ce parti pris est, en effet, une capture de l'esprit qui tend foncièrement à falsifier l'essence des choses, à nier la vérité par des arguments fallacieux qui dissimulent mal, parfois, leur socle idéologique. C'est pourquoi une vision plus pertinente de l'histoire de l'Afrique exige qu'on lui restitue tous les instruments de sa compréhension, tout le continuum où elle intègre l'historiographie mondiale. C'est une des leçons de Civilisation ou Barbarie6. Au-delà des enjeux, des discussions et des logiques des débats autour de l' œuvre de Cheikh Anta Diop, la question de l'intégration de celle-ci dans le programme des enseignements en Afrique peut sembler passer au second plan, même si le Diopisme ne saurait être réduit à un phénomène sociologique localisé. En tout cas le champ du débat s'est aujourd'hui considérablement élargi? et parfois de façon caricaturale, au risque de perdre de vue l'essentiel de ce qui constituait le champ et les conditions de questionnement de Cheikh Anta Diop; ce qui pose désormais un vrai danger pour le texte et pour le lecteur8. 5 Ainsi, sa thèse de Doctorat, intitulée Etude comparée des systèmes politiques et sociaux de l'Europe et de l'Afrique, de l'antiquité à la formation des Etats modernes, disponible à la Réserve de la bibliothèque de l'Université de Paris IV-Sorbonne, est classée en ethnologie. 6 Cheikh Anta Diop. Civilisation ou Barbarie. Paris, 1981. 7 Voir par exemple la recherche menée actuellement par le FrobeniusInstitut de l'Université de Francfort-s.-l.-M., Afrozentrismus: Aneignungsprozesse im Rahmen afroamerikanischer Identitatsbildung. 8 L'entreprise que mène en France François-Xavier Fauvelle-Aymar est à cet égard assez caractéristique. Son objectif plus ou moins avoué étant l'élimination de la pensée de Cheikh Anta Diop des milieux de la recherche africaniste française et afroaméricaine. En effet Fauvelle a depuis lors rejoint Mary R. Lefkowitz (Not out of Africa. How Afrocentrism became an excuse to teach myth as history. New York, 1996). Elle avait depuis longtemps déjà lancé un appel en direction de 13 Hors de toute polémique nous proposons ici une démarche pour retrouver les paramètres qui donnent à l' œuvre de Cheikh Anta Diop une force, somme toute particulière. Aussi cette étude se veut-elle un examen succinct de cinq champs thématiques: 1) 2) 3) 4) 5) La doctrine de l' œuvre L'épaisseur du temps comme paramètre de l'analyse historique Le regard fondateur de l'historien Diop Une méthodologie pour l'histoire de l' Afrique L'argument linguistique. 'ses collègues' universitaires pour combattre ensemble le mythe de l'afrocentrisme dans les universités américaines. Fauvelle a trouvé dans cet appell' occasion venue pour lui de reléguer Cheikh Anta Diop parmi ceux qu'il appelle' les auteurs afrocentristes' et donc banaliser la pensée de Cheikh Anta Diop dans ce qu'il dit être 'un puissant courant d'idées, l'afrocentrisme'. Ainsi Diop ne serait plus qu'un simple représentant, parmi d'autres de ce courant d' idées (voir: FauvelleAymar, François-Xavier. Naissance d'une nation noire. Multimédia, mondialisation et nouvelles solidarités, in: L'Homme, n° 161, Paris, 2002, pp. 75-90). Le lecteur trouvera une réponse vigoureuse chez Obenga, Théophile. Le Sens de la lutte contre l'africanisme eurocentriste. Khepera-L'Harmattan, Paris, 2001. 14 I. La doctrine de l'œuvre La prise en compte des thèses de Cheikh Anta Diop depuis le Colloque du Caire (1974) induit la nécessité d'une épistémologie générale revisitée de l'égyptologie, laquelle devient pour ainsi dire un acte de vertu pour l'historien africain. Il s'agit pour lui de rectifier, de localiser les impasses, d'effectuer des déplacements conceptuels sans lesquels l'historien africain ne peut cibler la pensée du regard, ne peut comprendre la situation de l'Afrique dans l'histoire, sa temporalité à la fois historique et transhistorique. Au-delà, procéder au démontage des falsifications, entretenues par l'Occident, des sources nubio-égyptiennes et égypto-pharaoniques de l'histoire africaine. Par là aussi on pourra mieux mesurer l'impact de la civilisation égypto-pharaonique sur le monde grec qui à son tour l'adapta à son propre contexte. C'est une des dimensions de l'œuvre de Martin BernaI, Black Athena9, et de la revue JACIO. Cette assimilation de l'Egypte par le monde grec produira le légendaire "miracle grec" devenu par la suite le socle "idéologique" du modèle de la science et de la culture du monde gréco-latin. Donc, et pour reprendre le dit et l'occulté de tous les temps: "La civilisation vient d'Egypte". L'Egypte est alors, pour cette raison majeure, la "mère des Arts et des Sciences", le 9 Bernal, Martin. Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization. New Brunswick, N.J., 1987.2 volumes. 10Journal of African civilizations. New Brunswick, N.J., 1979, vol. 1, n° 1 (avri11979) - . 15 berceau de la civilisation et de la science!!. La Grande Pyramide de Kheops est à la fois œuvre d'art et de calcul mathématique résultant d'une très longue pratique de la pensée scientifique quand bien même la science et sa pratique demeurent le privilège des seuls prêtres savants et philosophes de l'Egypte. Mais seuls les Grecs par la suite mettront les connaissances scientifiques à la portée du public un peu à la manière de nouveaux prophètes. Avec les Grecs en effet la science et les arts sortent du code du secret pharaonique, de la texture du mystérieux, (du champ du savoir sorcier) pour devenir "objet" de curiosité publique: questionnement public sur la vie, la nature, la société, la pensée, etc. On n'oubliera pas cependant que c'est par la conquête de la Grèce que la Rome impériale se civilisera elle-même, et la Grèce, dans cette capture, civilisera l'Occident européen. "Graecia capta, ferum victorem cepit". Pour Cheikh Anta Diop, il s'agit de rétablir la flèche du temps, flèche gommée par une habitude établie. Egypte pharaonique ~ Grèce antique ~ Rome antique ou l'Occident miraculé de la Grèce, voilà le sens de l'héritage historique en ligne directe. L'historiographie prend sens ici comme combat de renouvellement épistémologique en histoire africaine. Ce qui est alors en cause c'est de provoquer, de renouveler comme de l'intérieur de l'intelligentsia "savante", la prise de conscience des enjeux (idéologiques) d'une falsification générale des faits de l'histoire de l'Afrique continentale (voir Black Athena. Responds, de Bemal!2). Si les faits de l'histoire ont été à la base falsifiés, les discours fallacieux 11 Ounamon, 2, 20. Récit de voyage. Papyrus, acquis par W. Golenischef. Musée de Moscou (Egyptologie). Platon, Phèdre, 274 cd. Aristote, Météorologiques, I, 14. 12 Bernal, Martin. Black Athena. Responds to his Critics. Durham, 2001. 16 en sont aussi subséquents. Pour illustration, un des personnages du Cratyle de Platon (Hermogène) observe que le discours vrai sur les choses est le discours qui dit les choses comme elles sont et que le discours vrai sur les choses, c'est dans l'ensemble de ses parties qu'il est vrai. Mais, prévient fort intelligemment le même personnage, on peut cependant articuler un discours faussé à propos d'une même chose, d'un même objet. Car il y a une raison et une déraison selon que les intérêts, les passions, les opinions de tout chacun constituent pour chacun sa "vérité" 13. Question de vérité! Cheikh Anta Diop et Martin BernaI la posent à haute voix, en public et à propos du même: l'origine négro-égyptienne des arts, des sciences mathématiques, de la philosophie, de la culture, auxquels les Grecs se sont eux-mêmes initiés en Egypte auprès des prêtres savants (Hérodote II, 123) pour ensuite les adapter au contexte politique de leur espace géographique. Mais ils ne les avaient pas inventés ex nihilo, comme par miracle. On y reviendra plus loin. Dans une formule ramassée et percutante, "the death of conviction", Felipe Femandez-Armesto insiste sur l'exigence de la vérité contre le mensonge délibéré des générations "we need to know how we have got to where we are in the history of truth, how our society has come to lose faith in the reality of it and lose interest in the search for it. We need a history of truth... from the building of the Pyramids to cubist art, from spiritualism to scienceI4." Comme on le verra plus loin, Diop n'est pas le premier historien à souligner l'apport de l'Egypte au monde gréco-latin dans les domaines de la science, de la philosophie, de la religion, etc. Son mérite est d'avoir contribué à restaurer ce fait fondamental dans la science 13Platon. Craty/e. Traduction: Dalimier, Catherine. Paris, 1998. 14Femândez-Armesto, Felipe. Truth. A History. London, 1997, pp. 2 et suivantes. 17 historique. Cheikh Anta Diop dévoile l'apport de l'Afrique à l'histoire universelle, dévoile la véritable histoire, longtemps ensevelie, pour enfin établir le régime de vérité qui fonde une nouvelle historiographie de l'Afrique et de l'Antiquité comme exigence de renouvellement de la réflexion historique. Il met au jour des modalités d'actualisation du passé africain occulté. Pour ce faire, il faut retourner, à juste titre, aux adversaires et aux détracteurs fallacieux de Cheikh Anta Diop l'accusation de dogmatisme, et montrer la nécessité de rétablir solidement et durablement le concept de l'antériorité de la culture négro-égyptienne dans l'historiographie générale. Cette antériorité-là est aux sources de l'histoire comme la mémoire même de 1'histoire. Le recours à ce concept est aussi un choix heuristique. Il traduit la nécessité de resituer l'Afrique sur la base de la science historique. La contribution de Cheikh Anta Diop devient alors majeure en ce sens qu'elle montre et argumente la nécessité d'une histoire africaine réconciliée avec ses origines égyptiennes (Nations nègres et culture). Si nous avons repris ici, brièvement cependant, les matériaux de l'argument central de l' œuvre de Cheikh Anta Diop, à savoir l'argument qui assigne à la pensée de l' œuvre son véritable lieu de ressourcement, le point alpha de son déploiement, c'est que l' "Antériorité" est ce lieu, ce moment où le tout est donné à repenser l'historiographie africaine. L'analyse apparaît ainsi plus riche plus démonstrative que les altérations de sens que subit habituellement la pensée de l'œuvre de Cheikh Anta Diop. En effet, le savant a raison d'argumenter qu'il ne faut pas dissocier ce que l'association tient ensemble, pratiquer une découpe de la vérité historique en autant de représentations brumeuses, en autant de prismes déformants. 18 II. L'épaisseur du temps comme paramètre de l'analyse historique Le rattachement à la civilisation pharaonique d'Egypte montre à quelle profondeur nous plongent l' œuvre et la pensée de l' œuvre de Cheikh Anta Diop, à quelle profondeur est parvenu le savant historien et enfin à quelle autre profondeur aussi les Grecs eux-mêmes ont été obligés de se rapporter à l'Egypte pour se donner un passé moins entiché de mythologie. En effet l'Iliade comme l'Odyssée, malgré le caractère fabuleux des personnages, sont, somme toute, œuvres de pure imagination comme le sont souvent les œuvres de bonne littérature (cf. Griffin, Jasper. Homer. New York, 1980)15. Il Y a ici tout ce qui permet de suivre la piste grecque de l'égyptologie et de faire entendre l'écho du passé des Grecs pour eux-mêmes. C'est l'absence de l'épaisseur de temporalité dans le passé des Grecs, l'absence de la mémoire historique de leur passé, sinon mythologique, que voudrait compenser la propension à la légende et au fabuleux. L'enfouissement du passé dans la mythologie exprime l'absence d'une conscience historique chez les Grecs. L'épaisseur du temps historique semble absente chez les Grecs dès lors qu'il s'agit de la question de leurs origines. Pour eux c'est bien plutôt l'espace qui abrite le temps. L'espace géographique définit mieux les Grecs que la remontée à un vieux passé historique. C'est 15Ballabriga, Alain. Les voyages d'Ulysse entre réel et imaginaire, in : Europe, n° 865 : Homère. Paris, mai 2001, pp. 59-67. 19 dire que, dans la mesure où le destin d'un peuple repose sur son passé, les Grecs avaient déjà enfoui le leur dans les légendes. Le brouillage général du passé par les contes et les légendes donne peu de consistance à une histoire mythique. Le mythe, aussi bien comme phénomène relevant de l'imaginaire que comme fiction, marque souvent l'absence d'une histoire vraie et produit en même temps la fin de son opération. Au vu de cette absence d'un "vieux passé", les "anciens" Grecs étaient d'autant plus impressionnés par l'ancienneté de l'Egypte pharaonique qu'ils ne disposaient que de peu d'éléments et de peu de renseignements pour expliquer leur propre passé. La violente invasion dorienne suivie des quatre Siècles obscurs, constitue une des clefs d'explication de ces lacunes (cf. Pierre Lévêque. L'aventure grecque. Paris, 1964). Comment dès lors affirmer leur supériorité sur les Barbares, fonder, en raison, l'excellence qu'ils se reconnaissaient à eux-mêmes! C'est là un point d'histoire que les Grecs eux-mêmes ne pouvaient élucider. Deux historiens grecs, Hérodote dit "père de l'histoire" et son disciple Thucydide se sont interrogés sur le passé de la Grèce. Ils ont cherché à remonter le passé de la Grèce dans le but d'expliquer la formation de leur cité et de leur civilisation. Au bout de leurs investigations, l'Egypte leur apparaît comme point de départ pour expliquer leur propre passé, comme point d'ancrage de leur civilisationl6. Pourquoi Hérodote interroge-t-il le passé de la Grèce? Pas pour narrer les guerres médiques, mais dans le souci de lutter contre les effets dévastateurs du temps qui fait sombrer les grands évènements dans l'oubli 17. Tout est relatif certes, mais Hérodote est conscient que sans le travail de I'historien le temps finirait par abolir l' œuvre des hommes. Les exploits accomplis 16Hérodote. Histoires, II, 50-51. 17 Hérodote. Histoires, I, 1. 20