Cheikh Anta Diop

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Cheikh Anta Diop
au carrefour des historiographies
Etudes Africaines
Collection dirigée par Denis Pryen
Déjà parus
Martin KUENGIENDA, L'Afrique doit-elle avoir peur de la
mondialisation?,
2004.
André-Hubert
ONANA
MFEGE,
Le Cameroun
et ses
frontières. Une dynamique géopolitique complexe,. 2004.
Aurélien Kambale RUKW AT A, Pour une théologie sociale en
Afrique. Etude sur les enjeux du discours sociopolitique
de
l'Église catholique au Congo-Kinshasa
entre 1990 et 1997,
2004.
Victor BISSENGUE, Contribution à l 'histoire ancienne des
Pygmées,2004.
P. NGOMA-BINDA,
Philosophie
et pouvoir politique
en
Afrique. Le théorie inflexionnelle, 2004.
G.-B. MAS SEN GO, L'économie pétrolière du Congo. Les
effets pervers de la monoressource économique dans les pays
en développement, 2004.
Louis SANGARÉ, Les défis de la renaissance africaine au
début du XXIème siècle, 2004.
Daniel Franck ID lA TA, Éléments de psycholinguistique
bantu.,
2004.
Timothée NGAKOUTOU,
L'éducation
africaine demain:
continuité ou rupture ?, 2004.
Samuel MA WETE, L'éducation
pour la paix en Afrique
subsaharienne, 2004.
Fatou Kiné CAMARA, Pouvoir et justice dans la tradition des
peuples noirs, 2004.
Tassé ABYE, Parcours d'Éthiopiens en France et aux ÉtatsUnis: de nouvelles formes de migrations, 2004.
Marc RW ABAHUNGU, Au coeur des crises nationales au
Rwanda et au Burundi, 2004.
Emmanuel KWOFIE, Le français en Afrique, 2004.
Alain NKOYOCK (Sous la direction de), Problématique
de
l'informatisation
des processus électoraux en Afrique. Cas du
Cameroun, 2004.
Auguste ILOKI, Le droit du divorce au Congo, 2004.
Jean FONKOUÉ
Cheikh Anta Diop
au carrefour des historiographies
Une relecture
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Kônyvesbolt
Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
L'Harmattan Italia
Via Degli Artisti, 15
10124 Torino
ITALIE
Du même auteur
Identité et différence. Silex, Paris, 1985.
@
L'Harmattan, 2004
ISBN: 2-7475-7503-9
EAN : 9782747575034
à ma mère
rappelée à l'autre monde
le 26 décembre 1999
après sa visite d'adieu
A van/-propos
Je tiens à exprimer ma reconnaissance à
Lilyan Kesteloot, Professeur émérite à l'Université
Cheikh Anta Diop de Dakar. Elle a persuadé
d'entreprendre cette étude. Je remercie sincèrement le
Professeur Babacar Sali qui a lu et annoté le texte dans sa
première version, formulé de J.udicieuses remarques et
critiques. Que son mérite en soit récompensé. Je remercie
également Jean-Godefroy Bidima qui a scruté le texte final
avec son regard critique de philosophe.
Mes
remerciements enfin à Regula, mon épouse, pour son aide,
ses conseils d'historienne et sa grande disponibilité
d'esprit.
Introduction
Le Diopisme Cheikh Anta comme phénomène
sociologique
Cette étude met d'abord sommairement en vue les
problématiques inscrites dans l'œuvre de Cheikh Anta
Diop, problématiques qui sont généralement reprises dans
le dispositif de l'argumentation de l'auteur lui-même. Elle
examine ensuite les possibilités réelles de l'extension de la
pensée de l' œuvre dans les milieux de la science, de la
recherche et de l'enseignement; les continuités et/ou les
ruptures dans les interprétations de ce qu'il convient
d'appeler le Diopisme Cheikh Antal. L'œuvre de Cheikh
Anta Diop fait l'objet de toutes sortes de critiques dont
certaines légitimes et d'autres non dénuées d'intentions
fort discutables. Mais le Diopisme n'est-il qu'un
phénomène sociologique?
L'œuvre est complexe,
encyclopédique, multidimensionnelle. Il est difficile pour
le lecteur de tenir la balance égale entre science et culture,
entre culture et histoire. En avant de texte, le savant
1
Vu l'usage fort répandu du patronyme Diop au Sénégal et au-delà,
nous avons voulu cette précision afin d'éviter, autant que possible, toute
ambiguïté dans la compréhension et l'emploi du néologisme Diopisme
Cheikh Anta.
9
historien Diop postule une conception nouvelle de
l'histoire, de l'histoire de l'Afrique en particulier.
"Quand je découvris que les anciens Egyptiens
étaient des Noirs et fus convaincu de l'appartenance négroafricaine de la civilisation pharaonique égyptienne et
kouchite, cela m'a d'abord ébloui. Je me mis à l'œuvre
pour en savoir plus et parvins à la claire conscience que
cette appartenance pouvait être historiquement prouvée.
Les premiers résultats auxquels je parvins constituent la
substance de mon étude intitulée: Nations nègres et
culture." 2
C'est donc avec un enthousiasme contenu,
empreint de nostalgie, que Cheikh Anta Diop arpente des
chemins qui, au départ, ne semblaient mener nulle autre
part qu'à un travail de recherche universitaire normal. Tout
au long du parcours cependant, la loi des conséquences
inattendues oblige alors Cheikh Anta Diop à s'engager
résolument, c'est-à-dire avec hardiesse et opiniâtreté, sur la
question fondamentale à laquelle sa génération avait à faire
face: Qu'en était-il du Passé Historique de l'Afrique!
Où était passé le Passé de l'Afrique dans les
enseignements, dans les recherches, dans les démarches
des historiens africains en Afrique, dans l'entreprise
nationale des enseignements académiques, dans les visions
de la recherche en histoire africaine, etc.? Un tel
questionnement conduisait, par ses ramifications, à statuer
sur l'inattendu, à savoir l'inqualifiable "tabou" qui frappe le
passé historique de l'Afrique et dont il y avait tout lieu de
craindre les conséquences. Cheikh Anta Diop pouvait alors
dresser la carte, somme toute lisible, d'un territoire de
l'histoire tel que l'on n'avait peut-être encore jamais
2 Voir: Sall, Babacar. Histoire et conscience historique: De la
philosophie de I 'histoire dans I 'œuvre de Cheikh Anta Diop, in:
Présence Africaine, n° 149-150, Paris, 1989, pp. 283-291.
10
découpé de la sorte. Maintenant qu'il ne croyait plus
lui-même en "l'oubli de l'Histoire", il pouvait faire
l'histoire de la croyance en l'oubli (des historiens et des
faiseurs d'histoire de l'Afrique).
Son œuvre constitue ainsi un vaste corpus de
découverte et de reconstitution des phases essentielles de
l'Histoire africaine. L'épine dorsale de l'œuvre était
possible à discerner. Elle s'étire depuis l'archéologie,
l'anthropologie, jusqu'à la linguistique. Au point de
convergence de ces axes, il esquisse une étude des
temporalités et une mise en œuvre de leur argumentation.
Une argumentation telle qu'elle puisse réellement modifier,
bousculer les approches usuelles de l'histoire en général,
celle de l'Afrique en particulier. La reconstruction de
l'histoire de l'Afrique par les Africains eux-mêmes
constitue alors l'offensive la plus vigoureuse contre
l'arrogance coloniale qui aurait enseveli, emmuré l'histoire
de l'Afrique et sa temporalité la plus brillante.
C'est pourquoi il devenait nécessaire d'identifier,
pour les dénoncer, les procédés de manipulation de la
"Vérité" sur l'histoire de l'Afrique, procédés des savoirs
ethnologiques mis en place par l'entreprise coloniale, dans
sa politique de "mission civilisatrice" (étant entendu que le
problème de la vérité est un enjeu du pouvoir comme le dit
M. Foucault). Celle-ci supposait établie une Afrique depuis
toujours plongée dans la barbarie. Voilà l' "arrogance" de
la pensée coloniale et occidentale. Alors Cheikh Anta Diop
invite, somme les Africains de "renouer avec cette autre
Afrique, la vraie, qui, installée au commencement de la
production de l'humanité, s'est consolidée par la création
de cette civilisation égyptienne reconnue par les
savants, les historiens, les chercheurs dénués de
préjugés et de "mauvaise foi", comme la première
civilisation de l'humanité. Antériorité des civilisations
Il
nègres3 réconforte le vaste corpus de reconstitution de
cette
histoire
africaine,
égyptienne
d'origine.
L'argumentaire
de ce travail fondateur bouscule
les approches usuelles. Il argumente la philosophie
historique et instaure une reconstruction de l'histoire que
Cheikh Anta Diop inscrit au cœur des antiquités
africaines; antiquités qui résulteraient de l'ancienne
civilisation égyptienne pharaonique dans sa phase
glorieuse. "Cheikh Anta Diop a choisi donc le terrain de
l'Antiquité parce qu'il s'était aperçu que le point d'ancrage
des mystifications sur 1'histoire africaine se situait
principalement dans le champ antique. Car en refusant aux
Nègres une histoire ancienne, on leur refusait l'histoire
tout court ou alors celle qu'on leur réservait était celle de
l'obscurité, de la dépendance.4"
L'ouverture d'esprit de l'historien africain doit le
contraindre à l'exercice d'une épistémologie nouvelle
comme dépassement de l'empirisme du discours colonial,
lequel opère comme philosophie générale des situations
africaines
et comme
métaphysique
particulière,
racialiste et raciste. Il lui faut rompre avec cette
métaphysique dans ses incertitudes
et ses errements
idéologiques. Cette pratique de la métaphysique racialiste,
l' "eurocentrisme" comme il sera dit parfois, non seulement
continue d'ignorer Cheikh Anta Diop, mais encore
s'obstine à le renvoyer à l'extérieur de la "tradition" de
l'égyptologie, maintenant ainsi l'égyptologie traditionnelle
3
Cheikh Anta Diop. Nations nègres et Culture. Paris, 1954. Cette
recherche culmine quelques années plus tard avec la publication de
Antériorité des civilisations nègres: Mythe ou Vérité historique?
Paris, 1967.
4 Remarque de Babacar Diop. L'Antiquité africaine dans I 'œuvre de
Cheikh Anta Diop, in: Présence Africaine, n° 149-150, Paris, 1989,
p. 149.
12
dans l'orientation eurocentriste5. Ce qui est regrettable
pour l'objectivité scientifique et la vérité historique. Ce
parti pris est, en effet, une capture de l'esprit qui tend
foncièrement à falsifier l'essence des choses, à nier la
vérité par des arguments fallacieux qui dissimulent mal,
parfois, leur socle idéologique. C'est pourquoi une vision
plus pertinente de l'histoire de l'Afrique exige qu'on lui
restitue tous les instruments de sa compréhension, tout le
continuum où elle intègre l'historiographie mondiale. C'est
une des leçons de Civilisation ou Barbarie6.
Au-delà des enjeux, des discussions et des logiques
des débats autour de l' œuvre de Cheikh Anta Diop, la
question de l'intégration de celle-ci dans le programme des
enseignements en Afrique peut sembler passer au second
plan, même si le Diopisme ne saurait être réduit à un
phénomène sociologique localisé. En tout cas le champ du
débat s'est aujourd'hui considérablement élargi? et parfois
de façon caricaturale, au risque de perdre de vue l'essentiel
de ce qui constituait le champ et les conditions de
questionnement de Cheikh Anta Diop; ce qui pose
désormais un vrai danger pour le texte et pour le lecteur8.
5 Ainsi, sa thèse de Doctorat, intitulée Etude comparée des systèmes
politiques et sociaux de l'Europe et de l'Afrique, de l'antiquité à la
formation des Etats modernes, disponible à la Réserve de la bibliothèque de l'Université de Paris IV-Sorbonne, est classée en ethnologie.
6 Cheikh Anta Diop. Civilisation ou Barbarie. Paris, 1981.
7 Voir par exemple la recherche menée actuellement par le FrobeniusInstitut de l'Université de Francfort-s.-l.-M., Afrozentrismus: Aneignungsprozesse im Rahmen afroamerikanischer Identitatsbildung.
8 L'entreprise que mène en France François-Xavier Fauvelle-Aymar est
à cet égard assez caractéristique. Son objectif plus ou moins avoué étant
l'élimination de la pensée de Cheikh Anta Diop des milieux de la
recherche africaniste française et afroaméricaine. En effet Fauvelle a
depuis lors rejoint Mary R. Lefkowitz (Not out of Africa. How
Afrocentrism became an excuse to teach myth as history. New York,
1996). Elle avait depuis longtemps déjà lancé un appel en direction de
13
Hors de toute polémique nous proposons ici une
démarche pour retrouver les paramètres qui donnent à
l' œuvre de Cheikh Anta Diop une force, somme toute
particulière. Aussi cette étude se veut-elle un examen
succinct de cinq champs thématiques:
1)
2)
3)
4)
5)
La doctrine de l' œuvre
L'épaisseur du temps comme paramètre
de l'analyse historique
Le regard fondateur de l'historien Diop
Une méthodologie pour l'histoire de
l' Afrique
L'argument linguistique.
'ses collègues' universitaires pour combattre ensemble le mythe de
l'afrocentrisme dans les universités américaines. Fauvelle a trouvé dans
cet appell' occasion venue pour lui de reléguer Cheikh Anta Diop parmi
ceux qu'il appelle' les auteurs afrocentristes' et donc banaliser la
pensée de Cheikh Anta Diop dans ce qu'il dit être 'un puissant courant
d'idées, l'afrocentrisme'. Ainsi Diop ne serait plus qu'un simple
représentant, parmi d'autres de ce courant d' idées (voir: FauvelleAymar, François-Xavier. Naissance d'une nation noire. Multimédia,
mondialisation et nouvelles solidarités, in: L'Homme, n° 161, Paris,
2002, pp. 75-90). Le lecteur trouvera une réponse vigoureuse chez
Obenga, Théophile. Le Sens de la lutte contre l'africanisme
eurocentriste. Khepera-L'Harmattan, Paris, 2001.
14
I. La doctrine de l'œuvre
La prise en compte des thèses de Cheikh Anta Diop
depuis le Colloque du Caire (1974) induit la nécessité
d'une épistémologie générale revisitée de l'égyptologie,
laquelle devient pour ainsi dire un acte de vertu pour
l'historien africain. Il s'agit pour lui de rectifier, de
localiser les impasses, d'effectuer des déplacements
conceptuels sans lesquels l'historien africain ne peut cibler
la pensée du regard, ne peut comprendre la situation de
l'Afrique dans l'histoire, sa temporalité à la fois historique
et transhistorique. Au-delà, procéder au démontage des
falsifications, entretenues par l'Occident, des sources
nubio-égyptiennes et égypto-pharaoniques de l'histoire
africaine. Par là aussi on pourra mieux mesurer l'impact de
la civilisation égypto-pharaonique sur le monde grec qui à
son tour l'adapta à son propre contexte. C'est une des
dimensions de l'œuvre de Martin BernaI, Black Athena9, et
de la revue JACIO. Cette assimilation de l'Egypte par le
monde grec produira le légendaire "miracle grec" devenu
par la suite le socle "idéologique" du modèle de la science
et de la culture du monde gréco-latin. Donc, et pour
reprendre le dit et l'occulté de tous les temps: "La
civilisation vient d'Egypte". L'Egypte est alors, pour cette
raison majeure, la "mère des Arts et des Sciences", le
9
Bernal, Martin. Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical
Civilization. New Brunswick, N.J., 1987.2 volumes.
10Journal of African civilizations. New Brunswick, N.J., 1979, vol. 1,
n° 1 (avri11979) - .
15
berceau de la civilisation et de la science!!. La Grande
Pyramide de Kheops est à la fois œuvre d'art et de calcul
mathématique résultant d'une très longue pratique de la
pensée scientifique quand bien même la science et sa
pratique demeurent le privilège des seuls prêtres savants et
philosophes de l'Egypte. Mais seuls les Grecs par la suite
mettront les connaissances scientifiques à la portée du
public un peu à la manière de nouveaux prophètes.
Avec les Grecs en effet la science et les arts sortent
du code du secret pharaonique, de la texture du
mystérieux, (du champ du savoir sorcier) pour devenir
"objet" de curiosité publique: questionnement public sur la
vie, la nature, la société, la pensée, etc. On n'oubliera pas
cependant que c'est par la conquête de la Grèce que la
Rome impériale se civilisera elle-même, et la Grèce, dans
cette capture, civilisera l'Occident européen. "Graecia
capta, ferum victorem cepit".
Pour Cheikh Anta Diop, il s'agit de rétablir la
flèche du temps, flèche gommée par une habitude établie.
Egypte pharaonique ~ Grèce antique ~ Rome antique ou
l'Occident miraculé de la Grèce, voilà le sens de l'héritage
historique en ligne directe.
L'historiographie prend sens ici comme combat de
renouvellement épistémologique en histoire africaine. Ce
qui est alors en cause c'est de provoquer, de renouveler
comme de l'intérieur de l'intelligentsia "savante", la prise
de conscience des enjeux (idéologiques) d'une falsification
générale des faits de l'histoire de l'Afrique continentale
(voir Black Athena. Responds, de Bemal!2). Si les faits de
l'histoire ont été à la base falsifiés, les discours fallacieux
11 Ounamon, 2, 20. Récit de voyage. Papyrus, acquis par
W. Golenischef. Musée de Moscou (Egyptologie). Platon, Phèdre,
274 cd. Aristote, Météorologiques, I, 14.
12 Bernal, Martin. Black Athena. Responds to his Critics. Durham,
2001.
16
en sont aussi subséquents. Pour illustration, un des
personnages du Cratyle de Platon (Hermogène) observe
que le discours vrai sur les choses est le discours qui dit les
choses comme elles sont et que le discours vrai sur les
choses, c'est dans l'ensemble de ses parties qu'il est vrai.
Mais, prévient fort intelligemment le même personnage, on
peut cependant articuler un discours faussé à propos d'une
même chose, d'un même objet. Car il y a une raison et une
déraison selon que les intérêts, les passions, les opinions de
tout chacun constituent pour chacun sa "vérité" 13.
Question de vérité! Cheikh Anta Diop et Martin
BernaI la posent à haute voix, en public et à propos du
même: l'origine négro-égyptienne des arts, des sciences
mathématiques, de la philosophie, de la culture, auxquels
les Grecs se sont eux-mêmes initiés en Egypte auprès des
prêtres savants (Hérodote II, 123) pour ensuite les adapter
au contexte politique de leur espace géographique. Mais ils
ne les avaient pas inventés ex nihilo, comme par miracle.
On y reviendra plus loin.
Dans une formule ramassée et percutante, "the
death of conviction", Felipe Femandez-Armesto insiste sur
l'exigence de la vérité contre le mensonge délibéré des
générations "we need to know how we have got to where
we are in the history of truth, how our society has come to
lose faith in the reality of it and lose interest in the search
for it. We need a history of truth... from the building of
the Pyramids to cubist art, from spiritualism to scienceI4."
Comme on le verra plus loin, Diop n'est pas le
premier historien à souligner l'apport de l'Egypte au
monde gréco-latin dans les domaines de la science, de la
philosophie, de la religion, etc. Son mérite est d'avoir
contribué à restaurer ce fait fondamental dans la science
13Platon. Craty/e. Traduction: Dalimier, Catherine. Paris, 1998.
14Femândez-Armesto, Felipe. Truth. A History. London, 1997, pp. 2 et
suivantes.
17
historique. Cheikh Anta Diop dévoile l'apport de l'Afrique
à l'histoire universelle, dévoile la véritable histoire,
longtemps ensevelie, pour enfin établir le régime de vérité
qui fonde une nouvelle historiographie de l'Afrique et de
l'Antiquité comme exigence de renouvellement de la
réflexion historique. Il met au jour des modalités
d'actualisation du passé africain occulté. Pour ce faire, il
faut retourner, à juste titre, aux adversaires et aux
détracteurs fallacieux de Cheikh Anta Diop l'accusation de
dogmatisme, et montrer la nécessité de rétablir solidement
et durablement le concept de l'antériorité de la culture
négro-égyptienne dans l'historiographie générale. Cette
antériorité-là est aux sources de l'histoire comme la
mémoire même de 1'histoire. Le recours à ce concept est
aussi un choix heuristique. Il traduit la nécessité de resituer
l'Afrique sur la base de la science historique.
La contribution de Cheikh Anta Diop devient alors
majeure en ce sens qu'elle montre et argumente la
nécessité d'une histoire africaine réconciliée avec ses
origines égyptiennes (Nations nègres et culture).
Si nous avons repris ici, brièvement cependant, les
matériaux de l'argument central de l' œuvre de Cheikh
Anta Diop, à savoir l'argument qui assigne à la pensée de
l' œuvre son véritable lieu de ressourcement, le point alpha
de son déploiement, c'est que l' "Antériorité" est ce lieu, ce
moment où le tout est donné à repenser l'historiographie
africaine. L'analyse apparaît ainsi plus riche plus
démonstrative que les altérations de sens que subit
habituellement la pensée de l'œuvre de Cheikh Anta Diop.
En effet, le savant a raison d'argumenter qu'il ne faut pas
dissocier ce que l'association tient ensemble, pratiquer une
découpe de la vérité historique en autant de représentations
brumeuses, en autant de prismes déformants.
18
II. L'épaisseur du temps comme paramètre
de l'analyse historique
Le rattachement à la civilisation pharaonique
d'Egypte montre à quelle profondeur nous plongent
l' œuvre et la pensée de l' œuvre de Cheikh Anta Diop, à
quelle profondeur est parvenu le savant historien et enfin à
quelle autre profondeur aussi les Grecs eux-mêmes ont été
obligés de se rapporter à l'Egypte pour se donner un passé
moins entiché de mythologie. En effet l'Iliade comme
l'Odyssée, malgré le caractère fabuleux des personnages,
sont, somme toute, œuvres de pure imagination comme le
sont souvent les œuvres de bonne littérature (cf. Griffin,
Jasper. Homer. New York, 1980)15.
Il Y a ici tout ce qui permet de suivre la piste
grecque de l'égyptologie et de faire entendre l'écho du
passé des Grecs pour eux-mêmes. C'est l'absence de
l'épaisseur de temporalité dans le passé des Grecs,
l'absence de la mémoire historique de leur passé, sinon
mythologique, que voudrait compenser la propension à la
légende et au fabuleux. L'enfouissement du passé dans la
mythologie exprime l'absence d'une conscience historique
chez les Grecs. L'épaisseur du temps historique semble
absente chez les Grecs dès lors qu'il s'agit de la question
de leurs origines. Pour eux c'est bien plutôt l'espace qui
abrite le temps. L'espace géographique définit mieux les
Grecs que la remontée à un vieux passé historique. C'est
15Ballabriga, Alain. Les voyages d'Ulysse entre réel et imaginaire, in :
Europe, n° 865 : Homère. Paris, mai 2001, pp. 59-67.
19
dire que, dans la mesure où le destin d'un peuple repose
sur son passé, les Grecs avaient déjà enfoui le leur dans les
légendes. Le brouillage général du passé par les contes et
les légendes donne peu de consistance à une histoire
mythique. Le mythe, aussi bien comme phénomène
relevant de l'imaginaire que comme fiction, marque
souvent l'absence d'une histoire vraie et produit en même
temps la fin de son opération. Au vu de cette absence d'un
"vieux passé", les "anciens" Grecs étaient d'autant plus
impressionnés par l'ancienneté de l'Egypte pharaonique
qu'ils ne disposaient que de peu d'éléments et de peu de
renseignements pour expliquer leur propre passé. La
violente invasion dorienne suivie des quatre Siècles
obscurs, constitue une des clefs d'explication de ces
lacunes (cf. Pierre Lévêque. L'aventure grecque. Paris,
1964). Comment dès lors affirmer leur supériorité sur les
Barbares, fonder, en raison, l'excellence qu'ils se
reconnaissaient à eux-mêmes! C'est là un point d'histoire
que les Grecs eux-mêmes ne pouvaient élucider.
Deux historiens grecs, Hérodote dit "père de
l'histoire" et son disciple Thucydide se sont interrogés sur
le passé de la Grèce. Ils ont cherché à remonter le passé de
la Grèce dans le but d'expliquer la formation de leur cité et
de leur civilisation. Au bout de leurs investigations,
l'Egypte leur apparaît comme point de départ pour
expliquer leur propre passé, comme point d'ancrage de
leur civilisationl6. Pourquoi Hérodote interroge-t-il le
passé de la Grèce? Pas pour narrer les guerres médiques,
mais dans le souci de lutter contre les effets dévastateurs
du temps qui fait sombrer les grands évènements dans
l'oubli 17. Tout est relatif certes, mais Hérodote est
conscient que sans le travail de I'historien le temps finirait
par abolir l' œuvre des hommes. Les exploits accomplis
16Hérodote. Histoires, II, 50-51.
17
Hérodote. Histoires, I, 1.
20
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