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TROIS LECTURES
DU PHÉDON DE PLATON
www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
~ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-01782-7
EAN:9782296017825
Marc DURAND
TROIS LECTURES
DU PHÉDON DE PLATON
Pour une approche onto-théo-psychologique
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
FRANCE
L'Hannattan
Hongrie
Konyvesbolt
Kossuth
L. u. 14-16
1053 Bndapest
Espace
L'Harmattan
Kinshasa
Fac..des
Sc. Sociales, Pol et
Adm. , BP243, KIN XI
UniversitédeKinshasa- RDC
75005 Paris
L'Harmattan Italia
Via Degli Artisti, 15
10124 Torino
ITALIE
L'Harmattan Burkina Faso
1200 logements villa 96
12B2260
Ouagadougou
12
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Dominique Chateau,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus
Micheline et Vincent Bounoure, Légendaire Mélanésien, 2006
Eustache
Roger
Koffi ADANHOUNMÉ,
L'utopie
des
inventions démocratiques, 2006.
Nadia BOCCARA, David Hume et le bon usage des passions,
2006.
Alain TORNA Y, Emmanuel Lévinas, philosophie de l'Autre ou
philosophie du Moi?, 2006.
Nadine ABOU ZAKI, Introduction aux épîtres de la sagesse,
2006.
Lambert NIEME, Pour une éthique de la visibilité dans
l'invisible,2006.
Michel DIAS, Hannah Arendt. Culture et politique, 2006.
Alain PANERO, Corps, cerveau et esprit chez Bergson, 2006.
Michel JORIS, Nietzsche et le soufisme
.'
proximités gnostico-
hermétiques,2006.
Miguel ESPINOZA, Théorie du déterminisme causal, 2006.
Christian FROIDEFOND, Ménon et Théétète, 2006.
J.-L. VIEILLARD-BARON
et A. PANERO (coord.), Autour de
Louis Lavelle, 2006.
Vincent TROVATO, Être et spiritualité, 2006
Michel FA TT AL, Plotin chez Augustin, 2006.
Laurent MARGANTIN (dir.), Kenneth White et la géopoétique,
2006.
Aubin DECKEYSER, Éthique du sujet, 2006.
INTRODUCTION
Le Phédon tient une place médiane dans la chronologie des
dialogues. Il fait partie de ce que l'on a nommé "les dialogues de maturité".
Platon est à ce moment là en possession d'une méthode, la dialectique, qu'il
se permet dans le Phédon d'évoquer succinctement en quelques mots et sans
jamais lui donner son nom techniquel, et d'une doctrine philosophique ayant
pour base les Idées, qui a l'air bien établie et d'une autorité irréfragable, pour
lui-même et pour les personnages du dialogue2.
C'est une pièce reprenant des thèmes et des mythes, voire des
expressions d'ouvrages réputés antérieurs3 et qui porte en germe des ébauches
de ce que seront plus tard le Banquet, la République, et le Phèdre, notamment
en ce qui concerne la théorie de l'âme, et son corollaire, la théorie des Idées.
Nous la voyons aussi gravide de directions de pensées latentes, fouillées plus
tard méthodiquement dans les dialogues qualifiés de "Métaphysiques,,4.
Mais cette pièce, et c'est à dessein que nous employons ce terme
théâtral, nous paraît constituer en elle-même l'épilogue d'une suite de
dialogues organisés autour d'un thème, un peu à la manière des grandes
tétralogies tragiques que l'on pourrait regrouper sous une rubrique générique:
"l'histoire du procès de Socrate"s. Cette tétralogie comporterait dans l'ordre
1
Phédon, 75d; 78d; lOld sqq.
2 Voir Robin, p. VIII de sa notice aux C.UF., ainsi que la note 1 ad loco
3 Apologie, Criton, Gorgias, Ménon...
4 Théetète, Sophiste, Parménide...
Timée.
S
Voir à ce propos, Romano Guardini, "La Mort de Socrate:
interprétation des
dialogues philosophiques:
Euthyphron, Apologie de Socrate, Criton, Phédon", Trad.
Paul Ricoeur, Paris 1956. Voir aussi Diogène Laërce : "Vie, Doctrines et Sentences
des Philosophes Illustres" Trad. Grenaille, Livre III, p. 181, qui cite l'opinion de
Thrasylle à ce sujet.
-7-
des actes -et non dans l'ordre d'écriture-l'Euthyphron,
où Socrate tente de
préparer sa défense sur le plan religieux avec un "Maître" en la matière; puis
l'Apologie, procès de Socrate avec les différentes phases entourant le verdict;
le Criton qui met en scène Socrate en prison refusant de s'échapper et
exposant les hautes raisons de ses choix; le Phédon, enfin, vient nous monter
le dénouement de la pièce. C'est le dernier des quatre actes qui figure devant
nous la consommation de la sentence fatale, énoncée au cours du deuxième
acte.
Nous ne suivrons pas Robin lorsqu'il allègue dans sa "Préface au
Phédon" que ce dernier "ne fait pas corps avec les dialogues apologétiques
antérieurs"! (Apologie, Criton). Il s'appuie pour ce dire sur l'éloignement
chronologique des dialogues2. Il convient certes de se demander pourquoi
Platon aurait-il eu besoin de placer à ce moment là de son œuvre une
réflexion sur la mort de Socrate, quelque onze ans après celle-ci3, et huit ans
après l'Apologie.
Si l'on considère que Platon n'était pas satisfait de ses œuvres
apologétiques de jeunesse et qu'il a éprouve le besoin de leur donner après
coup et avec toute le puissance de sa maturité philosophique une conclusion
frappante, notamment en montrant sur scène la résultante morbide de la
légèreté de ses concitoyens, il nous semble que le lien est patent entre elles et
le Phédon.
Le Phédon reprend avec plus de maîtrise, en une sorte de péroraison,
les thèmes agités dans les trois premiers actes. L'art de Platon est plus
consommé, le choix comme sujet de dialogue de la fill physique du
protagoniste, décrite avec un réalisme et une justesse frappants, à la limite du
macabre4, sont là pour accentuer le message de ce dernier "arrivé à cette
heure de la vie où les hommes prédisent le mieux, un peu avant d'expirer"s.
Le don mantique de Socrate est ainsi renforcé et porté à son
paroxysme. Mais il ne faut cependant pas méconnaître que Platon montre ici
à nouveau l'horreur d'une erreur judiciaire en en décrivant minutieusement le
terrible, pénible et inéluctable processus final. Il s'agit bien encore d'une
œuvre apologétique, sans doute la plus belle, dédiée à la mémoire du maître.
!
P. VIII.
2 Ibidem.
3 Le Phédon est daté de 388, Socrate est mort en 399.
4
116 ad finem.
5 Apologie, 39c.
-8-
Cependant, le Phédon semble revêtir une dimension supplémentaire
au sein de l'oeuvre de Platon. Loin d'être là uniquement pour crier une
injustice à la fin d'un processus littéraire qui aura duré de 396' à 3882, ce
dialogue nous paraît constituer un terminus a quo, une base, un fondement
conceptuel à partir desquels des directions de pensée nouvelles vont être
envisagées. C'est au moment où Platon met en scène la mort de Socrate que
ses dialogues cessent d'être "socratiques" pour devenir "platoniciens". Le
Phédon constituerait ainsi pour le disciple une sorte d'exorcisme, une espèce
de libération intellectuelle de l'emprise du maître, une sorte de "meurtre du
père".
Aussi, le "testament" de Socrate coïncide-t-il avec l'avènement
d'importants dialogues de maturitë. Platon nous lègue ici l'enseignement du
Maître tel qu'il l'a reçu, compris et assimilé. Le problème ne semble pas
pertinent de se demander si le Phédon est une fiction ou la description précise
de la dernière journée de Socrate.
Tout d'abord, quelque onze ans après la mort de ce dernier, le
dialogue ne pouvait conserver que ce qui semblait important à Platon dans la
doctrine de l'homme qu'il avait assidûment fréquenté de 407 à 399.
Ensuite, nous disant qu'il était absent lors de l'entretien4, l'auteur nous
laisse entrevoir qu'une certaine liberté pourrait lui être imputée dans le
rapport des dires et des faits.
Enfin, la manière du Socrate du Phédon ne correspond pas à la
maïeutique à laquelle nous avait habitué ce dernier. C'est ici un homme qui
agit en chef d'école. "Le Socrate du Phédon est très éloigné, note Robin5 de
celui qui professe ne savoir qu'une chose: ne rien savoii" Croiset aussi
relève7 que "les démonstrations du Phédon sont typiquement platoniciennes
et non socratiques".
En effet, nous voyons Socrate, dans ce dialogue, en possession d'une
doctrine et d'une méthode solides, acceptées et entérinées par les
protagonistes.
En fait, l'enseignement du Phédon, c'est, onze ans après la mort du
maître, l'image idéalisée "cristallisée" de ce dernier dans la pensée d'un
disciple fervent, certes, mais qui commence à s'affranchir de lui.
,
Dialogues apologétiques.
2
Phédon.
3 République, Banquet, Phèdre.
4 Phédon, 59b.
5 Préface du Phédon aux C.D.F., p. XVII.
6
"Hen oîda oti ouden oîda" aimait-il à répéter: Il ya une chose que je sais, c'est que
je ne sais rien!
7
Introduction à l'Apologie de Socrate aux C.D.F., p. 138.
-9-
Enfin et surtout, ce dialogue semble poser le problème crucial des
rapports de la philosophie et de la religion, du statut et du poids respectifs de
ces deux "attitudes" au sens weilien, face à l'existence et à la mort.
Notamment, le Phédon semble retrouver le projet de l'Euthyphron
d'une analyse de la philosophie coïncidant avec "quelque discours divin"l et
se substituant à lui, d'une "religion" que l'honnêteté intellectuelle de Platon se
refuse à accepter dogmatiquement en bloc et qu'il faut bien traiter "dans les
limites de la simple raison"l philosophique et morale. "Que pourrions-nous
alléguer, nous qui convenons de notre ignorance absolue en ces matières ?,,3
Le travail proposé ci après cherchera entre autre, a mettre en lumière
le rapport délicat et subtil de la philosophie et de la religion dans le Phédon,
ainsi que le rôle médian que pourra tenir le mythe dont on peut assurément
dire qu'il est d'un usage constant dans les dialogues de maturité.
Socrate met ici en œuvre une recherche en vue d'établir une théorie
de l'eschatologie, se présentant comme un discours cohérent, persuasif et
exhortatif au sujet de l'immortalité des âmes, du jugement de ces dernières,
de leur réincarnation ou de leur salut définitif, après jugement et en fonction
de ce jugement. Pour ce faire, il fouille toutes les directions d'investigation
qui sont à sa disposition. Simmias les résume4 : "11faut à ce sujet, dit il,
tâcher de réaliser telle des éventualités que voici :
-ne pas manquer une occasion de s'instruire5
.
A
6
-ou trouver par SOl meme
-ou, si l'on n'est capable ni de l'un ni de l'autre, prendre dans
nos humaines tradition/
celle qui après tout est la meilleure et la moins
contestable et de se laisser porter ainsi comme un radeau avec le risque d'y
faire la traversée de l'existence.
-Si l'on n'a pas la possibilité de se faire porter avec plus de
sûreté et moins de risqui, sur un vaisseau plus solide, c'est-à-dire par une
révélation divine9".
1 Phédon, 85c : logou theiou linos.
2
Pour paraphraser Kant, un autre philosophe idéaliste.
3 Euthyphron, 6b : peri autôn mêden eidenai.
4 Phédon, 85d.
5 Ibidem, 85c8 : matheîn.
6
Ibidem: heurein.
7
tôn anthrôpinôn logôn.
8 Ibidem, 85d5.
9 Ibidem, 85d4 : ê logou theiou linos. L'anthrôpinos
logos de 85c9 est rendu par
Robin par "traditions humaines" et par Vicaire par "raisonnements humains". Nous
nous rapprocherons de la leçon de Robin et assimilerons ces "traditions humaines"
aux mythes, et ce, pour trois raisons:
- 10-
Le Phédon semble épuiser toutes ces possibilités. Après avoir posé
péremptoirement les termes de son espérance, en la faisant reposer sur la
révélation des Mystères religieux: "j'ai bon espoir que pour les morts il y a
quelque chose, et comme le dit du reste une ancienne tradition, quelque
chose de bien meilleur pour les bons que pour les méchants"l, Socrate se met
à rendre raison de ces assertions, et ce, sur la demande de Cébès qui a besoin
de persuasion et de preuves2. Or, cette espérance est bifide: elle comprend
d'une part la croyance en l'immortalité de l'âme et d'autre part la destinée de
celle-ci après la mort. Le traitement de ces deux thèses n'aura ni la même
valeur, ni le même statut épistémologiques:
-L'immortalité de l'âme est prouvée et établie rationnellement après
une démarche de type philosophico-dialectique. La recherche en commun3
permet de transformer l'e/pis -l'espoirde 63c en une certitude rationnelle
en l07c et en 114d4, "puisque aussi bien elle [l'âme] a été démontrée
immortelle" .
-En revanche, la destinée de l'âme après la mort est plutôt révélée
dans un discours mythico religieux5. Ici, c'est le mythe qui est le mode
d'exposition de la conviction de Socrate: point de démonstrations, mais une
foi solide qui rend la thèse sinon aussi sûre que si elle avait été établie par des
démonstrations rationnelles, du moins hautement vraisemblable. Socrate veut
le croire: le sage, ou plutôt le philosophe sera récompensé comme il le mérite
après la mort selon la justice.
Le mythe est non seulement un support imagé pour les informations
(philosophiques ou religieuses) qu'il véhicule, mais encore il s'enracine
profondément dans le fonds culturel de l'homme. C'est en ce sens qu'il est dit
1- la direction de recherche par "raisonnements humains" est déjà suggérée
en 85c8 par matheîn et heurein. Il ne nous semble pas que Platon ait eu intérêt d'une
redondance.
2- Si anthrôpinos logos est rendu par "raisonnements humains", est passée
complètement sous silence la dimension mythique de la recherche, dimension utilisée
pourtant abondamment dans le dialogue.
3- EnIm et surtout, l'emploi des termes kinduneuonta en 85d2 et
akindunoteron en 85d3 qualifiant l'anthrôpinos logos semble constituer l'anticipation
du kalos gar ho kindunos de 114d6 qui est rapporté à l'attitude de l'homme face à un
discours mythique. Ce même emploi nous permet d'envisager l'assimilation entre
l'anthrôpinos logos et le muthos. Voir à ce sujet Jacqueline Salviat : Risque et mythe
dans le Phédon; Revue des Etudes Grecques, LXXVIII, n° 369-70 janv. Juin. 1995.
1Phédon, 63c.
2 Ibidem, 69b2 :paramuthias... kai pisteôs. ..
3 Heureîn.
4 Epeidê athanatos phainetai oûsa.
5 Logou theiou tinos...anthrôpinos logos.
- Il -
anthrôpinos logosl. Il est un discours qui est nôtre, qui nous précède, qui est
toujours là ; en ce sens, ce qu'il contient est nôtre aussi. C'est une incantation2
que l'on nous a répétée, qui a fini par faire partie de nos propres structures de
pensée. Il a ainsi un pouvoir de convaincre qui approche celui de la
démonstration, pour peu que l'esprit veuille y adhérer.
Mais le Phédon n'est pas pour autant un dialogue ambivalent.
L'exigence physique et rationnelle (équilibrage vie-mort, affinité du
semblable pour le semblable, théorie des formes, preuves de l'immortalité de
l'âme) et l'exigence morale (justice ici-bas comme là-bas, destinée éminente
des bons et des philosophes...) se retrouvent conciliées dans l'entreprise de la
métempsychose platonicienne qui allie les nécessités de l'immortalité de
l'âme aux nécessités de l'eschatologie. Car, nous dit Jacqueline Salviat,
"l'eschatologie est une pièce maîtresse de la morale platonicienne.
L'immortalité à elle seule ne suffit pas à justifier l'éthique; elle peut être la
base d'une physique générale -et c'est bien ce qu'elle est en partie chez
Platon dans le Phédon avec l'argument des contraires, comme dans le Phèdre
(24Se) et le Xè livre des Lois (89Sb sqq.). Mais on pourrait concevoir sans
difficulté une physique qui ferait repasser les âmes directement dans les
nouveaux corps sans jugement, sans justice. ,,3.
Ainsi, recherche dialectique4, mythe5, ou apprentissage6 auprès des
maîtres philosophiques -Anaxagoreou religieux -Pythagore-,
tout est
fouillé par Socrate, et rien n'est irrémédiablement écarté. Chacune de ces
routes n'exclut les autres. Cependant c'est au philosophe en dernier lieu qu'il
revient de les exploiter, les critiquer, les rejeter ou les faire siennes. Et si la
certitude humaine manque quelque fois, Socrate, lui, parie avantageusement
sur une doctrine garantie par la religion qui vient conforter le philosophe dans
ses options fondamentales: immortalité de l'âme et eschatologie fondée sur la
justice et la morale sont bien le lot qui l'attendent.
I Phédon, 85d.
2 Epôdê.
3
Kalos gar ho kindunos : Risque et mythe dans le Phédon, in Revue des Etudes
Grecques, Janvier-Juin 1965, p. 31.
4
HeureÎn.
5 Anthrôpinos logos.
6
Mathein.
- 12 -
Bien que Platon s'en fût défendu, l'on pourrait comparer la
disposition (taxis) du Phédon avec le plan d'un discours rhétorique, tel que
l'ont défini Aristote\ Cicéron2 ou Quintilien3.
Les moments forts sont au nombre de quatre, entrecoupés de
digressions et de transitions fort opportunes qui donnent à cette œuvre une
continuité et un allant tels qu'il n'y a pas chez Platon de dialogue qui allie
ainsi véracité et émotion, fmesse de l'analyse et intensité des sentiments.
Ces quatre parties nous semblent être un exorde (proomion)
religieux, suivi d'une confirmation de type rationnelle (pistis), d'une
digression mythique et d'une péroraison (epilogos) tragique.
a) L'exorde nous apparaît comme un protreptique4. Devant
l'affliction de ses compagnons, Socrate proclame son espoir devant la mort. Il
les console et les exhorte à vivre vertueusement selon son exemple. Ainsi
s'adresse-t-il à Evenos : "Donne-lui mon salut et en outre, le conseil, s'il est
sage, de se mettre à ma poursuite le plus vite qu'il pourra. Quant à moi, je
m'en vais aujourd'hui même, puisque les Athéniens m'y invitent"s. Phrase que
Simmias qualifie d'ailleurs admirativement de "oion parakeleuê" : Quel
exorde !6
Nous voyons dans cette invitation la reprise et le commentaire
appelés par la phrase qui clôturait l'Apologie: "Mais voici l'heure de nous en
aller, moi pour mourir, vous pour vivre. De mon sort ou du vôtre, lequel est
le meilleur? Personne ne le sait sinon le Dieu,,7. L'interrogation de
l'Apologie reçoit dans le Phédon une réponse. C'est bien le sort de Socrate qui
se révèle enviable et non celui de ses compagnons destinés à vivre. Le
Phédon constitue et consomme la démonstration de cette assertion8. Il s'agit
ici d'un plaidoyer pour adopter une attitude sereine face à la mort.
Les raisons alléguées pour cette" euelpis" sont de deux ordres et
doivent être pesées minutieusement si l'on veut saisir la portée exacte du
dialogue.
I Rhétorique.
2 De Oratore
3
Institution Oratoire.
4 Voir A.l. Festugière
: "Les trois protreptiques
de Platon: Euthydème, Phédon,
Epinomis", Paris, Vrin, 1972, passim.
5 Phédon, 61b-c.
6
Ibidem.
7 Apologie de Socrate, 42a.
8 Preuve supplémentaire, s'il en fallait, que le Phédon continue bien l'Apologie. Voir
notre discussion supra...
- 13-
C'est une conscience religieuse qui lui interdit le suicide; c'est par
une révélation religieuse et initiatique qu'il sait que la béatitude sera la
"moîra" des bons; ce sont les mêmes mystères qui prescrivent l'attitude
ascétique qui consiste à se mortifier pendant la vie d'ici bas... Cette première
partie a donc une forte connotation religieuse, que d'aucuns ont pu privilégier
dans leurs commentaires. Nous y reviendrons.
Mais Socrate a en face de lui des gens qui doutent et ne sont pas
satisfaits. Notamment, l'on sait, d'après le Phèdre] que Simmias de Thèbes est
le plus habile à faire naître les discours, et d'après la page 77a du Phédon,
qu'il n'y a pas de douteur plus redoutable que Cébès2. Il doit donc les vaincre
par un autre moyen.
Dans une partie de transition3, Platon nous amène à une réflexion sur
le rôle et la fonction du philosophe. Nous y découvrons une certaine
similitude et des coïncidences avec le rôle et la fonction de la Religion. Ainsi,
pour justifier cet espoir d'une vie bienheureuse dans l'au-delà, nous avons
deux types d'argumentations: l'une qui s'appuie sur une révélation religieuse,
l'autre sur une attitude proprement philosophique.
Il conviendrait alors de se demander si avec le Socrate du Phédon,
faisant suite à celui de ['Euthyphron, nous ne sommes pas en présence d'une
approche nouvelle de la Religion. Celle-ci sert de référent et de garant, mais
n'est pas en fait ce que les théologiens nomment ''fons omnium". L'économie
générale du dialogue semble donner raison à cette hypothèse: la dimension
religieuse servirait à introduire à la véritable dimension du texte, qui, elle, est
philosophique.
b) Après cette exposition à coloration religieuse, nous
trouvons une partie dite de "confirmation,,4 qui comprend ce que G. Rodier a
appelé "Les preuves de l'immortalité de l'âme dans le Phédon"s. Il s'agit d'une
suite de quatre raisonnements successifs tendant à prouver rationnellement
l'immortalité de l'âme. Dans cette partie, la survivance de l'âme, supposée à
titre de foi religieuse, a besoin d'être établie rationnellement. Nous assistons
ainsi, par une sorte de transposition, par un certain éclairage philosophique de
l'objet de cette foi, du domaine religieux à celui de la connaissance
philosophique, qui dès lors passe au premier plan. Ainsi, pour justifier un
espoir religieux, ce que Socrate allègue, c'est l'exercice même de la
philosophie, la connaissance et la vertu philosophiques, fondées toutes deux
]
Phèdre, 242b.
2 Cf. aussi, Phédon, 63a.
3 Ibidem, 80c-82c.
4 Pistis, cf. 69b2.
5
Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin 1926 p.p. 138-155.
- 14 -
sur la pensée pure et non sur la croyance à une révélation religieuse d'où
qu'elle vienne! et dont la spécificité importe peu en fait. Nous sommes ici sur
le terrain des "attitudes"z qui subsument sous elles toute orientation spéciale.
D'ailleurs Simmias nous parle de "logou theiou tinos,,3 en employant
l'indéfini "tis" pour qualifier ce discours religieux. Nous reviendrons sur les
différentes façons de percevoir la divinité.
c) Cette "confirmation" se trouve soutenue par des
"digressions" importantes qui visent à donner des réponses de type divers
pour tenter de tirer les protagonistes de l'embarras où ils se trouvent4. Comme
la religion dans la première partie, le mythe sert ici à Platon d'instance de
communication. C'est un discours privilégié, "par lequel est communiqué tout
ce qu'une collectivité donnée conserve à la mémoire de son passé et transmet
oralement d'une génération à l'autre"s. Ainsi, l'initiation religieuse et le
mythe, en tant que fonds commun entre individus d'une même communauté
apparaîtraient comme le modèle ou le paradigme de ce que doit être la quête
des véritables réalités, en un mot, la philosophie. Par un effet récurrent en
"feed-back", seule la philosophie peut donner un contenu et un éclairage
véritables à ces représentations mythiques et religieuses. Le mythe supplée à
la démonstration quand celle-ci s'avère impossible, mais son message reste
subordonné à la philosophie6. Ces relations subtiles entre la philosophie et la
religion donnent à la première une allure de philosophie à coloration
religieuse que certains commentateurs du Phédon ont cru bon de privilégier7,
renversant l'ordre des arguments et tendant à montrer que "Platon présente la
découverte de la connaissance des vraies réalités comme ayant la fonction et
la valeur d'une initiation religieuse"g.
Une autre lecture est celle de Joseph Moreau9 qui effectue au
contraire un décodage entièrement épistémologique, nous semblant tronquer
ainsi le dialogue de la relation si riche entre philosophie et religion.
! Eleusis, Pythagore, Orphée, Dionysos...
2 Voir Eric Weil, Logique de la philosophie, Paris, Vrin 1967, p.p.70-86.
3 Phédon, 85d-e.
4 Phédon, 84d3 : rhêsein ; 84c8 : aporêiton ; 84d5 : aporôn...
S
Luc Brisson, "Platon, les mots et les mythes", Paris 1982, p. 12
6 Cf. Luc Brisson, ibidem, p. 12.
7 Proclus, Plotin, puis plus près de nous, Boyancé, Kucharski, Pétrement.
8 Paul Kucharski, "L'affinité entre l'âme et les Idées d'après le Phédon de Platon", in
Archives de Philosophie, Octobre-Décembre
1983.
9
La construction
de l'idéalisme platonicien,
thèse de lettres, Paris 1939, S 286 à 232,
p.p. 367 à 406, notamment.
- 15 -
En fait, il faut avec Platon garder la dimension tragique de l'homme
face à la mort, qui fait la beauté et la profondeur de cette œuvre. Cette
dimension nous semble rendue par Jacqueline Salviat sous le titre: "Kalas
gar ho kindunos"
1
.
L'Apologie nous avait déjà donné les termes d'un pari avantageux qui
nous faisait penser à celui de Pascal: "Réfléchissons bien, en effet: que de
raisons d'espérer que mourir est un bien! Car de deux choses l'une: ou bien
celui qui est mort n'est plus rien et dans ce cas il n'a plus aucun sentiment de
quoi que ce soit, ou bien, conformément à ce que l'on dit, la mort est un
passage de ce lieu dans un autre... ,,2.
Le Phédon reprend cette analyse en 91b et en 114d. En 91b, il fait de
l'espoir le résultat d'un calcul: "Voici, mon cher camarade, quel est mon
calcul, vois comment j'y gagne. La vérité est-elle d'aventure en ce que je dis?
Quelle bonne affaire d'en avoir acquis la conviction! Si, au contraire, il n'y a
rien après le trépas, eh bien, pendant le temps au moins qui justement
précède la mort, je n'ennuierai pas de mes lamentations ceux qui sont auprès
de moi". Plus loin, pour expliquer le statut du mythe qu'il vient d'évoquer, il
dit: "S'acharner à prétendre qu'il en est de ces choses comme je l'ai exposé
(dans le mythe), voilà qui ne sied pas à un homme de bon sens. Que
cependant ce soit cela ou quelque chose d'approchant pour nos âmes et pour
leur résidence, puisque manifestement l'immortalité appartient à l'âme, voilà
à mon sens le risque qu'il sied de courir, celui qui en vaut la peine, quand on
croit à cette immortalité. Ce risque est avantageux en effet (Kalas gar ho
kindunosi et il faut dans les choses de ce genre se faire à soi même comme
une incantation. C'est pourquoi, vous le voyez, je m'attarde moi-même à ce
mythe,,4.
En fondant l'espoir sur un calcul de probabilité, Platon conserve, par
honnêteté la dimension tragique de l'individu face à son destin. C'est dans le
5
"si. . .si. .." et la possibilité quoique ténue mais touj ours là du deuxième
terme de l'alternative que résident la grandeur et la beauté de l'attitude de
Socrate ainsi que sa foi... en la puissance de la philosophie et de la pensée
humaine.
l "Risque et mythe dans le Phédon", R.E. G. article cité.
2 Metoikésis té psuché tôu topou enthende eis allan topon. Apologie de Socrate, 40c ;
cf. aussi 28b, traduction Maurice Croiset.
3
"Il mérite d'être couru" pour la traduction de Vicaire. Se rapporter à l'article de 1.
Salviat déjà cité p. 36 et notamment pour la traduction de cette locution qui serait
rendue par notre trivial "ça vaut le coup d'essayer!" ou "lejeu en vaut la chandelle" ;
voir aussi les lignes de P. Friedlander in Plata, T. I, New York, 1958, p.p. 230 et sqq.
4 114d. Traduction Robin.
SEi men...ei de... 91b2.
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d) La péroraison ou épilogue nous laisse face au dilemme:
devons-nous faire foi aux allégations de Socrate, ou bien rester enfermés dans
nos craintes enfantinesl. C'est en dernier ressort l'attitude de Socrate, calme et
sereine, en plein accord avec le discours qu'il vient de tenir, qui doit nous
faire adhérer à ce dernier. Il ne s'agit pas, en effet, d'un discours
philosophique creux, tel qu'aurait pu le tenir un Protagoras -accusé lui aussi
d'impiété par Pythodore-, par exemple. Toute la différence avec Socrate
tient dans le fait que ce dernier vit son discours. Il est lui-même (à combien)
charnellement impliqué par ce qu'il dit, et totalement en accord avec lui.
En ce sens, le Phédon nous paraît être un discours ancré dans la vie,
un discours de combat, en un mot, un discours existentiel. Et cet aspect n'est
pas le moindre du dialogue.
Le Phédon présente ainsi, à nos yeux trois directions de lecture, en
étroite relation les unes avec les autres. Il a certes, manifestement un axe
religieux, mêlé de la façon qu'on sait avec un axe philosophique ou
épistémologique, mais il présente en outre, de façon moins patente, mais non
moins riche d'enseignements, un axe existentiel.
C'est néanmoins la figure du Socrate philosophe qui domine le
dialogue de bout en bout et le structure. Le Socrate philosophe, c'est celui qui
éclaire le point de rencontre entre philosophie et religion, mais c'est aussi
celui qui vit cette relation dans une pratique excluant tout compromis2.
Comme le Socrate du Phèdre maintenait que la vraie rhétorique
c'était la philosophie, comme le Socrate du Banquet que l'amour véritable
c'était la philosophie, ce que nous dévoile le Socrate du Phédon, c'est que le
vrai religieux c'est le philosophe qui pratique sa philosophie.
Ces trois dimensions se trouvent dans l'esprit et dans la lettre du
dialogue. Aussi, pour les saisir chacune dans sa pureté, il faudra effectuer une
étude aussi bien dans la direction de la "structure de surface" que dans celle
de la "structure profonde" du dialogue, selon les mots de N. Chomsky.
Ce faisant, nous nous apercevrons de l'ambivalence, voire de
l'ambiguïté des mots et des concepts qui ont pour la plupart à la fois des
connotations religieuses et profanes. Ce fait renforce encore la (con-) fusion
entre les deux aspects du dialogue, représente un piège supplémentaire pour
177e.
2 Une analogie peut être posée entre l'attitude de Socrate auprès de Criton et celle de
Platon auprès de Denys.
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l'analyse, nous fait comprendre -mais non accepter- l'unidimensionnalité
de certains commentaires du Phédon, et doit nous inciter à la prudence pour
tenter l'explication de ce dont Platon a tant parlé, sans doute pour mieux se
taire.
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CHAPITRE I
LE PHEDON, UN DIALOGUE RELIGIEUX
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L'homme est un dieu tombé qui se souvient des dieux.
Lamartine.
Méditations poétiques.
Eis de ge theôn genos, mê philosophêsanti kai pantelôs apionti,
Ou themis aphikneîsthai ail' ê tô philomathet
Platon.
Phédon, 82b.
I
Vers la race des dieux, à celui qui n'a pas philosophé ni est complètement
n'est pas permis d'aller, mais seulement à l'ami du savoir...
pur, il
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