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bonheur, à composer lui-même, semble-t-il, pour voix accompagnée de luth les vers que
produit le texte durant le récit de l'orgie chez son protecteur. En assumant la paternité d'un
poème qui fait en même temps partie du texte dont lui-même est issu en tant que créature de
fiction, Francion participe fictivement à la rédaction de la fiction dont il est le héros,
Une autre étape est franchie quand Sorel prête à son héros, sous forme d'annonce, le projet
de ses futurs livres : celui de La Science universelle dont la première partie allait paraître un
an après le dernier Francion, celui de L'Orphise de Chrysante, elle déjà composée et publiée
en 1626, du Berger extravagant, de même date, et de La Maison des jeux à venir. Enfin,
Francion est donné, au livre XI pour auteur du livre que lit son lecteur, ou plutôt qu'il a lu en
1623 : une Jeunesse de Francion, aussitôt désavouée qu'avouée par son protagoniste comme
une erreur de jeunesse, justement — « petites sottises de son enfance » (p. 437). Le même
ouvrage ou presque est plaisamment évoqué aussi dans l'Avis au lecteur de 1633, mais sous le
titre des Jeunes Erreurs, et présenté alors comme imputable au pseudo Moulinet du Parc…
Ces jeux de miroir et de facettes culminent avec le projet d'un Livre sans titre qui semble le
point aveugle de ce montage optique, l’angle de restitution de ce tableau anamorphotique : un
ouvrage qui est présenté comme « fantasque », qui serait écrit et pourtant encore à venir, et
qu’introduirait une épître dédicatoire Aux Grands qui est en réalité celle de la version de 1626
réinscrite dans le roman de 1633 — effet d'abyme vertigineux et pourtant exact : car, de fait,
le Francion de 1626 est sinon un livre sans titre, du moins un livre sans existence autonome,
absorbé par la nouvelle version de 1633.
Cet effet prismatique répercute sur le statut du personnage sa polymorphie. Le caractère
polyfacétique de ses rôles et de ses masques, la diversité de ses statuts et de ses réactions,
l’invraisemblance et la diversité de tonalité et de registre des situations et des actions, tantôt
facétieuses, tantôt romanesques, tantôt érotiques ou héroïques, sont jetées dans un récit dont
l’énergie cinétique, la vivacité de déroulement emportent l’adhésion du lecteur de Francion
sur la question rien moins que douteuse de la vraisemblance et de la cohérence du héros
éponyme : la succession des plans qui nous le montrent tour à tour gueux et noble, filou et
généreux, menteur et franc, débauché et épris, n’est pas unifiée par une logique supérieure
d’évolution psychique et philosophique construite, revendiquée, fondée sur la comparaison
entre les phases et les évolutions, les retours en arrière, les conversions qui seraient après tout
légitimes chez un jeune homme suivi du berceau à l’orgie de la vie adulte. Sorel n’a pas
souhaité signer ce contrat de vraisemblance, celui du réalisme moderne conférant une
psychologie à son personnage majeur. Il entend apparemment ce qu’il appelle « naïveté » tout
autrement que notre réalisme, contrairement aux apparences : comme une confiance faite au
mouvement pour assortir les plans successifs et disparates de son récit. Tout va si vite que,
comme au cinéma, l’image s’anime sans qu’on s’interroge sur son relief. Francion en tire sa
crédibilité tout en accréditant par sa parole et sa personnalité la crédibilité des récits qu’il fait,
par un jeu de tautologie qui s’impose à l’imagination séduite du lecteur qu’étourdit ce
bariolage de voix et de (points de) vue.
On imagine bien d’où auront procédé cette technique et cette esthétique : de l’influence
exercée par le modèle picaresque sur la conception du roman, auquel Sorel le réfère d’ailleurs
explicitement à la fin du livre III :
Ignorez vous que ces actions basses sont infiniment agreables, et que nous prenons mesme du
contentement à oüyr celles des gueux et des faquins, comme de Guzman d’Alfarache et de Lazaril
de Tormes ?
Mais en poussant Francion jusqu’au marquisat, Sorel tentait un pari plus risqué,
invraisemblable, aux limites de l’incohérence sociale et intellectuelle. Cette naissance lui
permettait de propulser son personnage jusqu’aux plus hautes sphères de la société, de le faire
vivre à la cour, parler au roi, traverser tous les milieux de haut en bas de l’échelle sociale :