Ennui et divertissement dans les Pensées de Blaise Pascal

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Julie GIANGIOBBE
Département de philosophie, Université de Fribourg
BA Proséminaire d’Éthique et Philosophie politique
Semestre de printemps 2014 ; jeudi 15h-17h, salle 4122
Ennui et divertissement dans les Pensées de Blaise Pascal
Séance 1 (27 février 2014) : clefs pour lire les Pensées
Questions de structure et d’édition
Pour des éléments biographiques et historiques, ainsi que des questions d’éditions, voir la préface de Gérard Fer-
reyrolles aux Pensées, édition Sellier, publiée dans la collection Poche.
Les Pensées sont l’esquisse d’un projet sur lequel travaillait Pascal, et qui devait être une apolo-
gie de la religion chrétienne. (Le titre des Pensées n’est pas de Pascal ; il vient de la première édition,
celle dite de Port-Royal, en 1670).
Problème posé par les Pensées : œuvre inachevée, fragmentaire, retrouvée à la mort de Pascal
sous la forme d’un ensemble de papiers dans un relatif désordre (une partie seulement de ces frag-
ments avaient été classés par Pascal dans des rubriques ou « liasses »).
Voilà ce qu’écrivent G. Proust et D. Descotes sur le site de l’édition en ligne
(<http://www.penseesdepascal.fr>) :
« Les Pensées de Pascal sont un ouvrage non seulement fragmentaire, mais aussi composite. Un premier en-
semble de dossiers constitue l’armature de l’apologie de la religion chrétienne qu’il préparait. D’autres forment des
« chantiers », plus ou moins avancés, soit que Pascal ait travaillé à recueillir des informations, soit qu’il ait étoffé des ar-
gumentations en attente de développement, soit enfin qu’il ait réuni des documents relatifs à des questions toutes diffé-
rentes. »
En plus du manuscrit de Pascal, assez difficile à déchiffrer, on dispose de deux copies faites
par la famille de Pascal (appelées C1 et C2). Les deux copies sont contemporaines (elles datent de
1662/3, soit juste à la mort de Pascal) et de la même main ; mais elles comportent de légères diffé-
rences (pour un aperçu de ces différences, voir <http://www.penseesdepascal.fr/General/Copies-s1.php>).
» Deux réponses possibles au problème de l’inachèvement, soit deux procédés d’édition principaux :
Imposer un ordre artificiel (première édition de Port-Royal en 1670 édition Brunschvicg
1904)
Restituer l’ordre dans lequel ont été retrouvés les papiers de Pascal en utilisant le ma-
nuscrit et les copies faites par sa famille (Lafuma, 1951-1964 Le Guern, 1977 Sellier,
2000-2011)
On reconnaît aujourd’hui la 2e stratégie comme étant la plus valide scientifiquement ; l’intérêt
est de montrer l’œuvre de Pascal comme une œuvre en chantier.
Les éditions de référence des pascaliens sont donc plutôt celles de Lafuma et Sellier.
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Différences entre ces éditions modernes :
Source : <http://www.penseesdepascal.fr/General/Ed-modernes.php> (onglet Documents>Éditions modernes)
Lafuma (1951-1964)
L’édition de Louis Lafuma s’appuie sur la copie C1. Il suit le manuscrit de Pascal pour ce qui
est du texte, et la copie C1 pour ce qui est du classement.
L’édition se divise en deux grands ensembles :
- Les papiers classés (27 liasses avec des titres, qui donnent le plan d’ensemble du projet
d’apologie).
- Un second ensemble qui contient tout le reste des fragments : les papiers non classés,
les papiers relatifs aux miracles, aux prophéties, des « miscellanea » (c’est-à-dire des
fragments divers), et des fragments non recensés par la copie C1.
Critique de l’édition Lafuma par Dominique Descotes et Gilles Proust : « les lectures ne sont
pas toujours exactes, et certaines fautes de lectures demeurent gênantes ».
Le Guern (1977)
L’édition de Michel Le Guern suit le même principe (la copie C1) ; elle n’apporte rien de fonda-
mentalement nouveau, mais donne des corrections qui améliorent le texte de Lafuma.
La numérotation des fragments est toutefois différente.
Sellier (2000-2011)
Le travail de Philippe Sellier s’appuie sur la copie C2. Le principe est le même que l’édition La-
fuma : l’utilisation des copies pour la reconstitution de l’ordre des papiers de Pascal. Mais Sellier ac-
corde un statut particulier à la Copie C2, parce qu’elle lui semble présenter un caractère plus fixe et
définitif dans son classement. L’autre copie lui semble avoir été conçue de telle sorte que l’ordre pouvait
être changé. D’autre part, pour Philippe Sellier, la copie C2 montre un classement chronologique. Elle
se divise ainsi :
- « projet de 1658 » (correspondant aux « papiers classés » de Lafuma)
- différents dossiers préparatoires :
o sept dossiers mis à part en juin 1658 (fragments sur les miracles
et miscellanea)
o des dossiers de « pensées mêlées » constitués de 1658 à 1662
o un certain nombre de dossiers (dit de juillet 58) sur lesquels Pascal travaillait
lorsqu’il a été interrompu par la maladie et la mort (de 1658 à 1662).
- comme Lafuma, Sellier ajoute un dossier de fragments qui n’appartiennent pas à la co-
pie qu’il utilise (C2)
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COMPARAISON DES CLASSEMENTS SELLIER ET LAFUMA
Plan de l’édition Sellier
A. Le projet de juin 1658
I. Liasse-table de juin 1658
II. Ordre
III. Vanité
IV. Misère
V. Ennui et qualités essentielles à l’homme
VI. Raison des effets
VII. Grandeur
VIII. Contrariétés
IX. Divertissement
X. Philosophes
XI. Souverain bien
XII. A. P. R.
XIII. Commencement
XIV. Soumission et usage de la raison
XV. Excellence de cette manière de prouver Dieu
XVI. Transition de la connaissance de l’homme à Dieu
XVII. La nature est corrompue et fausseté des autres religions
XVIII. Rendre la religion aimable
XIX. Fondements de la religion, réponse aux objections
XX. Que la loi était figurative
XXI. Rabbinage
XXII. Perpétuité
XXIII. Preuves de Moïse
XXIV. Preuves de JC
XXV. Prophéties
XXVI. Figures particulières
XXVII. Morale chrétienne
XXVIII. Conclusion
B. Dossiers mis à part en juin 1658
Section ‘miracles’
Section ‘Pensées mêlées’ (Miscellanea)
C. Derniers dossiers de pensées mêlées (1658-1662)
D. Développements de juillet 1658
Discours de la machine
Lettre pour porter à la recherche de Dieu
Préface de la seconde partie
Autour de la corruption
E. Fragments non enregistrés par la seconde copie
Plan de l’édition Lafuma
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Le projet d’une apologie de la religion chrétienne
Source : <http://www.penseesdepascal.fr/General/Apologie-s3.php> (onglet Classement>Projet apologétique)
Projet de Pascal : écrire une apologie de la religion chrétienne, destinée à être lu par des non-
croyants. Le public va des libres penseurs (athées convaincus, libertins), aux indifférents, aux indécis,
ou à des Chrétiens pratiquants sans une foi très profonde.
Mais Pascal souscrit à des thèses théologiques augustiniennes qui favorisent la grâce
(l’intervention toute-puissante de Dieu pour produire la foi) sur la volonté humaine.
Pourquoi une telle primauté de la grâce ? Parce que Pascal souscrit au dogme du péché origi-
nel sous une forme radicale : la nature de l’homme est si corrompue que sa volonté ne peut jamais
choisir le bien. La volonté est toujours naturellement inclinée vers le mal (c’est-à-dire vers son propre
plaisir). Pour être convertie, c’est-à-dire pour être tournée vers Dieu, la volonté doit donc être changée
de l’intérieur – ce que seule la puissance de Dieu peut faire.
Paradoxe : pourquoi une apologie si la conversion ne peut être opérée que par la grâce ?
Comme l’écrivent Dominique Descotes et Gilles Proust : « le paradoxe de l'apologétique,
selon Pascal, consiste en ce que sa fin est la conversion du pécheur, mais qu’elle n'a aucun moyen de
la provoquer ».
» Fonctions possibles de l’apologie
(référence : Henri Gouhier, Blaise Pascal. Conversion et apologétique. Paris : Vrin, 1986)
fides ex auditu1 (Rm 10, 17) : la foi peut venir par ce qu’on entend. L'apologie pascalienne,
comme parole qui se fait l’écho du message chrétien, peut être l'instrument, ou le véhicule pos-
sible de la grâce
Fonction préparatoire :
1. Porter à chercher Dieu
2. « ôter les obstacles » qui empêchent le non-croyant de considérer la religion chrétienne
comme une issue véritable (et la seule possible, d’après Pascal)
Pour l’apologiste lui-même, l’apologie répond à une forme d’honnêteté, de devoir chrétien à
l’égard du vrai et du bien : dire la vérité, faire acte de charité envers les non-croyants.
Explication sur les deux sens possibles de la fonction « préparatoire » de l’apologie :
1) Porter à chercher Dieu
Il faut savoir que cette fonction ne s’applique qu’à une certaine catégorie de personnes, qui se-
raient déjà touchées par la grâce, mais sous une forme encore balbutiante.
En effet, pour Pascal, le fait de vouloir se porter vers Dieu est déjà l’effet d’une grâce. Comme
l’écrivent Dominique Descotes et Gilles Proust :
« En réalité l’initiative revient toujours à Dieu, dans la mesure le fait même qu’un homme
commence à chercher est déjà un effet de la grâce. »
Ou encore : « le seul fait de commencer une recherche de la vérité est déjà le signe que la
grâce de Dieu opère en l’homme. »
1 Il s’agit d’une expression tirée d’un verset de l’épître de Paul aux Romains (10, 17) : Ainsi la foi naît de ce qu’on entend dire
et ce qu’on entend dire vient de la parole du Christ (Traduction de la Bible de Jérusalem).
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Bref point théologique
Source : l’écrit sur la Conversion du pécheur, dans les Œuvres complètes de Pascal (éd. du Seuil), p. 290-291.
La grâce opère pour Pascal en deux temps :
1. Première manifestation de la grâce :
Une nouvelle manière de voir les choses (comme l’écrit Pascal : un « connaissance et une vue
tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle »).
Cette vue nouvelle est une prise de conscience de la vanité des choses : elles sont passagères, inconsis-
tantes, incapables d’apporter une satisfaction constante.
Le désir naît donc de s’en tacher, pour atteindre un bien « véritable et subsistant par lui-
même ». Ce n’est qu’un désir négatif, qui n’est pas encore tourné vers son objet véritable.
L’âme voudrait désirer Dieu, mais elle ne connaît pas encore le chemin jusqu’à lui.
En même temps que ce désir de se détacher des choses terrestres, Dieu accorde à l’âme une
grâce de prière, c’est-à-dire une capacité à demander son secours pour arriver jusqu’à lui. Si l’on fait
usage de cette grâce de prière, alors Dieu accorde la seconde grâce, qui est la conversion véritable,
l’attachement de la volonté à lui.
2. Accomplissement de la grâce : conversion de la volonté, c’est-à-dire foi véritable
L’apologie de la religion chrétienne peut aider à accomplir le passage d’une grâce à l’autre.
La première grâce commence par un désir de détachement, associé à un pouvoir de prier :
l’apologie peut renforcer le sir de tachement et inciter à faire usage du pouvoir de
prier.
2) « Ôter les obstacles »
Ce 2e sens de la fonction préparatoire est plus négatif : il concerne la manière dont l’apologie
peut fonctionner hors de toute forme de grâce.
La stratégie de Pascal consiste alors à montrer au non-croyant la faute qu’il commet en quelque
sorte contre lui-même en ne cherchant pas le bien suprême (un bien, une vérité et une justice absolus).
Procédé apologétique de Pascal :
- Pas de démonstration rationnelle de l’existence de Dieu ou de la vérité du dogme chrétien
(Lafuma 424 / Sellier 680) C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà
ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison.
- Pas de critique radicale de l’attitude du non-croyant, comme si elle était une erreur radicale : il y
a une certaine vérité dans cette attitude, mais elle est seulement partielle
(Lafuma 701 / Sellier 579) Quand on veut reprendre avec utilité et montrer
à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle
est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui couvrir le
côté par elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas
et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés.
Le commencement de la démarche de Pascal est placé dans l’existence de l’homme sans
Dieu ; il s’agit d’amener le non-croyant devant la religion chrétienne, comme étant la seule is-
sue possible (sans pouvoir démontrer cela de façon certaine)
Comme il s’adresse au non-croyant, Pascal place le commencement de sa démarche dans
l’existence de l’homme sans Dieu donc dans l’existence « mondaine ». Il part donc de faits, que cha-
cun peut reconnaître dans sa propre existence. Il n’impose pas d’emblée le contenu du dogme chrétien,
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