Ennui et divertissement dans les Pensées de Blaise Pascal

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Julie GIANGIOBBE
Département de philosophie, Université de Fribourg
[email protected]
BA – Proséminaire d’Éthique et Philosophie politique
Semestre de printemps 2014 ; jeudi 15h-17h, salle 4122
Ennui et divertissement dans les Pensées de Blaise Pascal
Séance 1 (27 février 2014) : clefs pour lire les Pensées
Questions de structure et d’édition
Pour des éléments biographiques et historiques, ainsi que des questions d’éditions, voir la préface de Gérard Ferreyrolles aux Pensées, édition Sellier, publiée dans la collection Poche.
Les Pensées sont l’esquisse d’un projet sur lequel travaillait Pascal, et qui devait être une apologie de la religion chrétienne. (Le titre des Pensées n’est pas de Pascal ; il vient de la première édition,
celle dite de Port-Royal, en 1670).
► Problème posé par les Pensées : œuvre inachevée, fragmentaire, retrouvée à la mort de Pascal
sous la forme d’un ensemble de papiers dans un relatif désordre (une partie seulement de ces fragments avaient été classés par Pascal dans des rubriques ou « liasses »).
Voilà ce qu’écrivent G. Proust et D. Descotes sur le site de l’édition en ligne
(<http://www.penseesdepascal.fr>) :
« Les Pensées de Pascal sont un ouvrage non seulement fragmentaire, mais aussi composite. Un premier ensemble de dossiers constitue l’armature de l’apologie de la religion chrétienne qu’il préparait. D’autres forment des
« chantiers », plus ou moins avancés, soit que Pascal ait travaillé à recueillir des informations, soit qu’il ait étoffé des argumentations en attente de développement, soit enfin qu’il ait réuni des documents relatifs à des questions toutes différentes. »
En plus du manuscrit de Pascal, assez difficile à déchiffrer, on dispose de deux copies faites
par la famille de Pascal (appelées C1 et C2). Les deux copies sont contemporaines (elles datent de
1662/3, soit juste à la mort de Pascal) et de la même main ; mais elles comportent de légères différences (pour un aperçu de ces différences, voir <http://www.penseesdepascal.fr/General/Copies-s1.php>).
» Deux réponses possibles au problème de l’inachèvement, soit deux procédés d’édition principaux :
 Imposer un ordre artificiel (première édition de Port-Royal en 1670 – édition Brunschvicg
1904)
 Restituer l’ordre dans lequel ont été retrouvés les papiers de Pascal – en utilisant le manuscrit et les copies faites par sa famille (Lafuma, 1951-1964 – Le Guern, 1977 – Sellier,
2000-2011)
On reconnaît aujourd’hui la 2e stratégie comme étant la plus valide scientifiquement ; l’intérêt
est de montrer l’œuvre de Pascal comme une œuvre en chantier.
 Les éditions de référence des pascaliens sont donc plutôt celles de Lafuma et Sellier.
1
Différences entre ces éditions modernes :
Source : <http://www.penseesdepascal.fr/General/Ed-modernes.php> (onglet Documents>Éditions modernes)
Lafuma (1951-1964)
L’édition de Louis Lafuma s’appuie sur la copie C1. Il suit le manuscrit de Pascal pour ce qui
est du texte, et la copie C1 pour ce qui est du classement.
L’édition se divise en deux grands ensembles :
-
Les papiers classés (27 liasses avec des titres, qui donnent le plan d’ensemble du projet
d’apologie).
Un second ensemble qui contient tout le reste des fragments : les papiers non classés,
les papiers relatifs aux miracles, aux prophéties, des « miscellanea » (c’est-à-dire des
fragments divers), et des fragments non recensés par la copie C1.
Critique de l’édition Lafuma par Dominique Descotes et Gilles Proust : « les lectures ne sont
pas toujours exactes, et certaines fautes de lectures demeurent gênantes ».
Le Guern (1977)
L’édition de Michel Le Guern suit le même principe (la copie C1) ; elle n’apporte rien de fondamentalement nouveau, mais donne des corrections qui améliorent le texte de Lafuma.
La numérotation des fragments est toutefois différente.
Sellier (2000-2011)
Le travail de Philippe Sellier s’appuie sur la copie C2. Le principe est le même que l’édition Lafuma : l’utilisation des copies pour la reconstitution de l’ordre des papiers de Pascal. Mais Sellier accorde un statut particulier à la Copie C2, parce qu’elle lui semble présenter un caractère plus fixe et
définitif dans son classement. L’autre copie lui semble avoir été conçue de telle sorte que l’ordre pouvait
être changé. D’autre part, pour Philippe Sellier, la copie C2 montre un classement chronologique. Elle
se divise ainsi :
- « projet de 1658 » (correspondant aux « papiers classés » de Lafuma)
- différents dossiers préparatoires :
o sept dossiers mis à part en juin 1658 (fragments sur les miracles
et miscellanea)
o des dossiers de « pensées mêlées » constitués de 1658 à 1662
o un certain nombre de dossiers (dit de juillet 58) sur lesquels Pascal travaillait
lorsqu’il a été interrompu par la maladie et la mort (de 1658 à 1662).
- comme Lafuma, Sellier ajoute un dossier de fragments qui n’appartiennent pas à la copie qu’il utilise (C2)
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COMPARAISON DES CLASSEMENTS SELLIER ET LAFUMA
Plan de l’édition Sellier
A. Le projet de juin 1658
I.
Liasse-table de juin 1658
II.
Ordre
III.
Vanité
IV.
Misère
V.
Ennui et qualités essentielles à l’homme
VI.
Raison des effets
VII. Grandeur
VIII. Contrariétés
IX.
Divertissement
X.
Philosophes
XI.
Souverain bien
XII. A. P. R.
XIII. Commencement
XIV. Soumission et usage de la raison
XV. Excellence de cette manière de prouver Dieu
XVI. Transition de la connaissance de l’homme à Dieu
XVII. La nature est corrompue et fausseté des autres religions
XVIII. Rendre la religion aimable
XIX. Fondements de la religion, réponse aux objections
XX. Que la loi était figurative
XXI. Rabbinage
XXII. Perpétuité
XXIII. Preuves de Moïse
XXIV. Preuves de JC
XXV. Prophéties
XXVI. Figures particulières
XXVII. Morale chrétienne
XXVIII. Conclusion
B. Dossiers mis à part en juin 1658
Section ‘miracles’
Section ‘Pensées mêlées’ (Miscellanea)
C. Derniers dossiers de pensées mêlées (1658-1662)
D. Développements de juillet 1658
Discours de la machine
Lettre pour porter à la recherche de Dieu
Préface de la seconde partie
Autour de la corruption
E. Fragments non enregistrés par la seconde copie
Plan de l’édition Lafuma
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Le projet d’une apologie de la religion chrétienne
Source : <http://www.penseesdepascal.fr/General/Apologie-s3.php> (onglet Classement>Projet apologétique)
► Projet de Pascal : écrire une apologie de la religion chrétienne, destinée à être lu par des noncroyants. Le public va des libres penseurs (athées convaincus, libertins), aux indifférents, aux indécis,
ou à des Chrétiens pratiquants sans une foi très profonde.
Mais Pascal souscrit à des thèses théologiques augustiniennes qui favorisent la grâce
(l’intervention toute-puissante de Dieu pour produire la foi) sur la volonté humaine.
Pourquoi une telle primauté de la grâce ? Parce que Pascal souscrit au dogme du péché originel sous une forme radicale : la nature de l’homme est si corrompue que sa volonté ne peut jamais
choisir le bien. La volonté est toujours naturellement inclinée vers le mal (c’est-à-dire vers son propre
plaisir). Pour être convertie, c’est-à-dire pour être tournée vers Dieu, la volonté doit donc être changée
de l’intérieur – ce que seule la puissance de Dieu peut faire.
► Paradoxe : pourquoi une apologie si la conversion ne peut être opérée que par la grâce ?
Comme l’écrivent Dominique Descotes et Gilles Proust : « le paradoxe de l'apologétique,
selon Pascal, consiste en ce que sa fin est la conversion du pécheur, mais qu’elle n'a aucun moyen de
la provoquer ».
» Fonctions possibles de l’apologie
(référence : Henri Gouhier, Blaise Pascal. Conversion et apologétique. Paris : Vrin, 1986)
 fides ex auditu1 (Rm 10, 17) : la foi peut venir par ce qu’on entend. L'apologie pascalienne,
comme parole qui se fait l’écho du message chrétien, peut être l'instrument, ou le véhicule possible de la grâce
 Fonction préparatoire :
1. Porter à chercher Dieu
2. « ôter les obstacles » qui empêchent le non-croyant de considérer la religion chrétienne
comme une issue véritable (et la seule possible, d’après Pascal)
 Pour l’apologiste lui-même, l’apologie répond à une forme d’honnêteté, de devoir chrétien à
l’égard du vrai et du bien : dire la vérité, faire acte de charité envers les non-croyants.
Explication sur les deux sens possibles de la fonction « préparatoire » de l’apologie :
1) Porter à chercher Dieu
Il faut savoir que cette fonction ne s’applique qu’à une certaine catégorie de personnes, qui seraient déjà touchées par la grâce, mais sous une forme encore balbutiante.
En effet, pour Pascal, le fait de vouloir se porter vers Dieu est déjà l’effet d’une grâce. Comme
l’écrivent Dominique Descotes et Gilles Proust :
« En réalité l’initiative revient toujours à Dieu, dans la mesure où le fait même qu’un homme
commence à chercher est déjà un effet de la grâce. »
Ou encore : « le seul fait de commencer une recherche de la vérité est déjà le signe que la
grâce de Dieu opère en l’homme. »
Il s’agit d’une expression tirée d’un verset de l’épître de Paul aux Romains (10, 17) : Ainsi la foi naît de ce qu’on entend dire
et ce qu’on entend dire vient de la parole du Christ (Traduction de la Bible de Jérusalem).
1
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Bref point théologique
Source : l’écrit sur la Conversion du pécheur, dans les Œuvres complètes de Pascal (éd. du Seuil), p. 290-291.
La grâce opère pour Pascal en deux temps :
1. Première manifestation de la grâce :
Une nouvelle manière de voir les choses (comme l’écrit Pascal : un « connaissance et une vue
tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle »).
Cette vue nouvelle est une prise de conscience de la vanité des choses : elles sont passagères, inconsistantes, incapables d’apporter une satisfaction constante.
 Le désir naît donc de s’en détacher, pour atteindre un bien « véritable et subsistant par luimême ». Ce n’est qu’un désir négatif, qui n’est pas encore tourné vers son objet véritable.
L’âme voudrait désirer Dieu, mais elle ne connaît pas encore le chemin jusqu’à lui.
En même temps que ce désir de se détacher des choses terrestres, Dieu accorde à l’âme une
grâce de prière, c’est-à-dire une capacité à demander son secours pour arriver jusqu’à lui. Si l’on fait
usage de cette grâce de prière, alors Dieu accorde la seconde grâce, qui est la conversion véritable,
l’attachement de la volonté à lui.
2. Accomplissement de la grâce : conversion de la volonté, c’est-à-dire foi véritable
 L’apologie de la religion chrétienne peut aider à accomplir le passage d’une grâce à l’autre.
La première grâce commence par un désir de détachement, associé à un pouvoir de prier :
l’apologie peut renforcer le désir de détachement et inciter à faire usage du pouvoir de
prier.
2) « Ôter les obstacles »
Ce 2e sens de la fonction préparatoire est plus négatif : il concerne la manière dont l’apologie
peut fonctionner hors de toute forme de grâce.
La stratégie de Pascal consiste alors à montrer au non-croyant la faute qu’il commet en quelque
sorte contre lui-même en ne cherchant pas le bien suprême (un bien, une vérité et une justice absolus).
► Procédé apologétique de Pascal :
-
Pas de démonstration rationnelle de l’existence de Dieu ou de la vérité du dogme chrétien
(Lafuma 424 / Sellier 680) C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà
ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison.
-
Pas de critique radicale de l’attitude du non-croyant, comme si elle était une erreur radicale : il y
a une certaine vérité dans cette attitude, mais elle est seulement partielle
(Lafuma 701 / Sellier 579) Quand on veut reprendre avec utilité et montrer
à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle
est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le
côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas
et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés.
 Le commencement de la démarche de Pascal est placé dans l’existence de l’homme sans
Dieu ; il s’agit d’amener le non-croyant devant la religion chrétienne, comme étant la seule issue possible (sans pouvoir démontrer cela de façon certaine)
Comme il s’adresse au non-croyant, Pascal place le commencement de sa démarche dans
l’existence de l’homme sans Dieu – donc dans l’existence « mondaine ». Il part donc de faits, que chacun peut reconnaître dans sa propre existence. Il n’impose pas d’emblée le contenu du dogme chrétien,
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il s’efforce plutôt de mener inexorablement le non-croyant devant la religion chrétienne, en montrant les
contradictions et les impasses de la vie sans Dieu, puis en présentant la religion chrétienne comme la
seule issue crédible et possible.
Deux aspects complémentaires dans la démarche pascalienne :
1) Mettre dans l’inquiétude :
Montrer au non-croyant que son existence est faite d’insécurité et d’inquiétude : l’arracher à son
inconscience. La stratégie de Pascal consiste donc à rappeler les réalités désagréables (les malheurs
inévitables, la mort), que chacun connaît déjà, même s’il veut les oublier. Objectif général : faire sortir le
lecteur de ses positions de retranchement, de la fausse sécurité ou indifférence dans laquelle il s’abrite,
et qui repose sur un effort constant d’oubli (cela s’appelle le divertissement, comme on le verra).
Il s’agit donc, dans la mesure du possible, de libérer l’homme de ses déterminations et agitations habituelles (=la concupiscence ou les « passions »), et de le placer sur le point où il est nécessaire
pour lui de choisir véritablement le bien auquel il veut s’attacher.
(Lafuma 119 / Sellier 151) … il [=l’homme] n’a point de vérité ou constante ou satisfaisante.
Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé de passions pour la
suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions. Je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence, qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât
point pour faire son choix et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi.
L’état que Pascal peut espérer faire atteindre, au minimum, au non-croyant, est une forme de
lucidité :
- les « solutions » dans lesquelles il se tient (l’existence même, les objets auxquels on s’attache)
n’en sont pas.
- il devrait essayer de chercher une vraie solution – solution à laquelle lui-même aspire (cela fait
partie de la force du discours pascalien : montrer à chacun qu’il est foncièrement insatisfait, et
que quelque chose en lui réclame une issue, un repos véritable)
-> De là, Pascal peut présenter la religion chrétienne comme une solution crédible (et même la
seule).
2) Vaincre les préventions (préjugés, hostilité, crainte, méfiance) contre la religion chrétienne
(Lafuma 12 / Sellier 46) Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur
qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à
la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle
fût vraie, et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme. Aimable
parce qu’elle promet le vrai bien.
Pascal se propose de faire apparaître la religion chrétienne comme acceptable pour la raison et
comme aimable, même si cela ne suffit pas à convertir véritablement. L’apologie peut au moins convaincre le non-croyant qu’il y a de bonnes raisons de croire. Si celui-ci ne peut pas être sauvé par sa
seule volonté, il peut au moins apprendre comment il peut espérer être sauvé.
Voilà ce qu’écrit Pascal :
(Lafuma 160 / Sellier 192) Il y a trois sortes de personnes : les uns qui servent Dieu l’ayant
trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le
chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.
L’apologie a donc simplement le pouvoir de faire passer le non-croyant de la dernière catégorie
(fou et malheureux) à la catégorie intermédiaire (malheureux et raisonnable).
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Cette lucidité, si elle peut sembler une perspective peu réjouissante, reste l’attitude éthique la
plus digne pour le non-croyant, l’attitude qui se rapproche le plus, dans la vie profane (non-chrétienne),
du bien et de la vérité.
Suivi de la démarche apologétique dans la section « classée » des Pensées
(dans le plan Sellier : « projet de 1658 », dans le plan Lafuma, « Papiers classés »)
Liasse « Ordre » : exposition des étapes de l’apologie
« Vanité » : ton ironique à la Montaigne ; montrer l’absence de fondements des actions de la vie humaine et sociale : coutumes variées, divergentes, qui ne reposent sur rien.
« Misère » : ton plus tragique ; cette absence de fondement traduit une impuissance de l’homme à trouver un véritable bien.
« Ennui » : sentiment de la misère
« Raison des effets » : cela veut dire dans le langage des physiciens classiques la loi qui fonde les phénomènes naturels, l’explication de leurs variations apparentes.
Procédé typiquement pascalien, qu’on pourrait dire dialectique : « Renversement continuel du
pour au contre ». Après en avoir montré la vanité, il montre que l’existence humaine est tout de même
justifiée telle qu’elle est, dans son imperfection ; mais il lui reste à dépasser encore ce point de vue, en
montrant que l’existence humaine repose sur une vérité incomplète.
( Laf. 93 / S. 127) Nous avons donc montré que l’homme est vain par l’estime qu’il fait des
choses qui ne sont point essentielles. Et toutes ces opinions sont détruites.
Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines et qu’ainsi toutes ces
vanités étant très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit. Et ainsi nous avons détruit
l’opinion qui détruisait celle du peuple.
Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition et montrer qu’il demeure toujours
vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu’il n’en sent pas la vérité où
elle est et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines.
« Grandeur » : réévaluation de la condition de l’homme. La misère n’est pensable que relativement à
une perfection dont l’homme garde en lui la trace.
« Contrariétés » : On peut affirmer à la fois la misère et la grandeur de l’homme ; mais ce sont deux
affirmations contradictoires ; pire, même, plus on adhère à l’une, plus on prouve l’autre. En affirmant la
grandeur (en posant à l’homme de grandes ambitions : atteindre le bien), on se heurte à la misère (les
imperfections qui l’empêchent).
(Lafuma 122 / Sellier 155) La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur et les
autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même, tout
ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour
conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut. Et les
autres au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres par un cercle sans fin, étant certain qu’à
mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et grandeur et misère en l’homme.
Là, on rejoint un niveau philosophique du problème : la philosophie est enfermée dans une contradiction impossible à dépasser, condamnée à balancer entre deux positions (affirmer la grandeur/affirmer la misère). Mais aucune des deux positions n’est stable, elle est toujours contredite par
l’autre, qui semble avoir tout autant de justesse.
Pour dépasser cette contradiction, il faut penser la nature de l’homme comme double. La liasse
« contrariété » finit par un fragment (Lafuma 131, Sellier 164) où est donnée une première présentation
de la doctrine chrétienne comme répondant à ce problème.
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« Divertissement » : retour du côté de l’existence concrète. Pascal présente la stratégie moyenne de
l’homme dans le monde, pour répondre à l’état d’inquiétude où il se trouve : ce n’est pas une position
philosophique, mais un état d’oubli par l’agitation.
« Philosophes » : développement de la contradiction où est enfermée la philosophie, et que la philosophie n’apporte pas de position stable ; que la philosophie n’apporte aucune solution.
« Souverain bien » : Pascal montre où est le bien véritable – en Dieu.
Pascal a accompli la première partie de sa démarche : rejoindre la religion chrétienne à partir de
l’existence humaine, en passant par la raison philosophique. Sa stratégie a consisté à détruire toutes
les positions où le lecteur non-croyant aurait pu se retrancher.
 Une position d’inquiétude est rejointe : il n’y a d’apaisement ni dans l’existence, ni dans la philosophie
 La religion chrétienne peut être avancée comme solution qui résout les contradictions
« A P. R. » (c’est-à-dire à Port-Royal) : présentation du contenu de la religion chrétienne, et comment
elle résout la contradiction. (Doctrine des deux natures : l’homme a été créé parfait ; il a commis le péché originel et a déchu ; il est aujourd’hui dans un état de corruption).
Pascal s’attache aussi à expliquer pourquoi la religion chrétienne, si elle est vraie, ne s’impose
pas à tous de façon évidente, éclatante et indiscutable : exposition du caractère mystérieux et caché de
la vérité chrétienne, qui est la manière dont Dieu se révèle à l’homme :
(Lafuma 149 / Sellier 182) « Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir,
et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire ».
« Commencement » : exposition de la position d’inquiétude à partir de laquelle on peut envisager la
religion chrétienne comme la seule issue véritable.
« Soumission et usage de la raison » : problème des rapports entre la raison et la religion chrétienne.
Le dogme chrétien (par son caractère révélé) dépasse la raison (il a une origine surnaturelle et
contient un mystère) ; mais il n’est pas pour autant contraire à la raison. La raison doit pouvoir admettre
le dogme chrétien, et en même temps, se soumettre à lui : autrement dit, la raison doit s’imposer
d’abdiquer, mais à partir d’elle-même.
(Lafuma 182 / Sellier 213) Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.
Comme l’écrivent D. Descotes et G. Proust : « Soumission pour les dogmes révélés, mais
usage de la raison pour juger de leur crédibilité, et pour tirer les conséquences qui en découlent. » ; ou
comme l’écrit G. Ferreyrolles : « La raison chez Pascal ne cède qu'à elle-même quand elle reconnaît un
au-delà de la raison. »
« Excellence » : Pascal montre que la religion chrétienne (c’est-à-dire la connaissance de Dieu par Jésus-Christ) permet de résoudre l’impasse où reste enfermée la philosophie. Elle explique à la fois grandeur et misère ; elle offre à la fois réformation et consolation. Elle n’est ni désespérante, ni flatteuse.
Transition : dépassement de la connaissance de l’homme par Dieu
 À partir de là, Pascal peut poser la religion chrétienne ; de « Fausseté des autres religions »
jusqu’à « Morale chrétienne », il s’attache à exposer la doctrine du Christ et à donner des
preuves convaincantes de sa vérité (par des arguments historiques et scripturaires).
Conclusion : Pascal finit sur un aveu d’humilité, la conscience des limites de sa propre démarche.
(Lafuma 377 / Sellier 409) Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer.
(Lafuma 380 / Sellier 412) On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi, si Dieu
n’incline le cœur, et on croira dès qu’il l’inclinera.
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Ennui et divertissement
Ce double thème concerne plutôt la première partie de la démarche apologétique de Pascal :
mettre dans l’inquiétude.
Où trouve-t-on le thème de l’ennui/divertissement ?
► Deux liasses portent ces titres :
« Ennui et qualités essentielles à l’homme » (section V dans l’édition Sellier, section IV
dans l’édition Lafuma, sous le titre « Ennui »)
« Divertissement » (Sellier IX, Lafuma VIII).
 Mais :
- Les termes se trouvent ailleurs (dans d’autres liasses, et dans des fragments non classés)
- Les fragments contenus dans ces liasses ne comportent pas toujours le terme, et le rapport
n’est pas toujours évident (voir fragments Lafuma 77 et 78 pour la liasse « ennui » ; 134 et 135
pour le divertissement).
- Le thème dépasse le simple terme : on ne peut se limiter aux occurrences des deux mots.
- Il y a des thèmes connectés, dont on ne peut les dissocier
Éléments de méthodologie : le commentaire d’un texte de Pascal
De façon générale, deux aspects dans la lecture d’un texte :
 Aspect « objectif » : le texte dans son contenu et son sens
o Texte en lui-même dans ses limites
o Textes auxquels il renvoie (du même auteur ou d’autres auteurs)
 Aspect « subjectif » : les résonances qu’il soulève chez le lecteur (interrogations, réserves,
idées)
De là, il y aura trois aspects au commentaire de Pascal :
(1) La compréhension de la structure interne du fragment à étudier
(2) Une part de commentaire/explication de Pascal par lui-même (on ne peut prendre un fragment de façon isolée : il y en a d’autres qui le complètent)
(3) Une part d’hypothèses, réflexions, interrogations soulevées pendant la lecture
(Il y aurait un quatrième aspect possible, mais qui ne sera pas développédans ce proséminaire :
les relations entre le texte de Pascal et d’autres auteurs).
 Les fragments à étudier seront mis en accès sur Gestens et à préparer pour la séance suivante.
Répartition des tâches :
-
Pour l’étudiant : préparer par lui-même les fragments donnés à étudier
S’en tenir au fragment à étudier (le lire, le comprendre, essayer de saisir le sens des termes, la
structure de l’argumentation) – aspect (1)
Noter d’éventuelles questions, perplexités, remarques – aspect (3)
-
Pour l’enseignant (pendant la séance suivante) :
Compléter la compréhension du texte par d’autres fragments, complémentaires – aspect (2)
Répondre aux questions, discuter – réponse à l’aspect (3)
-
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