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dans le cas du vivant, de poser le problème de notre « maîtrise de la non-maîtrise »,
c’est-à-dire de la manière de se comporter vis-à-vis de processus encore très mal compris.
En corollaire, les interventions humaines devront se placer dans une logique d’apprentis-
sage individuel et collectif, c’est-à-dire qu’il conviendra de créer des lieux et des pratiques
de mise en commun des expériences individuelles et de repenser nos processus d’inno-
vation eux-mêmes : alors que les innovations technologiques s’inscrivent dans une lo-
gique « descendante » – séparant clairement les « producteurs » et les « consommateurs »
de ces innovations et visant à produire des innovations « clés en main », immédiatement
efficaces –, les usages intelligents de la biodiversité doivent se concevoir dans une lo-
gique beaucoup plus interactive, tirant parti de l’ensemble des savoirs et expériences tant
des « experts » que des « profanes » pour produire progressivement des innovations adap-
tées.
Ce mode d’innovation, fondé sur l’agrégation progressive des acquis et expériences d’un
réseau d’acteurs, sera peut-être considéré par certains comme ne permettant pas de
« vraies innovations », similaires aux innovations de rupture ayant révolutionné de mul-
tiples domaines, comme le transistor, le laser ou la communication sans fil (de la radio au
téléphone portable et aux puces intelligentes). Mais ces innovations de rupture ont été
fondées, dans la plupart des cas, sur des percées majeures dans la compréhension et la
maîtrise de processus physiques. C’est pourquoi nous considérons que, dans l’état actuel
de nos connaissances sur la biodiversité, cette démarche « modeste » doit être reconnue
comme pertinente et encouragée. Elle rejoint le concept « d’innovation précautionneuse »
développé notamment par Bruno Latour15, à savoir une démarche où l’examen des consé-
quences possibles de l’innovation n’intervient pas a posteriori, pour des innovations déjà
complètement définies, et même parfois déjà diffusées, mais accompagne pas à pas le
processus d’innovation.
Troisième illusion enfin, celle de croire que les innovations fondées sur la biodiversité se révé-
leront plus performantes que les solutions antérieures, sans avoir à reconsidérer la notion même
de performance économique, ses critères de mesure, et sans adopter une nouvelle vision, plus
globale, de la performance. Ainsi, si l’on demande à des systèmes de culture plus économes en
intrants (eau, engrais, produits phytosanitaires, énergie) d’avoir les mêmes « rendements » qu’un
système classique intensif, en continuant à définir le rendement – comme c’est d’usage en agriculture
– en termes de quantité produite par hectare, on risque fort de conclure à la moindre performance de
ces systèmes alternatifs. Par contre, si l’on rapporte ces productions aux intrants consommés – ce qui
est la définition classique d’un rendement (par exemple lorsqu’on regarde, pour une voiture, la dis-
tance parcourue par litre d’essence consommé) – la comparaison devient plus ouverte.
On peut d’ailleurs expliquer aisément cette focalisation, jusqu’à une époque récente, sur les
rendements par unité de surface : les autres facteurs (eau, engrais, énergie) étant relativement bon
marché et la surface disponible limitée, c’étaient ces rendements qui conditionnaient le plus direc-
tement la performance économique des exploitations.
Une société en mouvement ?
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fonctionnement de la biodiversité : celui-ci est fait d’une multitude d’interactions entre ses
entités et combine donc des processus dont aucun n’est individuellement « parfait ».
Autrement dit, la biodiversité tire son efficacité de la combinaison de solutions isolément
imparfaites.
Ainsi, un agent de lutte biologique (un insecte, un champignon) ou une molécule élicitrice
(molécule produite par les plantes et qui stimule leurs défenses vis-à-vis des agresseurs)
ne sont pas des solutions « absolues », instantanées ou sans conditions : vouloir les utili-
ser pour remplacer un pesticide de synthèse supposera d’agir en même temps sur les
pratiques de culture, le choix des variétés, la gestion des sols, l’aménagement du paysage
pour favoriser la faune auxiliaire, etc. De plus, ces agents auront, par rapport au déve-
loppement d’un ravageur ou d’un pathogène, des « fenêtres d’efficacité » parfois étroites,
qu’il conviendra de repérer par une observation fine des cultures. Enfin, l’éventualité d’ef-
fets inattendus, parfois très dommageables, ne saurait être exclue au prétexte qu’il s’agit
de solutions « biologiques » : l’histoire de la lutte biologique est, hélas, riche de nombreux
exemples de tels effets comme celui, récent, de la prolifération de la coccinelle asiatique
introduite pour lutter contre les pucerons.
Il faut donc apprendre à construire en réalité des solutions « intégrées » et intégrantes de
biodiversité – c’est-à-dire combinant de manière pertinente des interventions réparties
dans l’espace et le temps – et qui soient en outre « ouvertes », car capables d’incorporer
progressivement de nouveaux apports issus de notre compréhension de la biodiversité, à
l’image des logiciels libres en informatique. C’est ce que nous avons appelé « l’innovation
en profondeur », par analogie avec les stratégies militaires de « défense en profondeur »
combinant plusieurs obstacles que l’on sait individuellement vulnérables13.
Ceci introduit la seconde illusion, celle de la « maîtrise du vivant ».Il nous faut en effet
admettre que même dans les pays où la biodiversité a fait l’objet de nombreux travaux,
nous n’avons aujourd’hui qu’une connaissance et une compréhension très partielles de ses
composantes et, surtout de son fonctionnement. Rappelons en particulier notre mécon-
naissance actuelle des micro-organismes, dont on sait qu’ils représentent l’essentiel de
la matière vivante et qu’ils jouent un rôle majeur dans le fonctionnement des grands cy-
cles de l’azote, du phosphore ou du carbone. De même, l’écologie a surtout étudié les
échanges de matière et d’énergie au sein des écosystèmes – les fameux « réseaux tro-
phiques » – mais beaucoup moins les échanges d’informations. En particulier ceux liés à
toutes les molécules qui circulent à très faible dose dans ces écosystèmes, entre indivi-
dus de la même espèce ou d’espèces différentes, et peuvent conditionner l’évolution de
ces systèmes. Si nous souhaitons établir de nouvelles relations avec la biodiversité, il faut
donc admettre que nous ne la maîtrisons pas et que nous ne faisons, en fait, que la « sol-
liciter » et tirer parti, de manière empirique, de ses réactions. Alors que l’on évoque sou-
vent la question de la « maîtrise de la maîtrise » de la technologie14, il convient plutôt,
Humanité et biodiversité
13. CHEVASSUS-AU-LOUIS et GRIFFON, 2008.
14. L’expression est, selon les auteurs, attribuée à Edgar Morin, à Michel Serres, à Javier Pérez de Cuéllar, voire
à Claude Bébéar !
15. LATOUR B., 2008 :
A Cautious Prometheus? A Few Steps Toward a Philosophy of Design. Keynote Lecture for
the “Networks of Design”. Meeting of the Design History Society
, Falmouth, Cornwall, 3d September 2008.