DOI : 10.1684/med.2010.0562
CONCEPTS ET OUTILS
Luc Perino
Médecin généraliste
Mots clés : cancer,
chimiothérapie,
dépistage, éthique,
facteurs de risque
Concepts
Nous avons vu dans la première partie de cet article comment différents facteurs
avaient convergé pour construire autour de la «cancérologie »une unanimité quasi
dogmatique faite de croyances et de lois du marché, de renforcement mutuel entre
bons sentiments et outils mercatiques efficaces à propos du dépistage, de la prédiction
et de la précaution... Comme il était souligné en conclusion de cet article, les notions
d’irréversibilité absolue et d’extension obligatoire de tout cancer, à la base de cette
unanimité, étaient pleinement conformes à l’intuition populaire et à celle d’une majo-
rité de médecins. Ce deuxième article développe quelques exemples concrets1.
Il est urgent de repenser
la cancérologie
Deuxième partie : des exemples...
Avec 20 ans de recul,
le dépistage
du cancer du sein n'a pas
réduit la mortalité
Faits et débats
Les premiers dépistages de masse de cancer du sein
firent suite à l’étude publiée par un radiologue hon-
grois en 1985 [1]. Cette étude, qui revendiquait 30 %
de baisse de mortalité, était largement biaisée. En
2006, Zahl en fit une critique sévère dont la publication
fut refusée [2]. Les pressions exercées pour ce refus
font désormais partie du patrimoine historique des
manipulations éditoriales ! Heureusement, d’autres
critiques avaient échappé à la censure [3]. De nom-
breuses références bibliographiques sur ce thème
peuvent être consultées dans deux articles de deux
revues indépendantes [4, 5]. Enfin la méta-analyse Co-
chrane de 2006 a confirmé l’absence d’effet sur la
mortalité [6].
En France, les chiffres les plus favorables, en corri-
geant les effets du vieillissement de la population, font
état d’une mortalité qui passe de 29 pour 100 000 en
1993 à 26,5 pour 100 000 en 2002 [7]. Soit une baisse
de 8,6 % qu’il n’est pas possible de lier au dépistage
puisque le chiffre porte sur l’ensemble des femmes
dépistées et non dépistées. Même ainsi biaisé dans
un sens favorable, la baisse de mortalité relative os-
cille entre 0 % et 8 %. Nous sommes bien loin des
30 % de l’étude initiale !
La faiblesse de ces résultats est encore aggravée par
le fait que le traitement des cancers cliniques du sein
est parmi ceux qui ont les meilleurs résultats. En effet,
si la chimiothérapie est peu efficace, une bonne partie
de ces cancers – ceux qui possèdent des récepteurs
hormonaux – bénéficient du traitement par les anti-
estrogènes. Les études confirment ces bons résultats
après correction en fonction du grade de la tumeur et
de sa diffusion [8]. Il faut donc s’étonner de leur ab-
sence de visibilité en termes de mortalité, et affirmer
que les résultats du dépistage sont encore plus mé-
diocres.
Avec ce recul de plusieurs années qui permet enfin
l’application de la médecine factuelle et statistique,
force est de constater que le deuxième principe scien-
tifique est violé. Non, le dépistage de masse du cancer
du sein par mammographie ne relève pas de la mé-
decine basée sur les preuves.
Les bons sentiments
Les derniers arguments pour continuer les campagnes
de dépistage de masse sont souvent d’ordre affectif.
Ils magnifient les cas éventuels de quelques femmes
1. Note de la rédaction de Médecine : l’article de Luc Perino, que
nous publions dans son intégralité, a soulevé des controverses au
sein même de la rédaction, où les avis sont partagés... L’intérêt est
évidemment d’ouvrir le débat auprès des lecteurs : toutes les contri-
butions à ce passionnant dossier qui est l’une des préoccupations
majeures de nos contemporains, donc de leurs médecins « de proxi-
mité », seront les bienvenues !
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dont la survie aurait pu être prolongée par l’exérèse précoce
d’un cancer à potentiel évolutif grave dépisté à un stade pré-
clinique. Cet argument ne tient pas puisque les premiers mar-
queurs d’évolutivité [9], de pronostic [10] ou de récidive [11]
ont commencé à voir le jour bien après les débuts du dépis-
tage. Cet argument, donnant parfois l’occasion de rappeler à
certains cancérologues qu’ils n’ont pas le monopole de l’em-
pathie, doit les encourager dans la recherche des signes
d’évolutivité maligne, mais certainement pas dans la pour-
suite du dépistage de masse.
D’autres arguments volontiers utilisés par des politiciens
dont la démagogie ne veut pas dire son nom, relèvent de
l’activisme : le cancer touche tant de monde que tout ce que
l’on peut tenter pour le circonscrire mérite d’être essayé.
L’argument de l’activisme peut être acceptable : d’accord,
tout peut être essayé, mais ce qui a définitivement fait la
preuve de son inefficacité doit être abandonné.
Évaluation des nuisances
Il s’agit d’un sujet tabou et très difficile à traiter. Ceux qui
l’osent sans de solides preuves risquent le bannissement.
Abritons-nous derrière les rares études sur ce sujet.
Il s’agit de traiter ici deux problèmes : celui des faux-positifs
et celui des cancers supposés être sans potentiel évolutif.
L’étude la plus sérieuse sur les faux positifs est celle de l’Ins-
titut de recherche britannique sur 160 000 femmes de 40 à
50 ans. Elle conclut qu’un décès a été évité pour 2 512 fem-
mes dépistées et a dénombré 23 % de faux positifs ayant
entraîné une biopsie [12]. Ainsi 40 000 femmes ont subi des
examens complémentaires inutiles et le stress d’un diagnos-
tic de cancer. D’autres études estiment le surdiagnostic à
30 % [13].
Aucune étude ne peut mesurer la morbidité physique et psy-
chologique engendrée par les interventions et examens inu-
tiles. Le terme de « panique au cancer » désigne la spirale
infernale qui aspire médecins et patients, puisque les scan-
ners ou analyses, n’étant jamais normaux à 100 %, suscitent
toujours d’autres tests de vérification qui en amènent à leur
tour de nouveaux...
Le principe éthique de la non-nuisance est, lui aussi, bafoué.
Ajoutons qu’en France, aucune information officielle éma-
nant du ministère n’expose clairement les bénéfices et les
risques du dépistage systématique empêchant encore l’ex-
pression du libre-arbitre [14] du patient.
La mise en œuvre du dépistage
du cancer du côlon laisse
perplexe
Échec annoncé ?
En même temps que les preuves s’accumulaient sur l’inuti-
lité du dépistage de masse du cancer du sein, la France était
le premier pays à mettre en place le dépistage systématique
du cancer du côlon. Cette décision laisse perplexe, car
l’échec risque ici d’être encore plus cuisant.
L’incidence exacte du cancer du côlon en France est de
36 000 cas par an soit 0,06 %. La prévalence (moins exacte)
est de l’ordre de 0,3 %. Le test Hémoccult II®avait une sen-
sibilité de 50 %, les tests immunologiques plus récents de
l’ordre de 85 %, soit 15 % de faux négatifs. Le taux de faux
positifs reste inchangé, il est de 3 %.
Les chiffres d’incidence et de prévalence nous indiquent que
sur une population de 100 000 personnes, 300 sont porteu-
ses d’un cancer du côlon, dont 60 sont apparus dans l’année.
Le test pratiqué sur ces 100 000 personnes sera positif chez
85 % des cancéreux soit : 300 ×85/100 = 255 personnes. Il
sera aussi positif chez 3 % des non-cancéreux soit : 97 700
×3/100 = 2 931 personnes.
En cas de test positif, la probabilité d’avoir un cancer est le
rapport des positifs cancéreux (255) sur le total des positifs
(cancéreux et non cancéreux soit 255 + 2 931 = 3 186). Ce
rapport est donc de 255/3 186 = soit 8 %.
Ces chiffres correspondent à la démonstration en valeurs ab-
solues des données du théorème de Bayes qui calcule les
probabilités a posteriori, correspondant exactement à la si-
tuation du dépistage dit « de masse ». Pour ceux qui n’ont
pas compris, je les rassure, 2 % seulement des médecins
connaissent ce théorème de Bayes et seulement 5 % des
médecins universitaires enseignants [15] ! !
La rigueur scientifique et le respect du libre-arbitre devraient
imposer au ministère d’avertir les citoyens que s’ils ont un
test positif, ils ont seulement 8 chances sur 100 d’avoir un
cancer du côlon. Il faudrait leur préciser que la coloscopie qui
suivra inévitablement sera inutile dans 92 % des cas. Il fau-
drait leur dire que cette coloscopie sous anesthésie générale
n’est pas un acte anodin.
Dans son livre [16], Welch présente aussi les chiffres en va-
leur absolue, en considérant le cas largement le plus favora-
ble où le dépistage réduit la mortalité par cancer du côlon de
30 % et il les rapporte à la prévalence de ce cancer.
Sur 1 000 hommes de 50 ans, la répartition sera la suivante :
3 vont mourir d’un cancer du côlon.
Avec dépistage, la situation sera :
2 vont mourir d’un cancer du côlon malgré le dépistage,
1 homme va différer son décès grâce au dépistage.
Il y en a donc 999 qui ne tirent aucun bénéfice du dépistage !
Les ministères, en évitant ces informations simples et expli-
cites, bafouent encore le principe éthique de l’autonomie du
patient et entravent l’expression de son libre-arbitre.
Les premières estimations réunissant plusieurs études pré-
liminaires confirment bien ce chiffre de une à deux morts
différées pour mille personnes testées et dénombrent, en
outre, une complication sévère pour mille coloscopies [17].
Ces chiffres sont ceux d’une situation d’essai clinique
contrôlé. Nous n’osons même pas imaginer ce qui se pas-
sera dans la vie réelle, lorsque le nombre de coloscopie sera
multiplié par dix ou cent avec des anesthésistes déjà débor-
dés de travail...
La contagion normative
Mais alors, pourquoi tant de consensus mous et si peu de
réactions scientifiques ? Il y a peut-être un début de réponse
qui relève de ce que nous pourrions appeler la « contagion
normative ». Alors que les vaccins, les hôpitaux ou les
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médicaments sont régulièrement critiqués, il suffit que le mi-
nistère de la Santé lance un dépistage de masse en cancé-
rologie pour qu’une « contagion normative » gagne immédia-
tement les institutions. L’Ordre des médecins, les
universités ou les différents collèges médicaux ne lancent
guère de débats sur les besoins sanitaires ou les preuves
scientifiques de ces choix et n’osent guère en dénoncer les
manœuvres politiciennes ou démagogiques, pourtant parfois
grossières.
Cette « contagion normative » peut se comprendre. D’émi-
nents chercheurs ont fait le lien entre polype et cancer. Il
semble, en effet, que la plupart des cancers se développent
sur un polype initial. Personne ne se demande si tous les
polypes deviennent cancéreux puisque l’intuition populaire
et la médecine adhèrent à l’inexorabilité évolutive et mortelle
des maladies. On admet que tous ceux qui ont un cancer ont
eu un polype un jour en oubliant que tous ceux qui ont un
polype n’auront pas forcément un cancer. Ceci rappelle la
plus subtile des publicités pour la loterie nationale : tous ceux
qui ont gagné ont tenté leur chance un jour !
Contagions normatives en cascade : une polypectomie sous
anesthésie générale est un acte sérieux ; un ministère qui
décrète le dépistage systématique de ces polypes sur la base
d’une étude honnête qui affirme avoir différé quelques morts
en situation d’essai clinique ne peut être critiquable ; des
sommes importantes sont engagées conférant une nouvelle
preuve de sincérité ; les institutions et les médecins sont
valorisés par leur mise à contribution.
Tout est grave, noble et politiquement correct. Personne n’a
menti, personne n’est critiquable et l’électeur est content. À
ce niveau d’autosatisfaction, il devient superfétatoire de se
préoccuper de la rentabilité de l’opération en termes de santé
publique ou de santé tout court. À défaut d’apporter une
preuve mathématique, cette contagion normative apporte
une caution administrative à l’intuition déjà bien ancrée du
« traiter plus tôt pour mieux guérir. »
La victoire est assurée bien avant la ligne d’arrivée, et lorsque
dans vingt ou trente ans, les résultats se révèleront dérisoi-
res ou négatifs, cela n’aura pas d’importance puisque beau-
coup d’eau aura coulé sous les ponts de la recherche (je
l’espère vivement) ouvrant de nouveaux espoirs qui feront
pardonner les errements du passé.
On rétorque souvent à cet argument qu’il est criminel de
vouloir endiguer ce flot d’activisme et d’espoir, on y suspecte
volontiers un nihilisme thérapeutique, un négationnisme de
la recherche, une résignation, un immobilisme ou un désin-
térêt pour la souffrance des patients. Ces critiques ne sont
pas étonnantes, l’activisme spectaculaire soumis au marché
a tendance à s’attribuer aussi les monopoles de l’action et
de la compassion !
Nous demandons simplement aux activistes qu’ils cessent
de se revendiquer de la médecine basée sur les preuves et
de l’éthique médicale et qu’ils analysent plus honnêtement
les autres facteurs de cette contagion normative.
Les chimiothérapies
La chimiothérapie anticancéreuse est-elle
efficace ?
Les cancers dépistés ou cliniques reçoivent tous, à des de-
grés divers, un ou plusieurs des traitements usuels que sont
la chirurgie, la radiothérapie et la chimiothérapie. Répétons
que si la chirurgie et la radiothérapie ont apporté des preuves
dans des cancers cliniques évolués, c’est loin d’être le cas
pour la chimiothérapie. Si l’on excepte les lymphomes, les
cancers du testicule et les antihormones pour certains can-
cers du sein et de la prostate, les cliniciens de terrain ont
fort tendance à croire ceux qui osent dire que la chimiothé-
rapie des tumeurs solides est inutile. Quant à leur action sur
les cancers dépistés, elle est impossible à apprécier puisque
nul n’en connaît a priori le devenir clinique. Nous avons déjà
évoqué leur inefficacité par des analyses a posteriori.
Il faut donc tenter de répondre à une nouvelle question trou-
blante et embarrassante : pourquoi tant de chimiothérapies
coûteuses aussi souvent vantées dans de nombreuses pu-
blications ? Encore une fois, il s’agit d’un leurre et d’une
contagion normative.
La revue indépendante Prescrire jette directement à la pou-
belle plus de 90 % des chimiothérapies en regardant les dos-
siers d’AMM [18]. La mise sur le marché de ces produits est
totalement fantaisiste. Citons un exemple parmi cent : le pa-
nitumumab a obtenu l’AMM pour le traitement du cancer du
côlon métastasé en présentant aux autorités un essai clini-
que démontrant une prolongation de survie de 5 jours, pour
un coût mensuel de 3 500 euros par patient [20]. L’obtention
d’une AMM est un excellent premier pas pour une contagion
normative !
Même plus besoin de la preuve
Il est une autre raison plus pernicieuse à cette contagion nor-
mative. Avant 1960 et l’avènement de la médecine basée
sur les preuves, les thérapeutiques, au mode d’action sou-
vent méconnu, relevaient d’un empirisme clinique non éva-
luable et de la subjectivité des mandarins et des prescrip-
teurs. Les nouvelles normes, en imposant l’essai clinique
randomisé, ont apporté les preuves statistiques d’efficacité
sans se préoccuper des mécanismes d’action. La pharmaco-
dynamie et la biologie moléculaire ont ensuite permis de dé-
montrer les mécanismes d’action permettant l’élaboration de
magnifiques visuels promotionnels. Désormais, puisque le
double aveugle contre placebo n’est plus exigé pour les chi-
miothérapies, un mécanisme d’action sophistiqué suffit à sé-
duire les autorités malgré la médiocrité des résultats. Il suffit
de revendiquer un point d’action dans la chaîne de l’apoptose
230 MÉDECINE mai 2010
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ou de la néoangiogenèse tumorale pour séduire les autorités,
les marchés et les financeurs. Ces actions théoriques ne suf-
fisent pas à constituer une preuve d’efficacité, mais produi-
sent autant de catalyseurs de la contagion normative et pro-
motionnelle. En cancérologie, les laboratoires n’ont même
plus besoin de fournir des preuves, il leur suffit d’afficher leur
engagement technologique et financier. (Allez voir ce film, il
est forcément bon puisqu’il utilise des images numériques
et qu’il a coûté dix milliards de dollars !)
Vous n'avez pas le choix
Aujourd’hui, la grande majorité des patients porteurs de can-
cer sont inclus dans un essai clinique destiné à obtenir une
AMM. Cette inclusion est si indispensable au fonctionne-
ment de la cancérologie que les médecins réussissent à
convaincre tous leurs patients d’y participer en affirmant sou-
vent que d’être suivis dans le cadre de cet essai améliorera
leurs chances. Pourtant, l’inclusion dans un essai ne semble
pas, non plus, améliorer le pronostic [21].
En matière de cancérologie, l’ancien paternalisme mandarin
du croyez-moi a fait place au nouveau paternalisme du vous
n’avez pas le choix. Comment un ignorant pourrait-il avoir le
choix devant un scientisme aussi complexe et aussi coû-
teux ! ?
Risque de relégation
de la prévention
Peut-on encore honnêtement penser que l’avenir de la can-
cérologie puisse reposer sur le dépistage ou la chimiothéra-
pie ? Évidemment non, il dépendra probablement de l’affi-
nage du diagnostic génétique et cellulaire, de nouveaux
vaccins, et avant tout de la « vraie » prévention puisque 30
à 40 % des cancers ont des causes assez facilement évita-
bles [22].
Reconnaissons que la tâche n’est pas facile pour au moins
deux raisons. Elle risque facilement de déraper vers une dic-
tature de la « bonne santé » avec en corollaire une diminution
du libre arbitre équivalente à celle que nous venons de criti-
quer. Et elle est délétère sur le PIB en encourageant la dimi-
nution de nombreuses consommations (en plus de celle des
chimiothérapies !) Ceci est un choix politique fort. Pour l’ins-
tant, les choix du dépistage et de la chimiothérapie tendent
à une relégation de la prévention. Saluons tout de même les
efforts faits avec persévérance, diplomatie et intelligence au-
tour du fléau du tabac.
Le dernier principe éthique
Nous venons de voir que le cancer étant le meilleur candidat
au registre de l’émotionnel, c’est le domaine de la pathologie
où il est le plus facile de faire impunément l’impasse sur la
médecine des preuves et sur les principes éthiques de réfu-
tabilité, bienfaisance, non-nuisance et libre-arbitre.
Le dernier principe est celui de la justice ou de l’équité.La
médecine est une science humaine qui ne peut pas s’extraire
du monde dans lequel elle s’exerce. Comme il serait mer-
veilleux de pouvoir dépenser des milliards pour assurer une
survie de quelques jours à une seule personne. Comme la
plupart des soignants, je souhaite ardemment pouvoir ga-
gner quelques mois de plus de présence d’une mère auprès
de ses enfants ou quelques jours de sursis à un grand-père
qui a commencé à raconter une histoire à ses petits-enfants.
Hélas, notre système sanitaire évolue dans un ensemble
budgétaire mathématiquement borné où ce qui est donné
aux uns est prélevé aux autres.
Chaque diagnostic de cancer (dépisté, clinique ou erroné) dé-
bouche sur des actions qui sont parmi les plus coûteuses.
Le prix de la plupart des chimiothérapies dépasse le raison-
nable pour un bénéfice de plus en plus faible et de plus en
plus mal évalué. En effet, sous diverses pressions, les exi-
gences réglementaires ont été baissées pour tous les essais
cliniques des chimiothérapies anticancéreuses. Venant en-
core aggraver la situation paradoxale de la cancérologie où la
plus grave pathologie baigne dans le plus faible niveau de
preuve, tant pour le diagnostic que pour le traitement !
Le choix de traitements à 30 000, 40 000 ou 50 000 epar an
et par patient dans des sociétés où le budget de la santé
n’est pas illimité, entraîne forcément des « pertes de
chance » pour d’autres soins et d’autres populations, et sou-
lève de légitimes interrogations sur la puissance des lobbys.
Certes, il subsiste encore des domaines de notre métier où
l’application du principe des preuves est impossible ou irréa-
liste. Très bien, dans ce cas ne brandissons pas un principe
éthique que nous bafouons grossièrement. Admettons le
subjectivisme de nos choix et osons dire que ce sont le nor-
matif, le marché, l’ordinal, l’administratif, la grégarité ou le
politiquement correct qui les guident et non la vérité scien-
tifique ou le bénéfice sanitaire public.
Ne bafouons pas le dernier principe : celui de l’équité. Osons
dire que les milliards que nous accordons à ces nouveaux
subjectivismes, nous les prenons aux 20 % des Français qui
ne bénéficient même plus des soins primaires de base.
Conclusion
Parfois, les excès permettent un sursaut. Les stupides aber-
rations du dépistage du cancer de la prostate par le PSA sont-
elles la goutte d’eau qui va faire déborder le vase ? Soyons
optimistes en constatant le refus de l’HAS de mettre en place
un dépistage de masse réclamé par les urologues.
La rigueur n’a décidément pas encore atteint les rivages du
dépistage et des chimiothérapies. Il semble bien difficile d’y
réhabiliter une véritable éthique. Celle qui redonnerait à la vie
un sens qui ne soit pas celui de l’attente d’une morbidité
provisoirement différée. Qui rende aux patients la dignité
d’une maîtrise de leurs symptômes. Qui donne aux citoyens
toutes les informations permettant d’affermir leur autonomie
et d’exercer leur libre-arbitre.
Utopie ou non ! Le dépistage, la prédiction et la précaution ont
fait entrer la médecine dans la gnose. La tâche ultime
231mai 2010MÉDECINE
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consistera à lui rendre sa place de science agnostique chargée
d’améliorer le soin primaire et non d’interroger notre finitude.
La médecine pourra-t-elle y parvenir sans s’affranchir du mar-
ché et de la démagogie ?
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