dont la survie aurait pu être prolongée par l’exérèse précoce
d’un cancer à potentiel évolutif grave dépisté à un stade pré-
clinique. Cet argument ne tient pas puisque les premiers mar-
queurs d’évolutivité [9], de pronostic [10] ou de récidive [11]
ont commencé à voir le jour bien après les débuts du dépis-
tage. Cet argument, donnant parfois l’occasion de rappeler à
certains cancérologues qu’ils n’ont pas le monopole de l’em-
pathie, doit les encourager dans la recherche des signes
d’évolutivité maligne, mais certainement pas dans la pour-
suite du dépistage de masse.
D’autres arguments volontiers utilisés par des politiciens
dont la démagogie ne veut pas dire son nom, relèvent de
l’activisme : le cancer touche tant de monde que tout ce que
l’on peut tenter pour le circonscrire mérite d’être essayé.
L’argument de l’activisme peut être acceptable : d’accord,
tout peut être essayé, mais ce qui a définitivement fait la
preuve de son inefficacité doit être abandonné.
Évaluation des nuisances
Il s’agit d’un sujet tabou et très difficile à traiter. Ceux qui
l’osent sans de solides preuves risquent le bannissement.
Abritons-nous derrière les rares études sur ce sujet.
Il s’agit de traiter ici deux problèmes : celui des faux-positifs
et celui des cancers supposés être sans potentiel évolutif.
L’étude la plus sérieuse sur les faux positifs est celle de l’Ins-
titut de recherche britannique sur 160 000 femmes de 40 à
50 ans. Elle conclut qu’un décès a été évité pour 2 512 fem-
mes dépistées et a dénombré 23 % de faux positifs ayant
entraîné une biopsie [12]. Ainsi 40 000 femmes ont subi des
examens complémentaires inutiles et le stress d’un diagnos-
tic de cancer. D’autres études estiment le surdiagnostic à
30 % [13].
Aucune étude ne peut mesurer la morbidité physique et psy-
chologique engendrée par les interventions et examens inu-
tiles. Le terme de « panique au cancer » désigne la spirale
infernale qui aspire médecins et patients, puisque les scan-
ners ou analyses, n’étant jamais normaux à 100 %, suscitent
toujours d’autres tests de vérification qui en amènent à leur
tour de nouveaux...
Le principe éthique de la non-nuisance est, lui aussi, bafoué.
Ajoutons qu’en France, aucune information officielle éma-
nant du ministère n’expose clairement les bénéfices et les
risques du dépistage systématique empêchant encore l’ex-
pression du libre-arbitre [14] du patient.
La mise en œuvre du dépistage
du cancer du côlon laisse
perplexe
Échec annoncé ?
En même temps que les preuves s’accumulaient sur l’inuti-
lité du dépistage de masse du cancer du sein, la France était
le premier pays à mettre en place le dépistage systématique
du cancer du côlon. Cette décision laisse perplexe, car
l’échec risque ici d’être encore plus cuisant.
L’incidence exacte du cancer du côlon en France est de
36 000 cas par an soit 0,06 %. La prévalence (moins exacte)
est de l’ordre de 0,3 %. Le test Hémoccult II®avait une sen-
sibilité de 50 %, les tests immunologiques plus récents de
l’ordre de 85 %, soit 15 % de faux négatifs. Le taux de faux
positifs reste inchangé, il est de 3 %.
Les chiffres d’incidence et de prévalence nous indiquent que
sur une population de 100 000 personnes, 300 sont porteu-
ses d’un cancer du côlon, dont 60 sont apparus dans l’année.
Le test pratiqué sur ces 100 000 personnes sera positif chez
85 % des cancéreux soit : 300 ×85/100 = 255 personnes. Il
sera aussi positif chez 3 % des non-cancéreux soit : 97 700
×3/100 = 2 931 personnes.
En cas de test positif, la probabilité d’avoir un cancer est le
rapport des positifs cancéreux (255) sur le total des positifs
(cancéreux et non cancéreux soit 255 + 2 931 = 3 186). Ce
rapport est donc de 255/3 186 = soit 8 %.
Ces chiffres correspondent à la démonstration en valeurs ab-
solues des données du théorème de Bayes qui calcule les
probabilités a posteriori, correspondant exactement à la si-
tuation du dépistage dit « de masse ». Pour ceux qui n’ont
pas compris, je les rassure, 2 % seulement des médecins
connaissent ce théorème de Bayes et seulement 5 % des
médecins universitaires enseignants [15] ! !
La rigueur scientifique et le respect du libre-arbitre devraient
imposer au ministère d’avertir les citoyens que s’ils ont un
test positif, ils ont seulement 8 chances sur 100 d’avoir un
cancer du côlon. Il faudrait leur préciser que la coloscopie qui
suivra inévitablement sera inutile dans 92 % des cas. Il fau-
drait leur dire que cette coloscopie sous anesthésie générale
n’est pas un acte anodin.
Dans son livre [16], Welch présente aussi les chiffres en va-
leur absolue, en considérant le cas largement le plus favora-
ble où le dépistage réduit la mortalité par cancer du côlon de
30 % et il les rapporte à la prévalence de ce cancer.
Sur 1 000 hommes de 50 ans, la répartition sera la suivante :
– 3 vont mourir d’un cancer du côlon.
Avec dépistage, la situation sera :
– 2 vont mourir d’un cancer du côlon malgré le dépistage,
– 1 homme va différer son décès grâce au dépistage.
Il y en a donc 999 qui ne tirent aucun bénéfice du dépistage !
Les ministères, en évitant ces informations simples et expli-
cites, bafouent encore le principe éthique de l’autonomie du
patient et entravent l’expression de son libre-arbitre.
Les premières estimations réunissant plusieurs études pré-
liminaires confirment bien ce chiffre de une à deux morts
différées pour mille personnes testées et dénombrent, en
outre, une complication sévère pour mille coloscopies [17].
Ces chiffres sont ceux d’une situation d’essai clinique
contrôlé. Nous n’osons même pas imaginer ce qui se pas-
sera dans la vie réelle, lorsque le nombre de coloscopie sera
multiplié par dix ou cent avec des anesthésistes déjà débor-
dés de travail...
La contagion normative
Mais alors, pourquoi tant de consensus mous et si peu de
réactions scientifiques ? Il y a peut-être un début de réponse
qui relève de ce que nous pourrions appeler la « contagion
normative ». Alors que les vaccins, les hôpitaux ou les
229mai 2010MÉDECINE
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