Mésologie du sacré

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Mésologie du sacré
Communication au colloque Y a-t-il du sacré dans la nature ?
par Augustin BERQUE
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Résumé - Le dualisme moderne a désacralisé la nature, devenue cet objet neutre que toise un sujet
transcendant son milieu. Cette objectification s’est accompagnée d’une décosmisation : le sujet n’a plus sa
place dans ce qui n’est plus un cosmos, mais un univers objet. Ce paradigme acosmique a touché ses
limites au siècle dernier, car il aboutit non seulement à détruire la biosphère, mais à saper notre humanité
même. De tous les êtres vivants, l’humain est en effet celui qui dépend le plus de son milieu ; car celui-ci est
le complément non seulement écologique, mais technique et symbolique sans lequel ce néotène n’existerait
même pas, puisque, dans l’évolution, la technique et le symbole ont rétroagi sur sa constitution même. Ces
liens entre le sujet humain et son milieu, radicalement insaisissables par le dualisme, se sont en revanche
exprimés symboliquement dans toutes les cosmologies hormis celle de la modernité. La crise
environnementale les ravive, soit dans une flambée de l’irrationnel, telle la vogue du fengshui en Occident,
soit dans un holisme scientiste subordonnant l’humain aux écosystèmes. Tant ce spiritualisme que ce
réductionnisme sont non moins des impasses que le dualisme. On y préférera la voie moyenne d’une
mésologie (étude des milieux) poursuivant celle ouverte au siècle dernier par des naturalistes comme
Uexküll et des philosophes comme Watsuji, qui montre que notre être ne se limite pas à notre corps
individuel, mais comprend notre milieu. Ce n’est pas comme objet, mais dans la mesure où elle est cette
demeure de notre être, que la nature peut nous apparaître sacrée.
1. Dans la nature, il n’y a pas de sacré
Si l’on définit la nature comme ce qui ne suppose pas l’existence humaine, et le sacré
comme ce qui a rapport au surnaturel, il paraît à peu près certain que la nature
ignore le sacré. L’on n’observe pas dans le monde animal de comportements qui
pourraient laisser entendre un sens du surnaturel, du religieux ou du divin. En
revanche, la plupart des sociétés humaines en témoignent abondamment. Le sacré
serait donc un fait humain, avec ceci de paradoxal qu’il se pose justement comme
ouvrant au surhumain. Ces ouvertures se démarquent de l’espace profane par des
limites inviolables. Dans les mondes animaux, la territorialité se marque également
par des limites aux fonctions assez analogues, mais celles-ci ne renvoient à rien
d’autre qu’aux rapports des membres de l’espèce entre eux ; pas au surnaturel.
Quelques cas peuvent toutefois prêter au doute. On a par exemple parlé de
cimetières des éléphants. « Cimetière » se disant camposanto en italien ou en espagnol,
cela veut dire un espace sacré. Les morts en effet relient à l’au-delà, c’est-à-dire au
surnaturel. Alors, les éléphants auraient-ils un sens de l’au-delà ? Il paraît avéré
qu’ils s’intéressent à leurs congénères morts ; mais quant à leur consacrer des
cimetières, la chose relève sans doute d’une fantaisie anthropomorphique. La
découverte de squelettes groupés ne livre peut-être rien de plus que la trace de
massacres dus à des chasseurs d’ivoire. Dans l’espèce humaine en revanche, on a
prouvé l’existence de sépultures remontant à cent mille ans (-100 000 à Skhül, -92 000
à Qafzeh, dans l’actuel Israël). Ces sépultures contiennent des squelettes d’homme
moderne, mais d’autres, presque aussi anciennes, des néandertaliens. Enterrer les
morts dans de véritables tombes, souvent avec des objets destinés à les accompagner
2
dans l’au-delà, c’est témoigner indubitablement d’un sens du sacré, c’est-à-dire de la
capacité d’instaurer, dans certains espaces, une communication avec le surnaturel.
Les espèces animales même les plus proches de la nôtre ne connaissent rien de tel.
Ainsi, le sacré paraît bien être le propre de l’homme. En elle-même, la nature
ne le connaît pas. D’où la question : pourquoi les humains reconnaissent-ils, ou
devraient-ils reconnaître, du sacré dans la nature ?
2. Sacré pour qui ?
Les guerres, et spécialement les guerres de religion, s’accompagnent souvent du viol
de ce qui est sacré pour l’ennemi, notamment de ses cimetières. On ne compte pas,
dans l’histoire, les ravages des lieux saints du vaincu par le vainqueur. On connaît
aussi ce genre de profanations en temps de paix, de la part d’extrémistes divers. C’est
que le sacré des uns n’est pas celui des autres, et peut même attiser l’envie de le
profaner – ce qui, du reste, est bien reconnaître son importance.
Dans le monde actuel, cependant, la capacité de reconnaître du sacré semble
disparaître. Entre mille exemples, c’est ce dont témoigne un fait divers récent, que
rapportait le Monde du 29 décembre 2011 (p. 7). Situé à environ 500 km au nord de
Mexico, dans la réserve naturelle protégée de Wirikuta, le cerro Quemado (« colline
brûlée ») est un lieu saint des Indiens Huichols, classé « site naturel sacré » par
l’UNESCO. Des cercles de pierre y indiquent l’endroit où serait né le soleil. Chaque
année, les 40 000 Huichols s’y rendent en pèlerinage, pour y « voir la lumière » en
prenant du peyotl, le champignon hallucinogène. Le 28 avril 2008, le président Felipe
Calderon et cinq gouverneurs ont signé le pacte de Huauxa Manaka, qui assure aux
Huichols la préservation de leurs lieux sacrés et de leurs chemins de pèlerinage.
Or le sous-sol recèle des filons d’argent. En 2009, sans consulter les Huichols
(donc en violation, notamment, de l’accord 169 de l’Organisation internationale du
travail, dont le Mexique est signataire et qui prévoit que les peuples indigènes soient
consultés pour tout projet touchant à leurs terres ancestrales), le gouvernement
mexicain a accordé 35 concessions à Mineral Real Bonanza, filiale du canadien First
Majestic Silver. Ces concessions s’étendent sur 6000 ha, dont 70% dans la réserve
naturelle. Un autre compagnie canadienne, West Timmins Mining, a obtenu deux
concessions pour exploiter des mines d’or à proximité du site. Au moment du
reportage, l’exploitation n’avait pas encore commencé, du fait de la résistance des
Huichols, qui ont créé en septembre 2010 le Front de défense de Wirikuta, et sont
relayés par un mouvement de protestation international soutenu par des
personnalités du monde des lettres et des arts comme le prix Nobel Jean-Marie Le
Clézio.
Quelle qu’en soit l’issue, l’affaire est un cas d’école. Au mépris des
engagements signés avec les peuples premiers, un État moderne, descendant de la
Conquista, gère le territoire comme s’ils n’existaient pas. Comme si, en particulier, la
dimension sacrée des hauts lieux de ce territoire était éliminée, pour n’en laisser que
les dimensions physique et économique.
3
Autrement dit, une certaine spatialité s’est substituée à une autre, ou du moins
prétend s’y substituer. Pourtant, l’étendue concernée est strictement la même. En
quoi l’espace peut-il changer, si l’étendue ne change pas ?
3. Les prises écouménales
Ce qui compte pour les Huichols, ce n’est pas ce qui compte pour First Majestic Silver.
Pour celui-ci, à travers son représentant Juan Carlos Gonzalez, que cite l’article du
Monde, « Aucun dommage ne sera fait à la nature et aux lieux de culte. Grâce aux
techniques moderne, l’eau est recyclée à 100% sans résidus polluants dans les soussols. Sans compter que l’exploitation va créer 750 emplois directs et 1500 indirects ».
Fiables ou non, ces assurances ne touchent pas à ce qui pour les Huichols est
l’essentiel ; à savoir que cette opération est une profanation. Comme ils vivent au
XXIe siècle, ils ajoutent qu’elle viole également une réserve naturelle, classée en 1994
« zone naturelle protégée » par l’État de San Luis Potosí, connue pour recéler la plus
grande variété de cactus au monde et plusieurs espèces en danger, comme l’aigle
royal, le puma et le cerf à queue blanche. Toutefois, ce viol est-il une profanation au
même titre que celui des lieux saints ?
La réponse est non. L’écoumène, à savoir la relation des sociétés humaines à
l’étendue terrestre1, s’organise en modalités très diverses, définissant des prises qui,
pour les mêmes objets physiques, peuvent différer grandement. Ces prises
écouménales, éco-techno-symboliques, fonctionnent de manière analogue à une
prédication, où le sujet S est la terre, ou la nature, et le prédicat P la manière
d’interpréter ce sujet. Elles relèvent de quatre grandes catégories : ressources,
contraintes, risques et agréments. Le rapport prédicatif S/P (S en tant que P)
engendre ce qui est la réalité pour la société concernée.
Dans le cas susdit, ce qui est la réalité pour les Huichols, autrement dit les
prises que cette société a sur l’étendue, n’est pas du même ordre que ce qui est la
réalité pour First Majestic Silver. Le cerro Quemado, pour les Huichols, est une
ressource essentielle. C’est l’ouverture par laquelle ils ont concrètement accès à ce qui
donne sens à leur monde, et qui par conséquent est un espace sacré. Comme l’écrivait
William Booth dans le Washington Post du 13 février 2012 :
For the Huichol Indians, the desert mountains here are sacred, a cosmic portal with
major mojo, where shamans collect the peyote that fuels the waking dreams that hold
the universe together2 .
1
Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin, 2009
(2000).
2
« Pour les Indiens Huichols, les montagnes de ce désert sont sacrées. Elles ouvrent un portail cosmique,
concentrant des vertus magiques, où les chamanes collectent le peyotl suscitant les rêves d’éveil qui font tenir
l’univers ensemble ». Cité sur Internet par DGR News Service du 25 février 2012. Le même service titre, à la
date du 27 février, « Mexican court suspends mining in the sacred territory of the Wixárika [autre nom des
Huichols] »
4
Cette ressource qu’est un portail cosmique est en même temps une contrainte forte,
parce qu’elle s’accompagne d’interdits puissants, démarquant cet espace sacré de
l’étendue profane. Rien de tout cela n’existe pour First Majestic Silver, sinon dans la
mesure où il doit tenir compte de la résistance des Huichols. Pour lui, le cerro est
également une ressource, mais d’ordre purement matériel, comptable et sans nul
interdit. Au contraire, il a le droit pour lui – le droit de la « prise de terre », la
Landnahme réalisée par la Conquista, et qui, jusqu’à ces derniers temps, a
juridiquement aboli les prises écouménales des peuples premiers.
Dans ce litige, le seul point de rencontre paraît être la nature au sens
écologique. Tant les Huichols que First Majestic Silver disent vouloir la protéger.
Quelle que soit la crédibilité respective de leurs propos, le fait est qu’ils accordent à la
nature une valeur apparemment commune, et distincte de celle des lieux sacrés en
tant que tels. Qu’est-ce donc que cette valeur ?
4. La nature n’est pas l’environnement
Il faut ici introduire une distinction entre ce que peut être la nature dans une
cosmologie traditionnelle comme celle des Huichols, et ce qu’elle peut être dans le
monde d’une société minière moderne comme First Majestic Silver. La modernité se
caractérise à cet égard par une décosmisation radicale, celle qui était contenue en
germe dans la définition de l’être du sujet cartésien, le cogito. Le Discours de la méthode
contient en effet ce passage éclairant3 :
Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de
penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose
matérielle.
Autrement dit, le sujet moderne s’auto-institue dans l’abstraction de tout lien
ontologique avec le milieu. Celui-ci se mue par principe – le principe du dualisme
sujet/objet – en un environnement objectif, que petit à petit les sciences modernes, et
en particulier l’écologie, apprendront à reconnaître comme tel.
Nous pensons encore très largement dans le cadre de ce dualisme, où la nature
est un objet : l’environnement. J’en prendrai pour exemple l’« écologie profonde »
d’Arne Næss, dont la pauvreté des considérations proprement ontologiques est
frappante, alors même qu’elle se veut ontologique avant tout puisque, selon son
auteur, c’est de là que le reste découle4. Quel est donc ce parti ontologique ? C’est que
le soi se réalise par élargissement à un Soi qui n’est autre que la totalité des
interconnexions de la nature. Dans ce grand Tout, la valeur de chaque être de chaque
espèce est intrinsèque ; c’est-à-dire qu’il ne peut non seulement pas être question
d’une priorité de l’humain sur les autres vivants, mais que l’identification au grand
Tout est censée résoudre à la base les questions que se pose, entre autres, l’éthique de
DESCARTES, Discours de la méthode. Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 2008, p. 38-39.
V. Arne NÆSS, Écologie, communauté et style de vie, Paris, Mf, 2008 (1989) ; Vers l’écologie profonde, avec
David Rothenberg, Marseille, Wildproject, 2009.
3
4
5
l’environnement. Pour Næss en effet, celle-ci est secondaire par rapport à l’ontologie ;
elle en procède. Cela posé, cet égalitarisme du vivant n’interdit nullement que
l’humain se nourrisse d’autres vivants, pourvu qu’il s’en tienne à la satisfaction de
ses besoins vitaux, et qu’il n’exorbite pas de sa place dans l’écosphère ; ce qui
implique, entre autres, une substantielle réduction de ses effectifs.
Il est clair que cette écosophie se fonde en écologie. L’identification au plus
grand Soi qu’est le Tout, en somme, procède de la connaissance des écosystèmes.
C’est de là qu’elle tient le parti de reconnaître, impartialement, une égale valeur à
chaque être. Cette position apparaît donc comme la poursuite et la radicalisation des
décentrements successifs qui, depuis la révolution copernicienne, ont peu à peu
remis l’Homme à sa place dans la nature. C’est dire qu’il s’agit d’une vision
fondamentalement scientifique — ce fameux « point de vue de nulle part » qui est
censé distinguer l’impartialité scientifique du wishful thinking ordinaire. Voilà qui est
maigre en fait d’ontologie ; car on sait depuis Descartes que le premier pas de la
science pure, c’est d’abstraire le sentiment humain de ses objets. Qu’est-ce donc
qu’une ontologie — prétendant de surcroît inspirer une éthique, un mode de vie,
etc. — qui commence par abstraire l’humain de ses considérations sur l’être ? Une
ontologie de l’objet ? Mais quel est donc l’objet qui énonce cette ontologie, sinon le
sujet humain lui-même ? Il y a là un vice dans le parti de l’écologie profonde. Dans la
mesure même où elle vise à inspirer des comportements nouveaux de la part des
êtres humains (plutôt que de la part des wombats, des coraux ou des cactus), elle
aurait besoin d’une ontologie du rapport de l’humain à la nature, plutôt que d’un
décalque de l’écosystème.
Or cette ontologie existe ; c’est celle de la mésologie.
5. La nature de notre milieu
Ce n’est pas de l’environnement – la nature objectifiée – que peuvent naître les
valeurs humaines, et notamment pas le sacré, comme on l’a vu d’entrée de jeu. Les
valeurs ne peuvent naître que des prises écouménales que l’humain entretient avec
son milieu. Dès le programme que lui fixa le médecin Charles Robin, à la séance
inaugurale de la Société de biologie le 7 juin 1848, la mésologie s’est donné pour but
de connaître les rapports qui s’établissent entre les êtres et ce qui les entoure, c’est-àdire leur milieu. L’approche était au départ fort positiviste. Après avoir brillé un
certain temps, la mésologie a plus tard été supplantée par l’écologie, laquelle s’est
imposée comme science de l’environnement. Elle a été une première fois ressuscitée
dans les années trente, simultanément dans les sciences de la nature par les travaux
d’Uexküll, et dans les sciences humaines par ceux de Watsuji. Ces deux penseurs ont
établi – le premier au niveau ontologique du vivant en général, le second à celui de
l’humain en particulier – une distinction révolutionnaire entre, d’une part,
l’environnement comme donné objectif et universel (ce qu’Uexküll appelle Umgebung,
et Watsuji shizen kankyô 自然環境), et d’autre part le milieu tel qu’il existe pour
l’espèce ou la société concernées, mais pas pour les autres (ce qu’Uexküll appelle
6
Umwelt, et Watsuji fûdo 風土)5. Cette distinction fonde le redéploiement actuel de la
mésologie6.
C’est en termes de milieu, non pas d’environnement, qu’existent des choses
telles que l’aire sacrée d’un portail cosmique. En effet, le milieu est toujours une
cosmophanie – l’apparaître d’un monde, avec son ordre (kosmos) éco-technosymbolique et sa concrescence, c’est-à-dire le croître-ensemble des choses et des êtres
qui le peuplent. En revanche, en plaçant le sujet humain face à un environnement
objet, le paradigme ontologique de la modernité fait de l’existence humaine une
abstraction. C’est contre cette abstraction décosmisante que s’est élevé, entre autres,
le Dasein heideggérien.
C’est en termes de milieu, non pas d’environnement, que s’établissent les entant-que (S en tant que P) des prises écouménales. Uexküll exprime ce rapport par le
suffixe –ton (tonalité) : Esston (tonalité d’alimentation, i.e. exister en tant que
nourriture), Hinderniston (tonalité d’obstacle), Wohnton (tonalité d’habitation), etc.
Ces tonalités médiales (propres à un certain milieu) engagent le sujet et l’objet dans
un rapport où leurs identités respectives se fondent en une seule réalité S/P, mode de
l’être que la mésologie nomme trajectivité. Dans un milieu, les choses sont trajectives ;
ce ne sont pas des objets, c’est-à-dire des en-soi sur lesquels un sujet abstrait
projetterait unilatéralement des vues arbitraires ; car l’être du sujet lui-même
participe concrètement de ce rapport. Watsuji nomme fûdosei 風土性 (médiance) cette
structure ontologique, et la définit comme « le moment structurel de l’existence
humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機). « Médiance », terme
dérivé du latin medietas (moitié) signifie que l’être de l’humain ne se borne pas à son
corps individuel, mais comprend nécessairement un corps médial, éco-technosymbolique, constitué des prises de son milieu. Entre ces deux « moitiés » que sont le
corps individuel et le corps médial s’établit un couplage dynamique, ce que Watsuji
appelle un « moment », comme le rapport entre deux forces en mécanique.
6. Médiance et sacré
C’est cette médiance inhérente aux milieux humains qui permet, entre autres, de
comprendre la valeur proprement ontologique, et même ontogénétique, des sites
sacrés dans les sociétés traditionnelles. En effet, ce qui est là en jeu, c’est leur
existence même – l’essence même de leur corps médial ; et c’est justement cette
médiance qu’a forclose le dualisme moderne, pour qui de tels environnements ne
seront jamais qu’une étendue physique arbitrairement parée des projections
subjectives de peuplades crédules.
Si le paradigme moderne, dans son principe, a pu ainsi forclore le « moment »
(la dynamique ontogénétique) de la médiance, du moins ne pouvait-il pas l’abolir ;
car c’est la condition même de l’existence humaine. Le concept en moins, cette
médiance a été corroborée par de multiples approches. C’est le cas notamment de
5
Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot et Rivage, 2010 (1934) ; WATSUJI
Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935).
6
Sur ce redéploiement, outre Écoumène, op. cit., v. le site mésologiques.com .
7
l’interprétation que Leroi-Gourhan a faite de l’émergence de notre espèce7 : au cours
de ce processus, certaines des fonctions du corps animal individuel ont été peu à peu
extériorisées et déployées sous forme de systèmes techniques et symboliques,
constituant ainsi un corps social dont l’effet en retour a été l’hominisation du corps
animal. En somme, il y a eu simultanément, et réciproquement, anthropisation du
milieu par la technique, humanisation du milieu par le symbole, et hominisation du
corps animal du fait du déploiement de ce corps médial éco-techno-symbolique.
Concernant plus particulièrement le sacré, Dany-Robert Dufour, en termes
psychanalytiques, a donné du besoin de divinité chez les humains8 une interprétation
qui derechef suppose la médiance, ce moment structurel de l’existence humaine ;
mais toujours le concept en moins. L’argument part ici de la néoténie, nom
scientifique moderne d’une très vieille idée, à savoir que l’humain serait un être
inachevé. Selon Dufour, c’est du fait de cette néoténie qu’il éprouverait
structurellement le besoin de s’aliéner à un Autre ; car, ni physiquement ni
psychiquement, il ne peut vivre à l’état individuel. Les religions se sont chargées,
historiquement, de donner un nom à cette part de l’être qui est au-delà de
l’individuel ; par exemple, dans les monothéismes, « Dieu ».
Pour la mésologie, la figure moderne de la « mort de Dieu » n’est qu’un
symptôme de la forclusion de notre médiance par le dualisme et l’individualisme.
Cette forclusion n’ayant nullement supprimé le moment structurel qu’elle ne veut
pas reconnaître – au contraire, le développement ininterrompu de notre corps médial
nous rend toujours plus « néotènes » –, il en résulte un manque-à-être inextinguible,
dont la frénésie de consommation des sociétés contemporaines est l’une des
manifestations. Mais en achetant toujours plus d’objets, l’individu ne recouvre pas
son corps médial ; il s’enfonce au contraire davantage dans son incomplétude, cercle
vicieux dont il ne pourra sortir qu’en dépassant le paradigme ontologique du
dualisme. C’est ce dépassement qu’ont amorcé des penseurs comme Uexküll et
Watsuji, et que poursuit la mésologie contemporaine.
En revanche, si elles ne disposaient pas des concepts de la mésologie, les
sociétés traditionnelles les ont amplement symbolisés dans leurs cosmologies, tout
spécialement dans leur sens du sacré. L’un des aspects de la médiance, c’est en effet
que les sociétés découvrent symboliquement leur être dans leur milieu. C’est ce fait
que Watsuji a baptisé du concept de jikohakkensei 自己発見性, découvrance-de-soi.
Cette découverte se cristallise dans des hauts lieux, qui deviennent des espaces sacrés.
Pourquoi sacrés ? Parce qu’ils sont obscurément ressentis comme la source même de
l’être. Cette source est la ressource entre toutes, celle où périodiquement,
rituellement, l’être se ressource dans son être-là, comme le font les Huichols dans
leur pèlerinage au cerro Quemado, ou comme le font les musulmans avec le
pèlerinage de La Mecque.
7
André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
Dany-Robert DUFOUR, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort
de Dieu. Paris, Denoël, 2005.
8
8
7. Il y a nécessairement du sacré dans « la nature »
La forclusion du corps médial, converti en un univers objectal, a entraîné dans les
sociétés modernes la focalisation de l’être humain sur le seul individu. Du même
coup, le sacré a déserté les milieux, convertis en un environnement exploitable à
merci – une pure extensio cartésienne –, comme First Majestic Silver voudrait bien le
faire au cerro Quemado. De sacré, à la limite, il n’y a plus que l’individualité de
l’individu lui-même, comme en témoigne par exemple l’abolition de la peine de mort.
Cependant, le développement même des sciences modernes, filles du dualisme, en
particulier celui de l’écologie, a rendu toujours plus évident que nous ne pouvons
pas vivre sans respecter notre environnement. C’est cette évidence qu’a investie et
détournée le manque-à-être de l’individu moderne, et qui a conduit à l’essor de
l’écologisme, telle l’écologie profonde, ainsi qu’à toutes sortes de dérives dans
l’irrationnel, comme la vogue actuelle du fengshui en Occident.
J’ai souligné plus haut le vice ontologique radical des théories qui prétendent
dériver une éthique du modèle des écosystèmes. La connaissance objective des
écosystèmes et de la biosphère est certes nécessaire pour que nous nous comportions
de façon plus rationnelle ; néanmoins, elle ne peut pas engendrer de sens moral,
parce qu’elle ne concerne pas notre être mais seulement les interrelations objectives
de l’environnement. L’éthique, elle, se fonde sur l’entrelien des êtres partageant un
même monde, en l’occurrence sur la médiance qui fait que les prises écouménales de
notre milieu concernent notre être même 9 . C’est pour la même raison que nous
sommes poussés à recréer, sous forme de parcs et de sanctuaires divers, des aires
sacrées dans la nature. Mais « la nature », ce n’est jamais que celle de notre milieu,
c’est-à-dire notre corps médial. Elle ne peut être sacrée en soi, c’est-à-dire comme un
objet ; car elle est à jamais natura : « à naître »10, avec nous-mêmes, dans le croîtreensemble historique d’un milieu humain. Ce n’est que parce qu’elle est notre
écoumène, la demeure de notre être, qu’elle peut nous apparaître sacrée.
Palaiseau, 24 avril 2012.
Né en 1942, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à
l’École des hautes études en sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a été en
2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Adrel :
[email protected]
Parmi ses livres :
Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature. Paris, Gallimard, 1986.
Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin, 2000.
La Pensée paysagère. Paris, Archibooks, 2008.
Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident. Paris, Le Félin, 2010
Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité. Paris, Donner lieu, 2011.
9
C’est ce que j’ai argumenté naguère dans Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène. Paris,
Gallimard, 1996.
10
Rappelons que natura est le participe futur de gnascor, naître.
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