STÉPHANE ROBERT 86
INTRODUCTION
Cet ouvrage a pour but de mettre en lumière l’existence d’une catégorie
particulière de morphèmes, que l’on a appelés morphèmes transcatégoriels, et d’en
décrire le fonctionnement. Le présent article, quant à lui, propose un modèle général
d’analyse du fonctionnement de ces morphèmes et tente de répondre à certains des
problèmes posés par ceux-ci. Par définition, les morphèmes transcatégoriels (ou
“plurifonctionnels”) ont, en effet, pour particularité de fonctionner en synchronie
dans différentes catégories syntaxiques, certes variables selon les langues et selon
les cas (noms, verbes, auxiliaires, prépositions, affixes, subordonnants, particules,
connecteurs phrastiques...), mais toujours multiples. Au travers de leurs différents
emplois, ces morphèmes présentent donc non seulement une polysémie mais une
flexibilité syntaxique remarquables, toutes deux problématiques pour l’analyse.
En effet, lorsque la transcatégorialité est récurrente et couvre de multiples
emplois dans une langue, elle ne peut être considérée comme une étape transitoire
vers la grammaticalisation où coexisteraient temporairement deux modes de
fonctionnement, avant que l’évolution ne soit stabilisée vers un emploi nouveau,
comme le supposerait une perspective strictement diachronique. La coexistence
des emplois, en ce cas, n’est ni marginale ni nécessairement transitoire. La
flexibilité syntaxique et la malléabilité sémantique des termes transcatégoriels
relèvent, au contraire, du fonctionnement normal de la langue et s’inscrivent dans
les propriétés du système linguistique. L’analyse du mode de fonctionnement de
ces unités soulève alors différents problèmes bien connus mais qui se posent ici de
manière radicale car il faut pouvoir rendre compte de tout dans le même temps,
c’est-à-dire à la fois de ce qui fonde l’unité du morphème mais aussi de la manière
dont se construit la variation sémantique et syntaxique relevée dans ses différents
emplois ; des lois de passage d’une valeur à une autre mais également de la
spécificité de chacun des emplois ; et enfin, de ce qui, dans le système de la
langue, permet ces passages. De même, dans le cas de ces morphèmes
transcatégoriels, la question de la continuité et des frontières entre catégories,
souvent débattue dans les travaux sur la grammaticalisation (Traugott & Hopper
1993 notamment) ou sur la catégorisation (Lakoff 1987, Vogel & Comrie 2000),
se pose de manière encore plus cruciale. Les langues massivement
transcatégorielles présentent-elles un cas particulier de langues à catégories
“floues” (fuzzy categories) ? Ou encore, constituent-elles l’exemple emblématique
de l’émergence des catégories dans le discours telle que la posent la théorie de la
“grammaire émergente” (Hopper 1987, 1998, Bybee & Hopper 2001) ou, à sa
manière, la psychomécanique (Guillaume 1915) ?
On s’attachera donc d’abord à définir les enjeux et les difficultés de l’analyse
du fonctionnement des marqueurs transcatégoriels, en examinant les apports et
limites des modèles existants (cf. 1.). On présentera ensuite le modèle proposé, la
“grammaire fractale” (cf. 2.) et ses deux grands mécanismes : la construction