Résurrection 2008-2009 Cours n° 9 QUESTIONS SUR LE CHRIST (IX) : JÉSUS JUGE DES VIVANTS ET DES MORTS Le Christ intéresse surtout les chrétiens pour le présent : modèle, guide, ami, ils sont prêts à lui faire une place. Sauveur, ils le voient surtout porteur d’une guérison spirituelle, conquise sur le péché. Mais les perspectives eschatologiques passionnent beaucoup moins les croyants d’aujourd’hui que ceux de jadis. L’Apocalypse veut dire pour eux catastrophes et fin du monde, surtout depuis que la destruction de la planète est apparue comme une possibilité concrète. Le retour du Christ est vraiment un thème trop lointain pour être passionnant. Pourtant, nous continuons à dire dans le Credo que le Christ viendra (ou reviendra) juger les vivants et les morts, et chaque Avent nous invite à retrouver l’espérance en un monde délivré de la mort et du péché. Pour nos Pères dans la foi, l’attente vive du retour du Seigneur constituait le fond de leur message d’espérance, il suffit de relire les lettres de saint Paul et de saint Pierre. Le christianisme n’a-t-il pas beaucoup perdu, en se réduisant à une sagesse pour maintenant ? L’espérance eschatologique n’est pas seulement celle d’un bonheur définitif, mettant un terme à la souffrance et à la mort, elle est un "jugement", ce qui, en terme biblique, indique un partage, un éclaircissement, le dévoilement de ce qui dans le développement du monde était conforme aux intentions de Dieu et ce qui était fondé sur le péché (d’où le terme d’apocalypse, qui veut dire révélation). Voyons donc l’origine de ce thème et son application au Christ dans le Nouveau Testament et la tradition de l’Eglise. Ancien Testament Le jugement est couramment attribué à Dieu, souvent par contraste avec celui de l’homme qui se montre défaillant et partial (c’est l’histoire de la chaste Suzanne en Dn 13), Dieu a en horreur le juge inique et vénal (Ex 23,6-8; Pr 17,15). Lui ne se laisse pas corrompre par les présents, puisqu’il n’a besoin de rien. Lui seul sonde les reins et les cœurs (cf. Je 11,20, voir aussi 17,10). Dieu est seul assez fort et assez libre pour demander des comptes à son peuple, et même à l’humanité toute entière. Les prophètes ont mis en scène le Jour du Seigneur, jour terrible et merveilleux où Dieu interviendra enfin pour arrêter les exactions des forts et contenir l’orgueil des nations païennes (Am 5,18 ; Jo 2,1 ; So 1,7 ; Je 30,7 ; Ez 30,3 etc...). Le Roi-Messie qui assume la lieutenance de Dieu est chargé d’exercer en son nom la justice (Ps 71[72], 3-4). Un jour le Fils de l’homme viendra de la part de Dieu exercer le jugement sur tous les peuples (Dn 7,13) Nouveau Testament 1- Jean Baptiste avait donné la note en avertissant ses compatriotes de l’imminence d’un jugement exercé par « celui qui doit venir » de la part de Dieu : « Il a sa pelle à vanner à la main, il va nettoyer son aire et recueillir son blé dans le grenier; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s'éteint pas » (Mt 3,12). 2- L’enseignement de Jésus fait une grande place à l’attente d’un jugement définitif. La parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13,24-30) et celle du filet (Mt 1 »,47-50) supposent un éclaircissement qui permettra de départager le bien et le mal, c’est le thème de la moisson : les anges sont censés faire le tri sous les ordres du Maître. Le chapitre 25 (v. 31-46) de saint Matthieu met en scène de façon grandiose les assises du Jugement, dans lequel c’est le « Fils de l’homme » qui siège et convoque toutes les nations à son tribunal, afin de rendre une sentence qui oriente la destinée éternelle des bons et des mauvais, on sait sur quel critère. Divers passages mentionnent la sentence que le Fils de l’homme exercera : notamment sur ceux qui ont rougi de lui devant les hommes (Mc 8,38 et par.) ; ou encore sur ceux qui se présenteront en retard quand l’occasion sera passée (Lc 13,25-29). 3 - La Résurrection est annoncée par les premiers disciples comme l’intronisation du RoiMessie : « Et voici que Dieu l’a ressuscité le troisième jour…. Il nous a chargés d’annoncer au peuple et de témoigner que Dieu l’a choisi comme juge des vivants et des morts » (Ac 10,42). C’est l’expérience du Ressuscité qui terrasse saint Paul sur le chemin de Damas et lui fait sentir le Jugement définitif qu’exerce l’Amour sur sa vie pleine d’orgueil et de ressentiment. A Athènes, il en porte témoignage : « Et voici que Dieu, sans tenir compte de ces temps d'ignorance, annonce maintenant aux hommes que tous et partout ont à se convertir. Il a en effet fixé un jour où il doit juger le monde avec justice par l'homme qu'il a désigné, comme il en a donné la garantie à tous en le ressuscitant d'entre les morts » (Ac 17,30-31). 4 - Les lettres de saint Paul font peu de place au thème du jugement, mais il parle avec abondance de la Résurrection générale, qui suppose évidemment une mise à plat de toute l’expérience humaine (1 Th 4,16-17 ; 1 Co 15,52-53 ; 2 Co 5,2-4), d’où l’insistance sur la trompette (1Co 15,5 ; 1Th 4,16) qui fait partie des accessoires du Jour du Seigneur (Jo 2,1 ; 2,15). 5 - Saint Pierre s’efforce dans sa deuxième lettre de réveiller l’ardeur des chrétiens qui semblent trouver que l’attente du retour du Christ est bien longue, il leur rappelle que pour Dieu « mille ans sont comme un jour » (souvenir du Ps 89[90],4), et que Dieu patiente pour donner le temps de la conversion (2P 3,9). "Jugement" (3,7) est ici clairement synonyme d’"avènement" (3,4). 6 – Saint Jacques exhorte à la patience, car « le Juge est à notre porte » (5,9), sans préciser s’il s’agit du Christ, mais c’est vraisemblable. 7 - Saint Jean est particulièrement sensible au thème jugement qu’il intériorise : en réalité c’est chacun qui se juge en accueillant ou pas la parole de vérité. En un certain sens, celui qui ne croit pas est déjà jugé (Jn 3,18), son sort final est inclus dans son refus de la lumière. Par contre celui qui croit « échappe au jugement ». Jugement garde quelquefois le sens de « condamnation » et en ce sens Jésus n’est pas venu pour juger le monde, mais pour qu’il soit sauvé (3,17) ; mais plus souvent il a le sens d’une clarification, en ce sens, il peut dire : « c’est pour un jugement que je suis venu dans le monde » (9,39). Le Père « lui a donné le pouvoir d'exercer le jugement parce qu'il est le Fils de l'homme » (5,27), référence évidente à Dn 7,13. Aussi les morts vont-ils « entendre la voix du Fils de Dieu et ceux qui l’auront entendu vivront » (5,25). L’Apocalypse parle à plusieurs reprises d’une visite de Jésus qui peut être menaçante, s’il trouve ses amis négligents et infidèles (cf. par ex. la lettre à l’Eglise de Sardes, Ap 3,1-6), mais qui peut être aussi une rencontre d’amour si ceux-ci se reprennent (cf. la lettre à l’Eglise de Laodicée, 3,14-22). Mais Jean met également en scène le Jugement dernier au chapitre 20, avec toute une mise en scène : on commence par lier Satan pour mille ans, puis on dresse un trône drapé de blanc, on convoque tous les hommes y compris les mots qui ressuscitent, puis on ouvre des livres, particulièrement le « livre de Vie » (dans la grande vision de Daniel 7,10, des "livres" sont ouverts, contenant sans doute la liste des actions bonnes ou mauvaises imputables à chacun ; dans le Ps 68[69], 29, il est question du Livre de Vie dont on peut être rayé). On ne précise pas qui siège sur le trône, mais il est évident que c’est le Christ, l’Agneau immolé. La tradition de l’Eglise La pensée du Christ juge des vivants et des morts est très présente dans les premiers siècles du christianisme. Elle inspire la prière, tournée vers l’Est, lieu qui, depuis Ezéchiel (43,1-2), signifie l’apparition de la gloire de Dieu après un temps de délaissement. Le culte liturgique est vécu non pas tant comme une anticipation de la Jérusalem céleste, mais comme l’expérience du « passage » d’un monde encore marqué par le péché vers la terre promise, c’est le lieu où est anticipé le jugement du monde, où l’attente est sans cesse relancée (c’est le sens des vigiles) et où le sang du Christ vient laver les péchés des hommes. C’est pourquoi les martyrs sont enterrés sous l’autel, c’est de là qu’ils crient : « jusqu’à quand, Seigneur, tarderas-tu à faire justice? » (cf. Ap 6,9-10), marquant l’inachèvement douloureux du dessein de Dieu malgré la victoire du Christ, ainsi chaque messe hâte-t-elle d’une certain façon l’accomplissement. Les brebis fidèles suivent le Christ Agneau de Dieu « partout où il va » (Ap 14,4), il les rassemble sur le mont Sion après leur avoir fait traverser le Jourdain. L’iconographie chrétienne met en avant le thème du Christ juge. Nous trouvons cela dans les mosaïques des coupoles byzantines qui représentent le Pantocrator et aussi au portail des cathédrales qui se plaisent à représenter le jugement dernier. Au portail sud de Chartres, le Christ préside le jugement en brandissant le bois de la Croix. Dans la mosaïque de Torcello (près de Venise), le sang du Christ coule vers le bas pour séparer les justes et les méchants et devient finalement le feu de l’enfer. L’attention se porte dès le Haut Moyen Age sur l’eschatologie individuelle (le sort de chaque défunt après sa mort), mais, loin de détourner de l’attente du retour du Christ, la prière et l’offrande des messes pour les défunts maintiennent le sentiment d’une vie pèlerine en attente d’un accomplissement ultime, avec une vive conscience de l’intercession de toute l’Eglise pour chacun de ses membres. La confrontation à la fois redoutable et pacifiante avec le Jugement du Christ oblige à tout mesurer à l’aune de l’éternité, à s’en remettre à la miséricorde, à compter sur la communion des saints. C’est dans cet esprit qu’il faut lire l’admirable séquence des défunts le Dies Irae qui fait alterner de sévères mises en garde (« quelle terreur nous saisira, lorsque le juge viendra pour examiner rigoureusement toutes les actions des hommes ! ») et des accents d’une grande tendresse (« souviens-toi, ô doux Jésus, que je suis la cause de ta venue, ne me perds pas en ce jour ; en me cherchant, tu t’es assis de fatigue, tu m’as racheté par le supplice de la croix, qu’un tel labeur ne soit pas vain ! »). Redécouverte : Aussi bien le Protestantisme que le siècle des Lumières ont tourné le dos à la dimension eschatologique du christianisme. Le monde moderne a remplacé l’espérance du Royaume par le mythe du progrès (cf. Benoît XVI Spe salvi). La redécouverte de l’eschatologie s’est faite d’abord dans le monde de l’exégèse biblique (A. Schweitzer et la conscience eschatologique de Jésus), puis l’étude des Pères et des origines chrétiennes a révélé l’immense richesse de la réflexion sur le dessein de salut. La revue Dieu Vivant après la seconde guerre mondiale a orchestré ces découvertes. Le P. Urs von Balthasar y a contribué (de l’Intégration, Pour une théologie de l’Histoire). Convictions : 1- Seule la Bible nous parle bien du futur. L’eschatologie biblique se démarque des systèmes (stoïciens ou hindouistes) qui conçoivent l’histoire du monde comme une succession de cycles aboutissant à chaque fois au néant. Pas de pensée sérieuse des « derniers temps » sans une pensée de la création. Il est frappant de voir que c’est dans un des derniers écrits de l’Ancien Testament (le second livre des Macchabées) que sont présentées à la fois la création ex nihilo (7,28) et la résurrection de la chair (12,4). 2 – Pas d’eschatologie sans jugement. Il ne s’agit pas de présenter l’avenir comme le reflet inversé du présent, avec des joies compensatrices des peines de la vie terrestre. le monde ne peut être renouvelé (et pas seulement remis sur les rails et ensuite éternisé) que si celui qui l’a tout entier créé dans une certaine intention le reprend radicalement, fait disparaître ce qui était contraire à son dessein et lui donne ses vraies dimensions. C’est pourquoi l’eschatologie chrétienne lie étroitement : retour du Christ, résurrection de la chair et jugement dernier. Seule la présence glorieuse du Christ, « premier né de toute créature » donne la mesure du projet créateur et révèle l’abîme du péché, c’est par rapport à lui que s’opère le jugement qui n’est au fond que la confrontation de toute réalité avec lui. Le millénarisme (croyance en une réalisation historique du millenium évoqué en Ap 20) est en ce sens une dissociation dangereuse qui semble supposer une première restauration qui n’est pas encore le Jugement dernier. 3 – L’eschatologie individuelle, celle de l’homme singulier, s’inscrit à l’intérieur de celle de la création toute entière. L’homme est à la fois intériorité faite pour la relation avec Dieu et présence au monde et aux autres. Le péché a blessé le cœur de son existence et ensuite atteint tous les épaisseurs (charnelles et sociales) de l’homme. La grâce a restauré le cœur dans sa « justice » (justification) et la mort a scellé cette œuvre de guérison (sanctification), la gloire viendra seulement au moment du retour du Christ et restaurera l’homme dans son rapport au cosmos et à ses frères en humanité (glorification). La justification est personnelle, la glorification sera collective (sauf pour Jésus et Marie qui sont les prémices) : Dieu attend que le dernier homme soit sanctifié pour nous faire entrer tous ensemble dans le bonheur définitif : « ils (les hommes de jadis) ne devaient pas arriver sans nous à l'accomplissement » (He11,40). Il y a donc un jugement particulier qui sanctionne à la mort l’ultime réponse de l’homme à Dieu et qui engage déjà son bonheur ou son malheur éternels (le purgatoire n’étant que la cure de désintoxication qui permet à l’homme sauvé de se préparer au bonheur de voir Dieu). Les saints, quoi que non encore ressuscités, « voient » Dieu et toute chose en Dieu, ce qui est déjà un bonheur infini. Mais il y aura un Jugement dernier, qui n’est pas une deuxième épreuve ou un repêchage, mais l’extension à la mesure de toute l’histoire et du cosmos du jugement de Dieu, toutes les réalités collectives (les sociétés, les constructions humaines) seront passées au crible, et selon le poids de charité qu’elles contiendront elles seront introduites dans la Gloire ou tomberont en poussière. 4 - La formule juger les vivants et les morts jette une lumière sur le sens de l’histoire. Il s’agit en effet pour le Christ de prendre en compte la totalité de l’histoire humaine. Il n’y aura pas de génération oubliée ou de période effacée. Jésus annonçait que « au jour du jugement la Reine du midi se lèvera… » (Mt 11,31). Ne voulait-il pas dire que ce jour sera la grande confrontation avec tous les acteurs de notre histoire humaine et surtout de notre histoire sainte, celle de nos relations avec lui : « car il y a ici plus que Salomon ».