Colloque GEMDEV . La mesure du développement est elle l’expression de rapports de
pouvoir ? Application au champ de l’éducation (56000) 16 aout 2011)
Philippe Hugon Professeur émérite Paris Ouest Nanterre La Défense
Mots clés : « Capital humain », croissance, développement, éducation, efficacité, mesure
patrimoine, scolarisation, taux de rentabilité
Is the measure of development expression of power? Applied to education field.
The international community generally agrees on the essential role of training and
education in the development process. This role is all the more important in the new
information and knowledge economy. In fact, this is a field where conflicts arise for example,
in terms of values and knowledge transmitted, tensions between universalism and
singularities, differentiated access to school according socio economics groups or difference
among States. At the heart of this paradox, education economics waves between consensual
point of view and the existence of strong conflicts. This is reflected both in statistical and
empirical studies and in theoretical analysis. This article will first deal with the measure of
micro and macro economics of education and second with the limits of the measure of
multidimensional effects of education on development.
Key words: human capital, growth, education, efficiency, patrimony, teaching, rate of return
La mesure est une exigence des sciences exactes selon laquelle « Il n’est de science
que du mesurable » et une ambition des sciences sociales pour se rapprocher des sciences
dures. Mesurer, c’est quitter une donnée complexe afin de la projeter, sans la réduire ou
l’altérer, sur une grille (grapho numérique) qui la rend quantifiable et intelligible. La mesure
ne se réduit pas au chiffrage et à la quantification ; elle vise l’universel et donc un langage
normé et cherche à dépasser la subjectivité et le particularisme de l’observateur. Elle
implique la construction de cadres de cohérences qui ont pour effet, de rendre homogènes
des informations. Le modèle fondant la mesure est un médiateur entre un champ théorique
dont il est l’interprétation et un champ empirique dont il est une formalisation. A cette
nécessité de mesurer s’ajoute le fait que les progrès de la technologie de l’information et
des méthodes économétriques ont conduit à une prolifération de tests. Les méthodes ont
été, ainsi, affinées pour éviter les auto corrélations, utiliser des tests de causalités, éviter les
mises en relations directes d'indicateurs.
Mais l’on sait depuis l’élaboration des sciences sociales que la mesure a également de
nombreuses limites. Celles-ci tiennent aux conventions arbitraires qui la fondent (Boltanski,
Thevenot 1991), aux interactions entre le mesurant et le mesuré, au fait que la mesure
appréhende mal la qualité et la singularité ou que la connaissance que permet la mesure ne
peut être dissociée du pouvoir qu’elle implique (Bachelard, 1973). La question de la mesure
ne peut être dissociée de celle de la norme imposée par des pouvoirs hégémoniques. Tout
pouvoir cherche réduire la complexité et la diversité du social en un ordre unifié et
manipulable (Foucault 2001). Généralement, on ne compte pas, ou on compte mal, ce qui
compte pour les hommes. Les référents théoriques qui fondent la mesure sont eux-mêmes
insérés dans des représentations et des systèmes de valeurs. Les sciences sociales
notamment économiques sont ainsi prises dans le dilemme de la nécessité et de la relativité
de la mesure. Souligner les nombreuses limites de la mesure ou mettre en avant de manière
triviale la dépolitisation des indicateurs n’implique pas que l’on fasse abstraction des progrès
méthodologique des sciences sociales quant à la mesure et que l’on jette l’enfant avec l’eau
du bain en adoptant une représentation subjectiviste, relativiste ou culturaliste des sciences
sociales. Elle implique seulement que l’on accepte une pluralité d’éclairages. Les questions
prioritaires sont : Qui mesure, pour qui et pourquoi ? Selon quelles finalités ? En fonction de
quelle grille d’analyse ? Selon quel système d’évaluation ? En partant de quel lieu ?
Cette communication après avoir présenté (l) la question générale de la mesure du
développement de son évolution, de sa portée et de ses limites face aux enjeux de pouvoir
(II) illustrera ce débat quant aux liens entre éducation et développement ;
I/ La question de la mesure du développement .
1.1 Quelques points de repères sur l’évolution historique de la mesure du
développement
La statistique étymologiquement est liée à l’Etat, à la volonté de comprendre
l’anatomie politique d’une nation dans la tradition de Petty (1671) et de contrôler les
populations pour lever l’impôt. La mesure est prioritairement un instrument de
connaissance et d’action dans un cadre national. Les progrès des comptes nationaux et des
instituts de statistiques s’insèrent, ainsi, dans cette logique stato centrée et organiciste de
l’Etat nation. L’outillage statistique a été lié, dès le départ, aux formes historiques de l’Etat et
de la gouvernementalité et donc à la question du pouvoir. Il s’agissait de standardiser,
normaliser, gommer les individualités au nom d’une norme définie par le pouvoir. Le cadre
national fondant la mesure s’est aujourd’hui avéré imparfait pour trois principales raisons.
En premier lieu, de nombreux Etats à statistiques déficientes ne disposent pas ou plus de
systèmes nationaux fondés sur une collecte et un traitement d’informations nationales
fiables. La sophistication économétrique s'accompagne ainsi de terrae incognitae ou de
système d'information élaborées de l'extérieur par les institutions internationales. En second
lieu, de nombreuses activités du bas informelles, a légales ou illégales ne sont pas
enregistrées. Les Etats sont débordés par des flux transnationaux que ce soit au niveau
financier par exemple dans les paradis fiscaux, commercial ou de l’insertion des territoires
dans des chaînes de valeur internes aux firmes multinationales. Enfin, les mesures
macroéconomiques se heurtent à de grandes difficultés méthodologiques. Celles-ci
concernent notamment les questions de l’agrégation et de l’élaboration d’agrégats
homogènes, de la construction de séries déflatées alors que le temps social est hétérogène
(l’instrument de mesure ou étalon change au cours du temps), et de la construction de
fonctions de préférences collectives ou étatiques.
La mesure en sciences économiques est également liée au marché, à la valeur
d’usage devenant valeur d’échange. La monnaie étalon et équivalent général permet
l’agrégation, de biens hétérogènes par un système de prix. Elle permet la construction
d’indicateurs mesurables tels que les agrégats économiques. Des catégories analogiques à
celle du marché ont été transposées, malgré les limites posées par les économistes, aux
ressources humaines, aux réseaux sociaux ou aux écosystèmes et certains économistes ont
voulu mesurer le « capital humain », le « capital social », ou le « capital naturel ». Dans la
conception standard, le marché peut porter sur des choses matérielles et des services
immatériels. Le prix, condensation de toutes les informations dans une économie de
marché, permet pour les agents des comportements paramétriques. Les biens privés,
renvoient à la satisfaction d’un besoin subjectif, à la rareté et à la possibilité de choix pour
les consommateurs liée à une utilité épurée de tout lien social. Pour qu’un bien puisse être
marchandise plusieurs caractéristiques « naturelles » sont nécessaires : divisibilité (entité
isolable), dénombrement possibles, exclusion, rivalité, substituabilité pouvant renvoyer à un
équivalent général, externalités limitées. Sous certaines conditions strictes, l’indicateur de
valeur ajoutée reconnue par le marché peut être utilisé comme indicateurs de bien être. Il
faut notamment qu’il n’y ait pas d’externalité et que l’utilité tirée d’un bien soit croissant
avec la quantité consommée et que la satisfaction d’un agent soit indépendante de celle
d’un autre agent (absence d’interdépendance des fonctions d’utilité). Le PIB par tête ne peut
être ainsi assimilé à un indicateur de bien être que sous des conditions strictes d’écart limité
à la moyenne. Cette évaluation par des prix de marché peut s’appliquer à des droits1. La
mesure passant par la valeur marchande et le prix ne peut être utilisée que dans des
conditions très strictes. D’un côté l’extension des valeurs marchandes conduit à se référer de
manière croissante à l’étalon du prix et de la valeur d’échange. Mais elle pose avec acuité les
limites de la mesure vis-à-vis des biens collectifs ou des patrimoines et des conflits entre
différents systèmes de valorisation. La convention marchande fondant la mesure par le prix
du marché s’oppose à d’autres conventions (Boltanski, Thevenot 199 ).
Ces deux référents du pouvoir de l’Etat et du marché sont à la base de la construction
d’indicateurs de la part des organisations internationales, des diverses agences de natation
relayées largement par les ONG. Celles-ci ont pour objet de normer, de comparer les
« pays » en mobilisant des instruments de mesure politiquement corrects. Il est ainsi
possible de hiérarchiser les « élèves » de la classe internationale selon ces notes, d’évaluer
des écarts voire des retards entre « élèves » ou par rapport à des normes à atteindre (ex des
1Des marchés de quotas d’externalités négatives peuvent ainsi sous certaines conditions
strictes conduire à un prix mesurant ces externalités. A titre exemplaire concernant les biens
environnementaux, un marché des permis d’émission de gaz à effet de serre est possible car il
y a équivalent général le CO2. Au contraire, malgré les propositions de droits transférables de
développement et des titres négociables sur la biodiversité et la forêt, il y a obstacle à la
constitution de marchés en raison du caractère indivisible et de la diversité des droits de
propriété ou possessifs sur la forêt. Il y a alors pluralité des systèmes de valeur, et débat
public et politique vis-à-vis de patrimoines ayant une multifonctionnalité.
objectifs du millénaire du développement Les premiers instruments de mesure ont été le PIB
proxy de l’efficience économique. Puis les indicateurs du développement humain préconisée
par le PNUD ont pris en compte l’équité sociale. Les indicateurs ont ensuite intégré les
questions de soutenabilité écologique (empreinte écologique) et les indicateurs politique de
liberté, de stabilité, de « bonne gouvernance » et de sécurité. Les indicateurs ont ainsi
explosés avec la même volonté de comparer les Etats bon et mauvais élèves de la classe
internationale et étalonnage (bench marking). Cette volonté d’établir des indicateurs traduit
la volonté de la recherche de performance, et d’efficacité, de management par la qualité
résultats d’un libéralisme normalisateur, d’où la priorité accordée à l’évaluation
(accountability). Dans un contexte mondial caractérisé par la libre circulation des capitaux,
l’internationalisation de la production et la mobilité des travailleurs à haut niveau de
qualification, les questions de notation, d’accréditation et d’autoévaluation sont devenues
prioritaires. L’interconnexion des marchés financiers conduit au référent de la bourse et des
sociétés de notations des bons ou mauvais élèves. L’espace éducatif européen caractérisé
par la mobilité des étudiants conduit à une reconnaissance de leurs diplômes sur le marché
du travail et des palmarès des universités
La mesure du développement et ses limites
Toute mesure dépend de la focalisation et de la profondeur de champ que l’on
privilégie, de l’éclairage que l’on prend, de l’horizon que l’on retient et des lunettes que l’on
chausse. Privilégie t on la longue durée ou la courte période, les indicateurs conjoncturels ou
structurels, ? Le développement se veut aller au-delà de la croissance en prenant en compte
des indicateurs structurels et non de flux macro économiques. Il cherche à dépasser les
limites du PIB (hétérogénité et pondération des prix et des quantités, biais de l’unité de
compte ($ ou PPA), question des externalités et du non marchand, mesure du bien être. En
revanche, il prend peu en compte les mouvements en profondeurs au niveau des
représentations, des matrices culturelles et des systèmes de valeurs, des rapports de
pouvoirs. Il correspond ainsi à un questionnement, parmi d’autres, pour comprendre les
trajectoires des sociétés et de la manière dont les sociétés construisent leur modernité. La
mesure du développement fait partie du projet de décrypter les sociétés selon une même
grille d’analyse, de comparer et de mesurer ces trajectoires (AFD-EUDN 2010). Elle s’oppose
radicalement à la conception culturaliste, à l’anthropologie structurale et relativiste sans
pouvoir être assimilé à une conception occidentalocentrée. Mesurer les progrès de
productivité ou l’évolution de l’espérance de vie en longue période des sociétés, présente
des difficultés de méthode mais n’implique pas soi un jugement de valeur.
Le développement économique peut être mesuré comme une norme à atteindre
(vecteurs d’objectifs sociaux désirables), comme un projet porté par les acteurs et les
institutions de développement ou comme un processus objectif et mesurable pour éclairer
les trajectoires des sociétés. Le développement peut être défini comme un processus
endogène et cumulatif de long terme. Il implique un arbitrage entre (1) l’efficience
économique mesuré par la productivité globale des facteurs et la production de valeurs
marchandes mesurées par le PIB ou le PNB,(2) l’équité sociale mesurée par des indicateurs
d’inégalités (Gini), de vulnérabilité ou de pauvreté (ex IDH, indicateurs de pauvreté
multidimensionnels ),(3) la soutenabilité écologique (mesuré par les indicateurs d’empreinte
écologique ou de valorisation des ressources non renouvelables), (4) la stabilité politique et
de paix et de sécurité (mesuré par des indicateurs politiques ex de perception de la
corruption ou de conflits). La mesure du développement économique suppose ainsi des prix de
référence permettant de valoriser les trois formes de capital (physique, humain et naturel), de leur
amortissement et de leur investissement net.
La mesure du développement s’est largement déplacée aujourd’hui vers les
indicateurs institutionnels, la compréhension des profils et des architectures
institutionnelles. (Meisel, Ould Aoudia 2008). Le développement apparait alors comme un
processus de changement institutionnel de long terme caractérisé par une
dépersonnalisation des systèmes des relations sociales, des degrés accrus de formalisation
et de respect des règles légitimées, des régulations des jeux conflictuels entre les groupes
d’intérêts et de la violence, une vision stratégique à long terme des décideurs, une confiance
réductrice des incertitudes, une aptitude de la société à l’innovation, la concertation pour
faire émerger le bien commun, la qualité des biens et services publics, la sécurité des
transactions et des droits fonciers.. Tous ces éléments pouvant faire l’objet de mesure.
Un projet de développement est une arène où se négocient, se confrontent des
pratiques d’acteurs pluriels ayant des ressources, des objectifs, des intérêts et des
représentations diverses avec des jeux de ruse, de détournement des « bénéficiaires » par
rapport aux « donateurs ». Les critères quantitatifs d’évaluation sont ainsi pluriels :
croissance économique, productivité globale des facteurs, indice de Gini, empreinte
écologique, émission de GES. D’autres critères en termes de qualité ou de transformations
institutionnelles peuvent être retenus.Il fait sens de comparer des empreintes écologiques,
des espérances de vie, des consommations énergétiques par tête, des productivités
intégrales du travail ou des indicateurs de mal être (alcoolémie, suicide, névroses). Il importe
de ne pas confondre les fins (satisfaction des besoins, développement des capacités,
réduction des inégalités) et les moyens (la croissance du PIB) (Hugon, 1989). On peut à
l’infini chercher à améliorer ces indicateurs mais l’on doit éviter l’illusion d’un indicateur
synthétique se heurtant aux problèmes insolubles de la pondération, de l’agrégation et des
trade off entre l’efficience économique, l’équité sociale et la soutenabilité éconologique.
Faut-il rappeler qu’un américain consomme 700 litres d’eau par jour, 8 tonnes équivalent
pétrole par an alors qu’un Africain consomme 50 litres d’eau par jour et moins de O,5 tonnes
d’équivalent pétrole Les sociétés peuvent être classées selon leur niveau de développement
économique et social (indicateur du développement humain) et selon leur empreinte
écologique. Les pays les moins avancés sont dans l'ensemble bien placés quant à l'empreinte
écologique et mal quant à l'IDH. Inversement, la plupart des pays occidentaux, notamment
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