ÎLE MAURICE : EXPLICATION DE SON SUCCÈS 1960

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ÎLE MAURICE : EXPLICATION DE SON SUCCÈS
1960-1993
Edward et Bridget Dommen
Généralités
En l’espace d’une seule génération, des progrès remarquables ont été enregistrés à l’île
Maurice dans le domaine social et économique, comme l’indique le tableau 5.11. Ces
progrès sont allés de pair avec une démocratie dynamique et solidement ancrée.
Lorsque l’île Maurice a accédé à l’indépendance en 1968, elle disposait d’au
moins cinq atouts qui ont favorisé son développement pendant les 30 ans qui ont suivi.
Sa carte maîtresse fut son attachement profond à la démocratie, fondé sur le souci
d’aider les groupes de population désavantagés et le respect des minorités, qui s’est traduit
par le respect des institutions démocratiques, notamment la liberté des médias,
l’édification d’un État-providence et, plus récemment, la mise en place de filets de
protection sociale à l’intention des groupes de population ayant des besoins particuliers.
L’octroi d’avantages sociaux pour tous est allé de pair avec un coût compétitif de la main
d’œuvre, un facteur clé de la réussite économique de l’île Maurice.
D’autre part, cette société composite (caractéristique qui provoque souvent des
conflits internes) comprend une telle diversité de groupes et de sous-groupes, recoupant
les divisions sociales et régionales, qu’aucun d’entre eux n’a pu s’imposer aux autres.
La stabilité de l’île Maurice, qui tient à ces deux atouts, fut un avantage précieux
pour la population et attira des investissements, d’abord dans les domaines de la
production industrielle pour l’exportation et du tourisme, et à présent, dans d’autres
services.
La diversité des origines ethniques donna une autre carte à l’île Maurice : son
ouverture sur le monde extérieur. Les relations privilégiées qu’elle entretenait avec la
Grande-Bretagne et la France et ses liens avec l’Inde et les communautés chinoises lui
furent très utiles par le passé et lorsque des possibilités économiques sont apparues.
Quatrièmement, bien que l’esprit d’entreprise ait d’abord été timide à l’île
Maurice, toutes les couches de la société furent profondément intégrées tout au long de son
histoire dans l’économie monétaire et le système capitaliste. La plupart des habitants de
l’île ont toujours fait du commerce avec le reste du monde, directement ou indirectement.
Enfin, le caractère compact de l’île fut aussi un atout. La densité de la population
et le fait qu’elle soit également répartie dans toute l’île facilitèrent la mise en place de
l’infrastructure économique, des services de base et des communications pour tous.
Dans les pages qui suivent, les auteurs expliquent l’importance de ces atouts et
montrent qu’ils ont été utilisés à bon escient.
Deux missions se sont rendues à l’île Maurice en 1960. L’une était menée par
James Meade qui a publié un rapport sur les perspectives économiques du pays et l’autre
était dirigée par Richard Titmuss et Brian Abel-Smith qui ont rédigé un rapport sur la
politique sociale (Meade, 1961a; Titmuss et Abel-Smith, 1961). Ce chapitre a été rédigé à
partir de ces études.
Croissance démographique
1
Le ralentissement de la croissance démographique
Le taux annuel de croissance démographique commença à chuter dans les années 50,
passant de 4,1 % en 1951 à environ 1 % au milieu des années 80. Le relâchement rapide de
la pression exercée par la croissance démographique explique partiellement la réussite de
Maurice. Si les taux de natalité avaient continué à augmenter au même rythme que dans les
années 50, la population aurait atteint environ 1,4 million d’habitants en 1982, d’après les
projections de Titmuss, alors qu’en réalité elle comptait à peine 1 million d’habitants.
(Titmuss et Abel-Smith, 1961: 64-5)
Numériquement, ces 400 000 personnes en moins ont donné un temps répit
indispensable aux familles, non seulement en terme de budget familial, mais également
parce que la limitation du nombre des grossesses a entraîné une amélioration remarquable
de la santé maternelle et infantile. Au niveau national, la chute de la croissance
démographique a permis au gouvernement d’améliorer les services de santé, d’éducation et
d’aide sociale alors qu’il aurait à peine pu les maintenir si la poussée démographique
s’était poursuivie.
Les changements intervenus dans les taux de dépendance, provoqués par la baisse
des taux de natalité et de mortalité, ont également favorisé l’essor économique récent : le
taux de dépendance, dû à une population infantile nombreuse et onéreuse, a
considérablement baissé et, bien qu’il se soit accompagné d’une augmentation du rapport
de dépendance économique encore plus onéreuse des personnes âgées, le groupe des plus
de 60 ans est jusqu’à présent suffisamment restreint pour ne pas constituer une charge
financière importante. D’autre part, les générations issues de l’explosion démographique
des années 50 et 60 ont rejoint la population active au moment même où l’économie avait
besoin d’une main d’œuvre abondante (voir fig. 5.1).
Au début du 21e siècle, ces générations commenceront à venir gonfler à nouveau le
groupe de la population dépendante lorsqu’elles atteindront l’âge de la retraite. En raison
du prolongement de l’espérance de vie, la proportion de personnes à charge ayant plus de
80 ans augmente. Ce groupe de population pourrait représenter une lourde charge
financière, non seulement à cause du coût des retraites et de l’augmentation des besoins de
santé, mais également parce qu’un nombre croissant de personnes ne seront plus à même de
s’occuper d’elles-mêmes et auront besoin de recevoir quotidiennement des soins non
médicaux. Dans les années à venir, l’octroi des soins aux personnes âgées pourrait devenir
une question aussi préoccupante que le contrôle des naissances au cours de la génération
précédente.
Les causes du ralentissement de la croissance démographique
Plusieurs facteurs étroitement liés peuvent être associés au déclin du taux de croissance
démographique : le recul de la mortalité infantile, la campagne de planification familiale,
l’avortement, l’émigration, le progrès économique et les aspirations à de meilleures
conditions de vie.
Mortalité infantile
Les taux de mortalité qui ont chuté depuis 1945 (en raison principalement de l’élimination
du paludisme) ont été rapidement suivis par une baisse des taux de natalité. Le déclin
parallèle de ces deux taux s’est poursuivi régulièrement jusqu’à la fin des années 80.
2
« D’après les témoignages que nous avons reçus de médecins, de pharmaciens,
d’infirmières, de sages-femmes, de contrôleurs judiciaires, de travailleurs sociaux et de
membres du public, et au vu des enquêtes et des autres études réalisées, nous estimons
qu’il existe un nombre important de parents issus de toutes les classes sociales qui
souhaitent éviter la naissance de nouveaux enfants » indique le rapport de Titmuss
(Titmuss et Abel-Smith 1961: 63). La figure 5.1 révèle que les parents ont commencé à
limiter leur fécondité dans les années 50, bien avant le lancement officiel du programme de
planification familiale en 1966, lorsque la baisse de la natalité s’est accélérée.
Les répercussions sur les taux de natalité, qui vont de pair avec la tendance
décroissante des taux de mortalité infantile (voir fig. 5.2), viennent appuyer la théorie de la
« stratégie d’assurance », selon laquelle les familles limitent volontairement leurs
grossesses lorsqu’elles sont convaincues que les enfants auxquels elles donnent naissance
ont des chances de survivre.
Les taux élevés de natalité enregistrés au cours des 10 années consécutives à la
seconde Guerre mondiale font suite à vingt années marquées par des taux de mortalité
infantile en hausse (bien que les taux de natalité élevés enregistrés immédiatement après la
guerre aient été en partie attribués au retour des troupes mauriciennes de l’étranger). Les
tendances suivies par les taux de natalité et de mortalité infantile sont très similaires mais
la baisse de la natalité suit celle de la mortalité infantile avec un retard de quelques années
:
Les progrès enregistrés en matière de survie infantile, qui améliorent la prévisibilité du
processus de formation de la famille, provoquent la transition de la fécondité naturelle à la
fécondité contrôlée, qui crée à son tour le besoin d’avoir recours à la planification
familiale. Avant que cet effet de transition n’apparaisse, la mise en application de
programmes de planification familiale ne peut entraîner de modifications importantes des
comportements en matière de fécondité et elle ne peut donc pas contribuer de manière
décisive à améliorer la santé infantile. (Lloyd et Ivanov, 1988: 141).
C’est peut-être dans ce contexte que l’on peut le mieux évaluer le succès du programme de
planification familiale de Maurice qui a été mis en œuvre en 1966 après la période de
transition.
La campagne de planification familiale
Amorcée en 1966, après plusieurs années de débats houleux, la nouvelle politique de
contrôle des naissances devait avoir pour effet de permettre à un grand nombre
d’utilisateurs potentiels de recourir à des méthodes de planification familiale (voir fig.
5.3). En 1975, 64 % des femmes de moins de 50 ans, ayant été ou étant mariées, avaient
utilisé des contraceptifs à un moment donné de leur vie. (Hein, 1977: 318). Bien que la
fécondité ait commencé à chuter au début des années 50, entre 1966 et 1974, son recul s’est
accéléré à un rythme « inégalé pour tout groupe de population d’une certaine importance »
(Brass, 1976). La taille des familles est tombée d’une moyenne de six enfants au début des
années 60 à trois en 1973 (le chiffre idéal de Titmuss). Bien que ce déclin puisse être
partiellement attribué à des mariages moins précoces, il n’en reste pas moins vrai « qu’il
est difficile de réfuter la conclusion selon laquelle le programme de planification
familiale a enclenché cette tendance et déterminé son rythme rapide » (Hein, 1977: 318) –
3
termes forts sous la plume d’un démographe, si l’on considère que ces derniers sont
habituellement peu enclins à attribuer des causes et des effets. Depuis 1989, les taux de
fécondité ont augmenté proportionnellement au déclin du nombre de nouveaux utilisateurs
des méthodes de planification familiale.
Avortement
Le recours à l’avortement semble avoir augmenté régulièrement et rapidement pendant les
années où le débat public sur la question du contrôle des naissances faisait rage (voir fig.
5.4).
Les avortements provoqués, dont près de 70 000 ont été pratiqués dans les hôpitaux
publics depuis 1960, ont sans doute contribué à la chute des taux de natalité. D’après une
estimation prudente, on peut penser que pour chaque avortement pratiqué à l’hôpital, six
autres avortements sont pratiqués au sein de la communauté, ce qui signifie que si chaque
avortement provoqué depuis 1960 avait abouti à une naissance, le pays compterait environ
400 000 personnes supplémentaires.
Maurice compte parmi les pays qui affichent les taux les plus élevés d’avortements
provoqués, ce qui indique, d’après l’Association mauricienne de planification familiale
(MFPA), que même si la planification familiale remporte un succès notable, les services
offerts ne répondent plus entièrement aux besoins, notamment à ceux des femmes non
mariées, des femmes qui travaillent et des couples qui ont déjà le nombre d’enfants
souhaité (MFPA, 1993).
Le bilan des accidents survenus à la suite d’un avortement illégal est lourd : plus de
la moitié des décès maternels depuis 1982 sont dus à des complications consécutives à des
avortements pratiqués illégalement (ministère de la Santé, 1988).
Émigration
Bien que l’émigration nette affiche des chiffres en dents de scie, elle fut parfois importante
et contribua dans une faible mesure à limiter le taux de croissance démographique. D’une
manière générale, cependant, l’émigration a joué un autre rôle. A l’époque de
l’indépendance, il se peut qu’elle ait contribué à favoriser l’harmonie politique dans le
pays, même si le nombre d’émigrants était limité : en effet, à cette époque historique,
nombre de partisans de la ligne dure, qui étaient peu enclins à accepter de vivre sous un
gouvernement indépendant et multiracial, se sont résolus à partir. Leur absence a
probablement facilité l’intégration des membres de leur famille restés sur place et a
assurément contribué à renforcer l’équilibre qui a si bien servi le pays depuis lors.
Excepté pour cette période particulière, il semble qu’il y ait peu de liens entre l’émigration
et les conditions économiques ou politiques qui prévalent à Maurice. On peut se demander
si les facteurs extérieurs qui poussent les Mauriciens à partir à l’étranger n’ont pas autant
d’influence que les facteurs internes.
Progrès économique
Entre 1960 et 1991, à chaque fois que le PIB réel par habitant a chuté, les taux de natalité
ont baissé. En outre, dans le contexte même de cette tendance, les taux de natalité ont
diminué plus brutalement lorsque les revenus ont baissé, comme ce fut le cas à la fin des
années 60 ou pendant la période d’austérité qu’entraîna le programme d’ajustement
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structurel (1979-86) imposé par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.
Pendant la période prospère du début des années 90, les revenus et le taux de natalité ont
tous deux augmenté, ce qui vient étayer l’argument selon lequel une population éduquée
dans le cadre d’une économie hautement monétaire, tiendra compte des conditions
économiques pour la planification des familles.
Dans une perspective plus large, la baisse des taux de fécondité coï ncide avec un
nouvel optimisme face à l’avenir, lié au premier suffrage de 1948 et d’une manière plus
générale, aux possibilités d’amélioration des conditions de vie, notamment pour la
population indienne.
Développement économique
Les phases du développement économique
Le rapport Meade souligne que « si la population continue à s’accroître, le niveau de vie
risque non seulement de ne pas s’améliorer mais aussi de se détériorer » (Meade, 1961a,
par. 2:3). L’évolution de l’économie depuis les rapports de Meade et de Titmuss peut être
divisée en quatre périodes. La première période couvre les années 1960-68. La seconde
période débute avec l’indépendance en 1968 et le redressement de la situation grâce à la
création officielle d’une zone franche industrielle pour l’exportation (ZFI), jusqu’à la fin
du boom sucrier de 1975. La troisième période suit le boom sucrier et les années
d’application du programme d’ajustement structurel imposé par le FMI et la Banque
mondiale. Puis, l’économie pénètre à nouveau dans des eaux plus calmes après le scrutin
de 19822 (60 sièges contre 0) et elle semble poursuivre dans cette voie depuis lors.
Le PIB réel par habitant est instable jusqu’en 1964-65, années où il amorce un
déclin qui ne prend fin qu’après l’accès de l’île Maurice à l’indépendance (voir fig. 5.5).
Si l’on examine les chiffres du PIB sans prendre de recul, on pourrait penser que ce
déclin s’est au mieux stabilisé pendant les années 1968-72. Si l’emploi total a déjà amorcé
la tendance régulière à la hausse qui le caractérise pendant les années 70, en 1971, il
s’explique par une augmentation notable des emplois du secteur public, qui s’est avérée
éphémère. En fait, les autres secteurs clés, la ZFI et le tourisme, sont déjà lancés. Le boom
sucrier a gonflé l’économie et a favorisé sa diversification mais il n’explique pas à lui seul
les bons résultats de Maurice.
Au lendemain du boom sucrier, le gouvernement décrète des augmentations
importantes de salaire dans la ZFI (Hein, 1988: 45). Ces mesures refroidissent
l’enthousiasme des investisseurs dans cette zone, ce qui contribue sans doute à sa relative
stagnation jusqu’en 1983.
Tandis que le PIB continue d’augmenter jusqu’à la fin des années 70, des signes
d’inquiétude apparaissent déjà, se traduisant par une rapide détérioration de la balance des
échanges visibles, ce qui conduit à la mise en application du programme de stabilisation
économique et financière du FMI et du programme d’ajustement structurel de la Banque
mondiale de 1979 à 1986. Il semble normal que cette période coï ncide au début avec un
recul des indices, tels que le PIB par habitant ou la possession d’une automobile. Le
nombre de touristes et les revenus dans ce secteur cessent également d’augmenter pendant
cette période, ce qui s’explique plutôt par l’augmentation soudaine du prix du pétrole au
niveau international que par la politique intérieure. La chute de l’emploi, que l’on accuse
souvent d’être un effet pernicieux des programmes d’ajustement structurel, s’explique, dans
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le cas de l’île Maurice, par le déclin à long terme des emplois dans l’économie sucrière.
La stabilisation des emplois dans le secteur public, une exigence commune à tous les
programmes d’ajustement structurel, a été plus durable à l’île Maurice : les chiffres restent
plus ou moins stables jusqu’à la fin des années 80. Contrairement à d’autres pays qui sont
soumis à un programme d’ajustement structurel, l’île Maurice ne connaît pas de déclin des
normes nutritionnelles moyennes durant cette période. La gratuité des services de santé et
celle de l’enseignement public est maintenue en dépit des pressions exercées par le FMI et
la Banque mondiale; le gouvernement est fidèle à son souci traditionnel de justice sociale
(excepté en ce qui concerne la politique du logement).
Les politiques d’ajustement structurel ont tendance à creuser les inégalités et l’île
Maurice n’a pas fait exception (Lamusse et Burn, 1991: 114 ). Toutefois, la stratégie
choisie par le gouvernement, fondée sur l’essor dynamique de la ZFI, conduit à une
expansion rapide de l’emploi. De fait, la création d’emplois fut une priorité constante de la
politique gouvernementale jusqu’à ce que le plein emploi soit officiellement considéré
comme acquis en 1990. C’est en l’occurrence la progression des emplois productifs qui
assure le maintien des revenus de l’ensemble de la population, et par là même la justice
sociale, durant la période d’ajustement structurel.
Si la croissance de l’emploi s’est ralentie depuis 1988, c’est essentiellement dû au
fait que tous les demandeurs d’emploi commencent alors à trouver du travail.
Coût de la main d’œuvre et justice sociale
Le problème économique majeur de l’île Maurice, à l’époque du rapport de Meade, est
comparable à celui qui sévit en Europe aujourd’hui : le chômage. La solution, dans le
cadre d’une économie libérale, exige que le facteur en suroffre, à savoir, la main d’œuvre,
soit bon marché par rapport aux facteurs rares; c’est-à-dire que les salaires restent bas
tandis que les rentes et les profits demeurent élevés. L’inégalité des revenus qui s’ensuit
est cependant largement ressentie comme une injustice et aboutit à des exigences salariales
plus élevées aux dépens des revenus de la propriété.
À deux occasions, le gouvernement mauricien a répondu à cette pression de sorte
qu’un semblant d’équité s’est instauré en mettant quelque peu en danger les chances
d’amélioration de la prospérité générale. La première occasion s’est présentée pendant les
années d’émancipation politique. Entre 1956 et 1959, le niveau des salaires dans
l’industrie sucrière (qui sert de référence pour le reste de l’île) a augmenté d’environ 45 %
en termes réels. « L’industrie sucrière était sans doute très prospère dans la mesure où les
grandes propriétés sucrières tiraient des revenus importants des rentes et profits, et le
réveil politique des opprimés à Maurice a été associé non sans raison à l’action combative
des syndicats » (Meade, 1961b: 525). La deuxième occasion s’est présentée une fois
encore lorsque les profits tirés de l’industrie sucrière ont augmenté en raison des prix
exceptionnels de 1973-75, ce qui s’est traduit par des augmentations de salaire
appréciables et l’octroi de primes, à l’instigation du gouvernement (Hein, 1988: 6). Dans
les deux cas, les conséquences de ces mesures ont été fâcheuses pour l’économie. Hormis
ces deux exceptions, le gouvernement mauricien a remarquablement réussi à maintenir de
bas salaires tout en garantissant de bonnes conditions de vie.
Tout d’abord, les propriétaires ont été encouragés à investir leurs revenus au lieu
de les consommer ou de les exporter, afin de créer des emplois dans le pays. Les mesures
d’incitation offertes dans le cadre du système de Certificats pour le développement depuis
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1962, stimulées par l’introduction du contrôle des changes en 1966 et la création de la ZFI
en 1970, ont permis d’aboutir à cet objectif.
Deuxièmement, le gouvernement a décidé de prélever un impôt sur les revenus
immobiliers et d’utiliser cette rentrée d’argent pour répondre de diverses manières aux
besoins et aux aspirations de la classe ouvrière :
•
en investissant dans l’infrastructure : routes, électricité, approvisionnement en eau,
port, aéroport et le moment venu, les télécommunications;
•
en améliorant les chances de la classe ouvrière, notamment grâce à la santé, à
l’éducation et en encourageant le recours à la planification familiale. Cet effort a
notamment permis à Maurice, à la fin des années 60, d’avoir une main d’œuvre non
seulement abondante, mais également dynamique et instruite, que les employeurs
étaient heureux d’engager.
•
en développant la sécurité sociale, y compris les « travaux humanitaires », le « travail
pour tous », ou les « travaux de développement », en octroyant des subventions
alimentaires provenant à la fois du gouvernement et du Programme alimentaire
mondial, et en accordant la retraite : ainsi, les ménages n’étaient plus exclusivement
dépendants du marché du travail pour satisfaire leurs besoins.
Lorsque la rentabilité économique exige que la main d’œuvre soit bon marché, l’Étatprovidence devient indispensable si l’on veut que l’ensemble de la population profite
équitablement de l’activité économique. L’île Maurice l’a bien compris; en effet, les
rapports de Meade et de Titmuss étaient perçus comme étant étroitement liés et ils ont
bénéficié de la même attention. Le plein emploi était un facteur déterminant pour assurer la
réussite de cette politique mixte.
Le résultat final s’est traduit par une meilleure répartition des revenus. Le
coefficient de Gini qui s’élevait à 0,42 % en 1975, est tombé à 0,38 % en 1991-92. En
satisfaisant aux exigences de la rentabilité sans sacrifier à celles de la justice sociale, en
menant une politique économique libérale à visage humain, l’île Maurice a devancé
plusieurs pays développés de la planète, prouvant ainsi que cette combinaison peut
favoriser à la fois la prospérité et la croissance.
Le rôle dynamique de l’industrie sucrière
Depuis 1825, année où l’île Maurice s’est vue pour la première fois accorder un accès au
marché britannique à des conditions favorables, le gouvernement s’est toujours efforcé de
défendre le maintien de conditions préférentielles pour les exportations de sucre. A la fin
des années 60, il était évident pour l’île que l’élément moteur de l’économie en Europe
allait être le Marché commun européen et que l’avenir économique de la Grande-Bretagne
était plus incertain s’il n’était pas moins rose. C’est pourquoi l’île Maurice s’est appuyée
sur les liens culturels qu’elle entretenait avec la France pour établir une relation
privilégiée avec le Marché commun. Maurice a ainsi été le premier pays du
Commonwealth à acquérir un statut d’État associé en 1972. Elle s’est assuré le maintien
d’un marché préférentiel pour le sucre lorsque la Grande-Bretagne a adhéré au Marché
commun et au moment où l’Accord sur le sucre dans le cadre du Commonwealth a pris fin. 3
7
Cette protection de l’industrie sucrière a fourni une source de revenus essentielle
pour assurer le développement social et économique du pays. Grâce à une mobilisation
astucieuse de ces revenus, il fut possible de financer d’une part l’investissement aux fins
de la diversification et d’autre part de fournir des services de base à la population,
indépendamment des niveaux salariaux. Il convient de noter que le développement des
nouveaux secteurs d’exportation ne s’est pas accompagné d’un recul de l’industrie
sucrière.
En 1960, l’économie mauricienne était basée sur la production de sucre, qui
totalisait 99 % des exportations du pays. Même si le sucre ne comptait que pour 35 % du
PIB et de l’emploi, le reste de l’économie était largement confiné à une fonction
d’intendance, fournissant des biens de consommation courante et des services aux ouvriers
de l’industrie sucrière, ainsi que des apports et un appui à l’industrie sucrière (Dommen et
Hein, 1985: 152). Le sucre a directement ou indirectement financé pratiquement toutes les
infrastructures que Maurice allait utiliser comme tremplin pour son développement
économique après l’indépendance.
Des capitaux ont été accumulés non seulement dans le secteur sucrier, mais
également dans le secteur des biens et services, les commerçants qui desservaient les
collectivités locales ayant également accumulé des capitaux à investir. La disponibilité de
capitaux dans les différentes communautés allait bientôt jouer un rôle important dans la
diversification de l’économie. Depuis les années 30 et notamment au cours des années 40,
les planteurs indiens avaient investi dans l’éducation supérieure de leurs enfants, les
encourageant à embrasser des professions telles que la médecine ou le droit. Ces
professions, qui ont en premier lieu bénéficié au secteur commercial, ont finalement
contribué à ouvrir la voie à des débouchés autres que le sucre.
L’imposition d’une taxe à l’exportation sur le sucre, adoptée à la suite du rapport
Meade, a constitué une source essentielle de recettes publiques et offert des moyens de
financer l’État-providence et l’infrastructure aux fins de la diversification de l’économie.
L’industrie sucrière a directement investi dans de nouvelles activités économiques
dynamiques, telles que le tourisme, les entreprises de la zone franche (ZFI) et les
industries installées sur ses terres pour desservir la zone franche. Au cours des années
1970-84, la contribution directe de l’industrie sucrière a atteint 19 % du montant total
estimé des fonds propres, soit 43 % des fonds propres locaux, dans la ZFI (Lamusse,
1989: 24).
Les nouveaux secteurs qui jouent actuellement un rôle déterminant en faveur de la
prospérité à Maurice génèrent assurément peu de ressources sous forme de revenus. Les
textiles produits en zone franche bénéficient d’un accès protégé au marché de la
Communauté européenne, mais cela n’empêche pas qu’ils se heurtent à une concurrence
serrée. D’autres produits de la ZFI, tout comme le tourisme et les établissements bancaires
extraterritoriaux doivent être compétitifs sur le marché international sans mesure de
protection. Dans ces secteurs, la politique d’écrêtage des profits qui sont élevés par
rapport aux salaires afin de pouvoir répondre aux besoins sociaux est aujourd’hui entravée
car ces profits ne sont pas sensiblement plus élevés à Maurice qu’ailleurs.
Le développement de Maurice dépend donc toujours, dans une large mesure, du
maintien de la viabilité de l’industrie sucrière et d’une répartition judicieuse du surplus
entre l’industrie, qui l’utilise pour réaliser des profits, le reste de l’économie privée qui
recycle la part qui lui revient, notamment par le biais du système bancaire, et le
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gouvernement, qui l’utilise pour réaliser des objectifs généraux tant dans le secteur social
que dans le secteur économique.
L’épargne a généré l’essentiel de l’accumulation de capitaux. Au cours des deux
dernières décennies, l’investissement étranger direct a représenté 5 % de la formation
brute de capital fixe dans le pays. Les années qui ont immédiatement précédé
l’indépendance ont été marquées par des afflux massifs de capitaux. Le déclin de l’épargne
publique, qui avait connu un essor lors du boom sucrier de 1973-75, a été amorti par des
rentrées de capitaux toujours importantes, même si elles ont également diminué.
Infrastructure
En 1960, certains experts internationaux avaient estimé que les perspectives
démographiques étaient effrayantes. Il n’en reste pas moins vrai que même si le rythme de
la croissance démographique constituait en effet un problème majeur, la densité de la
population s’est avérée être un avantage car il fut ainsi relativement aisé d’assurer à tous
l’accès aux routes, à l’électricité et à l’eau, d’autant plus que la population était assez
régulièrement répartie sur l’ensemble de l’île. Lorsque l’île Maurice accéda à
l’indépendance, elle disposait d’un vaste réseau routier, électrique et d’un système
d’approvisionnement en eau, autant d’éléments clés pour le développement social et
économique qui a suivi.
La construction du réseau routier était plus ou moins achevée à l’époque de
l’indépendance, grâce en partie aux investissements importants réalisés dans les années 60
pour répondre aux besoins de l’industrie sucrière. Les routes pavées couvraient 1 593 km
en 1970, ce qui représentait environ 0,85 km de routes pour chaque kilomètre carré de
terrain. Ces chiffres révèlent qu’en gros chaque habitant vivait à 500 m d’une route pavée.
Ce réseau a été amélioré et perfectionné mais il ne couvrait encore que 1 700 km en 1989.
L’électrification des zones rurales bénéficia d’une priorité élevée dans les années
60 et le système d’approvisionnement en eau, alors en piteux état, a été efficacement
restauré depuis les années 70. L’approvisionnement en eau est assuré depuis lors, bien que
les exigences accrues résultant d’une amélioration des niveaux de vie et du développement
du tourisme, fassent lourdement pression sur l’approvisionnement en eau traitée.
Infrastructure et développement social
Compte tenu de la qualité du réseau routier et des services d’autobus qui en tiraient
avantageusement parti, pratiquement tous les Mauriciens se trouvaient à proximité des
services tels que les écoles primaires et les centres de santé. L’électricité a apporté la
lumière et par voie de conséquence, la possibilité de lire et d’étudier le soir; elle permet
en outre de faire marcher l’ensemble des équipements indispensables au fonctionnement
des services de santé. L’approvisionnement en eau potable, l’évacuation des ordures
ménagères et les bonnes conditions d’hygiène des logements ont largement contribué à la
lutte contre les maladies et au recul de la mortalité (voir tableau 5.2).
L’amélioration des conditions de logement dans les années 60 et 70 s’explique
davantage par les cyclones que par une politique volontaire d’amélioration du logement ou
de la santé. L’Administration centrale du logement est née après le passage en 1960 des
ouragans Alix et Carol; en 1970, 13 000 logements avaient déjà été construits. C’est au
cyclone Gervaise que l’on peut attribuer la mise en place d’un programme d’urgence en
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1975, qui a conduit à la construction de 7 500 nouveaux logements. Ces nouveaux
logements étaient, par conséquent, de qualité largement supérieure, d’un point de vue
sanitaire et hygiénique, aux anciennes « cabanes de tôle » qui dominaient le paysage
auparavant (Titmuss et Abel-Smith, 1961: 7). Cependant, c’est le secteur du logement qui a
été le plus durement frappé par les mesures d’ajustement structurel; la population n’a
pratiquement plus pu bénéficier de prêts au logement à des taux avantageux dans les années
80 et les anciens logements n’ont pas été entretenus, ce qui a eu non seulement pour résultat
de frustrer les aspirations au logement, mais qui explique aussi pourquoi dans certains
quartiers les mauvaises conditions d’hygiène dans les foyers présentent toujours un danger
pour la santé. Le programme lancé en 1992 par la nouvelle Société nationale de
développement des logements a pour objectif de rattraper le temps perdu même si elle
construit en priorité des logements pour la classe moyenne. Il existe toujours des îlots
d’habitations extrêmement pauvres, à Port Louis par exemple.
Infrastructure et progrès économique
La grande disponibilité des transports, de l’électricité et de l’eau a été un facteur
déterminant dans la création de la ZFI. Des usines ont pu s’implanter dans toutes les
régions du pays et le gouvernement a su rapidement exploiter cet atout (Bheenick, 1990:
224). La création d’emplois à proximité des agglomérations au lieu de déplacer les
travailleurs à grands frais a permis d’éviter les embouteillages. Ainsi, le travail en usine
est devenu plus accessible et donc plus attrayant pour les femmes qui constituent la
majorité de la main d’œuvre employée dans la ZFI (Hein, 1988: 15). Cette situation a
également permis de limiter le licenciement abusif des travailleurs qualifiés, comme ce fut
le cas au départ, lorsque les usines étaient concentrées dans quelques régions seulement.
Enfin, elle a permis de réduire les problèmes sociaux et les risques pour l’environnement
qui accompagnent l’exode rural, ce qui n’est pas négligeable non plus.
La technologie des télécommunications a progressé rapidement, mais ces
améliorations sont récentes et peuvent encore être renforcées; toutefois, le gouvernement a
vite compris que les arguments en faveur de la construction de routes, de
l’approvisionnement en eau, de la distribution d’électricité et de la diffusion de la radio et
de la télévision s’appliquent aussi à ces services. La télévision arrivée en 1965 a
immédiatement été disponible dans tous les villages de l’île. Avec la radio, elle a dès le
début joué un rôle important pour faire passer des messages d’intérêt public ayant trait à la
santé par exemple, à tous les habitants, quel que soit l’endroit où ils vivent, qu’ils lisent ou
non le journal.
A l’heure actuelle, le téléphone est non seulement disponible dans tout le pays – on
comptait en effet un téléphone pour 15 habitants en 1989 – mais le service est fiable. En
1978-79, Maurice a opté pour un système de communication par voie électronique six mois
seulement après son introduction en France métropolitaine.
Ainsi, les hôtels et les entreprises faisant partie de la ZFI, quelle que soit leur
situation géographique, peuvent communiquer efficacement avec le reste du monde
(Seetohul, 1992: 89), ce qui est indispensable pour ce type d’activité, ainsi que pour le
développement de nouveaux services tels que les établissements bancaires
extraterritoriaux. En effet, les télécommunications sont en passe de devenir un élément
essentiel pour pouvoir affronter la concurrence dans une économie de plus en plus axée sur
les technologies de pointe.
10
Développement humain
Éducation
Le Plan de développement décennal approuvé en 1946 en vertu de la British Colonial
Development and Welfare Act (loi coloniale britannique sur le développement et le bienêtre) de 1945 donnait la priorité à la « lutte contre les deux grands handicaps dont souffrait
le peuple mauricien, à savoir, la mauvaise santé et la médiocrité de l’éducation » (Colonial
Office, 1951, par. 8). Concernant l’éducation, il s’agissait de démocratiser l’enseignement
afin que « les jeunes Mauriciens puissent devenir des citoyens responsables et actifs »
(ibid., par. 45). La diffusion de l’enseignement de base a contribué de manière décisive à
promouvoir la démocratie dynamique de l’île Maurice qui, elle-même, est l’un des piliers
de la réussite de ce pays. De plus, l’essor de l’économie amorcé dans les années 60 s’est
appuyé sur la ZFI et le tourisme. Les emplois créés par ces activités exigeaient des
connaissances de base en lecture et en arithmétique plutôt que des compétences
professionnelles particulières.
Au fur et à mesure que l’économie est devenue plus complexe et plus prospère, la
qualité de l’enseignement s’est améliorée et la gamme des cursus d’enseignement et des
cours de formation s’est élargie et surtout adaptée aux besoins des entreprises de pointe.
L’enseignement primaire est gratuit depuis longtemps et le taux général de
scolarisation est supérieur à 100 % pour les garçons au moins depuis 1950 et pour les
filles depuis 1970 environ (voir fig. 5.6). L’enseignement secondaire est devenu gratuit en
1976, tant dans les écoles privées que publiques, ce qui a essentiellement eu pour effet de
permettre aux filles de rattraper les garçons et d’encourager une augmentation régulière du
taux de scolarisation des deux sexes (voir fig. 5.7). Il faut rendre hommage au
gouvernement qui a « su résister à la pression exercée par les organisations internationales
visant à réduire le budget de l’éducation et à imposer des frais de scolarité » (Ministère de
l’Éducation et de la Science, 1993) pendant la période d’ajustement structurel. Les frais
d’inscription ont été supprimés dans l’enseignement supérieur en 1988. L’enseignement
public est donc gratuit aujourd’hui à tous les niveaux, dès l’école primaire. Il n’en reste
pas moins que les coûts indirects de l’éducation sont à la charge des ménages. Les cours
privés, les manuels et les frais de transport en sont les principales rubriques (Joynathsing
et al., 1988: 3, 25).
En 1993, l’enseignement primaire est devenu obligatoire afin de limiter l’abandon
scolaire. L’enseignement demeure extrêmement compétitif et impose des contraintes
énormes tant aux élèves qu’aux parents.
De gros efforts sont actuellement déployés afin de réduire les inégalités quant aux
possibilités d’avenir, en améliorant le niveau des écoles primaires dont les résultats sont
médiocres et en adoptant des mesures qui garantissent l’accès à l’école secondaire à deux
élèves venant d’une école où aucun autre enfant n’a jamais été admis dans le cycle
secondaire (Ministère de l’Éducation et de la Science, 1993: 34).
L’esprit d’entreprise des Mauriciens est l’un des atouts sur lesquels le
développement de l’île s’est fondé depuis les années 60. Cela s’explique non seulement
par le fait que l’île Maurice utilise des normes juridiques et comptables alignées sur les
normes internationales, mais également par le fait que, dans les années 60, l’île disposait
déjà de comptables, de juristes et de personnel qualifié pour travailler dans les nouvelles
entreprises. La tradition qui voulait que les jeunes partent à l’étranger pour poursuivre des
11
études supérieures était bien établie, mais il s’agissait d’une initiative essentiellement
privée (à la rare exception près des bourses accordées par l’Angleterre). Par conséquent,
l’enseignement supérieur et les professions plus lucratives auquel il ouvrait la voie étaient
essentiellement réservés à ceux dont les familles étaient assez aisées. La création de
l’Université de Maurice en 1967 a donc marqué un tournant vers un renforcement de la
démocratisation de l’enseignement.
Enfin, grâce à l’initiative d’associations privées recevant néanmoins une aide du
gouvernement, l’enseignement est à présent développé au niveau préscolaire. Plus de 85 %
des enfants dans cette tranche d’âge fréquentent actuellement des établissements
préscolaires, cependant, les niveaux sont très variables, l’inscription est facultative et
aucune norme n’a été établie à ce jour (Ministère de l’Éducation et de la Science, 1993: 4).
Le gouvernement crée progressivement des classes dans les écoles primaires afin d’offrir
un enseignement préscolaire dans les quartiers désavantagés (MEPD, 1993: 10.7) pour
aider les mères qui ont besoin d’améliorer rapidement leurs possibilités de revenus et pour
améliorer les possibilités de leurs enfants de s’instruire, et par là même leurs chances dans
la vie adulte.
Santé
Comparés à la situation peu prometteuse du début des années 60, les progrès affichés dans
le domaine de la santé sont remarquables (voir tableau 5.3). Il semble que cet exploit
tienne plus aux mesures prises en matière de santé publique et à l’amélioration générale du
niveau de vie, qu’à la fourniture de services médicaux, comme le suggèrent les paragraphes
suivants.
Soins de santé primaires
La fourniture de soins ambulatoires proches de la population est une tradition à Maurice.
Pour faire face au problème d’engorgement dans les hôpitaux, un système de dispensaires a
été mis sur pied dans les années 30. Les 39 dispensaires qui couvraient l’ensemble de l’île
lors de la seconde Guerre mondiale allaient servir de base au développement futur de ce
système.
Suite à la recommandation de Titmuss, la politique gouvernementale s’est
concentrée sur l’augmentation du nombre de centres offrant des soins de santé primaires,
en procédant tout d’abord à une série de rationalisations et de restructurations, notamment
en intégrant à partir de 1972 les centres de planification familiale de l’AMPF et les
hôpitaux dans le ministère responsable de la santé et en lançant un programme de
construction de centres médicaux dans les années 70 et 80. Dès 1985, les Mauriciens ont
accès à un centre de soins de santé primaires situé dans un rayon de 5 km ou à 30 minutes
de chez eux en utilisant les transports publics (OMS, 1986). Des unités mobiles desservent
les régions éloignées. Le service d’ambulances est le seul gros problème qui subsiste en ce
qui concerne l’accès aux soins; il se limite presque exclusivement aux navettes d’un
hôpital à l’autre, et seuls ceux qui disposent d’un moyen de transport privé peuvent se
rendre à l’hôpital en cas d’urgence.
En dépit d’une politique énergique visant à construire en priorité des centres
médicaux plutôt qu’à fournir des lits d’hôpital (voir fig. 5.8), plusieurs aspects de la
situation donnent à penser que les prestations n’ont pas évolué au même rythme que la
construction des centres.
12
Par exemple, la couverture vaccinale des enfants, qui dépassait déjà 80 % en 1974,
a à peine varié entre 1974 et 19914 (sauf pour la vaccination contre la rougeole qui n’a
débuté qu’en 1982), si l’on excepte la faible et brève amélioration apportée par le
programme élargi de vaccination lancé en 1981 (voir fig. 5.9). Néanmoins, le taux de
mortalité des nouveau-nés et des enfants en bas âge a continué de chuter rapidement depuis
1974.
De même, la baisse escomptée des consultations dans les services ambulatoires
des hôpitaux ne s’est pas produite, ce qui indique que malgré l’attente, les patients
continuent de faire davantage confiance aux hôpitaux qu’aux centres de santé.
Le nombre stagnant de nouveaux utilisateurs de la planification familiale depuis
1985 et le nombre toujours élevé d’avortements illégaux révèlent que la construction de
ces centres n’a pas entraîné d’amélioration correspondante des prestations de soins de
santé primaires (voir fig. 5.4).
Main d’œuvre
On peut sans doute attribuer en partie les résultats médiocres des services de soins de
santé primaires au problème de la main-d’œuvre. La pénurie de médecins et d’infirmières
qui prévalait dans les années 60 fut résolue en un temps record – le rapport de Titmuss
avait fixé comme objectif un médecin pour 3 000 habitants en 1980; l’objectif fut atteint
avant 1974 et la situation n’a cessé de s’améliorer depuis (voir fig. 5.10). La création
d’une école d’infirmières a également contribué à l’augmentation sensible du nombre
d’infirmières et de sages-femmes qualifiées.
Toutefois, la proportion d’infirmières par rapport aux médecins a à peine augmenté
en 25 ans; c’est plutôt le contraire qui s’est produit. C’est un phénomène surprenant
lorsque la santé primaire est censée avoir la priorité puisque l’efficacité de la politique de
soins de santé primaire dépend surtout de la qualification des infirmières.
La pénurie de cadres qualifiés est le bât qui blesse les services de santé. La
décentralisation décidée dans les années 90 à la suite d’une étude du secteur sanitaire est
un concept abstrait qui n’a jamais été traduit en une véritable délégation des
responsabilités : il semble que, comme en 1988, les services de santé sont dominés par la
bureaucratie et par l’inertie, et que la créativité ou la recherche de l’efficacité font défaut.
Nutrition
La pénurie alimentaire ne fut jamais un problème grave à Maurice. Les enquêtes
successives sur les budgets des ménages ont révélé que la viande, le poisson, les fruits et
les légumes représentaient une part plus large dans les dépenses d’alimentation au fur et à
mesure que les salaires augmentaient. La part du budget familial consacrée à l’alimentation
a baissé en fonction de l’amélioration du niveau de vie, ce qui a amené le Programme
alimentaire mondial et plus récemment le gouvernement à supprimer progressivement les
subventions alimentaires.
Les études sur l’anémie menées pendant la seconde Guerre mondiale et au milieu
des années 60 avaient révélé que l’anémie ferriprive, souvent associée à l’infestation par
l’ankylostome, était répandue. Dans son rapport, Titmuss recommandait de porter des
chaussures pour aller à l’école. Cette suggestion pratique a été suivie, des chaussures ont
été distribuées gratuitement aux écoliers et l’ankylostome a pratiquement disparu.
13
Toutefois, d’autres types de vers et l’anémie posent toujours des problèmes. (UNICEF,
1994, sect. 4.18)
Plus récemment, l’apparition de la restauration rapide et les changements
intervenus dans les habitudes alimentaires pourraient avoir une incidence inquiétante sur
les niveaux nutritionnels. Cependant, l’anémie chez les enfants d’âge scolaire a
régulièrement diminué depuis 1976 et d’après une enquête réalisée en 1988 sur le régime
alimentaire, la santé et le mode de vie des jeunes, le repas type des jeunes âgés de 18 à 24
ans était parfaitement convenable. Si l’enquête nationale sur la nutrition menée en 1985 a
révélé quelques cas de sous-alimentation chez des enfants d’âge préscolaire, ceux-ci ont
été associés aux faibles niveaux de revenu et d’éducation des mères, à un
approvisionnement en eau à la fontaine publique et à l’absence de toilettes équipées d’une
chasse d’eau. La morbidité et la mortalité causées par le diabète et les maladies
cardiaques sont en hausse, mais il est difficile de savoir s’il convient de les attribuer à des
facteurs nutritionnels ou à d’autres causes.
Nouveaux problèmes de santé
On a beaucoup parlé de l’incidence accrue des maladies non transmissibles, telles que les
maladies cardiaques et cérébrovasculaires, le diabète et l’hypertension, qui sont liées aux
nouveaux modes de vie caractéristiques des couches aisées. Mais ce phénomène peut
partiellement être attribué aux changements intervenus dans la pyramide d’âge : le taux de
mortalité provoqué par les maladies cardiovasculaires a augmenté de 50 % au cours des
20 dernières années, mais la population âgée de plus de 50 ans a également doublé.
Quelles qu’en soient les causes, les maladies non transmissibles ont en outre
suscité des pressions en faveur d’une médecine plus pointue et plus onéreuse. Le
gouvernement a choisi de proposer aux investisseurs des Certificats de santé pour
encourager les prestations de santé privées et satisfaire cette demande onéreuse tout en
continuant à exercer un contrôle sur la qualité des soins dispensés. D’autre part, les
entreprises privées ont élaboré des systèmes d’assurance maladie à l’intention de leurs
employés. Pour certains, cette politique destinée à encourager le secteur privé à prendre en
charge les soins onéreux est en bon moyen de soulager les services de santé publics et de
faire payer ceux qui peuvent se permettre d’avoir recours à une médecine de « luxe »; pour
d’autres, elle ouvre la porte à un système de santé à deux vitesses. Certains problèmes
jugés non prioritaires dans la première étape du développement, reçoivent aujourd’hui une
attention accrue, notamment, l’alcoolisme, les handicaps physiques et mentaux, ainsi que la
gériatrie. Les maladies mentales font malheureusement encore exception.
Sécurité sociale
Sur la base des arrangements rudimentaires en vigueur jusque dans le milieu des années
60, un train complet de dispositions en matière de sécurité sociale a été progressivement
introduit, le rythme de leur mise en application étant fonction des possibilités de
réalisation économique. Ainsi, le seul mécanisme à avoir été mis en place immédiatement
après le rapport de Titmuss fut le système modeste et relativement peu coûteux
d’allocations familiales (mais sans la restriction draconienne de Titmuss qui visait à
limiter ces allocations aux familles de trois enfants ou moins – une décision judicieuse
puisque le problème démographique a été enrayé grâce à des mesures moins sévères). Ce
14
n’est que 15 ans plus tard, en 1976, à la suite de l’envolée des prix du sucre, qu’un régime
général de retraites a été mis en place.
L’État-providence
Depuis les années 60, les dépenses publiques par habitant et en termes réels ont augmenté
d’environ 160 % pour l’éducation, 180 % pour la santé et 190 % pour la sécurité sociale.
Cependant, il ressort de la fig. 5.11 que la détermination du gouvernement à fournir un
système d’aide sociale, même si elle est demeurée ferme, a toutefois été soumise aux aléas
de l’économie. Le bond en avant réalisé en 1976 était essentiellement dû à l’introduction
de la gratuité de l’enseignement secondaire et à la mise en place d’un régime national de
retraites à un moment où le prix élevé du sucre donnait l’impression que tout était possible.
À l’exception notable de la sécurité sociale – l’assurance sociale ayant même été élargie
en 1982 avec l’introduction d’une allocation pour les chômeurs ayant des personnes à
charge, ainsi qu’avec l’octroi en 1982 d’une allocation pour les personnes handicapées et
pour les personnes âgées – l’État-providence a été quelque peu ébranlé par l’ajustement
structurel, qui a notamment eu des répercussions sur la construction de logements bon
marché. Il n’en reste pas moins vrai qu’au cours de ces 30 ans, la part de ressources
consacrées à l’éducation et à la santé a été partiellement maintenue.
A l’heure actuelle, c’est le versement des nouvelles prestations sociales qui
maintient les dépenses publiques dans le secteur social à des niveaux élevés, ce qui
explique pourquoi une démarche plus sélective à été adoptée au cours des dix dernières
années en matière d’aide sociale. L’État s’intéresse aujourd’hui aux groupes vulnérables et
à leur ciblage. Dans le cadre de cette nouvelle démarche, dans les années 80, le ministère
de la Sécurité sociale et de la Solidarité nationale a lancé des programmes en faveur des
personnes âgées, des handicapés et des enfants abandonnés. En 1988, la loi sur l’emploi
des personnes handicapées (Employment of Disabled Persons Act) est entrée en vigueur.
En 1993, les subventions généralisées pour les produits alimentaires de base ont été
remplacées par une aide sélective ciblant les plus démunis.
Le rôle des organisations non gouvernementales
Les organisations non gouvernementales ont apporté une contribution décisive au système
de protection sociale, que ce soit en raison du rôle d’avant-garde qu’elles ont joué face à
l’inertie officielle voire à son hostilité ouverte (comme dans le cas de la MFPA à la fin
des années 50 et au début des années 60) ou grâce à la campagne de sensibilisation menée
par l’Action mauricienne pour la promotion de l’allaitement maternel et de la nutrition
(Mauritian Action for the Promotion of Breast-Feeding and Nutrition), ou encore parce
qu’elles fournissent des services aux groupes non desservis (des dizaines d’associations
bénévoles travaillent dans les hôpitaux ou dispensent quotidiennement des soins aux
personnes handicapées, aux orphelins et aux enfants d’âge préscolaire). Il faut reconnaître
au gouvernement le mérite d’avoir suivi les appels lancés par les ONG. Les divers organes
de coordination créés ces dernières années, notamment, le Conseil national des enfants, le
Conseil national des femmes et le Conseil national pour l’insertion des personnes
handicapées, attestent de la volonté du gouvernement de tenir compte de l’opinion
publique.
Les femmes, les enfants et la famille
15
Les femmes
La transformation du statut de la femme – au foyer, dans la vie professionnelle et dans les
affaires publiques – a sans doute été le changement le plus important intervenu dans la
société mauricienne au cours de la dernière génération. Ce changement radical s’explique
par l’apparition de nouvelles possibilités d’emploi, la réduction de la taille des familles et
l’amélioration de la qualité de l’enseignement.
Emploi
Avant les années 70, les femmes, lorsqu’elles étaient employées en dehors de leur foyer,
travaillaient surtout dans l’industrie sucrière ou en tant que domestiques. Elles avaient peu
d’autres possibilités. C’est l’ouverture du marché du travail grâce à la création de la ZFI
en 1970 qui a imprimé l’élan nécessaire pour moderniser le rôle des femmes. Des sociétés
pionnières ont ouvert la voie dans les années 60 en démontrant les avantages que
comportait l’emploi des femmes, notamment compte tenu du fait qu’elles étaient bien
portantes et suffisamment instruites pour satisfaire aux exigences de l’industrie. Elles
étaient également moins bien payées et jugées plus dociles que les hommes. Les femmes
ont réagi rapidement : le pourcentage des femmes de plus de 14 ans faisant partie de la
population active est passé de 20 % en 1972 à 28 % en 1983, pour atteindre 44 % en 1990.
La proportion des femmes ayant un emploi a par conséquent augmenté dans tous les
secteurs, excepté dans le secteur des « services communautaires et sociaux », même si
cette augmentation est à attribuer essentiellement à la création de la ZFI (voir tableau 5.4).
Le nouveau statut économique des femmes et la liberté nouvelle qu’elles ont
acquise contrastait avec la position subalterne qu’elles occupaient à la maison, notamment
dans le cadre du mariage et en tant que parent. C’est en effet leur attitude soumise que les
employeurs appréciaient. Mais c’est dans le contexte de l’ouverture du marché du travail
aux femmes que les fondements de l’émancipation féminine ont été posés à l’île Maurice,
grâce aux amendements apportés en 1980 et 1981 à une législation sur le mariage datant du
Code Napoléon. Depuis lors, les femmes mariées se sont vues octroyer des droits égaux
pour les décisions d’ordre conjugal et matrimonial, ainsi que dans la vie professionnelle et
économique.
Taille des familles
Tout était prêt pour accueillir les femmes sur le marché du travail grâce aux progrès
précédemment réalisés dans les domaines de la santé et de l’éducation. En fait, sans ces
améliorations fondamentales, ni les conditions de la demande (les employeurs appréciaient
les jeunes filles instruites et bien portantes qu’ils employaient), ni les conditions de l’offre
n’auraient permis le bond en avant qui a été réalisé au niveau de l’emploi des femmes.
La réduction de la taille des familles a permis aux femmes d’avoir davantage de
temps et également, grâce à des grossesses moins nombreuses et plus espacées, plus
d’énergie, tant pour occuper des emplois rémunérés hors de chez elles que pour participer
à des activités de promotion du statut de la femme. En outre, l’utilisation des méthodes
contraceptives, notamment la pilule et le dispositif intra-utérin, a contribué de manière
directe à renforcer la position des femmes au sein de la famille, en leur donnant le pouvoir
de contrôler leur fécondité indépendamment des intentions de leur conjoint.
16
Les femmes ont sans aucun doute bénéficié davantage que les hommes des progrès
réalisés dans le domaine de la santé (voir tableau 5.5.). L’écart qui ne cesse de se creuser
entre l’espérance de vie des hommes et celle des femmes s’explique par la baisse de la
mortalité maternelle et par le fait que les maladies non transmissibles font plus de victimes
parmi les hommes.
Éducation des filles
En 1950, c’était les garçons, principalement, qui étaient scolarisés à tous les niveaux. Au
niveau de l’enseignement primaire, cet écart a été quasiment comblé dès 1960 :
pratiquement tous les enfants des deux sexes dans les groupes d’âge correspondants étaient
d’une manière ou d’une autre scolarisés (voir fig. 5.6).
Au niveau secondaire, la proportion de filles scolarisées n’a rattrapé celle des
garçons qu’à la fin des années 80, lorsque l’enseignement secondaire est devenu gratuit
(voir fig. 5.7). D’autres progrès doivent encore être accomplis : dans l’enseignement
supérieur, la proportion était toujours de 2 garçons pour 1 fille en 1989, ce qui explique
certainement en partie pourquoi les femmes, bien qu’elles constituent un tiers de la main
d’œuvre, sont très peu nombreuses dans les classes professionnelles supérieures. Il
convient de s’attaquer aux inégalités qui persistent (par exemple, d’après le recensement
de 1990, 70 % des personnes dont le niveau d’éducation était nul ou pré-primaire étaient
des femmes), non seulement pour faire avancer les droits des femmes, mais également pour
poursuivre le développement en général.
Les enfants
Les enfants mauriciens ont été parmi les principaux bénéficiaires de l’État-providence
instauré entre 1960 et 1980, notamment dans les domaines de la santé et de l’éducation.
Lorsque les principaux objectifs en matière de santé maternelle et infantile ont été
atteints, le gouvernement, à l’instigation des ONG, s’est occupé de questions plus
spécifiques ayant trait au développement de l’enfant. Il a manifesté son intérêt accru pour
les enfants en adoptant une série de mesures structurelles, administratives et juridiques,
parmi lesquelles la ratification de la Convention relative aux droits de l’enfant, la
signature de la Déclaration du Sommet mondial pour les enfants, l’inscription en 1986 de
la question du développement de l’enfant à l’agenda du ministère des Droits des femmes, la
création d’un Conseil national sur l’adoption en 1987 afin de mettre fin aux exactions de
plus en plus nombreuses dans ce domaine, et l’établissement en 1990 d’un Conseil national
pour les enfants.
Les enfants et la famille 5
On estime que les enfants sont parmi les groupes les plus touchés par les aspects négatifs
liés à la rapidité du développement économique. Face au rythme rapide de la croissance
industrielle dans l’île depuis 1984, plusieurs critiques alarmistes ont été émises sur ses
conséquences négatives pour la vie familiale et les soins aux enfants. Cependant, la théorie
selon laquelle le travail des mères aurait conduit à une détérioration des niveaux de santé
et de nutrition des mères et des enfants, et les enfants seraient livrés à eux-mêmes et
souffriraient de l’éclatement des familles, ne semble pas être corroborée par les faits
jusqu’à présent.
17
D’après une enquête sur l’allaitement maternel réalisée en 1983, la malnutrition
des nouveau-nés est liée au niveau d’éducation médiocre des mères et, dans une certaine
mesure, à la faiblesse du revenu, plutôt qu’à l’emploi des mères (UNICEF, 1986: 22).
L’enquête nationale réalisée en 1985, qui a révélé l’existence de cas de sous-alimentation
chez des enfants d’âge préscolaire, a confirmé cette conclusion.
Quant à la deuxième question – à savoir, la théorie selon laquelle les enfants sont
négligés lorsque les femmes travaillent – les changements intervenus dans la tranche d’âge
des femmes qui travaillent ont apporté quelques éclaircissements. Alors qu’en 1952, la
proportion des femmes actives avait augmenté après l’âge de 45 ans (Titmuss et AbelSmith, 1961: 127), c’est-à-dire lorsqu’elles avaient fini d’avoir des enfants et de les
élever, en 1982, c’est précisément le contraire qui s’est produit (Yin et al. 1992: 42). Les
mères de jeunes enfants qui travaillent ont recours à des solutions déjà bien rodées, en
faisant par exemple appel à des parentes qui ne travaillent pas ou en plaçant leurs enfants
dans des garderies ou des écoles maternelles. La résistance aux heures supplémentaires
obligatoires est une autre solution qu’elles appliquent.
Les plaintes déposées par les femmes victimes de la violence conjugale se sont
multipliées ces dix dernières années; les experts estiment toutefois que cette tendance ne
traduit pas une réelle généralisation de la violence familiale, mais s’explique plutôt par le
fait que les femmes font davantage entendre leur voix et sont plus sûres d’elles; elles
revendiquent maintenant le droit d’être autonomes dans le cadre du mariage.
L’augmentation du nombre de divorces, qui a souvent été citée comme un indicateur de
l’éclatement des familles, n’est jusqu’à présent rien d’autre qu’une simple construction
juridico-statistique. Elle s’explique par le fait que depuis 1981, les mariages religieux ont
un statut légal, ce qui implique qu’une séparation qui auparavant n’était pas déclarée, est
maintenant considérée comme un divorce.
Une étude au moins corrobore le fait que la vie familiale est restée intacte : elle fait
apparaître que 93 % des enfants âgés de 8 à 14 ans et 81 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans
passent une grande partie de leur temps libre avec les membres de leur famille. (ministère
de la Santé, 1988: 7).
Quelles que soient les conclusions des études futures sur les répercussions sociales
de l’industrialisation, il est incontestable que pour des milliers de familles mauriciennes,
l’augmentation des revenus des ménages résultant de ces dernières années de prospérité
économique a été synonyme de passage d’une pauvreté abjecte à un niveau de vie décent.
La tendance à un endettement accru des ménages depuis le milieu des années 80, qui les
oblige à verser des sommes régulières pendant parfois 30 mois pour acquérir des biens de
consommation durables, les pousse à travailler davantage et à tout faire pour conserver leur
emploi (Lamusse et Burn, 1991: 85, 115).
Il semble toutefois que ce sont les femmes qui souffrent le plus des longues heures
qu’elles consacrent à leur travail dans la ZFI. Une étude réalisée en 1990 a fait apparaître
que beaucoup de femmes se plaignaient de la fatigue causée par le travail en usine et que la
majorité d’entre elles admettaient que les longues heures de travail passées dans les
entreprises de la zone franche perturbaient leur vie familiale.
Des succès bien enracinés
Une société démocratique
18
La démocratie est un facteur important de la réussite économique du pays. Il convient
d’évoquer ici les racines profondes d’une plante si fragile dans tant d’autres pays.
Le Parti travailliste, fondé en 1936, fut le premier véritable parti politique du pays
(Simmons, 1982: 63) et il joua un rôle central dans la vie politique de l’île jusqu’en 1982.
Même après les élections générales de cette année-là qui ont fait perdre aux partis de la
coalition les 60 sièges qu’ils occupaient au profit du Mouvement militant mauricien
(MMM), leurs successeurs au pouvoir ont conservé le même style de gouvernement. Un
consensus national constant a prévalu sur certaines questions clés, notamment, la tolérance
religieuse et linguistique, la démocratie parlementaire et une stratégie de développement
fondée sur une économie mixte mais également soucieuse de satisfaire les besoins de
chacun (cf. Bowman, 1991: 101).
Les promesses attrayantes à la veille des élections font partie du jeu démocratique
dans tous les pays. À Maurice, ces promesses se sont traduites par des réalisations
concrètes. Des travaux d’utilité publique ont ainsi été lancés à l’époque de la campagne
pour le référendum sur l’indépendance (avec l’aide du Gouvernement britannique). Un
certain nombre de mesures sociales importantes ont été adoptées à la veille du scrutin de
1976, parmi lesquelles le treizième mois et le régime national de retraites, la gratuité de
l’enseignement secondaire et l’abaissement du droit de vote à l’âge de 18 ans. Toutefois,
ces innovations remarquables ne se limitaient pas à être une astuce pour gagner les
élections; elles ont été retenues comme des éléments durables de la politique sociale.
Le consensus
Le temps et les efforts consacrés à mener des consultations, au sein du gouvernement et en
dehors, lorsqu’il faut trouver des solutions ou prendre des décisions, sont devenus des
caractéristiques du système mauricien, surtout depuis 1982. Dans les années 60, les
relations entre le gouvernement et le secteur privé, en particulier l’industrie sucrière,
étaient distantes. Il a fallu, à cette époque, s’efforcer de modifier l’équilibre des forces
entre le pouvoir économique de l’aristocratie des planteurs et le nouveau pouvoir politique
démocratiquement élu. Une fois cet équilibre établi, le gouvernement s’est fixé comme
objectif de travailler par consensus. La formule type pour toute question donnée est
d’amener les parties intéressées à trouver un accord. Lorsqu’elles y parviennent, le
gouvernement en fait un principe d’action. La longue liste de comités, sous-comités,
conseils, associations et autres qui sont souvent créés à l’instigation du gouvernement ou
grâce à son aide, atteste de l’utilisation de cette formule.
Une seule catégorie sociale reste à l’écart de ce processus : les travailleurs. Les
syndicats ne sont présents que dans certains secteurs et en général, seuls les hommes y sont
représentés. A l’instar de l’Asie de l’Est, les employeurs dans les nouveaux secteurs – la
zone franche et le tourisme – préfèrent les employés dociles. La dispersion des industries
dans toute l’île, tout en apportant les avantages décrits ci-dessus, a également pour effet de
compliquer le recrutement par les syndicats.
Une presse vigoureuse
La presse mauricienne, qui est dynamique, libre et qui ne mâche pas ses mots, joue un rôle
décisif pour soumettre l’action gouvernementale au jugement de l’opinion publique, ce qui
encourage fortement les autorités à faire preuve d’honnêteté et à respecter les principes
démocratiques.
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Dans les années 60, 12 quotidiens alimentaient un débat politique intense. En
termes absolus, les chiffres de circulation étaient moins élevés en 1988 qu’en 1965, malgré
une vaste campagne d’alphabétisation et en dépit de l’augmentation de la population. Le
nombre de lecteurs a sensiblement diminué au cours des 10 années qui ont suivi 1965,
c’est-à-dire après l’arrivée de la télévision. Seuls, deux quotidiens sont actuellement en
circulation.
Même si la diversité des opinions exprimées dans les médias n’est plus aussi
grande aujourd’hui, ces deux journaux doivent couvrir les événements de manière
exhaustive et en toute objectivité plutôt que d’entrer dans des polémiques hautes en
couleurs pour attirer des lecteurs.
Un libéralisme contrôlé
Depuis 1982, le gouvernement s’est efforcé de mettre en œuvre une stratégie économique
libérale, dynamique et compétitive allant dans le sens de celle qu’ont suivi avec un succès
notoire les États nouvellement industrialisés d’Asie de l’Est (Lamusse, 1989: 32).
Il existe un certain élément de dirigisme dans le libéralisme d’Asie de l’Est. Dans
ce même esprit, le gouvernement s’est efforcé de prendre des initiatives en indiquant à
l’économie privée la voie à suivre. La zone franche a été officiellement créée en 1970, à la
suite d’initiatives prises par des entreprises privées. C’est en 1985 que le gouvernement a
commencé à jouer un rôle actif en créant MEDIA pour promouvoir la zone franche auprès
des investisseurs étrangers (Lagesse, 1988: 221) .
La création de L’Administration de la zone franche portuaire de l’île Maurice
(Mauritius Freeport Authority) en 1993 a largement été le fruit de l’initiative du
gouvernement qui a également joué un rôle de chef de file dans les efforts qui sont
actuellement déployés sur l’île pour diversifier les activités en développant les services
financiers extraterritoriaux. Le gouvernement fait appel à des entreprises publiques ou
semi-publiques, que ce soit pour fournir des services au secteur privé ou pour l’encourager
par le biais de la concurrence à être plus novateur, plus efficace ou encore à adopter une
politique sociale plus attrayante.
L’absence d’armée
L’île Maurice compte parmi les quelque 25 pays du monde qui ne possèdent pas d’armée
(cette partie résume brièvement les conclusions de Dommen et Maizels, 1988), ce qui peut
être considéré comme un facteur de stabilité politique dans la mesure où l'absence d’armée
exclut la possibilité d’intervention militaire dans l’arène politique comme cela s’est
produit dans tant d’autres pays (Hein, 1989: 50). En outre, le budget national est soulagé
d’un fardeau potentiellement lourd et le gouvernement peut ainsi se consacrer davantage au
développement et au bien-être social.
Les problèmes qui se dessinent
Ce qui précède n’est pas destiné à nous faire oublier que Maurice a connu sa part de
difficultés : il est bien vrai que des émeutes raciales et des troubles ont agité le milieu du
travail, que la pauvreté et les inégalités n’ont pas été éliminées, que les institutions
démocratiques ne sont pas toujours respectées. Mais la manière dont ces tensions ont été
résolues par le passé laisse toutefois espérer que les nombreuses questions qui restent en
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suspens pourront être résolues, notamment la répartition des recettes provenant de
l’industrie sucrière; la manière de les remplacer ou de les compléter; le maintien de la
compétitivité des produits d’exportation en cas d’augmentation des salaires; les inégalités
de revenus : la pauvreté et la structure des classes qui commencent à coï ncider avec les
différentes races et religions (le malaise créole en est un symptôme); la politique menée à
l’égard des travailleurs immigrés; certains signes de corruption; un taux d’avortement
parmi les plus élevés du monde; l’augmentation du prix à payer pour maintenir l’Étatprovidence en raison du vieillissement de la population; le stress de la vie moderne
postindustrielle : de nouveaux dangers pour la santé et les familles; la démocratie : une
plante fragile qui a besoin d’être constamment entretenue; et enfin, le rôle et le
fonctionnement de l’administration publique.
A l’heure actuelle, la démocratie, la justice sociale et la société multiculturelle se
renforcent mutuellement d’une manière étroitement imbriquée. La collision entre cette
structure subtile et des politiques d’austérité qui sont aujourd’hui un principe bien implanté
dans le monde entier, pourrait être une source d’instabilité et compromettre les chances de
développement de l’île Maurice.
1
La situation sociale, politique, géographique et économique de Rodrigues est très différente de celle de
l’île principale; c’est pourquoi Rodrigues et les autres îles qui constituent l’État de Maurice ne figurent
pas dans cette étude.
2
Pour une description détaillée du résultat 60-0, se rapporter au paragraphe intitulé « Une société
démocratique ».
3
L’association avec le Marché commun a également permis aux produits de la ZFI de s’implanter sur le
marché européen.
4
Il ressort d’une étude réalisée en 1993 que la couverture vaccinale était de 10 % supérieure aux données
officielles, ce qui s’explique probablement par une sous-estimation du nombre de vaccinations
administrées dans les établissements privés (UNICEF, 1994: sect.4.38).
5
Cette partie est largement inspirée de Lamusse et al., 1990; Lamusse et Burn, 1991; Maxwell Stamp,
1992; et Université de Maurice, 1993. Pour faciliter la lecture, nous avons omis de donner le nom des
auteurs de tous les points soulevés dans ce texte.
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