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ÎLE MAURICE : EXPLICATION DE SON SUCCÈS
1960-1993
Edward et Bridget Dommen
Généralités
En l’espace d’une seule génération, des progrès remarquables ont été enregistrés à l’île
Maurice dans le domaine social et économique, comme l’indique le tableau 5.11. Ces
progrès sont allés de pair avec une démocratie dynamique et solidement ancrée.
Lorsque l’île Maurice a accédé à l’indépendance en 1968, elle disposait d’au
moins cinq atouts qui ont favorisé son développement pendant les 30 ans qui ont suivi.
Sa carte maîtresse fut son attachement profond à la démocratie, fondé sur le souci
d’aider les groupes de population désavantagés et le respect des minorités, qui s’est traduit
par le respect des institutions démocratiques, notamment la liberté des médias,
l’édification d’un État-providence et, plus récemment, la mise en place de filets de
protection sociale à l’intention des groupes de population ayant des besoins particuliers.
L’octroi d’avantages sociaux pour tous est allé de pair avec un coût compétitif de la main
d’œuvre, un facteur clé de la réussite économique de l’île Maurice.
D’autre part, cette société composite (caractéristique qui provoque souvent des
conflits internes) comprend une telle diversité de groupes et de sous-groupes, recoupant
les divisions sociales et régionales, qu’aucun d’entre eux n’a pu s’imposer aux autres.
La stabilité de l’île Maurice, qui tient à ces deux atouts, fut un avantage précieux
pour la population et attira des investissements, d’abord dans les domaines de la
production industrielle pour l’exportation et du tourisme, et à présent, dans d’autres
services.
La diversité des origines ethniques donna une autre carte à l’île Maurice : son
ouverture sur le monde extérieur. Les relations privilégiées qu’elle entretenait avec la
Grande-Bretagne et la France et ses liens avec l’Inde et les communautés chinoises lui
furent très utiles par le passé et lorsque des possibilités économiques sont apparues.
Quatrièmement, bien que l’esprit d’entreprise ait d’abord été timide à l’île
Maurice, toutes les couches de la société furent profondément intégrées tout au long de son
histoire dans l’économie monétaire et le système capitaliste. La plupart des habitants de
l’île ont toujours fait du commerce avec le reste du monde, directement ou indirectement.
Enfin, le caractère compact de l’île fut aussi un atout. La densité de la population
et le fait qu’elle soit également répartie dans toute l’île facilitèrent la mise en place de
l’infrastructure économique, des services de base et des communications pour tous.
Dans les pages qui suivent, les auteurs expliquent l’importance de ces atouts et
montrent qu’ils ont été utilisés à bon escient.
Deux missions se sont rendues à l’île Maurice en 1960. L’une était menée par
James Meade qui a publié un rapport sur les perspectives économiques du pays et l’autre
était dirigée par Richard Titmuss et Brian Abel-Smith qui ont rédigé un rapport sur la
politique sociale (Meade, 1961a; Titmuss et Abel-Smith, 1961). Ce chapitre a été rédigé à
partir de ces études.
Croissance démographique
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Le ralentissement de la croissance démographique
Le taux annuel de croissance démographique commença à chuter dans les années 50,
passant de 4,1 % en 1951 à environ 1 % au milieu des années 80. Le relâchement rapide de
la pression exercée par la croissance démographique explique partiellement la réussite de
Maurice. Si les taux de natalité avaient continué à augmenter au même rythme que dans les
années 50, la population aurait atteint environ 1,4 million d’habitants en 1982, d’après les
projections de Titmuss, alors qu’en réalité elle comptait à peine 1 million d’habitants.
(Titmuss et Abel-Smith, 1961: 64-5)
Numériquement, ces 400 000 personnes en moins ont donné un temps répit
indispensable aux familles, non seulement en terme de budget familial, mais également
parce que la limitation du nombre des grossesses a entraîné une amélioration remarquable
de la santé maternelle et infantile. Au niveau national, la chute de la croissance
démographique a permis au gouvernement d’améliorer les services de santé, d’éducation et
d’aide sociale alors qu’il aurait à peine pu les maintenir si la poussée démographique
s’était poursuivie.
Les changements intervenus dans les taux de dépendance, provoqués par la baisse
des taux de natalité et de mortalité, ont également favorisé l’essor économique récent : le
taux de dépendance, dû à une population infantile nombreuse et onéreuse, a
considérablement baissé et, bien qu’il se soit accompagné d’une augmentation du rapport
de dépendance économique encore plus onéreuse des personnes âgées, le groupe des plus
de 60 ans est jusqu’à présent suffisamment restreint pour ne pas constituer une charge
financière importante. D’autre part, les générations issues de l’explosion démographique
des années 50 et 60 ont rejoint la population active au moment même où l’économie avait
besoin d’une main d’œuvre abondante (voir fig. 5.1).
Au début du 21e siècle, ces générations commenceront à venir gonfler à nouveau le
groupe de la population dépendante lorsqu’elles atteindront l’âge de la retraite. En raison
du prolongement de l’espérance de vie, la proportion de personnes à charge ayant plus de
80 ans augmente. Ce groupe de population pourrait représenter une lourde charge
financière, non seulement à cause du coût des retraites et de l’augmentation des besoins de
santé, mais également parce qu’un nombre croissant de personnes ne seront plus à même de
s’occuper d’elles-mêmes et auront besoin de recevoir quotidiennement des soins non
médicaux. Dans les années à venir, l’octroi des soins aux personnes âgées pourrait devenir
une question aussi préoccupante que le contrôle des naissances au cours de la génération
précédente.
Les causes du ralentissement de la croissance démographique
Plusieurs facteurs étroitement liés peuvent être associés au déclin du taux de croissance
démographique : le recul de la mortalité infantile, la campagne de planification familiale,
l’avortement, l’émigration, le progrès économique et les aspirations à de meilleures
conditions de vie.
Mortalité infantile
Les taux de mortalité qui ont chuté depuis 1945 (en raison principalement de l’élimination
du paludisme) ont été rapidement suivis par une baisse des taux de natalité. Le déclin
parallèle de ces deux taux s’est poursuivi régulièrement jusqu’à la fin des années 80.
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« D’après les témoignages que nous avons reçus de médecins, de pharmaciens,
d’infirmières, de sages-femmes, de contrôleurs judiciaires, de travailleurs sociaux et de
membres du public, et au vu des enquêtes et des autres études réalisées, nous estimons
qu’il existe un nombre important de parents issus de toutes les classes sociales qui
souhaitent éviter la naissance de nouveaux enfants » indique le rapport de Titmuss
(Titmuss et Abel-Smith 1961: 63). La figure 5.1 révèle que les parents ont commencé à
limiter leur fécondité dans les années 50, bien avant le lancement officiel du programme de
planification familiale en 1966, lorsque la baisse de la natalité s’est accélérée.
Les répercussions sur les taux de natalité, qui vont de pair avec la tendance
décroissante des taux de mortalité infantile (voir fig. 5.2), viennent appuyer la théorie de la
« stratégie d’assurance », selon laquelle les familles limitent volontairement leurs
grossesses lorsqu’elles sont convaincues que les enfants auxquels elles donnent naissance
ont des chances de survivre.
Les taux élevés de natalité enregistrés au cours des 10 années consécutives à la
seconde Guerre mondiale font suite à vingt années marquées par des taux de mortalité
infantile en hausse (bien que les taux de natalité élevés enregistrés immédiatement après la
guerre aient été en partie attribués au retour des troupes mauriciennes de l’étranger). Les
tendances suivies par les taux de natalité et de mortalité infantile sont très similaires mais
la baisse de la natalité suit celle de la mortalité infantile avec un retard de quelques années
:
Les progrès enregistrés en matière de survie infantile, qui améliorent la prévisibilité du
processus de formation de la famille, provoquent la transition de la fécondité naturelle à la
fécondité contrôlée, qui crée à son tour le besoin d’avoir recours à la planification
familiale. Avant que cet effet de transition n’apparaisse, la mise en application de
programmes de planification familiale ne peut entraîner de modifications importantes des
comportements en matière de fécondité et elle ne peut donc pas contribuer de manière
décisive à améliorer la santé infantile. (Lloyd et Ivanov, 1988: 141).
C’est peut-être dans ce contexte que l’on peut le mieux évaluer le succès du programme de
planification familiale de Maurice qui a été mis en œuvre en 1966 après la période de
transition.
La campagne de planification familiale
Amorcée en 1966, après plusieurs années de débats houleux, la nouvelle politique de
contrôle des naissances devait avoir pour effet de permettre à un grand nombre
d’utilisateurs potentiels de recourir à des méthodes de planification familiale (voir fig.
5.3). En 1975, 64 % des femmes de moins de 50 ans, ayant été ou étant mariées, avaient
utilisé des contraceptifs à un moment donné de leur vie. (Hein, 1977: 318). Bien que la
fécondité ait commencé à chuter au début des années 50, entre 1966 et 1974, son recul s’est
accéléré à un rythme « inégalé pour tout groupe de population d’une certaine importance »
(Brass, 1976). La taille des familles est tombée d’une moyenne de six enfants au début des
années 60 à trois en 1973 (le chiffre idéal de Titmuss). Bien que ce déclin puisse être
partiellement attribué à des mariages moins précoces, il n’en reste pas moins vrai « qu’il
est difficile de réfuter la conclusion selon laquelle le programme de planification
familiale a enclenché cette tendance et déterminé son rythme rapide » (Hein, 1977: 318) –
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termes forts sous la plume d’un démographe, si l’on considère que ces derniers sont
habituellement peu enclins à attribuer des causes et des effets. Depuis 1989, les taux de
fécondité ont augmenté proportionnellement au déclin du nombre de nouveaux utilisateurs
des méthodes de planification familiale.
Avortement
Le recours à l’avortement semble avoir augmenté régulièrement et rapidement pendant les
années où le débat public sur la question du contrôle des naissances faisait rage (voir fig.
5.4). Les avortements provoqués, dont près de 70 000 ont été pratiqués dans les hôpitaux
publics depuis 1960, ont sans doute contribué à la chute des taux de natalité. D’après une
estimation prudente, on peut penser que pour chaque avortement pratiqué à l’hôpital, six
autres avortements sont pratiqués au sein de la communauté, ce qui signifie que si chaque
avortement provoqué depuis 1960 avait abouti à une naissance, le pays compterait environ
400 000 personnes supplémentaires.
Maurice compte parmi les pays qui affichent les taux les plus élevés d’avortements
provoqués, ce qui indique, d’après l’Association mauricienne de planification familiale
(MFPA), que même si la planification familiale remporte un succès notable, les services
offerts ne répondent plus entièrement aux besoins, notamment à ceux des femmes non
mariées, des femmes qui travaillent et des couples qui ont déjà le nombre d’enfants
souhaité (MFPA, 1993).
Le bilan des accidents survenus à la suite d’un avortement illégal est lourd : plus de
la moitié des décès maternels depuis 1982 sont dus à des complications consécutives à des
avortements pratiqués illégalement (ministère de la Santé, 1988).
Émigration
Bien que l’émigration nette affiche des chiffres en dents de scie, elle fut parfois importante
et contribua dans une faible mesure à limiter le taux de croissance démographique. D’une
manière générale, cependant, l’émigration a joué un autre rôle. A l’époque de
l’indépendance, il se peut qu’elle ait contribué à favoriser l’harmonie politique dans le
pays, même si le nombre d’émigrants était limité : en effet, à cette époque historique,
nombre de partisans de la ligne dure, qui étaient peu enclins à accepter de vivre sous un
gouvernement indépendant et multiracial, se sont résolus à partir. Leur absence a
probablement facilité l’intégration des membres de leur famille restés sur place et a
assurément contribué à renforcer l’équilibre qui a si bien servi le pays depuis lors.
Excepté pour cette période particulière, il semble qu’il y ait peu de liens entre l’émigration
et les conditions économiques ou politiques qui prévalent à Maurice. On peut se demander
si les facteurs extérieurs qui poussent les Mauriciens à partir à l’étranger n’ont pas autant
d’influence que les facteurs internes.
Progrès économique
Entre 1960 et 1991, à chaque fois que le PIB réel par habitant a chuté, les taux de natalité
ont baissé. En outre, dans le contexte même de cette tendance, les taux de natalité ont
diminué plus brutalement lorsque les revenus ont baissé, comme ce fut le cas à la fin des
années 60 ou pendant la période d’austérité qu’entraîna le programme d’ajustement
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structurel (1979-86) imposé par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.
Pendant la période prospère du début des années 90, les revenus et le taux de natalité ont
tous deux augmenté, ce qui vient étayer l’argument selon lequel une population éduquée
dans le cadre d’une économie hautement monétaire, tiendra compte des conditions
économiques pour la planification des familles.
Dans une perspective plus large, la baisse des taux de fécondité coï ncide avec un
nouvel optimisme face à l’avenir, lié au premier suffrage de 1948 et d’une manière plus
générale, aux possibilités d’amélioration des conditions de vie, notamment pour la
population indienne.
Développement économique
Les phases du développement économique
Le rapport Meade souligne que « si la population continue à s’accroître, le niveau de vie
risque non seulement de ne pas s’améliorer mais aussi de se détériorer » (Meade, 1961a,
par. 2:3). L’évolution de l’économie depuis les rapports de Meade et de Titmuss peut être
divisée en quatre périodes. La première période couvre les années 1960-68. La seconde
période débute avec l’indépendance en 1968 et le redressement de la situation grâce à la
création officielle d’une zone franche industrielle pour l’exportation (ZFI), jusqu’à la fin
du boom sucrier de 1975. La troisième période suit le boom sucrier et les années
d’application du programme d’ajustement structurel imposé par le FMI et la Banque
mondiale. Puis, l’économie pénètre à nouveau dans des eaux plus calmes après le scrutin
de 19822 (60 sièges contre 0) et elle semble poursuivre dans cette voie depuis lors.
Le PIB réel par habitant est instable jusqu’en 1964-65, années où il amorce un
déclin qui ne prend fin qu’après l’accès de l’île Maurice à l’indépendance (voir fig. 5.5).
Si l’on examine les chiffres du PIB sans prendre de recul, on pourrait penser que ce
déclin s’est au mieux stabilisé pendant les années 1968-72. Si l’emploi total a déjà amorcé
la tendance régulière à la hausse qui le caractérise pendant les années 70, en 1971, il
s’explique par une augmentation notable des emplois du secteur public, qui s’est avérée
éphémère. En fait, les autres secteurs clés, la ZFI et le tourisme, sont déjà lancés. Le boom
sucrier a gonflé l’économie et a favorisé sa diversification mais il n’explique pas à lui seul
les bons résultats de Maurice.
Au lendemain du boom sucrier, le gouvernement décrète des augmentations
importantes de salaire dans la ZFI (Hein, 1988: 45). Ces mesures refroidissent
l’enthousiasme des investisseurs dans cette zone, ce qui contribue sans doute à sa relative
stagnation jusqu’en 1983.
Tandis que le PIB continue d’augmenter jusqu’à la fin des années 70, des signes
d’inquiétude apparaissent déjà, se traduisant par une rapide détérioration de la balance des
échanges visibles, ce qui conduit à la mise en application du programme de stabilisation
économique et financière du FMI et du programme d’ajustement structurel de la Banque
mondiale de 1979 à 1986. Il semble normal que cette période coïncide au début avec un
recul des indices, tels que le PIB par habitant ou la possession d’une automobile. Le
nombre de touristes et les revenus dans ce secteur cessent également d’augmenter pendant
cette période, ce qui s’explique plutôt par l’augmentation soudaine du prix du pétrole au
niveau international que par la politique intérieure. La chute de l’emploi, que l’on accuse
souvent d’être un effet pernicieux des programmes d’ajustement structurel, s’explique, dans
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