Document 1 : El Desdichado Je suis le ténébreux, - le veuf,

Document 1 :
El Desdichado
Je suis le ténébreux, - le veuf, - l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ? … Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron ;
Modulant tout à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
Gérard de Nerval, Les Chimères(1854)
Document 2 : L'Enfant
Les turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil,
Chio, qu'ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.
Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l'onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,
Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaîment et gaîment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n'ont pas subi l'affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d'avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d'Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu'un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre ?
Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l'oiseau merveilleux ?
- Ami, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.
Victor Hugo - Les Orientales, 8-10 juillet 1828
Document 3 : Un hémisphère dans une chevelure
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un
homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer
des souvenirs dans l'air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon
âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes mers
dont les moussons me portent vers de charmants climats, l'espace est plus bleu et plus profond,
l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux
de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel
immense où se prélasse l'éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans
la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les
gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la nuit de
ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre
des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et
rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris, ( Petits poèmes en prose), 1862
Document 4 :
Aube
J'ai embrassé l'aube d'été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la
route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se
levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son
nom.
Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins: à la cime argentée, je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq.
À la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de
marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un
peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
Rimbaud, Illuminations, 1873-1875
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