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Sophocle aujourd’hui…
Christian CENTNER
Ecole de psychanalyse Sigmund Freud
Introduction
Je n’aurais pas eu l’audace de choisir pour titre de mon exposé « Sophocle
aujourd’hui », si un passage de Linterprétation des rêves ne m’était revenu en
mémoire au moment où je me demandais comment pondre à l’invitation qui m’était
faite d’intervenir dans ce colloque intitulé « Que reste-t-il de l’Œdipe ? ».
Le passage dont il s’agit est la première mention de la légende d’Œdipe dans
L’interprétation des rêves et, si l’on ne tient pas compte de la correspondance avec
Fliess, c’est la première mention de l’Œdipe dans toute l’œuvre de Freud. Il m’a paru
significatif que Freud y parle plus abondamment de la tragédie Œdipe-Roi de
Sophocle que du mythe d’Œdipe et que son propos se poursuive dans un long
commentaire de l’Hamlet de Shakespeare. A relire ces quelques pages, il se
confirme que Freud y pose les jalons d’un important rapprochement entre la
psychanalyse et le genre théâtral de la tragédie, rapprochement qui ne sera pas
démenti par la suite. Freud fait tout d’abord observer que le déroulement de l’Œdipe-
Roi est comparable à celui d’une psychanalyse ; il montre ensuite que les désirs
inconscients, qu’il s’efforce de débusquer aux sources du rêve, se trouvent
également à la racine de la tragédie de Sophocle. Lacan a donné suite à ces
avancées de Freud. Loin de revenir sur l’idée d’un tel rapprochement, il l’accentuera
avec force : « plus originellement encore que par son lien au complexe d’Œdipe, la
tragédie est à la racine de notre expérience, comme en témoigne le mot clé, le mot
de catharsis1 . »
De telles indications prennent tout leur poids lorsque l’on s’interroge sur la portée de
la phrase de Subversion du sujet Lacan s’interroge sur l’avenir de l’Œdipe :
« L’Œdipe, dit-il, […] ne saurait tenir indéfiniment l’affiche dans des formes de société
où se perd de plus en plus le sens de la tragédie2 ».
Il m’a semblé que la question qui nous occupe aujourd’hui Ŕ Que reste-t-il de
l’Œdipe ? Ŕ était l’occasion de revenir sur le sens de cette phrase de Subversion du
sujet. Que signifie que le sens de la tragédie se perde ? Que reste-t-il de l’Œdipe si
l’Œdipe ne tient plus l’affiche ? Je m’efforcerai d’approcher ces questions en centrant
mon propos sur la relation qui étaye la prophétie de Lacan, à savoir la relation qui lie
l’avenir de l’Œdipe à la perte du sens de la tragédie. Il s’agira tout d’abord de se
demander ce qu’il y a lieu d’entendre ici par la tragédie.
1. La tragédie
L’usage commun de la langue désigne du nom de tragédie, un sastre, une
catastrophe, une action ou un événement impliquant le malheur, la destruction et la
mort. Selon une telle acception, le sens de la tragédie est ce qui vient répondre, dans
1 J. Lacan, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, p. 286.
2 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 813.
2
le domaine du sens, de ce que sont, dans le réel, ces actions et ces événements.
Mais les dictionnaires du français indiquent souvent que cette acception courante se
fonde sur un sens figuré, et que le mot tragédie désigne, en son sens premier, le
genre ou les œuvres théâtrales qui représentent de telles actions ou de tels
événements et non ces actions ou ces événements eux-mêmes.
Compte tenu de l’importance des commentaires consacrés aux œuvres tragiques
dans la psychanalyse, compte tenu aussi de la mention de l’Œdipe dans la phrase de
Lacan qui nous occupe ici, il paraît difficile d’admettre que le mot tragédie ne s’y
rapporte pas prioritairement à ce quil signifie en son sens premier à savoir au genre
théâtral. S’il en est ainsi, le sens de la tragédie n’est pas simplement le sens des
évènements tragiques représentés sur scène. Il est avant tout le sens de la
représentation elle-même, le sens de l’artefact mis en place par le poète tragique.
Telle est du moins l’hypothèse que je retiendrai ici. J’ajouterai qu’une phrase extraite
du Séminaire L’éthique de la psychanalyse permet de soutenir que Lacan usait
spécifiquement de l’expression « le sens de la tragédie » pour désigner ce quil en
était selon lui du sens du genre théâtral de la tragédie3.
« Ce que nous avons plus particulièrement avancé concernant le désir, nous permet
d’apporter un élément nouveau à la compréhension du sens de la tragédie, et ce par
cette voie exemplaire il y en a certainement plus d’une, la fonction de la catharsis.
Antigone nous fait voir en effet le point de vie qui définit le désir4. »
La tragédie, en tant que genre théâtral, s’inscrit dans une tradition qui a vu le jour en
Grèce ancienne et qui a pris les dimensions d’une véritable institution sociale au Ve
siècle avant notre ère. La définition qu’Aristote en a donné dans sa Poétique est bien
connue : « La tragédie est la représentation (mimesis) d’une action (praxeos) noble
[…] mise en œuvre par les personnages du drame ; et, en représentant la pitié
(eleos) et la frayeur (phobos), elle réalise une épuration (catharsis) de ce genre
d’émotions5 ».
Les très nombreuses interprétations auxquelles cette définition a donné lieu depuis
les temps anciens apparaissent comme autant de tentatives de répondre à la
question du sens de la tragédie. Les élaborations que Freud et Lacan ont
consacrées à cette question s’inscrivent dans cet ensemble de travaux. Ceux-ci
constituent une matière extrêmement vaste et il n’est pas possible de lessumer ici.
Les indications qui suivent n’ont pas d’autre objectif que de décrire très
sommairement la problématique autour de laquelle Freud et Lacan ont étayé leurs
interprétations.
Rappelons que la tragédie est apparue dans le contexte des profondes mutations
sociales et politiques qui ont marqué la cité athénienne au VIe siècle avant notre ère.
Cette période est caractérisée par la montée en force des institutions juridiques et
démocratiques et la disparition corrélative du régime des familles et des tribus.
Tandis que la pensée politique et civique tend à se substituer au discours mythique,
l’expression écrite vient prendre le relais de la tradition orale. Les tragédies, qui
coordonnent sur scène, musique, chant et jeu des acteurs, participent de ces
3 J. Lacan, « Subversion … », op. cit. , p. 812.
4 J. Lacan, Séminaire VII, op. cit., p. 290, nous soulignons.
5 Aristote, Poétique, (6, 1449, b) cité par M. Revault d’Allones, « Ce que l’homme fait à l’homme, essai sur le mal en politique »,
Flammarion, Paris, 1995, p. 88
Commentaire [CU1]: Notons
que la différence entre les deux
acceptions du mot tragédie
apparaît dès cette définition. Les
actions ou les événements que l’on
peut dire tragique peuvent susciter
de la part de ceux qui les vivent ou
qui y assistent de la crainte et de la
pitié, en cela sans doute il sont
semblables aux événements que la
tragédie en tant que genre littéraire
met en scène, mais ce qui spécifie
l’œuvre tragique c’est de mener
ceux qui y assistent en ce point où
se produit la purification ou la
purgation de ces passions. Notons
également que Lacan a longuement
discuter de la traduction que mot
catharsis et qu’il fait état d’une
certaine réserve par rapport au
terme de purgation qui apporte à la
définition d’Aristote une
connotation médicale qui ne se
justifie peut-être pas. Catharsis
vient du catharos qui signifie pure,
et c’est le sens que l’on retrouve
dans le façon dont se désignaient
les cathares qui, tout rétiques
qu’on ait pu les jugés, ne se
définissaient pas moins par rapport
à l’idée de la pureté.
3
nouvelles formes de littérature écrite. Elles sont représentées au cours des fêtes de
Dionysos et tous les citoyens d’Athènes, toutes classes confondues, y assistent. Les
tragédies mettent en scène des malédictions et des drames qui ont déchiré des rois
et des héros mythiques dans un passé lointain. Ces histoires sont connues des
spectateurs qui les ont apprises par la tradition orale et la poésie épique, mais la
qualité du texte, le jeu des acteurs et l’artifice de la mise en scène les font revivre
sous les yeux des spectateurs. C’est dans cette tension entre le lointain et le proche
et dans cette confrontation entre le passé et le présent, que la représentation du
drame s’avère capable de faire naître la catharsis6 .
Certains commentateurs se sont attachés à montrer que les tragédies antiques
transposaient dans un espace historique ou mythique les difficuls et les conflits qui
ont accompagné l’avènement de la culture écrite et de la cité démocratique. La
frayeur et la pitié qu’inspirait le destin du ros ranimaient chez les spectateurs les
passions occasionnées par ces conflits et les émotions nées de ces passions étaient
purifiées dans la catharsis. Une telle interprétation du sens de la tragédie est proche
de celle que Lacan attribue à Hegel lorsqu’il indique que ce dernier a vu dans
l’Antigone de Sophocle l’opposition des discours de l’Etat et de la famille.
Sans nécessairement contredire ce type d’interprétation, d’autres commentateurs
font valoir que les actions représentées dans la tragédie ont pour effet de confronter
le spectateur avec une dimension proprement tragique inhérente à tout être humain.
Il s’agit de « cette puissance de folie et de criminali », que les grecs appelaient Atè,
et dont Jean-Pierre Vernant indique qu’elle investit les individus du dedans et qu’elle
les constitue.7 Pour Myriam Revault d’Allones, « nul mieux que Georges Bataille na
alors saisi ce sens profond de la tragédie qui vèle depuis les temps pré-politiques,
les « possibilités d’accord de l’homme avec la violence » : voilà pourquoi, telle « une
fête au TEMPS qui répand l’horreur, la TRAGEDIE figurait au dessus des hommes
assemblés les signes de délire et de mort auxquels ils pourraient reconnaître leur
vraie nature8. » Selon cette approche, le sens de la tragédie dépend également de
l’effet de la représentation de l’action tragique, mais les passions que cette
représentation ranime, et qui sont purifiées dans la catharsis, ne proviennent pas
seulement des contradictions de la vie sociale mais s’enracinent beaucoup plus
radicalement, dans les affects intraitables sur lesquels repose toute forme de
socialité. Pour le dire en termes freudiens, il s’agirait plut des exigences
pulsionnelles et de la violence brutale que tout être humain est amené à refouler ou à
réprimer, au moins en partie, avant de prendre place dans la communauté humaine
et dans la civilisation.
Les commentaires de Freud et de Lacan vont évidemment dans ce sens. Pour l’un
comme pour l’autre les sirs inconscients se trouvent à la racine de la tragédie. Le
sens de la tragédie paraît donc indissociable de l’inconscient mais il reste à savoir en
quoi l’avenir de l’Œdipe en dépend. Cette nouvelle question va nous conduire à une
lecture plus attentive du passage de L’interprétation des rêves qui a été ciplus
haut.
6 Voir Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, op. cit., p. 206
7 J. P. Vernant, Entre mythe et politique, Le Seuil, Paris, 1996, p. 449.
8 M. Revault d’Allones, op. cit., p. 95. Et G. Bataille, « L’obélisque », Œuvres complètes, t. I, Paris Gallimard, 1970, p. 507.
4
2. L’Œdipe aux sources des rêves
L’Œdipe apparaît pour la première fois dans L’interprétation des rêves, au chapitre V
intitulé Le matériel et les sources du rêve. Parvenu à ce point de son travail, Freud a
déjà établi la proposition sur laquelle repose toute son étude : le rêve est
l’accomplissement déguisé d’un désir refoulé ou, plus simplement, « le rêve est
accomplissement de désir ». La question qui se pose alors est de savoir quelles sont
les sources du rêve, c’est-à-dire d’où viennent les sirs qui se réalisent dans le
rêve, à quelles tendances inhérentes aux conditions de la vie humaine peut-on les
rapporter ?
Les rêves typiques prennent ici un intérêt particulier. Ce sont des ves dont Freud
dit que « nous [les] avons presque tous eu de la même manière9 » et dont on peut
dire qu’ils ont la même signification pour tous. S’ils ont la même signification pour
tous, on peut en déduire qu’ils accomplissent des désirs que chacun éprouve, ils
sont donc particulièrement représentatifs de ce qui se détermine aux sources du
rêve.
Freud aborde un premier groupe de ces rêves typiques : les « rêves de confusion à
cause de la nudité ». Il s’agit des rêves « le rêveur se retrouve nu ou en petite
tenue devant un certain nombre de spectateurs ». Les spectateurs sont le plus
souvent indifférents, parfois ils semblent même ne pas voir le rêveur déshabillé, mais
lui-même éprouve un sentiment de ne ou de honte. Freud estime que ces ves
réalisent un désir exhibitionniste et que les sentiments de gène et de honte sont
pour dissimuler au rêveur le désir inconscient de se montrer nu. Mais l’analyse peut
aller plus loin. Il apparaît alors que le désir d’être nu s’enracine dans un plaisir
infantile d’être nu et que, au-delà du désir d’exhibitionnisme, c’est la nostalgie de
l’enfance qui se manifeste dans le rêve, et plus précisément, la nostalgie de cette
partie de « notre enfance qui ignorait la honte et qui nous apparaît comme un
paradis10. » « Le paradis, demande alors Freud, est-il lui-même autre chose que la
somme des fantasmes de toutes nos enfances11 ? »
L’idée que les désirs qui se réalisent dans les rêves remontent à l’enfance va se
retrouver dans l’examen de la seconde catégorie de rêves typiques, ceux qui
évoquent la mort de personnes chères. C’est ici que va intervenir Œdipe, la légende
d’abord, la tragédie ensuite.
Pour Freud, il n’y a pas de doute que la représentation en rêve de la mort d’une
personne chère, pour peu qu’elle soit accompagnée d’un sentiment de tristesse, doit
être interprétée comme étant l’accomplissement d’un souhait de mort inconscient. La
douleur et la tristesse sont là pour dissimuler auveur qu’il s’agit bien de son désir à
lui.
Freud pressent que son interprétation lui vaudra l’opposition massive voire la révolte
de la plupart de ses lecteurs. Il poursuit donc en alléguant que ce souhait de mort ne
manifeste aucun sir que le rêveur pourrait éprouver à l’état de veille mais qu’il est
seulement la résurgence, à la faveur du sommeil, d’un sir infantile. L’observation
9 S. Freud, « L’interprétation des rêves », Presses universitaires de France, Paris, 1976, p. 210.
10 S. Freud, op. cit, p. 213.
11 ibidem.
5
des enfants et la pratique de l’analyse avec des adultes lui ont permis de déceler
l’existence de tels sirs dans l’enfance. L’enfant, explique-t-il, ressent intensément
ses propres désirs et lutte pour les satisfaire. Il ne perçoit pas le mal quil y a dans la
violence exercée sur autrui pour obtenir satisfaction. Il ne perçoit donc pas le mal
qu’il y aurait à éliminer autrui s’il se trouve vis-à-vis de lui en situation de compétition.
Freud ajoute que beaucoup d’enfants éprouvent fréquemment des sentiments
d’hostilité à l’égard de ces personnes chères que sont néralement les parents et
qu’il a pu observer chez de nombreux enfants la coexistence de violents sentiments
d’hostilité à l’égard de l’un des parents et de tendresse passionnée à l’égard de
l’autre. Une dernière observation permet alors de faire le pas décisif : dans les rêves
qui mettent en sne la mort d’un des parents du rêveur, celui des deux parents qui
meurt est néralement celui qui est du même sexe que le rêveur. A ce moment, la
présence des désirs œdipiens est décelée aux sources du rêve et, en même temps,
dans l’inconscient.
Notons que la découverte, telle qu’elle est décrite ici, s’infère entièrement de
l’expérience et de l’observation. Elle ne doit donc rien à la légende d’Œdipe et tout
indique que Freud n’a eu recours à cette légende que pour tirer parti de son
« succès universel » et en duire le caractère universel de sa couverte.
« L’antiquité, dit-il, nous a laissé, pour confirmer cette découverte, une légende dont
le succès complet et universel ne peut être compris que si l’on admet l’existence
universelle de semblables tendances dans l’âme de l’enfant12. » Ceci étant, Freud
enchaîne en racontant la légende d’Œdipe où ces désirs sont pleinement réalisés.
C’est ici que la liaison qu’il vient d’établir entre les sirs œdipiens et la légende
d’Œdipe va se redoubler d’une autre relation joignant ces mêmes désirs au genre
tâtral de la tragédie.
3. La légende d’Œdipe et la tragédie de Sophocle
Au moment il termine le récit de la légende d’Œdipe, Freud évoque la pièce
Œdipe-Roi de Sophocle dont il fait remarquer qu’elle commence au moment où
s’achève le récit de la légende. Il tire alors parti de cette observation pour en dégager
le premier point du rapprochement quil s’apprête à effectuer entre psychanalyse et
tragédie : le déroulement de la tragédie de Sophocle, dit-il, est comparable à celui
d’une psychanalyse.
On se souvient que la pièce commence au moment la peste ravage Thèbes sur
laquelle règne, depuis longtemps, Œdipe, époux de Jocaste. L’oracle, consulté sur
les causes du désastre, annonce que le fléau disparaîtra lorsque le meurtrier du roi
Laïos, prédécesseur d’Œdipe, sera découvert et chassé de la ville. Ignorant tout du
parricide et de l’inceste qu’il a lui-même commis, Œdipe s’engage à découvrir le
meurtrier de Laïos. Au terme de son enquête, il découvre qu’il est lui-même ce
meurtrier, que Laïos n’était autre que son père, et que Jocaste est en réalité sa mère.
Pour Freud, la pièce de Sophocle met en scène le mouvement d’une « révélation
progressive et très adroitement mesurée13 » et il estime qu’en cela elle est
comparable à une psychanalyse.
12 S. Freud, op. cit., p. 227.
13 S. Freud, op. cit., p. 228.
Commentaire [CU2]: cet
enchevêtrement des sentiments de
tendresse pour l’un des parents, et
de haine pour l’autre, qui sera
l’Œdipe ce que Lacan appellera
beaucoup plus tard le « nœud de
l’Œdipe1 ».
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