le domaine du sens, de ce que sont, dans le réel, ces actions et ces événements.
Mais les dictionnaires du français indiquent souvent que cette acception courante se
fonde sur un sens figuré, et que le mot tragédie désigne, en son sens premier, le
genre ou les œuvres théâtrales qui représentent de telles actions ou de tels
événements et non ces actions ou ces événements eux-mêmes.
Compte tenu de l’importance des commentaires consacrés aux œuvres tragiques
dans la psychanalyse, compte tenu aussi de la mention de l’Œdipe dans la phrase de
Lacan qui nous occupe ici, il paraît difficile d’admettre que le mot tragédie ne s’y
rapporte pas prioritairement à ce qu’il signifie en son sens premier à savoir au genre
théâtral. S’il en est ainsi, le sens de la tragédie n’est pas simplement le sens des
évènements tragiques représentés sur scène. Il est avant tout le sens de la
représentation elle-même, le sens de l’artefact mis en place par le poète tragique.
Telle est du moins l’hypothèse que je retiendrai ici. J’ajouterai qu’une phrase extraite
du Séminaire L’éthique de la psychanalyse permet de soutenir que Lacan usait
spécifiquement de l’expression « le sens de la tragédie » pour désigner ce qu’il en
était selon lui du sens du genre théâtral de la tragédie3.
« Ce que nous avons plus particulièrement avancé concernant le désir, nous permet
d’apporter un élément nouveau à la compréhension du sens de la tragédie, et ce par
cette voie exemplaire – il y en a certainement plus d’une –, la fonction de la catharsis.
Antigone nous fait voir en effet le point de visée qui définit le désir4. »
La tragédie, en tant que genre théâtral, s’inscrit dans une tradition qui a vu le jour en
Grèce ancienne et qui a pris les dimensions d’une véritable institution sociale au Ve
siècle avant notre ère. La définition qu’Aristote en a donné dans sa Poétique est bien
connue : « La tragédie est la représentation (mimesis) d’une action (praxeos) noble
[…] mise en œuvre par les personnages du drame ; et, en représentant la pitié
(eleos) et la frayeur (phobos), elle réalise une épuration (catharsis) de ce genre
d’émotions5 ».
Les très nombreuses interprétations auxquelles cette définition a donné lieu depuis
les temps anciens apparaissent comme autant de tentatives de répondre à la
question du sens de la tragédie. Les élaborations que Freud et Lacan ont
consacrées à cette question s’inscrivent dans cet ensemble de travaux. Ceux-ci
constituent une matière extrêmement vaste et il n’est pas possible de les résumer ici.
Les indications qui suivent n’ont pas d’autre objectif que de décrire très
sommairement la problématique autour de laquelle Freud et Lacan ont étayé leurs
interprétations.
Rappelons que la tragédie est apparue dans le contexte des profondes mutations
sociales et politiques qui ont marqué la cité athénienne au VIe siècle avant notre ère.
Cette période est caractérisée par la montée en force des institutions juridiques et
démocratiques et la disparition corrélative du régime des familles et des tribus.
Tandis que la pensée politique et civique tend à se substituer au discours mythique,
l’expression écrite vient prendre le relais de la tradition orale. Les tragédies, qui
coordonnent sur scène, musique, chant et jeu des acteurs, participent de ces
3 J. Lacan, « Subversion … », op. cit. , p. 812.
4 J. Lacan, Séminaire VII, op. cit., p. 290, nous soulignons.
5 Aristote, Poétique, (6, 1449, b) cité par M. Revault d’Allones, « Ce que l’homme fait à l’homme, essai sur le mal en politique »,
Flammarion, Paris, 1995, p. 88
Commentaire [CU1]: Notons
que la différence entre les deux
acceptions du mot tragédie
apparaît dès cette définition. Les
actions ou les événements que l’on
peut dire tragique peuvent susciter
de la part de ceux qui les vivent ou
qui y assistent de la crainte et de la
pitié, en cela sans doute il sont
semblables aux événements que la
tragédie en tant que genre littéraire
met en scène, mais ce qui spécifie
l’œuvre tragique c’est de mener
ceux qui y assistent en ce point où
se produit la purification ou la
purgation de ces passions. Notons
également que Lacan a longuement
discuter de la traduction que mot
catharsis et qu’il fait état d’une
certaine réserve par rapport au
terme de purgation qui apporte à la
définition d’Aristote une
connotation médicale qui ne se
justifie peut-être pas. Catharsis
vient du catharos qui signifie pure,
et c’est le sens que l’on retrouve
dans le façon dont se désignaient
les cathares qui, tout hérétiques
qu’on ait pu les jugés, ne se
définissaient pas moins par rapport
à l’idée de la pureté.